Saint Épiphane

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Gilbert COROT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il est difficile de parler de saint Épiphane sans se plonger au milieu d’un des plus beaux paniers de crabes de l’Histoire. Au Ive siècle, en Occident, l’Église survit à l’invasion des Barbares, mais pas l’Empire. En Orient, l’Église et l’Empire officiellement ne font qu’un, mais cette collusion est néfaste à l’Église.

Nous qui nous passionnons pour les satellites artificiels, nous avons du mal à imaginer ce temps où les questions religieuses étaient d’une brûlante actualité. Mais sous le soleil du pouvoir et dans l’euphorie de la liberté, ce sont surtout des « idées » qui éclosent et des têtes qui s’échauffent. Maintenant qu’ils ne sont plus persécutés, les chrétiens se persécutent eux-mêmes. Les idées devenues folles et bouillonnantes passent avant la Foi, et brisent l’unité de la Foi. On se perd en conciles infinis, en théologies subtiles et rivales. Il ne suffit déjà plus de se dire chrétien pour s’entendre avec un autre chrétien, car il y a des disciples d’Arius, des disciples d’Origène, des chrétiens de Byzance, d’Alexandrie, de Jérusalem ou d’Antioche.

Que deviennent les Saints dans cette mêlée ? Ce serait mentir que de dire qu’ils gardent toujours la tête froide, qu’ils ne se trompent jamais. Ainsi, à une autre époque, saint Vincent Ferrier sera pour les papes d’Avignon, et sainte Catherine de Sienne pour les papes de Rome. Mais on peut dire des Saints qu’ils sont les seuls à montrer plus d’attachement à Dieu qu’à leurs propres idées, les seuls assez humbles pour reconnaître leurs erreurs quand ils en commettent, sans se soucier de plaire ou de déplaire à personne.

Saint Épiphane est de ceux-là. Il est évident qu’il n’a pas raison, en 401, malgré ses quatre-vingt-dix ans, de venir à Byzance se déclarer contre le pauvre Jean Chrysostome. Que lui reproche-t-il ? – D’être un suppôt d’Origène. Et il refuse non seulement toute hospitalité, mais toute discussion. Qui sait ce que la rencontre de ces deux saints aurait pu produire ? Mais elle n’aura jamais lieu. En fait, Épiphane a été le jouet de Théophile, évêque d’Alexandrie, qui cherche avec l’Impératrice à convoquer un concile pour déposer Jean Chrysostome, et le faire exiler par l’empereur. Épiphane s’en aperçoit juste à temps, car le peuple de Byzance était prêt à lui faire un mauvais sort. Il ne veut pas, ce peuple, qu’on touche à son évêque Jean, à l’homme à la « bouche d’or ». Alors Épiphane se rembarque, en prenant ainsi congé des amateurs de conciles : « Je vous laisse la ville, le palais, le spectacle. Pour moi, je pars, je n’ai pas de temps à perdre. »

Il se trouvera en effet des évêques assez complaisants pour se prêter au complot contre Jean Chrysostome. Les paroles d’Épiphane sont dures pour eux, mais elles conviennent parfaitement à ces hommes qui sont bien à leur place au Palais, puisqu’ils sont courtisans, à la Ville, puisqu’ils sont mondains, et au Spectacle, puisqu’ils s’y connaissent en fait de Comédie. Ils ne sont déplacés que dans l’Église.

« Je n’ai pas de temps à perdre », dit Épiphane. Certes, il n’a pas de temps à perdre avec ces gens. Mais aurait-il perdu son temps à défendre Jean Chrysostome, malgré leur désaccord sur certaines questions ? Pour ne pas trouver lâche l’attitude d’Épiphane, il faut que nous sachions qu’une autre raison le poussait à partir : Jean Chrysostome lui-même lui avait fait savoir que sa mort était proche, et le vieil Épiphane croyait à cette prophétie. S’il était resté un peu plus longtemps à Byzance, il y serait mort, et il convient beaucoup mieux qu’il soit mort sur mer, durant son voyage de retour, alors qu’il était déjà en vue de l’île de Chypre et de son diocèse de Salamine, le 12 mai 403.

Épiphane est donc mort évêque de Salamine, et il demeure maintenant patron de Chypre, en compagnie de Barnabé. Ce n’est pourtant pas à Chypre qu’il est né, mais dans le petit village de Bezanduc, près d’Éleuthéropolis, en Palestine. Au sortir de l’enfance, il consacre une partie de sa jeunesse à parcourir toute la Palestine, et aussi l’Égypte. Il va trouver les ermites dans leur « laure », et les « higoumènes » (comme saint Hilarion) dans leur monastère. Il ne doit en omettre aucun, car il a toujours été « conscient et organisé ». Ce qui apparaît aussi dans la façon dont, après la mort de Triphon, son père adoptif, qui lui a légué toute sa fortune, le jeune Épiphane déjà très sage (trop sage ?) fait trois parts du magot : l’une pour l’éducation de sa sœur Callitrope qui ira chez sa tante Véronique, l’autre pour les pauvres, et la dernière pour... lui-même, ses chers livres, et ses chères études d’hébreu, d’égyptien, de syriaque et de grec, qui en feront un des hommes les plus savants de son temps. La distribution est méritoire, mais il ne s’oublie pas dans la distribution. Il conserve d’ailleurs une maison à Éleuthéropolis.

Cette maison, il va la transformer en monastère, sur le modèle de ceux qu’il a vus. Le voilà « higoumène » comme son maître Hilarion, mais higoumène à domicile. À la différence de Pacôme (voir 9 mai) il trouve bon qu’un Abbé soit aussi prêtre, et il le devient. Il trouve bon que les moines « s’occupent de beaucoup de choses », et ne voit pas d’incompatibilité entre la vocation de Marthe et celle de Marie. C’est ainsi que son monastère est à la fois un lieu de prière et un secours catholique avant la lettre, comme les couvents que sainte Paule fera construire à Bethléem.

Oui, Épiphane à ce moment paraît fait pour vivre toujours et mourir à Éleuthéropolis, dans son pays natal, après s’y être profondément enraciné, et avoir bien travaillé pour le Seigneur. Mais il garde au fond de son cœur la nostalgie de l’Égypte et de ses ermites, si saints qu’ils en deviennent presque tous, avec le temps, plus ou moins prophètes. Il se souvient notamment que l’un d’eux lui a dit : « Tu deviendras évêque de Chypre », de même que saint Jean Chrysostome lui dira plus tard : « Vous mourrez bientôt. » Mais tandis qu’Épiphane a été docile envers la seconde prophétie, à la première il tente de résister. Il va jusqu’à abandonner sa maison, à s’embarquer incognito, et pour être sûr de ne pas aller à Chypre, il prend la direction opposée. Or le vent, qui est parfois épiphanie du Saint-Esprit, ne le pousse pas où il veut, et c’est bel et bien à Chypre qu’il débarque avec une mine de naufragé. Tout comme s’il était tombé dans un guet-apens de la Providence, il est élu séance tenante, en 367, évêque de Salamine. C’est ce qu’on appelle se débattre comme un bon diable pour ne pas faire la volonté du Seigneur, et la faire quand même.

Deux autres faits sont à retenir dans la vie d’Épiphane : Il descend chez sainte Paule, en 382, lors de son passage à Rome pour un concile convoqué par le pape Damase. À nous d’imaginer ce que cela peut donner : un Saint reçu chez une Sainte... Une des choses de la terre, je suppose, qui nous donne le mieux l’avant-goût du Royaume de Dieu. Cette hospitalité acceptée compense, dans la vie d’Épiphane, celle qu’il refuse, offerte par Jean Chrysostome. Il rendra la pareille à sainte Paule, en 385, et la recevra pendant dix jours à Salamine, où elle fit escale en se rendant au pays de Jésus, dont elle aimait tant la géographie même, comme on aime les traits d’un visage.

Il y a enfin cette réponse d’Athanase à ceux qui lui reprochaient d’avoir été trop entreprenant, en faisant des ordinations et des prédications en dehors de son propre diocèse : « Je ne vois que l’utilité de l’Église. Je ne me plains pas, moi, quand un évêque étranger vient dans mon diocèse : je considère qu’il travaille aussi à la gloire de Dieu. »

 

 

Gilbert COROT, Saint Épiphane.

 

Recueilli dans Les saints de tous les jours de mai, 1958.

 

 

 

 

 

 

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