La venue de saint Pierre à Rome

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Emmanuel COSQUIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le 9 février 1872, la salle des séances de l’Académie Tibérine, à Rome, offrait un spectacle inaccoutumé. En présence d’un nombreux auditoire, composé par égales parties de catholiques et de protestants, des orateurs protestants et des orateurs catholiques commençaient une discussion qui devait durer deux soirées, sur la venue de saint Pierre à Rome. Un homme peu suspect de partialité pour le catholicisme, M. Erdan, le correspondant du Temps, assistait aux deux séances, et voici comment il formulait son appréciation : « Les jouteurs catholiques ont passé en revue les objections de leurs adversaires. Il y ont répondu, non par des déclamations ou des à peu près, mais logiquement, en s’ appuyant sur tout ce qu’il y a de plus récent dans la critique... En résumé, il semble ressortir de cette discussion que le séjour de saint Pierre à Rome, bien que non aussi prolongé que le croit la tradition populaire, n’a rien d’invraisemblable, et même qu’il y a des motifs de croire à sa probabilité. »

Malgré la réserve indiquée sur un point qui a été discuté librement, même parmi les catholiques, – la durée du séjour de saint Pierre à Rome, – le témoignage de M. Erdan était, comme on voit, favorable à la tradition catholique.

Les adversaires de cette tradition n’en ont pas moins continué, naturellement, à reproduire les arguments de leurs prédécesseurs, cent fois réfutés. Un des confrères de M. Erdan à la rédaction du Temps, M. Alfred Marchand, s’est chargé, pour son compte, de mettre en lumière un monument de la « science allemande contemporaine », qui, à son avis, écrase l’« ultramontanisme » et les « jésuites » et la « légende de saint Pierre premier évêque de Rome ». Traduit par M. Marchand en 1876, l’ouvrage de M. Ed. Zeller, professeur de philosophie à l’université de Berlin 1, fait autorité dans un certain monde, et des revues qui se prétendent sérieuses, comme la Revue politique et littéraire, l’ont présenté à leurs lecteurs comme le dernier mot, ou à peu près, de la critique. Répondre à M. Zeller, c’est donc répondre aux théories les plus « modernes » sur ce sujet. Voyons quelles sont ces théories.

M. Zeller convient (p. 16) que, « dès le dernier tiers du second siècle », la tradition qui proclame saint Pierre le premier évêque de Rome était « assez généralement répandue », et il cite le témoignage de saint Irénée, de Tertullien, de Clément d’Alexandrie, de Caius, de Denys de Corinthe. Précisant les dates, il veut bien (p. 26) que, vers l’an 160, on ait cru à Rome à la venue de saint Pierre dans cette ville ; il admettrait au besoin (p. 29) que, vers l’an 130 à 140, « l’Église romaine, ou du moins une partie de l’Église romaine, croyait que saint Pierre avait été à Rome ».

Ce sont là déjà des concessions dont nous prenons acte. M. Zeller aurait pu ajouter un témoignage plus ancien encore, un témoignage du premier siècle, dont il cite un passage en omettant la phrase capitale : nous voulons parler de l’épître que saint Clément, le troisième successeur de saint Pierre, d’après la tradition, écrivit aux fidèles de Corinthe vers l’an 96. Il faut que l’authenticité de ce document soit bien inattaquable, car M. Zeller, qui, conformément à certaine théorie de l’école de Tübingen, rejette l’authenticité de tous les écrits des premiers Pères, dits Pères apostoliques, se contente de dire au sujet de cette épître : « Il n’est pas absolument prouvé que cette lettre ait été écrite par Clément. » Mais, d’autre part, ajoute-t-il, « il est constant que l’origine doit en être cherchée à Rome », et « il n’est pas possible d’admettre que la lettre ait été rédigée longtemps après la mort de Clément et celle de Domitien. On peut en toute vraisemblance en fixer la date vers l’an 97 ». Or, dans cette épître, – écrite à Rome, d’après M. Zeller lui-même, – nous voyons rappelés, comme un fait bien connu, les grands exemples de vertus donnés aux fidèles de Rome par les apôtres Pierre et Paul. « À ces hommes (Pierre et Paul), exemplaires de la sainteté, est venue se joindre – dit le texte – cette multitude d’élus qui ont souffert... toute sorte de sévices et de tortures, et qui ont été parmi nous d’admirables modèles 2. »

Ce témoignage, extrait d’un document qui, de l’aveu de M. Zeller, remonte au moins à l’année 97, est donc postérieur de trente ans seulement à l’époque où la tradition place le martyre de saint Pierre et de saint Paul, à l’année 67. Nous n’avons pas besoin d’insister sur son importance.

Il est vrai qu’à entendre M. Zeller, « à une époque et dans des sphères où la critique et ses instruments faisaient complètement défaut », il ne fallait guère qu’une trentaine d’années pour rendre possible la formation et même la diffusion au loin d’une « légende » comme la « légende de saint Pierre, premier évêque de Rome ».

Ainsi, la communauté chrétienne de Rome qui, selon M. Zeller, n’aurait nullement pas eu saint Pierre pour évêque et pour fondateur de son Église, et qui même n’aurait jamais vu l’apôtre, se serait imaginé un beau jour, vers l’an 97, que trente ans auparavant – à une époque où beaucoup de ses membres avaient âge d’homme – ce même saint Pierre était chef de l’Église romaine, qu’il avait fondée avec saint Paul, et que, cette année-là, il était mort à Rome, martyr !!! En vérité, la « science allemande » peut admettre des absurdités de cette force, mais nous doutons qu’elles soient facilement acceptées par les gens de simple bon sens. Qu’on nous permette une question. Supposons les paroissiens de Notre-Dame de Paris aussi dépourvus de « critique » qu’on en suppose dépourvus les Romains de l’an 97 : serait-il facile de leur faire croire, à l’heure actuelle – si le fait n’avait pas eu lieu – que, trente ans auparavant, en 1848, un archevêque du nom d’Affre occupait le siège métropolitain, et que cet archevêque est mort martyr ? Et, qu’on y songe bien, quand nous parlons des premiers chrétiens, nous parlons d’hommes dont toute la vie était, pour ainsi dire, concentrée au foyer de leur Église, d’hommes qui conservaient avec le soin le plus religieux les dépouilles et la mémoire de leurs martyrs, qui entouraient de la plus grande vénération leurs tombeaux.

Les premiers chrétiens de Rome pouvaient être illettrés – et encore est-il prouvé, par les découvertes de M. de Rossi dans les catacombes, qu’ils comptaient dans leurs rangs nombre de personnes appartenant aux classes les plus élevées de la société ; – mais enfin, si peu instruits qu’on les suppose, ils avaient des yeux, de la mémoire. M. Zeller ne paraît pas se douter que, même en l’an 160, où, comme nous l’avons vu, il n’ose pas nier qu’on crût à Rome à la venue de saint Pierre, tel chrétien, âgé de soixante ans seulement, pouvait parfaitement avoir recueilli dans sa jeunesse, de la bouche même de son grand-père, témoin oculaire, les détails du martyre de saint Pierre 3. On sourit quand on entend ce professeur, qui n’a jamais regardé hors des livres, dans la vie réelle, s’écrier (p. 22) : « Un siècle depuis les évènements ! quel vaste champ ouvert aux malentendus, aux inventions, aux interpolations ! » Nous nous demandons quels « malentendus » et surtout quelles « interpolations » pouvaient se rencontrer dans le récit fait à son petit-fils par un chrétien, témoin oculaire d’un évènement aussi frappant que le martyre de saint Pierre. Mais, en l’an 160, les petits-fils mêmes des ouvriers chrétiens qui avaient scellé la tombe de leur premier évêque, de leur père dans la foi, se seraient levés, et ils auraient conduit les incrédules devant ce tombeau que, selon l’expression employée quelques années plus tard par le chrétien Caius, on avait toujours honoré, en même temps que celui de saint Paul, comme les « trophées de ceux qui avaient fondé l’Église de Rome ».

Dans quel intérêt aurait-on inventé, au second siècle – à supposer qu’on eût pu la faire passer en fraude dans la croyance des Romains – cette « légende » de saint Pierre premier évêque de Rome ? M. Zeller ne s’explique guère sur ce point. C’est pourtant là le triomphe de la « science allemande », de cette école de Tübingen qui a créé de toutes pièces un premier âge chrétien, jusqu’alors inconnu, dans lequel deux sectes rivales, les partisans de saint Paul et ceux de saint Pierre, les « paulistes » et les « pétrinistes », pour prendre ce jargon bizarre, professent des doctrines diamétralement opposées, se déchirent et s’anathématisent réciproquement, puis, tout à coup, sans qu’on sache pourquoi, cessent leur lutte à mort, fusionnent leurs Credo, et, pour cimenter leur réunion définitive en une Église catholique, inventent la « légende de saint Pierre premier évêque de Rome ». À ceux qui voudraient se faire une idée plus complète de ces rêveries et les voir réfutées avec un bon sens, une solidité, une concision vraiment remarquables, nous conseillons de se procurer le volume de Dissertations sur le premier âge de l’Église 4, que le P. Ch. de Smedt, aujourd’hui bollandiste, a publié il y a peu d’années. Qu’on lise la première de ces dissertations et qu’on juge.

Mais sortons de ces brouillards d’outre-Rhin, et revenons à saint Pierre. Saint Pierre n’est pas un mythe – l’école de Tübingen elle-même n’ose le prétendre ; – saint Pierre a vécu, il est mort. Où est-il mort ? La tradition catholique, écho des témoins oculaires, affirme qu’il est mort à Rome, martyr, et que son tombeau est au Vatican. Existe-t-il quelque part une tradition que l’on puisse opposer à celle-là ? Parmi les Églises d’Orient, pour la plupart aussi anciennes que l’Église de Rome et si jalouses de leurs privilèges, y en a-t-il une seule qui se glorifie d’avoir été empourprée du sang du prince des apôtres, de posséder ses ossements ? Elles avaient évidemment intérêt à ne pas laisser l’Église de Rome usurper un honneur qui ne lui eût pas appartenu. Eh bien ! que disent-elles ? Loin de revendiquer cette gloire pour elles-mêmes, elles reconnaissent formellement les titres de l’Église romaine. « Bienheureuse es-tu, ô Rome, dit l’Église syrienne, car en toi reposent les deux prédicateurs véritables : Pierre, prince des apôtres, sur la fermeté duquel Notre-Seigneur a bâti son Église fidèle, et Paul, l’apôtre élu, l’architecte des Églises du Christ. » Un orientaliste, M. l’abbé P. Martin, très familier avec les langues et la littérature de ces Églises, a recueilli une foule de textes analogues, et jamais on n’a pu citer un texte contraire 5.

Voilà, en faveur de la tradition catholique, un ensemble de faits qui, croyons-nous, sera décisif pour tout homme sans parti pris ; et ce qui rompra ce faisceau, ce ne sera certes pas l’instrument dont M. Zeller et les écrivains de son école usent et abusent, l’argument négatif. Enfoui dans ses livres, grisé de fausse dialectique, n’entendant rien aux choses de ce monde, le professeur allemand s’écrie à chaque instant : « Mais comment tel personnage, saint Paul, par exemple, n’a-t-il pas fait telle chose ? pourquoi n’a-t-il point parlé de ceci ? pourquoi n’a-t-il point écrit cela ? » Il ne voit pas que ces particularités qu’il invoque contre la tradition catholique – comme on pourrait en invoquer d’analogues contre n’importe quel fait de l’histoire – peuvent avoir pour cause mille et mille circonstances, dont plusieurs nous resteront peut-être toujours inconnues. Ces objections, du reste, sont déjà vieilles, et elles ont été maintes fois réfutées, non seulement par des écrivains catholiques, mais aussi par des protestants 6. Que la « science allemande » en trouve, si elle veut, de nouvelles : les concessions qu’elle est obligée de faire nous suffisent pour établir, d’une façon certaine aux yeux du bon sens, la réalité de la venue de saint Pierre à Rome.

 

 

Emmanuel COSQUIN,

dans Les questions controversées

de l’histoire et de la science,

1894.

 

 

 

 

 



1 La Légende de saint Pierre premier évêque de Rome, par Édouard ZELLER, professeur à l’Université de Berlin. Traduit par Alfred Marchand. Paris, 1876.

2 CLEMENS ROMANUS, Epist. I, ad Corinthios, cap. VI.

3 Montrons par un exemple que cette supposition est tout ce qu’il y a de plus admissible. À l’époque du martyre de saint Pierre, en l’an 67, supposons le grand-père, Primus, âgé de 20 ans. En l’an 72, à l’âge de 25 ans, il devient père de Secundus, et il meurt en l’an 120, à 73 ans. De son côté, Secundus, à 28 ans, en l’an 100, a pour fils Tertius. Par conséquent, en l’an 120, à la mort de son grand-père Primus, Tertius est âgé déjà de 20 ans ; en l’an 160, il n’a que 60 ans.

4 Dissertationes selectæ in primam ætatem historiæ ecclesiasticæ. Gand, Poelman ; Paris, V. Palmé, 1876. – On lira également avec fruit l’ouvrage du Dr DOLLINGER : Le Christianisme et l’Église à l’époque de leur fondation, qui a été traduit en 1863 par M. l’abbé Bélet. Paris, Casterman.

5 Voir la Revue des questions historiques, t. XIII, p. 102 et suiv.

6 On peut voir les noms de ces écrivains protestants dans le livre du P. de Smedt, p. 2.

 

 

 

 

 

 

 

 

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