Le Chinois et les idées religieuses

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Maurice COURANT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

Si l’on veut chercher la position d’esprit du Chinois en face de la religion chrétienne et de la pensée occidentale, il faut d’abord noter les principes de ses croyances propres ; or, s’il est assez facile de tracer les grandes lignes de sa pensée au sujet des questions morales, sociales, métaphysiques qui sont impliquées dans l’idée de religion, il est plus délicat de démêler quelle est, dans sa forme mentale, la vraie valeur de ces représentations en tant que motifs d’action et, par suite, quelle est pratiquement leur importance relative. Faute d’avoir poussé dans cette direction leur analyse, beaucoup d’auteurs nous ont montré en Chine trois « religions » : confucianisme, bouddhisme et taoïsme, ce qui est exact en un sens, et ils ont, conscients ou non, répandu l’idée que la Chine se partage entre ces trois « religions » comme l’Europe entre les diverses confessions chrétiennes. Celle opinion n’est nullement contenue dans les prémisses, ne correspond à aucune réalité. On peut toutefois lui trouver une origine chinoise, puisque les Chinois parlent parfois des « trois religions » et que tels contes, assez irrévérencieux, représentent Confucius, le Bouddha et Lao-Tseu discutant amicalement sur les mérites des trois doctrines et de leurs sectateurs ; mais ce sont là expressions grossières du peuple, qui ne voit que la surface, et langage tendancieux des religieux qui, volontiers, montrent le Bouddha et Lao-Tseu aussi rapprochés de Confucius. Il suffit de peu d’observation pour constater que ces religieux prennent des illusions pour des faits ; presque tout Chinois, mandarin ou homme du peuple, recourra, en un jour donné, au bonze ou au tao-chi, ou aux deux à la fois, comme tant de nos compatriotes vont consulter la somnambule et le médium ; bien faible est le nombre de ceux qui règlent habituellement leur vie sur les préceptes du taoïsme ou du bouddhisme ; ces deux doctrines sont donc la religion pour l’exception parmi les Chinois, sont pour la majorité affaire de convenance ou d’habitude, superstition dont on sourit, ainsi que fait celui d’entre nous qui refuse de s’asseoir treizième à table. La croyance générale et active est autre.

Le Chinois a été profondément ému du mystère de la filiation. L’homme, par un acte volontaire, donne naissance à un homme semblable à lui-même, comme le ciel en répandant la chaleur en pluie fait croître du sein de la terre la multitude des êtres. Quelle vertu éminente réside donc dans le père et dans le ciel ? Alors que le Chinois, esprit terre-à-terre, ne remonte pas à l’acte créateur initial, il respecte religieusement la création renouvelée qui se manifeste dans la nature et dans l’espèce humaine ; il y faut insister, son imagination religieuse, gardée par un sens moral très élevé, ne s’est jamais égarée là où ont glissé, en partant d’un point analogue, des sectes hindoues et autres. Le père est donc le « ciel » de son fils, qui ne peut admettre que cette puissance vénérée disparaisse : au jour de la mort, elle ne s’éteint pas, elle change de forme en gardant son essence. Le fils sert son père vivant, il présente aux mânes du mort les mets pour le nourrir et la soie pour le vêtir, il y ajoute l’encens qui répond à sa forme sublime. Le lien est donc perpétué par-delà le tombeau, il s’étend de proche en proche à l’aïeul paternel, à tous les auteurs de la race ; culte des ancêtres, il fait de ceux-ci, qui sont presque des dieux, et des descendants tous agnats, qui sont comme des prêtres actuels ou éventuels, une société, à la fois une famille et une église.

Ce culte familial paraît avoir modelé toutes les conceptions religieuses de la Chine ; le ciel est le père mythique du souverain et du peuple ; les chang-ti, « souverains d’en haut », adorés avec le ciel, ou identifiés avec lui, sont probablement des souverains terrestres divinisés, comme sont divinisés les ancêtres ; les dieux locaux de la terre, ceux des moissons, ceux des éléments, des fleuves sont des hommes divinisés, soit bienfaiteurs de l’humanité, soit souverains anciens ou personnages célèbres. Les esprits patrons des villes, des corporations, n’ont pas d’autre origine. Le taoïsme n’est guère plus qu’un culte des héros ethniques assaisonné d’éléments bouddhiques et de légendes locales ; le bouddhisme n’a pu se répandre et devenir pour quelques siècles une religion populaire qu’en faisant une large place aux cérémonies pour les défunts. Partout nous retrouvons le culte des ancêtres à peine déguisé ; sous la forme la plus directe, les premiers documents écrits nous le révèlent, il est encore pratiqué aujourd’hui par l’Empereur comme par le paysan, véritable pierre angulaire de la famille et de l’État.

À cette religion, Confucius n’a rien ajouté, il n’en a rien retranché : « Je continue et n’invente pas », disait-il, et le secret de sa durable possession de l’esprit chinois est justement qu’il a personnifié et systématisé le respect de l’antiquité. Son enseignement a consacré une formule des dogmes sociaux et moraux anciens, affermissant, probablement aussi rétrécissant la tradition, facilitant par la netteté du texte révéré la formation d’une orthodoxie ; ses disciples, d’abord gardiens et continuateurs de la pensée du maître, se sont bientôt réduits au rôle de commentateurs des King ou « Livres Canoniques », surtout après que la faveur impériale, succédant à la persécution des lettrés et à l’incendie des livres, eut mué la philosophie confucianiste en une sorte de religion. On saisit, toutefois, que le confucianisme, le système social et moral uniquement positif et terrestre tel que Confucius l’a exposé, après les anciens, ne peut être appelé sans abus une religion ; ce qu’il implique de culte envers les ancêtres, envers les héros, envers Confucius lui-même, est bien antérieur à ce moraliste et en dehors de sa doctrine explicite.

Dès lors, de commentaire en commentaire, l’idée d’orthodoxie a grandi, favorisée par la fortune des lettrés. Ceux-ci se recrutent depuis le début de l’ère chrétienne par une sorte de cooptation prenant la forme d’examens, où la connaissance de la « doctrine correcte » est le critérium ; par de nouveaux examens, ils fournissent l’aristocratie des mandarins. La « doctrine », qui est la pierre de touche, a été définie toujours plus strictement, séparée d’abord des théories non confucianistes, puis purifiée en rejetant les commentaires non orthodoxes : depuis plusieurs siècles, seule était admise l’interprétation de Tchou-Hi et elle n’a perdu ce rang que par le décret récent qui a supprimé les examens mêmes.

 

 

II

 

L’attitude de l’homme moral envers soi-même, envers la famille, envers le royaume, l’essence des rapports sociaux est fixée par le ciel même ; elle a été enseignée jadis par les premiers sages plus proches de la pureté originelle, et transmise jusqu’à Confucius, qui l’a recueillie et exprimée pour les siècles ultérieurs. Seule cette conformité à la nature assure la vie, la prospérité de l’homme et de l’État ; apanage de la race chinoise, don éminent des sages de cette race, cette orthodoxie s’oppose naturellement aux idées hétérodoxes contraires au ciel, source de tous les maux. « S’attacher à l’hétérodoxie, combien cela est funeste ! » Ainsi s’exprime Confucius, s’appuyant sur l’autorité de l’antique empereur Yu, qui disait : « Écartez sans hésiter tout ce qui n’est pas la doctrine correcte. » L’autorité, dans la famille comme dans l’État, a donc pour premier devoir, pour raison d’être, d’assurer le triomphe de l’orthodoxie, de réaliser l’unité morale.

Telle est dès avant Confucius la doctrine consacrée, telle on la trouve aujourd’hui formulée dans les articles que le code consacre aux religieux taoïstes et bouddhistes, aux chefs et prêtres de cultes hétérodoxes. Quelques indications suffiront à faire connaître cette législation : défense de fonder de nouveaux monastères ou d’agrandir les anciens, sauf autorisation spéciale de l’Empereur ; défense à quiconque d’entrer dans les ordres religieux sans avoir acheté des mandarins un diplôme d’ordination ; défense d’entrer dans les ordres à tout homme de plus de seize ans, à toute femme de moins de quarante ans, à tout homme qui a moins de trois frères ; défense, d’autre part, à tous les chefs ou prêtres d’évoquer des divinités hétérodoxes (sont orthodoxes les seuls dieux autorisés par l’empereur et les mandarins), d’écrire des charmes, de consacrer de l’eau, d’avoir secrètement des livres ou des images, de leur offrir de l’encens, de tenir des assemblées la nuit. De nombreux décrets encouragent la délation, récompensent ou châtient les mandarins d’après leur activité dans la chasse à l’hérétique. Pour les transgressions aux lois qui touchent le bouddhisme et le taoïsme, le code prononce la bastonnade, la confiscation, l’annulation de l’ordination ; quand il s’agit des chefs et sectateurs de cultes hétérodoxes, l’auteur principal est étranglé, les complices sont exilés au Turkestan ou dans les localités réputées malsaines des provinces méridionales. Cette gradation des peines correspond à la diversité des sentiments que le législateur chinois ressent pour le bouddhisme et le taoïsme, religions de forme connue, faciles à surveiller et à restreindre, pour les cultes hétérodoxes, tous issus des deux précédents diversement amalgamés, mais vivant prudemment dans l’ombre, formés en hiérarchies laïques, malaisés à saisir, d’autant plus redoutés. C’est dans ces sociétés secrètes que le peuple chinois, privé par la loi d’un culte public qui le satisfasse, donne carrière à ses aspirations religieuses, car la religion officielle est trop raide et trop froide, le culte des ancêtres renfermé dans la famille ne répond à aucun besoin d’expansion.

Si telles sont les dispositions de l’autorité orthodoxe à l’égard de croyances et de rites ou purement chinois, ou depuis des siècles répandus dans l’Empire, on peut penser de quel œil elle regarde les religions étrangères, dont les dernières venues et les plus puissantes sont l’islamisme et le christianisme.

Contre toutes les hétérodoxies, la persécution a fait rage, depuis la première persécution du bouddhisme, au Ve siècle, jusque bien avant dans le XIXe : biens confisqués, monastères rasés, images détruites, livres brûlés, religieux et fidèles battus, torturés, exilés, esclaves, mis à mort, renégats récompensés, lois perfides qui doucement tarissent le recrutement du clergé, la vie de la religion, tout se trouve dans cette lamentable histoire esquissée de main de maître par un éminent sinologue néerlandais 1. Et l’on voit aussi la révolte des opprimés qui font trembler leurs oppresseurs et sont enfin noyés dans le sang : il suffit de rappeler les rébellions musulmanes et le soulèvement des Thai-phing.

L’état normal est la persécution violente des dissidents. On peut se demander comment les dissidents subsistent, depuis des siècles que ces lois sont en vigueur, renforcées toujours par de nouveaux décrets. Il faut ici, d’une part, rendre hommage à la conviction religieuse qui, traquée, s’est cachée, puis a reparu sous le même nom ou sous de nouveaux noms, qui a inventé sans relâche de nouvelles formes pour satisfaire aux aspirations du peuple vers l’au-delà : le peuple chinois païen, musulman, chrétien, a courageusement souffert pour la liberté religieuse. Il ne faut pas, d’autre part, oublier que l’action des lois n’a pas été continue, mais tantôt exaspérée, tantôt mitigée, voire suspendue, soit dans tout l’Empire, soit dans quelques provinces, grâce à la bienveillance ou à la négligence des mandarins, ou par le caprice impérial. C’est ainsi que beaucoup d’Empereurs ont construit des bonzeries, favorisé quelques bonzes, que d’autres, aux XVIIe et XVIIIe siècles, ont attiré, protégé, employé au Palais, toléré au dehors les Jésuites européens. La liberté religieuse n’a jamais existé, la tolérance, tout au moins l’absence de violences, a été assez fréquente, coupée de paroxysmes sanglants. C’est encore un état de tolérance pour le christianisme qui a été consacré par l’édit de 1844, obtenu par M. de Lagrené ; le traité franco-chinois de 1858 a transformé cette tolérance volontaire en un droit véritable dont la France est garante. Mais le fond de la législation subsiste, quand bien même on a supprimé de certaines éditions du code les passages dirigés nommément contre la religion chrétienne.

 

 

III

 

Le christianisme est donc toléré par le gouvernement parce qu’il est protégé par les étrangers : ce n’est pas une condition de nature à le faire apprécier des Chinois, toujours dédaigneux des Barbares. En elle-même, la religion de l’Occident est, autant que l’islamisme, contraire aux idées chinoises, puisqu’elle condamne ouvertement toutes cérémonies, toutes idées païennes, et se refuse à tout compromis avec les croyances religieuses indigènes. Le culte rendu aux ancêtres et à Confucius est surtout la pierre d’achoppement ; on en a vu plus haut l’importance dans toute la société chinoise, celui qui est exclu de ces rites est véritablement un out-cast. Les premiers missionnaires s’étaient efforcés d’accueillir le plus possible des idées chinoises en les vidant de leur sens païen et les christianisant ; ils pensaient ainsi s’inspirer de la conduite de l’Église aux premiers siècles ; ils autorisaient donc les chrétiens à prendre part aux cérémonies en l’honneur des ancêtres et des sages et expliquaient ces rites comme purement civils : telle fut, d’ailleurs, l’interprétation que l’empereur Khang-hi, très lettré, donna du culte en question. L’opinion tolérante de la plupart des Jésuites fut combattue par les Dominicains et par d’autres ordres ; la fameuse question des rites fut enfin tranchée à Rome (1742), et dès lors les chrétiens, devant détruire les tablettes de leurs ancêtres, se mettaient hors de la société chinoise. Cette décision dogmatique fit plus que la persécution pour arrêter la propagation du christianisme. La même question s’est posée, au XIXe siècle, aux missionnaires protestants et n’a pu recevoir d’eux une solution unique. Je n’ai pas à examiner la valeur théologique de l’interdiction des rites chinois : je veux, toutefois, noter que des personnes compétentes ne croient pas la sentence irréformable, et que la même difficulté se présentant ailleurs au XIXe siècle, on a délibérément évité de provoquer une décision en maintenant le caractère civil aux rites suspects.

La question des rites n’est d’ailleurs qu’une face du problème. La science, la morale de l’Occident, même séparées de tout élément religieux, ne sont, pas moins que le christianisme, hétérodoxes aux yeux du lettré, puisque leur conception de la nature et de la société est sur quelques points diamétralement opposée à celle des sages anciens : les actions spirituelles dont le Chinois se sent baigné sont difficilement conciliables avec les forces naturelles régulières, mesurables, l’âge d’or des premiers empereurs est l’antipode de la croyance au progrès ; la forme hiérarchique de la société est la négation de l’individualisme européen. Tous ces principes modernes étrangers sont également hétérodoxes et condamnables.

L’antinomie semble donc absolue entre la pensée de l’Occident et celle de la Chine. Le mandarin, le lettré comprennent que non seulement nos idées, mais toute notre habitude mentale, nient la « doctrine » même, attaquent indirectement leur autorité, leur existence comme aristocratie. Le peuple, qui ne voit pas si loin, est indifférent à ces considérations, mais il a besoin de la liberté religieuse, de la liberté de la pensée, il profite des nouveautés occidentales, il serait donc notre allié naturel contre le régime orthodoxe en vigueur ; mais son ignorance, sa confiance implicite dans l’aristocratie le rendent dangereusement excitable.

Hier, un modus vivendi entre chrétiens et païens était imposé par les canons de l’Europe : une conciliation sera-t-elle possible demain ? Cette question se ramène à une autre : que sera le développement interne de la Chine entre l’aristocratie mandarine orthodoxe et les classes inférieures, marchands et cultivateurs, contents jusqu’ici de se laisser conduire, de se révolter quand le joug était trop pesant ? Sans doute, l’aristocratie conserve son credo, on l’a bien vu tout récemment (1904), quand les élèves chrétiens du collège de Tsi-nan ont eu à choisir entre la génuflexion devant Confucius et l’expulsion ; mais l’alliance d’un groupe important de mandarins avec des hétérodoxes avérés, les Boxeurs, est déjà un signe d’affaiblissement ; depuis lors, les conservateurs ne maintiennent plus leurs positions : le développement des écoles occidentales, la suppression des examens sont pour eux des coups graves. Les marchands s’agitent, s’organisent, communiquent de corporation à corporation, de ville à ville, de Chine en Amérique et à Singapour. Les mandarins se rapprochent des marchands et délibèrent avec eux. Un nouvel état social s’élabore, où la position des hétérodoxes, la conception de l’orthodoxie seront différentes ; la stricte orthodoxie n’est plus tenable avec la situation faite à la Chine depuis un demi-siècle, les lettrés eux-mêmes soupèsent tout ce qui s’impose à eux et que le Sage n’avait pas prévu, déjà les faits courbent leur orgueil vers la conciliation. Aussi bien, il ne s’agit pas de renoncer à tout le corps de la « doctrine » ; une interprétation a prévalu jusqu’ici, une autre lui peut être substituée. Les commentateurs, des Han aux Tshing, ne sont pas d’accord, et il n’est pas jusqu’au passage célèbre cité plus haut (Lwenyu, II, 16 : « S’attacher à l’hétérodoxie, combien cela est funeste ») qui ne reçoive une interprétation opposée : « Attaquer l’hétérodoxie, combien cela est funeste ! » Et l’on rappelle aussi Mencius, II, 1, III, 2 : « Les peuples ne se soumettent pas de cœur à celui qui les soumet par la force, la force n’y suffit pas ; à celui qui les soumet par sa vertu, ils se soumettent la joie au cœur, et c’est la véritable soumission, celle des soixante-dix disciples de Confucius. »

Il y a donc conciliation doctrinale possible.

 

 

 

Maurice COURANT.

Professeur à l’Université de Lyon.

 

Paru dans Demain en 1906.

 

 

 



1 « Sectarianism and religions persecution in China », par J.-J.-M de Groot, 1 vol.. gr. in-8o, Amsterdam, 1903-1904.

 

 

 

 

 

 

 

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