Le plus discret des personnages de l’Évangile

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

DANIEL-ROPS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’EST, pour qui a scruté d’un peu près le texte de l’Évangile, un sujet d’étonnement profond et d’admiration tendre que la discrétion dont s’entoure, dans le quadruple livre, le personnage de Marie. On s’attendrait, constatant la place entre toutes insigne qu’elle occupe dans le culte catholique d’aujourd’hui, à la trouver sans cesse présente au long des pages. Elle y est à peine, et de façon merveilleusement simple. Quelques paragraphes, au début, de saint Luc et de saint Matthieu, de rapides allusions au cours de la vie publique du Christ, une sobre image enfin silhouettée par saint Jean dans le drame du Calvaire : rien de plus pour nous renseigner sur le plus émouvant des personnages qu’en dehors de Jésus l’Évangile évoque pour nous.

Il faut, disons-le tout de suite, que cette discrétion soit intentionnelle, qu’elle ait une signification exemplaire. Et, de toute évidence, il en est bien ainsi.

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Rouvrons donc l’Évangile pour y chercher le personnage de Marie. La plus ravissante image que notre cœur porte d’elle, celle que tant d’artistes ont évoquée à nos yeux dans la douceur d’une lumière surnaturelle, celle de la jeune fille « pleine de grâce » que l’Ange salue, interdite, et qui va murmurer les mots de son acceptation, un seul des quatre Évangélistes l’a dessinée, le troisième, saint Luc, celui que Dante appelait « le scribe de la mansuétude », l’Évangéliste de la douceur du Christ, le peintre délicat de tant de visages de femmes, saintes ou pardonnées. C’est par saint Luc que nous connaissons « l’annonce faite à Marie », la salutation angélique que les lèvres des fidèles répètent inlassablement, en forme de prière, le simple et véridique dialogue où la Vierge s’étonne d’une promesse si contraire aux lois de la nature, puis, du profond d’une âme de grande foi, se rend tout entière aux volontés de Dieu. C’est saint Luc encore qui, par manière de preuve, raconte la visitation de Marie à sa cousine Élisabeth, en qui la puissance du Seigneur a fait aussi de grandes choses et qui porte en son sein le futur Jean-Baptiste ; rencontre qui nous vaut une phrase de plus de la prière et ce merveilleux cantique de la joie en Dieu qu’est le Magnificat.

En ce point, pour suivre l’ordre chronologique, il faut quitter le troisième Évangéliste et prendre le texte du premier. Saint Luc avait simplement dit que la Vierge Marie « était fiancée à un homme nommé Joseph, de la maison de David », saint Matthieu précise – avec quelle délicatesse de touche, d’ailleurs ! – les réactions de ce fiancé devant le mystère qui, près de lui, s’accomplit au sein de sa petite promise et les assurances que, par la voix d’un Ange, le Seigneur lui donne pour l’apaiser. Puis, il conclut, en deux lignes, que, rassuré, « Joseph prit chez lui son épouse » et que « sans qu’il l’eût connue, elle enfanta un fils, auquel il donna le nom de Jésus ». Mais sur ce grand évènement de la Nativité, saint Luc en dit davantage, qu’il faut reprendre désormais.

Ici encore, le troisième Évangéliste est notre seul guide. Si son texte avait disparu, nous ne connaîtrions pas l’histoire du recensement ordonné par Rome et contraignant Joseph et Marie à quitter leur bourgade galiléenne de Nazareth pour venir en Judée, à Bethléem, se faire inscrire aux registres officiels. Nous ne pourrions pas nous représenter l’humble couple cherchant en vain une place dans quelque caravansérail surpeuplé et échouant dans une étable, où Marie met au monde l’Enfant, l’enveloppe elle-même de langes et le couche dans une crèche. Nous n’entendrions pas davantage le chœur des Anges chanter dans la nuit palestinienne et, à quelques bergers pleins d’admiration, annoncer la venue du Sauveur. Et la pathétique scène de la Présentation du nouveau-né au temple, toute traversée d’annonces prophétiques où la gloire et la douleur étrangement s’entremêlent, nous ne la connaîtrions pas non plus.

Saint Luc, ici, continue en évoquant très brièvement l’enfance de Jésus, « croissant et se fortifiant, se parfaisant en sagesse et la grâce de Dieu étant sur lui ». Mais, au seuil de cette enfance, comme un autre présage de glorification, c’est saint Matthieu qui rapporte un Épisode célèbre, celui de la visite des Mages, étroitement lié à la figure inquiétante d’Hérode, maître alors de la Palestine, et se terminant par le Massacre des Innocents et la fuite en Égypte de Joseph et de Marie, emportant leur enfant. Le retour à Nazareth, après cette alerte, confirme dans saint Matthieu une indication que saint Luc donne par ailleurs.

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À partir de ce moment où elle a ramené son enfant dans la bourgade originelle, on dirait que la figure de Marie entre peu à peu dans l’ombre. Il y a encore, au cours des années de l’enfance de Jésus, l’épisode du Temple où le petit s’attarde, où les parents inquiets le retrouvent s’entretenant avec les Docteurs, et où commence à se marquer cette sorte de mystérieuse distance qui, ensuite, se fera si manifeste, entre le Christ et sa mère. « Pourquoi me cherchiez-vous ? Vous ne saviez donc pas qu’il me faut être aux choses de mon Père ? » Cet épisode, que seul saint Luc évoque, est exactement dans la ligne de ce qu’on discernera par la suite de l’attitude de Jésus envers celle qui lui avait donné le jour selon la chair.

La vie publique du Christ commence. Quelle place y tient Marie ? Singulièrement petite. On la devine non loin de lui plus qu’on ne la voit, mêlée à la foule qui l’entoure, sans aucun rôle exceptionnel. Une seule fois l’Évangile la met en scène : dans l’épisode des Noces de Cana qu’un seul Évangéliste encore rapporte, saint Jean, fait d’ailleurs qui est d’importance car les miracles ne sont pas très nombreux dans le texte du quatrième Évangile. Si Marie, à Cana, apparaît dans sa vérité profonde, dans un élan de foi totale à Jésus la réponse qu’elle reçoit n’est pas sans poser des problèmes, voire sans nous tourmenter un peu. Ensuite, c’est presque fini d’elle. Deux brèves allusions semblent l’écarter volontairement de celui qui, pour accomplir sa mission, doit avoir tranché tous les liens. Les trois Synoptiques rapportent l’une d’elles :

« Qui sont ma mère et mes frères ? » (Marc, III, 31 ; Matthieu, XII, 46 ; Luc, VIII, 19) ; saint Luc, seul, répète la seconde (Luc, XI, 27). Le visage perdu au milieu des premiers fidèles, rien ne le distingue à nos yeux.

C’est au moment suprême qu’elle reparaîtra, la douce image, non plus celle de la jeune fille lumineuse des premières pages de saint Luc et de saint Matthieu, mais la mère douloureuse, « debout au pied de la croix », comme dira la Séquence, celle que saint Jean nous montre assistant à l’agonie de son fils, celle que, dans une ultime phrase, le supplicié confie au plus aimé de ses disciples. C’est tout : une référence d’un seul mot dans le livre des Actes des Apôtres, juste assez pour que nous puissions penser qu’ayant été à la peine, la Sainte Vierge fut aussi à l’honneur miraculeux de la venue de l’Esprit au jour de la Pentecôte ; et qu’à la fondation définitive de l’Église son image est associée. Selon les textes du Canon, sur Marie, Mère du Christ, nous ne savons rien de plus.

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Ainsi, une pincée de documents et rien de plus, voilà ce qui permet à la tendre curiosité des chrétiens de partir à la découverte de la Mère de Dieu. Comme c’est peu ! et comme elle paraît naturelle, l’ardeur des communautés primitives à vouloir chercher davantage, à cerner plus précisément le cher, l’émouvant portrait ! Mais peut-être est-ce là une erreur. Le saint Grignion de Montfort, chantre émérite de la Vierge, dit quelque part que les plus grands mystères de « cette créature admirable » doivent demeurer celés, parce que le monde est incapable et indigne de les connaître. La Contemplation de Marie, si elle reste « confuse et pleine d’énigmes », sans doute convient-il de la maintenir, selon les mots profonds du Père Régamey, « à ce degré de pénombre où les yeux illuminés du cœur ont encore beaucoup à faire pour préciser leur vision ». Que l’art développe cette image de ses prestigieuses correspondances et de ses suggestions infinies, c’est son privilège ; lui aussi, dit saint Thomas, il est un moyen de connaissance. Mais sur un plan plus pratique, plus terre à terre, la retenue s’impose ; on n’a pas le droit d’appuyer trop un trait que l’Esprit Saint voulut allusif et comme esquissé.

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On ne connaît vraiment Marie qu’à travers les vertus dont elle est revêtue.

Ces vertus, c’est dans une modestie surnaturelle qu’elle les pratique, dans une discrétion qui les enveloppe d’un halo de grâce et les rend plus rayonnantes encore. Mais c’est aussi dans leur totalité, dans leur absolu qu’elle les manifeste : elle en est la parfaite incarnation.

Transparence de l’âme que l’ombre du mal n’a jamais obscurcie, réserve du caractère qui se sait secrètement promis au plus haut destin, intégrité physique sans équivoque, sans conteste : tout ce qu’on discerne en Marie à travers les lignes de saint Luc, les simples phrases du dialogue avec l’Ange, n’est-ce pas l’archétype de la virginité, devant laquelle les virginités les plus altières s’effacent, cette image paradisiaque de la jeune fille intacte, en laquelle l’humanité a toujours chéri son expression privilégiée ? Tout ce désir inassouvi de pureté que nous portons en nous, qui a illuminé notre enfance et que la vie a peu à peu trahi, c’est en la petite fille de l’Annonciation que nos fidélités occidentales, depuis plus de quinze siècles, le reconnaissent.

La réponse que prononcent les lèvres de la petite fille à l’annonce déconcertante de l’Ange, qu’est-ce, sinon la formulation parfaite de cette vertu – dont l’autre nom est l’espérance – qui réclame de nous la soumission à Dieu : « Qu’il me soit fait selon votre Parole ! »

Lorsque l’évènement miraculeux s’est opéré et que l’enfant est né, ce sont toutes les vertus de la maternité qui, en Marie, culminent et s’accomplissent. À partir du moment où elle est mère, Marie s’absorbe en sa maternité. Celle qu’on voit langeant seule l’Enfant nouveau-né, puis celle qui l’emporte dans ses bras vers l’Égypte, plus tard celle qui, inquiète, recherche son petit garçon qu’elle croit égaré, c’est la Mère, dans ses vertus propres et ses prérogatives, dans son obligation substantielle qui est de modeler son destin sur celui de son enfant. C’est là l’idéal supérieur de la femme, quand elle est capable de le comprendre et de pleinement l’assumer.

C’est de ce point de vue de la vertu maternelle par excellence, qu’il faut juger des rares épisodes et des rares phrases dans la vie publique du Christ où une allusion est faite à Marie – et c’est toujours pour paraître l’éloigner de lui. La maternité véritable est non seulement une acceptation totale, – de la douleur, de la peine, – mais un effacement permanent et délibéré. Ce n’est pas pour elles, ni pour leur plaisir égoïste, que les mères mettent au monde leur petit.

Marie, que son enfant semble contrecarrer aux Noces de Cana, cette mère presque abstraite à laquelle le Fils de l’homme préfère ses disciples et ses auditeurs, qu’est-ce donc, sinon le modèle même de la Mère éternelle, qui sait bien que les liens doivent être tranchés entre elle et celui qui est sorti de sa chair, pour que l’homme accomplisse sa vie.

Et quand enfin, tout est sur le point d’être consommé, quand Jésus pend au bois de la Croix, l’extraordinaire sobriété du texte évangélique correspond très évidemment à une attitude psychologique exemplaire. Les artistes, au cours des siècles, ont souvent évoqué ce moment de déréliction affreuse, cette autre agonie, parallèle à celle du Christ, de la Vierge à demi pâmée dans la douleur. Si grands que soient les chefs-d’œuvre inspirés par ce thème, ils ne font qu’interpréter et solliciter. Si Marie s’était évanouie au Calvaire, Jean l’aurait certainement dit ; il se borne à écrire : « Marie se tenait près de la Croix. » Toute la plénitude de la force d’âme et de l’espérance se trouve associée à ces mots tout simples ; c’est ce que Claudel a marqué, dans L’Épée et le Miroir, en rapprochant l’image de la Mère douloureuse de celle de la « femme forte », selon l’Évangile. « Elle se tenait debout non pas physiquement seulement. C’est l’âme qui se tenait debout ! »

Telles sont les grandes données psychologiques de la Sainte Vierge : pureté, soumission à Dieu, esprit de sacrifice, effacement volontaire, force d’âme devant la douleur. La femme idéale est définie par ces traits dans une plénitude inégalable. Le texte évangélique, pris au pied de la lettre, ne permet aucun autre commentaire, mais tel quel, il suffit pour notre vénération.

 

 

DANIEL-ROPS, Le plus discret

des personnages de l’Évangile.

 

Paru dans Ecclesia en août 1956.

 

 

 

 

 

 

 

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