Poésie et message prophétique

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

DANIEL-ROPS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans l’immense confusion où s’effondre notre monde, ce dont souffre le plus l’intelligence humaine, ce n’est pas tant de manquer de solutions, – il s’en trouve toujours, en fin de compte, à la petite semaine, éphémères comme l’homme lui-même, – c’est de manquer d’explications. Emportés par ce fleuve dont parlait déjà Nietzsche, qui se hâte à courir vers le gouffre où il disparaîtra, les passagers du radeau en dérive éprouvent obscurément qu’il n’est pas suffisant de parer aux périls provisoires, qu’il faudrait essayer de savoir le pourquoi de cette fureur élémentaire, de cette menace où il va de tout Ce n’est point par hasard que les récentes guerres, – celle d’hier, celle de demain, – incluent dans leurs causes des données plus métaphysiques que militaires et économiques. Ce n’est pas sans raison qu’à une philosophie du désespoir correspond une politique de la force brute, ni qu’à une théologie de l’absence se relie une morale de l’absurde. Le résultat le plus certain d’un demi-siècle de troubles aura été de se rendre évidente la nécessité d’une explication transcendante à ces troubles mêmes, d’imposer à la conscience le besoin d’une élucidation.

Un penseur oublié du XIXe siècle, Blanc de Saint-Bonnet, dont l’œuvre, plus ou moins héritière de celle de Joseph de Maistre, contient de fulgurantes lumières parmi des masses de morne brouillard, écrivait, il y aura bientôt cent ans, ces phrases définitives où l’ordre surnaturel n’est que l’ordre des conceptions explicatives de l’ordre de la nature. « La raison n’est qu’une pierre d’attente : elle demande sa conclusion éternelle. L’homme entier passe dans la transcendance. » Tel est bien le résultat auquel ont abouti cent ans d’agnosticisme et d’exercice de la raison pure ; du surréalisme aux doctrines de la violence, des philosophies de l’être au désir d’engagement gratuit que les guerres et les révolutions accomplissent, l’essentiel de l’attitude spirituelle des hommes du XXe siècle ne se comprend que par le besoin de combler un manque, le manque de « conclusion éternelle », le désir de « passer dans la transcendance », ou, comme disait Rimbaud, de « retrouver l’Éternité ».

Mais cette réponse essentielle que la politique ou l’économique ne sauraient à aucun degré donner, liées qu’elles sont à l’épisode, plongées dans le torrent prémonitoire de Nietzsche, il est des voix merveilleusement justes qui, sans nous en livrer tout à fait le mot (lequel ressort, en définitive, à la théologie) nous préparent à la formuler. Justes, ces voix le sont dans le double sens du terme, parce qu’elles correspondent au son exact du temps, parce qu’elles portent un jugement confirmé ; et pour qui sait les entendre, elles relèvent bien de cette transcendance d’où procède la suprême explication : ces voix sont celles des poètes, et ce n’est pas un des moindres mystères du monde ni de l’esprit que cette correspondante évidente entre l’âme de quelques génies privilégiés et l’intention la plus secrète des forces qui nous mènent, comme s’il avait été permis à l’homme, au sein de son obscurité épouvantable, de retrouver avec la lumière une ultime communication.

 

 

I

 

Les exemples qu’on peut recueillir de la liaison entre le don poétique et l’esprit de prophétie sont si nombreux que tout choix paraîtrait arbitraire. À dire vrai, c’est l’œuvre de tout poète, à condition qu’il appartienne à cette catégorie royale des inspirés hors laquelle il n’est aucune poésie authentique, qui livrera des phrases à l’éclat singulier, à la signification définitivement intemporelle, qui se trouveront répondre aux énigmes de notre temps. De Baudelaire à Hölderlin, de Novalis à Lautréamont, la liste serait longue et incomplète ; la prophétie n’abonde pas seulement dans les Chants de Maldoror ou les Poèmes de la folie, mais aussi bien dans Dieu, ou La Fin de Satan, du père Hugo, beaucoup plus grand poète qu’il n’est devenu coutumier de dire.

Écoutons jaillir des étranges rapsodies de William Blake, pleines de figures mystiques dont nous renonçons à suivre les aventures, quelques vers, quelques images ; il suffira pour que nous nous sentions alors terriblement intéressés. Spectres de monstres affreux « en furie dans les ténèbres d’Europe », visage désolant « d’une Terre morne et qui se rapetisse », échos d’un vaste « hurlement d’ombres à tous les échos du monde », et même peinture de l’intolérable esclavage « des gens des villes au pas si lourd, au cou captif d’un joug de fer », les thèmes les plus constants dans l’œuvre du grand visionnaire se relient tous à nos plus certaines craintes. « Voici qu’une ombre horrible s’est dressée dans l’éternité ! Absurde, inféconde, close sur soi et répulsive. Quel démon a creusé ce vide abominable, cette vacuité qui déracine l’âme ? » De tels mots ne portent-ils pas en plein sur une face que nous connaissons ?

Au fond inentamé d’une paradoxale innocence, qu’un enfant de seize ans au regard de pervenche tire quelques aveux de ses pires tentations, il suffira de même pour que ses mots se chargent d’une signification mystérieuse et pour que nous les recevions comme des clés ; qu’a-t-il dit, cet « ange en exil », ce « Satan adolescent » ? Rien de plus que ce que toute âme juvénile balbutie, le mot qui bouleversa Claudel : « La vraie vie est absente ! nous ne sommes pas au monde ! », et ce cri, il n’est homme de ce temps qui, au profond de son âme, n’en recueille infiniment l’écho. Ne la connaissons-nous pas, cette « religieuse après-midi d’orage sur l’Europe ancienne où cent hordes iront » ? Ne la ferons-nous pas, cette « guerre de droit ou de force, de logique bien imprévue », cette sauvage mêlée : où « tout sera à la vengeance, à la frayeur » ? « Le temps des assassins » est inscrit dans l’histoire, exactement tel que l’enfant Rimbaud l’avait prédit.

Et, parmi nos plus immédiats contemporains, si, après maintes années d’obscurité, un Franz Kafka attire aujourd’hui la limaille d’une innombrable et grandissante attention, c’est bien évidemment autre chose que l’admiration littéraire qui se trouve en cause : tout se passe comme si les évènements de nos destinées se situaient de plus en plus dans ses perspectives, comme si, entre le climat de ses livres et le nôtre, un lien ésotérique se faisait de plus en plus apparent. Il ne s’agit même plus ici de phrases qu’on peut détacher, – et cependant on en trouverait de nombreuses : « Nous creusons la fosse de Babel », – « Nous vivons sur ce tranchant de lame », – mais de l’atmosphère même de l’œuvre, dominée par une fatalité absurde et catastrophique, est cependant si totalement liée à l’homme qu’il y découvre sa propre ressemblance. Parmi bien d’autres, et prise presque au hasard, une phrase comme celle-ci ne correspond-elle pas à la symbolique la plus caractéristique de notre époque : « Il a penché la tête de côté : dans le cou ainsi découvert est une plaie bouillonnant dans la chair et le sang brûlants, faite par un éclair qui dure encore » ? L’image ici est vision.

De tels rapprochements ont de toute évidence valeur de signe. Ils échappent à l’explication par le pourquoi et le comment. Ils s’imposent à l’intelligence par des voies que la raison logique ignore. Ils sont d’une vérité qui s’éprouve mais ne se démontre pas. Dans la conscience créatrice de celui qui les formule, ces leçons ne relèvent à aucun degré de ce qu’on entend par expérience, et le plat réalisme auquel se réfère ordinairement l’histoire littéraire défaille à les expliquer. Rien ne nous fera jamais comprendre pourquoi un petit artisan de Londres, vivant en plein conformisme victorien, l’existence la plus régulière, la plus bourgeoise qui se puisse imaginer, sous la tiède tutelle d’une épouse désespérément unique, aura pu concevoir ce monde démoniaque des Livres Prophétiques, dont les données ne se réaliseront qu’aux temps bien postérieurs de Freud, d’Havelock Ellis et de Nietzsche, aux jours aussi des grandes tyrannies collectives. Il n’est de thèse en Sorbonne, ni d’analyse universitaire pour justifier qu’un gamin de province, n’ayant sur la vie d’autres connaissances que celles qu’on acquiert à regarder, sur les mouvantes herbes, glisser en frissonnant l’eau de la Meuse, arrache de soi les cris de cette Saison en Enfer, dont l’exacte horreur se trouve chaque jour affrontée à nos évènements. Et si Franz Kafka, plus proche de nous, aura pu saisir les données de nos drames, qui pourra parler d’expérience pour cet intellectuel reclus, ce captif des sanatoria, dont la seule activité pratique, nous dit-on, fut d’avoir été quelque temps employé à la compagnie des eaux ? Ne voilà-t-il pas là l’occasion de redire le mot profond du théologien Karl Barth : « Un prophète est un homme sans biographie ; il se lève et il tombe avec sa mission » ?

La connaissance poétique se situe à l’exact opposé de la connaissance historique. La poésie est l’anti-histoire. Ce que Clio cherche à définir, c’est l’enchaînement visible des faits : forte du principe d’identité, elle admet que, de l’élucidation du passé, la découverte de l’avenir procédera en vertu d’une logique évidente. La poésie, elle, saisit le tragique de l’instant. Dans l’univers, le plus stable, le plus harmonieux en apparence, elle pressent la secrète fissure. Elle sait que rien, exactement, ne se répète, qu’il y a, dans le drame humain, quelque chose qui toujours échappe à la connaissance rationnelle, ce qui est précisément ce quelque chose qui, en fin de compte, détermine le drame. C'est à une autre logique qu’elle se réfère, une logique interne, et qui ne se manifeste ni dans les statistiques, ni dans les institutions. On décidera de la supériorité de l’une ou de l’autre méthodes en relisant ces phrases écrites il y a soixante-dix ans par un homme qui était un grand historien et point un sot, Fustel de Coulanges : « Les générations modernes ne savent pas ce que c’est que le danger. Elles ne savent plus ce que c’est que de trembler pour sa vie, pour sa femme et ses enfants. Elles ne savent plus ce que devient l’âme sous le poids d’une telle terreur... » L’optimisme du Renan de l’Avenir de la Science ne nous paraît pas moins dérisoire. Qui aura eu raison, des prophéties inspirées ou des in-octavo ? Ce n’est pas seulement de l’œuvre de Lautréamont, c’est de toute la poésie véritable depuis un siècle, qu’on a envie de redire le mot profond de Léon Bloy, qu’elle est « un des signes les moins douteux de l’acculement des âmes modernes à l’extrémité de tout ».

 

 

II

 

La tradition antique identifiait à un tel point, on le sait, l’esprit de prophétie et le don de poésie, que le même mot contenait en soi les deux acceptions : Vates, dans le latin de Pline et de Lucrèce, c’est le devin, le prophète ; dans celui d’Horace et de Tacite, c’est le poète ; Cicéron et Virgile emploient dans ses deux sens le mot, qui se relie à la signification de souffle, de parole, de Verbe, dira-t-on en le tirant du côté du Christianisme. Hugo, se considérant comme un « écho sonore », est dans une lignée absolument continue, qui va de Sapho ou de Chrétien de Troyes à nos théoriciens de la poésie automatique, et André Breton avait raison d’écrire : « La voix surréaliste qui secouait Cumes, Dodone et Delphes n’est autre que celle qui dicte mes discours les moins courroucés. » C’est en se référant à l’expérience prophétique proprement dite, telle qu’elle s’observe dans des cas bien définis en tous pays et en tous temps, qu’on peut recueillir, sur l’expérience poétique, les renseignements les plus valables. Un parallélisme s’impose, qui a souvent la vertu d’une explication.

Lorsque, dans le peuple élu de Dieu, le phénomène prophétique commença à se manifester, c’était à un moment où il semblait que tout allât au mieux en Israël. C’est aux jours de David triomphant que Nathan surgit, pour annoncer au roi les conséquences de son adultère ; c’est à Salomon dans toute sa gloire qu’Ahias, déchirant son manteau, prédit la rupture de son royaume et l’inéluctable catastrophe. Aussi longtemps qu’ils existeront, les Prophètes seront ainsi en contradiction avec l’évènement : aux moments de bonheur, décelant la secrète blessure, mais, dans les heures noires, réveillant l’espérance. Cette contradiction fondamentale entre l’apparence des temps et la donnée du message, c’est la même que nous avons reconnue chez le poète, et qui conditionne son non-conformisme spirituel. Là où la politique pense et agit dans le sens même des faits tels qu’ils s’observent, l’inspiré adopte la démarche inverse ; il est l’homme du contre-courant.

Cette indépendance de l’esprit poétique par rapport au temps contingent, comment la mieux comprendre qu’en se référant à ce qui est la qualité la plus évidente du don prophétique, celle à laquelle s’attachent les foules ? Un prophète, dans le langage courant, c’est un homme qui prédit l’avenir. Dans le XIe entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg, Joseph de Maistre, parlant de cette prodigieuse apocalypse du Mardi-Saint où le Christ prédit à la fois l’écroulement de la Jérusalem pécheresse et la fin du monde, a écrit ces profondes remarques : « Le prophète jouit du privilège de sortir du temps ; ses idées, n’étant plus distribuées dans la durée, se touchent en vertu de la simple analogie et se confondent, ce qui répand nécessairement une grande confusion, dans ses discours. » Ce n’est point parce qu’il est doué d’une clairvoyance banale (et en cela les termes de Rimbaud dans la fameuse Lettre du Voyant, sont inadéquats à la réalité même dont il avait le soupçon), que l’inspiré dépasse son époque et décèle l’avenir ; c’est parce qu’il se situe en un point où passé, présent et avenir, tout coexiste, en un point où il n’y a plus de temps.

Comment ne pas discerner là quelques-uns des traits fondamentaux de la poésie ? Deux de ses caractères les plus frappants s’explicitent. L’un est cette étrange intemporalité des grands poètes, qui fait qu’ils nous apparaissent en dehors de toute chronologie, inscrits au « ciel des fixes », ainsi que disait magnifiquement Charles du Bos : pour reprendre les noms qui nous ont servi déjà d’exemples, un Blake et un Rimbaud nous sont aussi immédiatement contemporains qu’un Kafka. Et l’autre caractère est que toute grande poésie apparaît comme une entreprise sur l’éternité, un effort pour s’y installer, Rimbaud l’a dit en toutes lettres, et sa tentative n’a pas d’autre sens que celui-là : « Elle est retrouvée, quoi, l’éternité ! » Blake est littéralement hanté par la pensée du temps qu’il faut vaincre pour atteindre vraiment à la réalité, laquelle pour lui est exclusivement, métaphysiquement poétique. Et, sans Kafka, que sont les grands mystères du Château ou de la Muraille de Chine sinon des affirmations de l’homme dans une tentative contre le temps ?

Ce n’est pas seulement au point de départ que le poète et le prophète se donnent la main : leurs moyens d’expression se rejoignent étrangement et un mot qu’a utilisé Joseph de Maistre est digne de la plus grande attention : analogie. II est vrai que prophète et poète procèdent l’un et l’autre selon l’analogie, cette méthode a-logique, anti-logique, qui touche aux données primitives de l’âme humaine, que les civilisés modernes considèrent comme vaine et absurde, mais dont un Guillaume Apollinaire, un Max Jacob et certains surréalistes ont très bien vu l’importance en tant que révélation du secret par le langage, même dans ses formes les plus basses qui sont l’a peu près et le jeu de mots. Chez les grands Prophètes d’Israël, l’analogie dicte les paroles et inspire les actes. Lorsqu’Isaïe se montrait nu pour faire entendre en quel état seraient mis ses compatriotes aux jours de la colère, ou quand Jérémie se promenait bâté comme un âne pour annoncer la prochaine servitude, la même loi d’expression les dirigeait que lorsqu’ils évoquaient, en images terribles, les ruines et les deuils, les invasions et les massacres du futur qu’ils discernaient. Ah, c’était pour eux parfaitement vrai, parfaitement sensible : sur leur cou, sur leur dos douloureux, ils éprouvaient la cruelle vérité des évènements qu’ils prophétisaient !

Il en va exactement de même pour le poète et le terme d’image poétique, si souvent pris dans un sens bucolique et délicat : comme il contient de tragique lorsqu’il s’agit vraiment de grande poésie ! L’enfer dont Rimbaud suggère, par l’analogie, l’horreur insoutenable, n’avait vraiment rien de « poétique » ; Blake a vécu dans une atmosphère si authentiquement atroce que chacun de ces mythes abstraits dont il encombrait ses livres était pour lui comme un adversaire vivant, auquel il lui arrivait souvent de se colleter ; et quant à Kafka, qui donc aura lu, dans la Métamorphose, le réveil de l’homme moderne devenu monstrueuse blatte, ou, dans le Terri, sa fuite souterraine, rythmée par le grattement perpétuel d’un invisible ennemi, sans avoir compris qu’il ne s’agit pas de symbole, mais d’une irrécusable réalité ?

Ce double caractère d’être des entreprises sur l’éternité et de s’exprimer dans une vérité surnaturelle, que la poésie et la prophétie partagent, ne peut s’expliquer que par un caractère central, également commun, qui est de relever d’une réalité qui n’est pas la nôtre, de transmettre, dans un langage approximatif, une connaissance à laquelle l’opacité de notre univers ne résiste pas. Chez les prophètes authentiques la chose va de soi. Prophète, étymologiquement, c’est « celui qui parle au nom de quelqu’un ». Dans la Bible, vingt aveux nous l’apprennent, souvent en termes dramatiques. C’est Amos s’écriant : « Si le Seigneur parle, qui ne prophétise » ? C’est Jérémie gémissant ces mots de soumission : « Yahweh, tu m’as réduit et je me suis laissé faire. Je suis devenu un objet de risée, car, chaque fois que j’ouvre la bouche, extermination et catastrophe je proclame. Et j’ai crié : Non, je ne veux plus ! Ni me souvenir de Lui ni parler en son Nom. Mais il y eut en mon cœur comme une flamme dévorante, enfermée dans mon corps, ah ! je suis las de contenir cette puissance et je ne suis pas capable de la porter ! »

Ne retrouvons-nous pas là exactement cette affirmation mille fois reprise, éculée à force de commentaires, que la vraie poésie est dictée ? Il faut oser lui rendre son sens et sa portée, oser dire que la seule poésie qui compte est celle-là, celle qui relève d’une soumission à la puissance surnaturelle, qui traduit, volontairement ou non, une réalité qui la dépasse. Volontairement ou non, car selon la remarque de Claudel à propos de Rimbaud, il est des poètes qui « récalcitrent » et leur œuvre est le résultat de ce conflit. Mais tout se passe comme si la puissance se servait d’eux, qu’ils le veuillent ou non, et il n’est pas de plateau abyssin assez éloigné pour qu’on y puisse fuir les intentions de cette puissance. L’œuvre, cette œuvre à laquelle tant de grands poètes ont porté une sorte de tendresse ennemie (Kafka a voulu détruire ses textes comme Rimbaud a tenté de brûler ses vers, et Blake traitant, une fois achevés, ses poèmes avec la plus entière négligence) l’œuvre continue à vivre et à témoigner.

Il ne saurait être question ici de se demander si la force qui pousse les prophètes et les poètes est la même ; si le même esprit souffle dans ces deux familles d’esprits. Il faudrait analyser les rapports difficiles de la mystique et de la poésie et, considérant les liens certains qui existent entre la poésie et les puissances de la nuit, se demander s’il n’y a pas là une sorte de subversion fondamentale, un retournement analogue à celui qui veut que la magie noire use de sacrements identiques à ceux de la liturgie, mais renversés, ou à cet autre qu’évoquait Péguy lorsqu’il disait que « la grâce et le péché sont des opérations de même nature ». Tel n’est point ici notre propos. Ce que le rapprochement entre les dons de poésie et l’esprit de prophétie fait sentir, c’est une parenté d’essence. L’un et l’autre plongent leurs racines dans un univers qui détermine le nôtre. Et, en fin de compte, si les mots des poètes nous atteignent avec une puissance d’évidence bouleversante, c’est parce que la parole de Novalis est vraie : « Tout le visible repose sur un fond invisible, ce qui s’entend sur un fond qui ne peut s’entendre, ce qui est tangible sur un fond impalpable », et qu’à ce fond invisible, inaudible, impalpable, les poètes, eux, ont accès.

 

 

III

 

Il y a donc un message prophétique que la poésie adresse à notre époque, qui se transmet par les voix inspirées. Il a commencé à s’exprimer à partir du moment où, notre civilisation s’affaissant et se stérilisant sous l’emprise du matérialisme et du rationalisme, il devint indispensable d’élever vers le ciel une protestation. Le message n’a pas fini de retentir, et, si nous devons ici limiter nos exemples, il importe de marquer que des tentatives telles que celle de certains surréalistes comme Desnos ou André Breton. Des œuvres, telles que celles d’André Gaillard, de Rilke, de Patrice de la Tour du Pin, procèdent, à leur plan, d’une intention semblable en apportant, avec quelques autres, un témoignage tout analogue.

Ce message comporte d’abord une prise de conscience de la condition de l’homme moderne ; nous nous y sommes référés en citant plus haut quelques choix de données prophétiques des poètes. Il est frappant de constater que le climat de toute la grande poésie moderne (à l’exception de celle qui s’appuie sur les espérances et les certitudes du croyant) est toujours le même, oblitéré par une sorte d’informulable malédiction. Le ciel y pèse d’un poids terrible et le sol y est désolé. L’homme, tel que le voit Blake, erre de « la caverne appelée Horreur » à la « tour nommée Ténèbres », il est un captif qui se dessèche dans une effroyable solitude, un cadavre qui a conscience d’être livré aux vers. L’homme de Kafka est une sorte de somnambule parfaitement lucide qui est engagé d’office sur une route sans retour, qui ne peut le mener qu’à une impasse, un emmurement pire. Et quant à l’homme de Rimbaud, il a tant épuisé les chances de la vie à travers « les déserts de l’amour », les aventures de l’intelligence et les tentatives des sens, que rien ne lui est resté entre les doigts et qu’il peut s’écrier cet aveu définitif : « Le malheur a été mon Dieu ! »

La prise de conscience n’est pas tout ; nous attendons l’explication. Elle existe, et ce que nous disent les poètes répond parfaitement à l’interrogation dramatique de l’homme moderne : pourquoi ? Si le monde est ce que nous voyons, c’est parce qu’il y a eu une trahison fondamentale, un oubli catastrophique, une méconnaissance des vrais principes. Rimbaud, Blake ou Kafka sont également, quoique de façons très différentes, les témoins de la nature irrémédiablement blessée et viciée par la faute ; même sans le dire ils constatent le péché. On ne saurait rien comprendre à la vision de Kafka sans se référer à cette conception de l’Oubli, dont un de ses plus aigus commentateurs, Jean Carrive, a bien montré la place centrale qu’elle tient dans son œuvre : « C’est cet oubli qui le plonge dans la tristesse, l’incertitude, l’inquiétude... », écrit Kafka de l’homme ; « l’objet de l’oubli, note Carrive : Dieu, la Loi, l’ancien Ordre ce la Création ». Toute l’œuvre de William Blake procède du désespoir du paradis perdu (Milton ne lui a-t-il pas fourni le point de départ de maints de ses commentaires ?) et le drame de sa vie et de sa poésie n’est rien autre que d’avoir dû quitter le monde vierge des Chants d’Innocence, d’avoir découvert l’essentielle trahison du monde humain. Quant à Rimbaud, il n’est pas une seule page de son bref témoignage qui ne rende le même son. Ce dont il se sent veuf, selon sa mystérieuse expression, c’est d’un sentiment de plénitude, d’intégrité, de pureté, d’éternité, et son cri déchirant : « La vraie vie est absente », il faut l’entendre dans son acception la plus précise, la plus réelle.

Ce que les poètes ont parfaitement vu, c’est que la trahison spirituelle, l’option de la conscience pour le royaume de ce monde, aboutissent à des résultats épouvantables, pour l’homme lui-même. Quand on sacrifie la part éternelle de l’être, le reste est, par surcroît, vite donné aux abîmes. Dans l’univers de l’absence qu’évoque Blake, Rintrah (la violence brute, la haine) « rugit, secouant ses flammes dans l’air qui pèse », et l’injustice sociale, la misère de l’enfant, du pauvre et de la prostituée crient logiquement vers un ciel vide. Sur cette tare de la trahison, Rimbaud ne verra que « le siècle à mains », la société « où chacun est un porc ». L’un et l’autre, devançant Freud, marquent fortement qu’en un certain état de vacuité spirituelle, l’être se réduit à un champ clos où seule se manifeste la dynamique obscure des instincts. Et dans l’univers kafkaïen, définitivement « fêlé », la dégradation de l’homme apparaît comme une conséquence strictement logique ; ayant perdu sa raison d’être, il n’est qu’un condamné à mort, un Ddradek, cette manière de robot, un cafard géant, un chien ou un singe.

Ainsi ce message prophétique des poètes comporte-t-il un terrible avertissement. Dans l’époque nietzschéenne de La Mort de Dieu, ils sont, qu’ils le savent ou non, qu’ils le veuillent ou non, les voix qui montent de l’abîme et annoncent à l’homme son malheur. En un sens, toute la grande poésie moderne ressortit à la symbolique du combat avec l’ange. Essayer de forcer le secret du monde, faire face à Dieu, on peut dire que c’est là l’essentiel de cette tentative luciférienne. Un Blake essayant de transposer les données théologiques termes pour termes, de nommer anges les démons, et de justifier les instincts de la chair en les divinisant, rejoint absolument l’enfant Rimbaud dans sa tentative, – infiniment plus lucide encore – pour s’égaler à Dieu. Et l’effort de Kafka paraît avoir moins de violence, son sens est le même : se passer de Dieu, situer l’absolu hors de toute prise, aspirer à l’indestructible par des voies exclusivement humaines, cette philosophie qu’on discerne en lui (surtout dans son Journal) se situe bien, dans la même ligne, celle d’une Théologie du Non.

Il est frappant de constater que les trois poètes auxquels nous nous sommes référés ont posé de la même façon le problème de l’homme, selon les termes exacts où saint Paul l’a posé lui aussi. Le centre ou débat est la Loi... « La puissance du péché, c’est la loi », disait l’apôtre ; s’il existe des principes spirituels extérieurs à l’homme, et si leur méconnaissance aboutit à d’affreux malheurs, l’homme doit, suivant un mot qui a un bien autre sens que politique : « se soumettre ou se démettre ». La question est donc celle-ci : l’homme doit-il accepter la Loi divine, au prix de gênes et d’obligations précises, ou doit-il la refuser, au prix de quels périls ! Blake, Rimbaud, Kafka ont parfaitement vu que là était le centre même de notre option. C’est cet affrontement terrible que Kafka a évoqué dans son chef-d’œuvre : Le Procès (et subsidiairement, en vingt autres passages tels que le petit fragment : Devant la Loi). Amené devant un tribunal anonyme, l’homme est d’avance jugé et il ne lui est pas plus possible d’échapper au verdict que de n’être pas condamné. Blake, lui, fait plus que constater le fait de cette soumission ; il se rebelle, – contre la morale dont il dit qu’elle la Loi « qui a crucifié Jésus », contre les disciplines sociales ; « des pierres de la Loi on a fait les prisons ») ou religieuses (« des briques de la Religion, on a fait les bordels »), contre la raison même, cette source de tout principe, de toute règle. Quant à Rimbaud, s’il nous apparaît (avec Nietzsche et Dostoïevski, selon d’autres ordres de connaissance et d’expression) le premier des témoins de nos drames, et le plus étincelant, c’est qu’il a parfaitement vu que le problème de la Loi n’était autre que le problème de Dieu, et qu’on ne pouvait tenter d’annihiler le premier sans nier le second. L’adolescent qui s’est écrié : « Je suis esclave de mon baptême », qui a rêvé d’un univers spirituel « païen », c’est-à-dire antérieur à toute loi, celui-là a, par avance, vraiment correspondu à l’attitude essentielle de l’homme moderne, dans sa négation et son refus.

Mais ce qui n’est pas moins significatif, c’est que ces tentatives lucifériennes se sont toutes soldées en échec. L’extrême limite de l’effort de Rimbaud se situe au-delà des frontières de la vie, là où il n’y a plus rien que la folie et que la mort. « Je est un autre ! » s’écrie-t-il. Mais non, on n’échappe pas à la condition « rugueuse » ; il faut vivre. Et c’est le silence, la fuite aux plateaux du Hassal, c’est peut-être la soumission ultime (si Isabelle a dit vrai) à l’heure où le « fils du Soleil » se sentit à jamais happé par l’ombre. Échec aussi de Blake qui perd progressivement le contact avec le réel, sans quoi il n’est aucune création littéraire qui finit par ne plus offrir, dans l’évocation monotone de mythes abstraits, qu’un fantastique de papier mâché et qui, acculé par sa propre furie, n’attend plus de salut que dans la mort ; « La tombe porte dorée du ciel », – et opte contre la vie. Échec aussi de Kafka pour qui l’existence est « un perpétuel détournement qui ne permet pas même de se rendre compte de quoi il détourne » et qui, au terme de sa méditation, trouve ce mot où s’exprime le plus complet désespoir qui puisse naître dans une âme juive : « Le Messie ne viendra que quand il ne sera plus nécessaire... » Au surplus, on sait que Kafka avait ordonné la destruction de ses propres œuvres et que tout ce que nous connaissons de lui, nous le lisons contre sa volonté. Rimbaud, le Blake des dernières années et Kafka, tous ont souhaité le silence et c’est là leur suprême aveu.

Dans le désordre tragique du monde moderne, ce que la voix des poètes, prophétiquement, clame, c’est la responsabilité spirituelle de l’homme, son angoisse de retrouver l’absolu et la vanité de toute tentative qui prétend le reconquérir par les seuls chemins de la terre. Chrétiens ou non expressément, que nous importe ; la preuve par l’absurde et par l’échec est aussi valable que celle par l’affirmation. Ils sont, en définitive, les témoins de l’absence, c’est-à-dire, selon les termes d’une théologie que notre temps apprend dans les larmes et dans le sang, les annonciateurs de la Présence, les hérauts des colères de Dieu.

 

 

DANIEL-ROPS.

 

Paru dans Gants du ciel en été 1946.

 

 

 

 

 

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