DEVANT DIEU

de

Maurice Maeterlinck

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Léon DAUDET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DE tous ses beaux livres, poétiques et profonds, Devant Dieu de Maurice Maeterlinck est le plus tourmenté et peut-être le plus beau. Il vérifie ma thèse d’après laquelle le penseur, le poète, comme l’homme d’action, bénéficient à un certain âge d’une seconde jeunesse, que symbolise une nouvelle dentition. La biologie, comme il arrive, avait écarté de la foi Maeterlinck, nature substantiellement chrétienne par la pitié et l’esprit de justice. À sa crise biologique, nous devons La Vie des abeilles, Les Termites et autres œuvres si originales que traverse une crise métaphysique, annoncée par La Sagesse et la Destinée. Mais voici l’inquiétude de la mort et celle de l’après-mort et donc du divin. Chemin faisant, une foule de thèmes symphoniques traversent l’esprit de cette grande âme et la font vibrer lyriquement. Car Maeterlinck est, avant tout, un lyrique et l’on retrouve en lui la combinaison, intellectuelle et sensible, qui fait la pérennité de Goethe. Enfin partout on découvre en lui le courage et cette sincérité voulue, qui est comme la fleur du courage. Détaché de lui-même, comme il convient, il déplorera de devoir quitter ce monde, avant d’y avoir compris goutte ; mais il sent aussi que c’est le sort universel. Nous n’avons d’ailleurs aucun mérite à une résignation qui nous est imposée de partout.

De ce collier de pierres précieuses qu’est Devant Dieu (sans agenouillement, hélas !) je veux examiner quelques-unes.

Le bref chapitre La Vie des morts traite de la période mentale qui suit la mort, d’après certains auteurs spirites anglais. Ces vues sont évidemment fantaisistes, mais souvent ingénieuses : « Tout se passe et s’agence comme si la même vie, après un instant de sommeil, continuait dans une existence à peine différente ». Telle est la femme de Svidrigaïloff, dans Crime et Châtiment, qui revient, après sa mort, trouver son brutal époux, pour lui faire remarquer qu’il a oublié de remonter la pendule. Les occupations des morts rappellent, en incorporel et en flottant, celles des vivants. Aucun besoin de boire, de manger, ni de dormir. Les promenades sont possibles, mais planées et flottantes comme en rêve. Ni maladie, ni déclinance, ni vieillesse. Le vieillard rétrograde jusqu’à la vingtième ou vingt-cinquième année, comme dans le roman de Duvernois, et l’enfant qui meurt se développe et grandit jusqu’à la jeunesse, où sa mère le reconnaîtra, même si elle l’a perdu en bas âge. Il y a, dans ces conceptions, bien des réminiscences littéraires et philosophiques. « D’un autre côté, dit Maeterlinck, pour être juste, on peut faire observer que notre corps, avant de s’effriter dans la tombe, a laissé une image dans l’espace, ou dans la mémoire du temps, et qu’il n’est pas impossible que quelque chose puisse se former, s’agglutiner ou se coaguler autour de cette image et lui rendre une apparence de vie ».

Plus loin : « Si vous pouviez encore agir et penser : quelle serait la première chose que vous feriez après votre mort ? » Sardou disait : « À peine mort, je fiche le camp pour Constantinople. » Je dirais, moi : « Je ferais un article ou je commencerais un roman. » Mais où je ne m’accorde plus avec Maeterlinck, c’est quand il écrit : « J’écoute avec déférence les renseignements et les conseils que me donnent un mathématicien, un physicien, un chimiste, un historien, un ingénieur, un médecin, etc. Mais non point ceux d’un théologien, parce que je suis son égal, puisqu’il ignore Dieu aussi totalement que je le fais. » J’éprouve moi, tout le contraire. Certains travaux de théologie, par exemple la Parousie, du cardinal Billot, ou l’encyclique Pascendi, me satisfont complètement l’esprit, par leur rigueur qualitative (il y a une géométrie et une analytique du divin), alors que devant les travaux des savants je me répète toujours la formule célèbre : « C’est ça, et puis ce n’est peut-être pas ça... » J’ai vu tous les dogmes scientifiques de ma jeunesse s’ébouler successivement en cinquante ans, au lieu que l’humble catéchisme n’a pas bougé et que je découvre sans cesse, comme tous les croyants, du nouveau dans les Évangiles.

Voici, par contre, dans la même dilection, une remarque de Maeterlinck bien pénétrante : « J’ignore si le Christ était Dieu, mais il m’apprit à voir un Dieu plus humain, plus pur et meilleur que le Dieu que j’aurais imaginé, s’il n’était venu sur la terre. » La civilisation ne souffre-t-elle pas en ce moment du retrait, ou du reflux, de cette société des nations qu’on appelait la Chrétienté et de la baisse d’une spiritualité presque entièrement réfugiée dans les cloîtres ? Or, les besoins spirituels de la personne humaine sont de tous les instants, comme ses besoins organiques.

J’attache un prix considérable à la pensée que voici : « Notre pensée est-elle un produit de notre cerveau, comme le parfum est un produit de la fleur ; ou notre cerveau n’est-il qu’un récepteur d’ondes ? » La découverte des ondes est, en effet, destinée à bouleverser toutes les notions dont se contentaient les matérialistes, de 1880 à 1905. Par elle nous savons que le domaine de l’invisible est peuplé, non seulement de forces, mais de formes inconnues, que « tout est plein d’âmes et de démons », comme disait la philosophie grecque. Il se peut très bien que l’appareil encéphalique soit d’abord un détecteur, un émetteur, un récepteur d’ondes, sans compter d’autres fonctions, dont la plus mystérieuse est celle du langage. La splendeur unique de la musique d’un Beethoven ou d’un Bach n’est-elle pas due à ce que l’encéphale de ces génies sut capter l’harmonie des sphères ? La faculté du langage articulé apparaît déjà comme tout autre chose que ce que croyaient Broca et Charcot, dans leur naïve et rudimentaire doctrine matérialiste des localisations cérébrales. C’est ainsi qu’en quatre lignes Maeterlinck nous ouvre des perspectives infinies. Cela, c’est le propre du véritable poète. Au lieu que les remarques, parfois élégantes, mais bornées, de Valéry, par exemple, ne trouvent en moi nul écho. Ce sont d’aimables petites vieilles, propres et fardées, qui n’inspirent plus aucun désir.

De ces hauteurs, notre poète et penseur nous ramène sur la terre : « Un fait nouveau, peut-être capital, c’est que, depuis nos derniers moyens de locomotion et de communication, notamment depuis l’avion et surtout depuis le télégraphe et la T.S.F., nous avons complètement changé les proportions entre la terre et nous. » Il ajoute que nous sommes trop grands et trop rapides pour le globe terrestre. C’est exact. Tout cela pourrait nous mener, d’ici x années, à l’exploration planétaire, et peut-être (voir André Godard, lui aussi un très grand penseur) à la constatation d’une rédemption intersidérale... Maeterlinck ajoute que, pour rétablir l’équilibre, nous devrions vivre plus longtemps. Mais ceux qui ont connu, pendant leur longue existence, de dures ou de terribles traverses, ne seront pas de cet avis. Le règlement moyen de la vie humaine apparaît comme fondé sur une somme de joies et de douleurs, à peu près équivalente dans l’ensemble, sans tenir compte des sommets et des abîmes.

« N’est-ce pas une erreur de partir de ce principe que la nature est logique, raisonnable et intelligente à notre façon ? Cette présomption, trop facilement acceptée, n’est-elle pas à la source de la plupart de nos déboires ? »

Certainement et M. Charles Nicolle, à diverses reprises, a exprimé cela magnifiquement. Il n’y a presque rien de commun entre la raison humaine et la nature, entre les démarches de cette raison et celles de la nature. Chacune d’elles suit son chemin, de son côté. Je ferai remarquer à ce sujet les analogies intellectuelles saisissantes entre certains groupes de pensées de Charles Nicolle, dans son ouvrage La Destinée humaine (Alcan, éditeur), et des groupes de pensées correspondants de Maeterlinck dans Devant Dieu. Toutefois, elles ont conduit, ces pensées quasi similaires, le premier à accepter la solution catholique et le second à la repousser, ce qui est d’autant plus curieux que Charles Nicolle était un homme de laboratoire, un expérimentateur hors ligne et que Maeterlinck est un homme de plein air, un méditatif synthétique.

Pour les panthéistes, Dieu est une sommation de la nature, alors que, pour un Pascal, par exemple, Notre-Seigneur Jésus-Christ est l’incarnation de Dieu. Maeterlinck déclare Dieu incompréhensible et inaccessible à la raison. Charles Nicolle pense que c’est la nature qui est incompréhensible et inaccessible à la raison. Quoi qu’il en soit, le mouvement actuel des esprits en Occident (voir les travaux si originaux de Massis) est aux antipodes de ce qu’il était il y a soixante ans, alors que le matérialisme régnait et qu’on croyait que le microscope et l’histologie allaient nous livrer les lois des tissus humains. Tous les principes matérialistes sont tombés. Les prétendues lois de l’évolution ont cédé la place à la mutation. Le darwinisme et le lamarckisme sont battus en brèche de tous les côtés, et le professeur Tissot, au Muséum, dans un silence des académies et facultés désapprobateur et impressionnant, vient de développer la thèse séduisante, appuyée par de nombreuses observations, de l’origine endogène des microbes de la tuberculose, bouleversant ainsi le dogme pastorien. Ceci sans préjudice des travaux allemands sur la déficience fondamentale, sur la distinction essentielle, déjà posée par les Grecs, de l’âme (psyché) et de l’esprit (nous). Comme on dit, l’école tremble. Mais ceci nous entraînerait trop loin.

L’unité de la belle vie philosophique, littéraire et scientifique de Maeterlinck tient dans ce mot : la curiosité universelle, et dans la formule : « Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger. » Certaines vastes intelligences prennent, au bout du compte, leur parti de l’inconnaissable. Certaines autres ne s’y résignent pas. Le maître de Devant Dieu est de ces dernières. Il a reçu en don une phrase fluide et claire, qui est une des plus belles de notre littérature et dont le charme est comparable à celui d’un parfum exquis. Enfin son ascension, intellectuelle et sensible, n’est pas close.

 

 

 

Léon DAUDET,

L’heure qui tourne,

Éditions de la Nouvelle France,

1945.

 

 

 

 

 

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