FRÉDÉRIC II

de

Pierre Gaxotte

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Léon DAUDET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CE beau livre vient à son heure. Souverain de génie politique et militaire, Frédéric II, continué à plus d’un siècle de distance par Bismarck, a fait de la Prusse la directrice de l’Allemagne en la dotant d’un État-Major, dont la doctrine, depuis lui, n’a pas varié. Les hommes ont pu changer, les principes directeurs sont demeurés les mêmes, et là aussi la continuité a agi. L’homme ne vit pas assez longtemps pour des entreprises de longue durée. Il supplée à ce manque par l’hérédité et la tradition qui sont le contraire de la démocratie. Quand j’évoque Frédéric II, je le vois couvert de rhumatismes, à cheval, dans son manteau de campagne rapiécé passant la revue de ses hommes, pendant des heures, en dépit de la bise et de la pluie berlinoise. Pourtant, il a été jeune et on ne peut pas dire qu’il ait mangé son pain blanc le premier. Ses « années d’apprentissage » – comme dit Gaxotte – ont été cruellement, martyrisées par son royal et terrible père, Frédéric-Guillaume, devant qui tremblait tout l’entourage, et qui, après une tentative d’évasion, lui adressait des discours de ce genre : Vous saurez vous souvenir de ce qui s’est passé, de la façon impie dont vous vous êtes conduit et du projet impie que vous avez formé. Comme je vous ai eu près de moi dès votre jeunesse et que j’ai pu bien vous connaître, j’ai tout essayé au monde, bonté, dureté, pour faire de vous un honnête homme. Comme je soupçonnais déjà votre méchante entreprise au camp saxon, je vous ai traité le plus rudement et le plus durement, dans l’espoir que vous alliez rentrer en vous-même et prendre une autre conduite, m’avouer vos fautes et me demander pardon. Mais tout a été vain et vous êtes devenu toujours plus entêté. Quand un jeune homme fait des sottises, comme de courtiser les dames, de courir les filles, de casser les vitres et autres dérèglements, on peut lui pardonner ces fautes de jeunesse. Mais commettre délibérément une pareille lâcheté, faire avec préméditation des choses impies, voilà qui est impardonnable. Vous avez cru, à force d’entêtement, en faire à votre tête. Mais, écoute, mon gaillard, quand même tu aurais soixante ans, soixante-dix ans, tu n’as pas d’ordre à me donner. Je me suis jusqu’à présent soutenu contre tout le monde, et je saurai bien te mettre à la raison.

De son côté, Frédéric (Fritz) écrivait à son redoutable « Vater » : Faites de moi tout ce que vous voudrez au monde, je serai content de tout, je serai ravi, pourvu que je sois soldat. C’était là, en, effet, sa vocation. À l’un des familiers de sa jeunesse qui lui demandait comment il arrangerait sa vie, s’il était le maître, il répondit : Je vous assure, mais n’en dites rien, que le plus cher de mes plaisirs est la lecture. J’aime la musique, mais beaucoup plus la danse. Je hais la chasse, mais j’aime fort à courir à cheval. Si j’étais le maître, je ferais tout cela comme l’envie m’en prendrait. Mais j’emploierais une grande partie de mon temps à mes affaires. Il aurait bonne table, concert et petits soupers. Pour s’habiller il porterait toujours l’uniforme mais avec des surtouts magnifiques.

Il a eu une gouvernante et un précepteur français auxquels il est resté très attaché, qui l’ont, de bonne heure, instruit dans notre littérature et lui ont inspiré l’amour de Bayle, de Voltaire et de l’affreuse poésie prosaïque de l’époque, d’une comique laideur. Les vers de Frédéric comme ceux de Voltaire sont d’affreux douze pattes, qui grimacent quand ils veulent rire, et d’un attendrissement grisâtre et morne. Sa prose, au contraire, est excellente. Par ailleurs il a le goût de la flûte, expression chez lui d’une idylle permanente, qui remplace la femme et charme sa mélancolie. Ce conducteur de peuples, cet inspecteur de grenadiers a écrit des concertos pour flûte et des sonates ! Quant à ses poèmes, voici le premier qui donne le ton général. Il est adressé à une dame qu’il avait connue à Custrin où Frédéric-Guillaume l’avait relégué comme gratte-papier :

 

        Permettez-moi, Madame, en vous offrant ces lignes

        Que je vous fasse part de cette vérité,

        Depuis que je vous vis, j’ai été agité,

        Vous êtes un objet qui en êtes bien digne.

 

L’auteur de Zaïre et de Mérope n’a pas fait mieux, ni pire. Sur ce sujet Voltaire et son protecteur pouvaient se donner la main. Mais où la chose devient surprenante, c’est que Frédéric II aimait Racine et traitait Corneille avec dédain. Comment ce grand soldat attentif à ses équipements, à ses projets de campagnes, trouvait-il le temps d’aspirer à la poésie et de faire des vers entre deux batailles alors qu’il était si prodigieusement dénué de lyrisme ?

 

 

La mésentente de Frédéric et de son père s’aggravant, le prince héritier, qui n’avait comme confidente et soutien que sa sœur Wilhelmine, par la suite margrave de Bayreuth, prit la résolution de fuir à l’étranger. Battu, humilié, il s’ouvrit de son projet à un jeune officier de vingt-cinq ans, le lieutenant Jean-Hermann von Katte. C’est le 31 mai 1730, pendant un voyage en Saxe, que « Fritz » dévoila son intention à Katte, qui en fut d’abord effrayé. Il s’agissait de s’échapper et de gagner Strasbourg, de séjourner quelques semaines en France puis de passer en Angleterre et de s’installer à Londres. Après avoir essayé de nouveau de retenir son ami, Katte, pour son malheur, se laissa fléchir. Afin de se procurer de l’argent, ils vendirent les brillants des décorations de Frédéric, Katte emprunta 3 000 thalers à ses camarades. Cependant les bruits de cette fugue avaient transpiré et le roi faisait surveiller étroitement son fils. Lors d’un voyage sur le Rhin, Frédéric essaya, au petit jour, de quitter le cantonnement. Mais les chevaux n’arrivèrent pas et le prince royal, découvert, fut arrêté. À Clèves, le roi l’interrogea :

– Vous voulez déserter ? Pourquoi ?

– Pourquoi ? Parce que vous me devenez chaque jour plus horrible. Parce que vous me donnez, sans cesse, des preuves sensibles de votre haine. C’est le désespoir où vous m’avez réduit qui m’a inspiré la pensée de fuir !

Frédéric-Guillaume, entendant ces mots, se sentit au bord de la folie, s’imagina que son fils voulait l’assassiner, l’obligea à nommer son complice Katte et le fit enfermer dans une chambre gardée toute la nuit par des sentinelles en armes. Une instruction en règle fut ouverte dès le lendemain.

Rentrant à Berlin, le roi fit une scène terrible à sa femme et ses enfants, surtout à Wilhelmine, qu’il jeta par terre à coups de poing, puis se saisissant de Katte, il parla de le faire mettre à la torture avec son fils, pour les contraindre à avouer des forfaits imaginaires. Sur les supplications de son entourage, il renonça à ce projet. Une commission d’enquête se réunit. Frédéric-Guillaume roulait dans sa tête des projets affreux. Cependant, des lettres d’intercession en faveur de son fils parvenaient d’Angleterre, des Pays-Bas, de Russie, de Suisse, de Hollande. À mesure que l’instruction avançait Frédéric-Guillaume suivait mieux l’exagération de son premier soupçon. Les accusés furent renvoyés devant le conseil de guerre sous l’inculpation de désertion et de complicité. Les juges militaires remirent Frédéric à la très haute et paternelle grâce de Sa Majesté et condamnèrent Katte à la prison perpétuelle, mais le roi exigea pour le jeune officier la peine de mort : « Je me résigne, dit Katte, entendant la lecture de l’arrêt, à la volonté de la providence et du roi. Je n’ai commis aucune mauvaise action, et si je meurs c’est pour une bonne cause. » Le malheureux fut transporté de Berlin à Custrin pour y être exécuté. Frédéric, incarcéré dans cette dernière ville, ne connaissait rien du jugement. Il apprit avec horreur que l’exécution aurait lieu sous ses fenêtres. Il gémit, pleura, courut dans son cachot, implorant la vie pour son ami. Celui-ci mourut avec le plus grand courage, sous les yeux de Fritz que tenaient deux officiers et qui, par la fenêtre, lui criait : « Pardon, mon cher Katte, au nom de Dieu, pardon ! » Cette effroyable épreuve devait marquer le futur roi de Prusse pour la vie.

 

 

Le mariage de Frédéric avec la princesse Élisabeth de Brunswick qu’il appelait « l’abominable objet de mes désirs », la maladie de son père, le premier contact avec le feu, le « voyage d’agrément » en Prusse, terre sauvage située hors d’Allemagne en pleine Slavie, encastrée dans les territoires polonais, les années de bonheur à Rheinsberg, dans une vieille maison seigneuriale que le jeune prince transforma et où il s’entoura d’une société française de goûts et de formation, tout cela est conté dans ce style alerte et savoureux, souvent ironique qui est le propre de Gaxotte. Le prince souhaitait auprès de lui un écrivain qui lui apportât l’air de Paris. C’était une hantise. Il essaya de faire venir Gresset, en lui promettant de le nommer évêque quand il régnerait. Mais de Potsdam, le père veillait et devant lui Fritz continuait à trembler. « Il faut que je l’envisage comme mon plus cruel ennemi, qui m’épie sans cesse pour trouver le moment où il croit pouvoir .me donner le coup de Jarnac. » Cependant, il se dominait et conservait en toute occasion une impassibilité stoïque. Pour sa défense il avait aussi d’autres armes : ses talents de colonel, l’excellence de son régiment et la taille de ses recrues, car Frédéric-Guillaume avait la manie des géants. « Si, par l’intervention de colosses, on peut faire fortune à Berlin, je puis faire fonds sur la mienne. » Cependant le train de maison – vingt ou vingt-quatre personnes à table, un orchestre, de la bâtisse – tout cela coûtait cher et bien que Frédéric-Guillaume eût, en dépit de ses grossièretés, augmenté les revenus de son fils, celui-ci était toujours à court d’argent, pressé de tous côtés par ses créanciers, et recourait à des emprunts, assurant que son père « était très mal » et que cela pouvait servir d’argument. Cette impécuniosité ne l’empêchait pas de commander d’un seul coup huit cents bouteilles de champagne, cent de volnay et cent de pommard. Pour faire comme en France, on s’enivrait parfois et l’on cassait les bouteilles. Le 8 août 1736, il écrivit à Voltaire sa première lettre qui lui avait donné bien du mal. Voltaire avait alors quarante-deux ans. Il vivait à Cirey avec Mme du Châtelet. Il avait des admirateurs fervents et de nombreux ennemis. Il fut enchanté de cette lettre d’une altesse royale. La correspondance s’établit.

Pour tromper son impatience de régner, Frédéric II publia à La Haye, en septembre 1740, un Antimachiavel patient et moralisateur qui ne valait pas grand’chose ; mais, comme le remarque finement Gaxotte, ce livre recouvrait déjà quelques principes vigoureux, comme celui qui affirme que « la guerre est l’affaire des grands souverains ». Il se figurait que Machiavel était un manuel de l’intrigue à l’usage des principicules d’Italie. Cependant, le futur roi de Prusse échafaudait en pensée des combinaisons diplomatiques, un rapprochement avec la Russie, une coalition avec les États scandinaves et la Hollande. Mais sa pensée profonde était de gagner l’alliance de la France contre la maison d’Autriche ; « Si j’aime quelque chose au monde, écrivait-il au ministre de France La Chetardie, c’est la nation française. Il ne dépendra donc que de vous que je puisse donner un libre cours à mon affection et à ma tendresse. Pourvu que le pays y trouve son avantage, vous me mènerez aussi loin que vous voudrez. » Vers le même temps, il écrivit son premier opuscule, de polémique et de propagande : Considérations sur l’état présent du corps politique de l’Europe. Le premier de tous les princes, il avait compris « quelle puissance allait être dans son siècle l’opinion organisée, et de quel poids la république des lettres allait peser sur les décisions des rois ». Mais, pour ce qui est de la France, François Ier, en protégeant Rabelais contre les flammes du bûcher, l’avait déjà compris, et Louis XIV aussi, en admettant Molière à sa table et en arrachant Tartuffe aux foudres du Saint-Office.

Au retour d’un voyage d’inspection en Prusse orientale, Frédéric-Guillaume se sentit plus las que jamais : « Un peu de patience, mon fils », disait-il à ce Fritz, dont il reconnaissait maintenant les qualités. Il allait de mal en pis et l’hydropisie l’étouffait. Il ne pouvait demeurer au lit qu’assis et supporté par des coussins. Frédéric donna le conseil d’appeler un célèbre médecin de Halle. Le malade répondit que son médecin ordinaire suffirait bien à le tuer : « Il sait bien, le bougre, que, si je crève, personne ne lui demandera compte de la façon dont il m’a traité. » Toutefois il avait peur de l’enfer.

 

 

Frédéric savait que son père était perdu. Dès le début de 1740, il l’écrivit à sa sœur qui, dans sa capitale de Bayreuth, fêtait le carnaval en jouant Le Malade imaginaire. Voyant venir la mort, Frédéric-Guillaume eut un long entretien avec « son fils bien-aimé » et lui exposa l’état des affaires publiques. Il lui conseilla de se méfier de l’Europe entière, principalement du roi George d’Angleterre. Il lui recommanda de prendre toujours soin des troupes, de ne traiter avec la France que sur un bon pied, de ne pas entreprendre de guerre à la légère. Le lendemain il fit placer au pied de son lit son cercueil de chêne à poignées de cuivre. Son testament était rédigé depuis sept ans, mais il se fit relire les dispositions qu’il avait prises pour ses obsèques. L’enterrement aurait lieu en présence du régiment des grenadiers, les tambours recouverts de drap noir, le drapeau, les fifres et les hautbois garnis de crêpe. Les officiers auraient le crêpe au bras, au chapeau, à l’écharpe et à la dragonne. Le cercueil serait porté de la chambre au char funèbre par huit capitaines. Mais de l’église à la tombe le roi souhaitait d’être porté par des officiers généraux. À ceux qui se seraient dérangés, on servirait un repas avec du bon vin. Il se fit donner un miroir pour se regarder mourir. L’étonnant souverain expira à l’âge de cinquante et un ans, neuf mois et seize jours.

Celui qui était désormais Frédéric II partit pour Berlin et, le lendemain, se retira à Charlottenburg, afin d’échapper aux importuns. Il laissait pour sa femme un billet glacial. Sa véritable destinée commençait.

 

 

La seconde partie du volume, le règne, est en tous points digne de la première. Ce serait déflorer ce grand livre que d’en faire en courant l’analyse. Gaxotte a posé son personnage. Il nous le montre maintenant en action, une action dont le monde, l’Europe et la France sentent encore aujourd’hui les effets. Je pense qu’aucun homme cultivé ne saurait se passer dorénavant de lire ce Frédéric II.

 

 

 

Léon DAUDET,

L’heure qui tourne,

Éditions de la Nouvelle France,

1945.

 

 

 

 

 

 

 

 

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