Les hommes de la Révolution en général

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Léon DAUDET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’EST le cas de dire, comme Bérenger : « Hommes noirs, d’où sortez-vous ? » Car si quelques-uns des premiers révolutionnaires et des plus actifs, tels Mirabeau, Laclos ou Barère, appartenaient, par tempérament et par l’esprit, au dernier tiers du dix-huitième siècle, le plus grand nombre était composé de gens de robe, de beaux parleurs et d’hommes d’affaires, formés à l’idéologie encyclopédique, adhérents à ce qu’on appelait « les nouveautés », membres de sociétés de pensée, et d’une ambition supérieure à leurs moyens. C’est leur état d’esprit qu’il s’agit de se représenter : une extrême suffisance, un besoin d’échafauder des systèmes destinés à remplacer ce qui était et à reprendre la société par la base en la débarrassant des « chimères » religieuses, en supprimant les privilèges de la noblesse, les derniers vestiges de la féodalité, en substituant au régime monarchique celui des assemblées en permanence, en restituant au « peuple » les droits dont on l’avait frustré au cours des âges et qui lui appartenaient. Ici première scission, d’où devait sortir la division rapide des Girondins et des Montagnards, des modérés et des extrêmes, scission qui, après quatre-vingts ans, se retrouvera dans celle, intradémocratique, des opportunistes et des radicaux. D’un côté, les réformateurs par étapes. De l’autre, les réformateurs d’un seul coup. Les Girondins eux-mêmes se divisaient entre ceux qui désiraient une monarchie constitutionnelle et ceux qui allaient jusqu’à l’établissement d’une république modérée. Le Tiers était ainsi fort désuni dès le début, dès son admission aux États généraux. Les uns réclamaient le vote par tête au lieu du vote par ordre. Les autres réclamaient le doublement de la représentation comme plus conforme à l’importance de celle-ci. Les motions se multipliaient et s’entrechoquaient, créant des réputations éphémères qui s’éboulaient et se reformaient sans cesse.

Un flot d’imprimés, de libelles, de journaux soutenaient les opinions des groupes et des sous-groupes et étaient lus avidement par leurs partisans. Certains chiffres nous étonnent encore aujourd’hui. C’est ainsi que la vente du Père Duchêne, organe populacier rédigé en style poissard par le bellâtre Hébert, dépassa souvent cent mille exemplaires pour Paris et la région parisienne. L’Ami du peuple de Marat – que subventionnait Philippe-Égalité – n’atteignait certes pas ce chiffre, non plus que le Vieux Cordelier de Camille Desmoulins. Les uns comme les autres sont maintenant illisibles et donnent le sentiment d’une bassesse intellectuelle invraisemblable, d’un primarisme déconcertant, d’une emphase grotesque. Il y a un style révolutionnaire comme il y a un tempérament révolutionnaire, caractérisé par un mélange de menaces et d’adjurations larmoyantes, style qui se retrouve dans les documents publics comme dans les correspondances privées, où le mot de « vertu » revient à chaque ligne, et qui sue l’hypocrisie. Les souvenirs de l’antiquité y abondent comme si les « novateurs » avaient besoin de références ou voulaient faire montre de leurs connaissances. Dans ce grouillement de grands ou de petits ambitieux on peut déceler quelques catégories.

Le plus grand nombre d’entre eux portent la marque du primaire et qui souffre de se sentir tel. La caractéristique du primaire, c’est d’avoir sur toutes choses des notions fausses, mais ancrées, et un système pour les relier. Le dictionnaire de Bayle est un bon répertoire des thèmes primaires de l’époque, dont allait se repaître par la suite le dix-neuvième siècle et que vint remplacer ultérieurement le mythe de l’évolution. Un autre trait du primaire, c’est la combativité aigre et coléreuse, incapable de supporter la contradiction : « C’est ainsi et cela ne saurait être autrement. » Les hommes de la Révolution veulent, exigent qu’on soit de leur avis, de façon de plus en plus âpre, dans les assemblées comme dans les salons et la rue, et cela sous peine de déconsidération, puis de mort. Ils détiennent la formule ne varietur de la justice et de la vérité. Le doute ne les effleure même pas. Ce sont les dévots de la nouvelle manière et qui comportent aussi leurs tartuffes.

À côté des primaires et se mêlant à eux, il y a aussi les ratés de la littérature, du barreau, de la bohème, les « neveux » ou « arrière-neveux de Rameau », aspirant à n’importe quel emploi, puis s’en dégoûtant et en cherchant un autre, et finalement échouant dans une bureaucratie, criminelle comme la Sûreté générale, ou simplement administrative, branlante et fictive. Car la paresse et l’impéritie professionnelle jouèrent leur rôle dans le grand bouleversement politique et social de 1789. Ne pas faire ce que l’on a à faire ou le faire faire par un autre fit partie de l’évangile des Droits de l’homme. Il faut noter que, dès le début, la magistrature, à Paris comme en province, avait déserté son poste, comme conséquence de la rupture des ordres, d’où sortit cette infâme parodie des tribunaux révolutionnaires, aboutissant aux Herman et aux Fouquier-Tinville. Car la Révolution voulut toujours garder les apparences de la légalité et c’est au nom de la légalité qu’elle accomplit, dès le début, ses pires horreurs. C’est son côté Bridoison : « La fo...or...me, citoyens, la fooorme. »

Les utopistes, les rêveurs, en un mot les idéologues et faiseurs de constitution en chambre pullulaient, comme ils devaient pulluler en 1848, cette séquelle de la grande Révolution, suivie elle aussi d’une séquelle de Napoléon. On cite toujours Sieyès, l’homme du « j’ai vécu », mais que de sous-Sieyès, que d’ânes en bonnet carré ! Utopies religieuse, morale, sociale, elles foisonnent, attachées chacune à un nom, volant alors de bouche en bouche, oublié, et pour jamais, en dix ans. Elles avaient poussé notamment en Bretagne, contrée où le rêve se mêle couramment au réel, où le songe éveillé est la règle. Celle qui devait avoir le plus de vogue était venue de Genève, où Calvin avait exercé sa terreur et fait brûler Servet. Mais une autre utopie, celle du communisme, devait courir à travers la poussée de 1789, puis reparaître en France, pendant quelques mois en 1848, pendant quelques semaines à Paris en 1871 et acquérir toute sa virulence en Russie, après la Grande guerre en 1917. Elle y sévit encore et y commande l’État.

Ambitieux civils, ambitieux militaires, aspirants dictateurs des deux ordres composent une partie considérable de la Révolution. Les uns comme Dumouriez, oscillent entre les nouveautés et la fidélité à la monarchie, ce qui les fait accuser de trahison. Les autres jouent carrément la partie jacobine et nous les retrouverons avec Laclos et Bonaparte. En 1870, il y eut Rossel, élève de la Flèche et à qui ses camarades présageaient un avenir à la Bonaparte. Tel fut aussi l’avis de Thiers, qui le fit fusiller, malgré toutes les sollicitations, impitoyablement et tardivement.

La biographie d’un Hérault de Séchelles, esprit emporté et sans contrepoids, marque bien l’ascension politique de ces hommes, partagés entre l’ardeur sensuelle (Mme de Sainte-Arnaranthe et sa fille, la belle Émilie) et l’ardeur politique, particulière à l’époque, qui fera, le moment venu, braver l’échafaud à ces exaltés. Missionnaires de l’Enfer, dirent les ordres religieux. Missionnaires aussi d’une bêtise qui n’a pas sa pareille au monde moderne, et qui leur fait prendre, pour des vérités révélées, les solennelles folies de l’an 1789, sorties, sans aucun doute, des États généraux de mai précédent.

La France alors était exceptionnellement vibrante, comme à certaines époques de son histoire et en état de réceptivité. Les billevesées des uns et des autres trouvaient en elle un retentissement éphémère, lequel dominait la voix du bon sens. Elle préférait, suivant le mot de Leibnitz, au grain des choses la paille des mots. Préférence génératrice de catastrophes. On n’en imagine pas de pire que celle qui, en quelques étapes, devait aboutir au 10 août et à l’abdication de la monarchie.

Quelques esprits, réfléchis et pondérés, se sont posé la question de savoir si l’aliénation épidémique n’avait pas joué un rôle dans la génération révolutionnaire de 1789, considérée en son ensemble. On y relève en effet maintes caractéristiques d’une fièvre cérébrale mais guidée et qui va, d’un pas saccadé, d’une marche régulière à la confiscation des biens et à l’extinction des familles possédantes. D’où la discrimination entre les clairvoyants, qui savaient ce qu’ils voulaient, où ils allaient, et ceux qui ne le savaient pas, suivaient le mouvement, obéissaient au coude à coude. Pour ce qui est des trois assemblées, les commissions, instituées et fonctionnant avec un certain ensemble, paraissent avoir été composées des premiers, qui faisaient voter leurs propositions et motions, incendiaires ou absurdes, par les seconds, par les timides et les passifs. La lecture des comptes rendus rend ce partage parfaitement clair et il est demeuré, à travers un siècle et demi, la règle psychologique des assemblées.

Toute assemblée est malléable. On s’impose à elle après quelque résistance, par des interventions répétées, brèves, insistantes. Il ne faut ni la fatiguer, ni la décevoir. Nouvelles venues sur la scène politique, désireuses de manifester leurs puissances, la Constituante, la Législative, la Convention se succédant à de courts intervalles, semblent avoir voulu, la troisième en concurrence avec la Commune de Paris, maintenir l’attention par des débats tumultueux, portant à la fois sur la constitution, les lois et les personnes. La Constituante se maintint, avec quelque peine, dans des considérations générales, où s’affrontèrent les utopies et les tempéraments. La Législative se trouva devant le problème central de la monarchie ou de la République. Elle recueillit, au 10 août, la famille royale dans son sein. La Convention se trouva devant le problème extérieur et ce qu’elle appela la Patrie en danger, et devant l’exécution du roi et de la reine. Chacune d’elles tira sa couleur et sa force de la forme de lutte à laquelle elle s’adonnait. La foule – c’est-à-dire les tribunes – participa ou participèrent peu aux débats des deux premières, si ce n’est par une curiosité encore respectueuse, mais intervint largement aux débats de la Commune et de la Convention, offrant un spectacle tragique, comique aussi, divers et renouvelé.

Dans l’ensemble, le compte rendu en constitue un fatras enseveli aujourd’hui, sauf quelques séances mémorables, dans la poussière et la cendre du temps. La bonne volonté de quelques-uns – comme Vergniaud, comme Barnave –, l’astuce et l’esprit d’intrigue de quelques autres sont recouverts par l’abus du verbiage le plus fatigant. Le dessin même des débats se perd dans des incidents et des interruptions sans portée. Il en sera ainsi tant qu’il y aura des assemblées délibérantes, auxquelles sera remis le sort de la nation et qui trembleront d’hésitation et de crainte devant les déterminations importantes.

Il est à noter – et Jaurès l’a fait dans son Histoire de la Révolution – que de ces dernières la principale, celle de la guerre européenne, fut prise par Brissot, de la Gironde, entraînant ses amis, contre Robespierre et les siens. Ceci nous montre l’abîme profond qui séparait les uns des autres et qu’a marqué, à plusieurs reprises, Albert Mathiez, dans ses ouvrages, notamment dans Girondins et Montagnards. Pourquoi Robespierre était-il opposé à la guerre contre les rois et les princes ? Parce que l’affaire importante était à ses yeux la question intérieure du transfert de la fortune publique, mainmorte comprise, des privilégiés, comme on disait alors, aux petites gens. Inaccessible aux tentations d’argent – d’où son surnom d’Incorruptible –, assez versé en économie politique pour voir la gabegie monter autour de lui dans les proportions effroyables qu’a montrées le même Albert Mathiez, il estimait que la Révolution ne devrait réformer l’univers qu’après s’être réformée, elle, dans une subversion totale des fortunes. C’est du moins ce qui apparaît dans toute sa conduite et dans la lutte acharnée qu’il mena contre Danton et son groupe.

Car la loi de toute assemblée, c’est de se résoudre en partis ou clans, qui eux-mêmes se choisissent des chefs, et, à partir de là, c’est la lutte entre les chefs qui en oublient toute autre considération politique. Mirabeau en avait le sentiment en quelque sorte inné et, s’il eût vécu, il eût certainement, par la vigueur irrésistible de sa parole, groupé autour de lui toutes les forces vives de l’assemblée, quels que fussent son titre et son recrutement. Il eut même surmonté sa propre vénalité, indiscutable et immense, mais qui ne gênait pas ses manœuvres. Au lieu que sa caricature Danton s’abîma et se noya dans la boue sanglante.

Enfin, Mirabeau avait du bon sens, alors que les premiers rôles de la démocratie révolutionnaire, comme il devait arriver à leurs piètres successeurs actuels, n’admettaient pas la réponse des réalités à leurs billevesées politiques et financières. La résistance des faits leur apparaissait sous la forme du complot contre leurs personnes. Complot qu’une répression impitoyable briserait. Quand on persécute les capitaux, et de quelque façon que ce soit, ils se dissimulent, se cachent, ou se sauvent. Quand on persécute les capitalistes, ils émigrent. La lutte de classes mène à la ruine générale et à la famine. L’exagération des impôts paralyse et arrête la production. Contre ces vérités élémentaires, des torrents d’éloquence, des échafauds en permanence, une paperasserie de lois oppressives ne peuvent rien.

Une distinction absurde fut admise, dès le début de la Révolution, entre les démocrates, censés raisonnables et les démagogues ou enragés. Cette fausse distinction a duré jusqu’à nos jours, à travers la différence des temps et des personnes. Elle ne repose que sur une illusion d’optique. La Révolution est une pente ou mieux un glissement continu, qui va du girondin au montagnard et à l’enragé, de la démocratie à la démagogie avec des stagnations intercalaires qui tiennent généralement à l’ambiance. Quiconque n’est pas convaincu de cette vérité ne peut rien comprendre à notre Histoire depuis 1789, depuis le régime des assemblées.

On a écrit des ouvrages curieux sur le calme, en pleine Terreur, du reste et du gros de la nation, qui ne s’occupait même plus des charrettes conduisant, par paquets, les victimes au bourreau. C’est qu’à tous ces débats, qu’à toutes ces querelles, qu’à tous ces discours, le gros public des villes ne comprenait pas grand-chose, alors que le public des campagnes, dans son ensemble – exception faite pour l’ouest et le sud-est – ne comprenait rien du tout. Les historiens eux-mêmes en disputent encore aujourd’hui et pataugent, alors que des points importants sont déblayés. Michelet, Lamartine, Aulard ont contribué à fausser les esprits en voulant à toute force voir des desseins généreux et de nobles calculs là où il n’y avait que des instincts déchaînés. Ils ont tenté s’assainir la jungle et de mettre des faveurs et des rubans aux bêtes féroces qui menaient le branle. Puis le temps de la vérité est venu et il faut rendre justice à Taine qui a crevé, le premier, le préjugé favorable et mis les pieds dans le plat de sang.

Émerge-t-il au moins de ces mornes séances de la Constituante et de la Législative, de ces hurlements et agiotages de la Convention, quelques vues nouvelles et justes en finance, en politique générale, en aspects de gouvernement ? À cette question primordiale il est permis de répondre : non. Un nom symbolise la question financière, celui de Cambon. Il fut, comme dit Lenôtre, l’apôtre de l’inflation et nous savons aujourd’hui quelle absurdité représente l’inflation, c’est-à-dire la planche à assignats. C’est le cataplasme, empli de vers, sur la plaie. Carnot, à la Défense nationale, a conquis une célébrité tenant à ses qualités administratives, mêlées à une aveugle férocité. Prenez ces gouvernants un à un, examinez leurs actes, écoutez leurs paroles. C’est l’erreur renforcée sous toutes ses formes, le faux témoignage truculent ou cauteleux, ou la brutalité la plus révoltante. À ce point de vue, le procès du roi, comme mauvaise foi, dépasse tout. Mais le cours habituel des débats est étrangement limoneux, quand il n’est pas surchargé d’immondices. Il est à remarquer, d’ailleurs, que les laudateurs de la Révolution l’ont généralement passé sous silence. J’ai pu en consulter la collection. Ces gros livres vous tombent des mains et l’esprit ne saurait s’y attacher. La paresse et l’envie, les plus bas intérêts, voilà les débats de ces assemblées permanentes à leur aurore. On n’en cite qu’une, ultérieurement, l’Assemblée nationale, après la guerre de 1870, qui ait accompli un travail utile.

Sous les assemblées de la Révolution la passion menait tout, avec des courants, très curieux, de panique devant les décisions qu’on venait de prendre. La peur tenaillait la plupart des membres de la Convention, qui n’osaient plus venir siéger, de peur d’être pris à partie à propos de n’importe quoi, décrétés d’accusation et envoyés à la guillotine. Certains, comme Marat, portaient des armes sous leurs vêtements. Un historien, M. Georges Izard, a écrit à ce sujet : « Les conventionnels étaient 782 au début (c’est-à-dire en septembre 1792). En octobre 1792 on en compte 460 à leurs bancs. On tombe aux environs de 350 en janvier 1793, pour descendre au-dessous de 200 en juillet-août. Rien ne peut décider les défaillants à revenir. Tous les prétextes leur sont bons pour demeurer en province, terrés dans leurs circonscriptions. L’un argue de sa santé délicate, un autre d’affaires de famille, un troisième de la politique locale qui réclame sa présence. Le « filon » était d’obtenir une mission en France ou à l’étranger. Une fois partis il fallait leur adresser lettre sur lettre pour les faire revenir, et encore beaucoup ne répondaient-ils pas à ces sommations. Tous aspiraient à la fin de cette existence. « Que ne puis-je être aussi obscur que je suis connu », s’écria Desmoulins. « Que ne suis-je au sein de ma famille à cultiver mon champ », implora Piette des Ardennes... « Je suis saoul des hommes », dit Barère.

Dès la fin de la Constituante, ces représentants sont comme sur un bateau ivre qui les emporte ils ne savent où...

 

      Comme je descendais ces fleuves invisibles

      Je ne fus plus soudain guidé par les rameurs :

      Des sauvages criards les avaient pris pour cibles,

      Les ayant cloués nus aux poteaux de couleur.

 

Mais avec la Convention, ces captifs en vue savent où le nouveau régime les entraîne : à la mort. Est-ce le fait d’une force obscure et ignorée d’eux ? Sont-ce des ennemis cachés, des gens dans des coins, tel l’insaisissable de Batz, ou tel « agent de Pitt ou de Cobourg » ? On ne sait pas et le plus simple est encore de ne pas se montrer et, si possible, de se faire oublier.

Or quels étaient, vis-à-vis des trois assemblées de la Révolution, les sentiments de la populace ?

Il y eut d’abord un très grand respect et, avec un élan d’espérance extraordinaire, le sentiment que les représentants du peuple – cette expression dit tout – allaient relever les finances et faire le bonheur de la nation. Cette conviction apparaît dans les grandes villes, notamment à Paris, Lyon et Marseille, et les délégués en province, dont l’activité commence avec la Législative, reçoivent en général un accueil favorable. On leur expose les doléances de la région ; on les consulte, on les héberge, on les charge de formuler des protestations contre « les abus », tenant tous à la monarchie et qu’ils assurent devoir cesser avec le gouvernement républicain. La panacée universelle, il faut s’en rendre compte, ce sera le départ du roi, faible, irrésolu, circonvenu par les prêtres, et de la reine aux mains des nobles et des sacripants dorés.

D’où, lors de la fuite de Varennes, le soupir de soulagement de beaucoup de mandataires du peuple, délivrés de ce souci : que faire du membre mort de la Constitution ? Lorsque Louis XVI fut arrêté à la frontière, la consternation de ceux-là fut générale. Tout était remis en question. Il s’agissait désormais de s’en débarrasser d’une façon quelconque, et le couperet montrait son tranchant. Mais derrière lui demeurerait sa femme, la plus dangereuse, parce que formée à l’école de sa mère Marie-Thérèse, sa sœur, Madame Élisabeth, et les enfants...

La question financière, dont il apparut rapidement qu’elle était, dans l’état des choses, insoluble ; la question du droit de veto, suprême ressource, d’ailleurs négative, de la monarchie ; la question centralisatrice, ou de l’unité de la nation, résolue par les jacobins et d’où sortit l’administration napoléonienne ; la question du clergé assermenté et des cérémonies du culte, à laquelle s’ajoutait la question religieuse proprement dite ; la question enfin de la Défense nationale et de la Patrie en danger, qui prima soudain toutes les autres, et exerça sa pression sur elles, tel fut en résumé le programme parlementaire de 1789 à 1795, au milieu des cahots, des surprises, des troubles et des angoisses de la Terreur, allant de la confiance publique à la méfiance et de l’attendrissement aux massacres, suivant les alternatives de ce monstre changeant : l’opinion publique.

L’opinion publique, à partir de 1789, se manifestait surtout par la presse, des fêtes et des rassemblements populaires. Puis elle s’exprima par des votes qui allèrent du corps électoral au suffrage universel groupé dans les diverses sections. Dès cette époque les républicains voyaient, dans le suffrage universel, véritable cohue pendant la tempête, une soupape de sûreté par où s’échapperaient ces fureurs, ou ces ressentiments, ou ces revendications de masse, dont on craignait les remous.

Les infiltrations spectaculaires de la populace dans la Convention traduisaient le véritable état d’esprit révolutionnaire, aux yeux duquel c’était la foule, dans sa plus large expression, qui devait dicter sa loi à ses délégués au gouvernement. C’était la formule de Marat, le véritable inventeur de la dictature, ou plutôt de la prétendue « dictature du prolétariat ». Car la foule, comme le mercure, se morcelle toujours, à un moment donné, en parcelles, souvent opposées les unes aux autres. Par elle, et ses subdivisions, on en revient ainsi aux partis, qui eux-mêmes élisent des chefs aux avis contradictoires. C’est ainsi que le gouvernement par la masse aboutit inéluctablement au gouvernement par les groupes. D’où bataille et, suivant la tension des circonstances, lutte, ou guerre civile, implacable. Les sélections par l’assemblée sont inopérantes. L’absence de sélection est immédiatement homicide.

Bainville disait que le suffrage universel est une sortie, tous les quatre ans, de larves dont on ne peut prévoir si elles tourneront à droite ou à gauche. C’est tout à fait cela. En effet, le suffrage universel ne connaît pas un mot des problèmes sur lesquels on fait semblant de le consulter et il s’exprime sur eux au petit bonheur, ou d’après des engouements passagers. Le misérable Philippe-Égalité, que Paris avait acclamé lors des États généraux de mai 1789, fut élu à grand-peine à la Convention, et encore grâce à l’appui de Marat, aux côtés duquel il alla siéger. Il n’est rien que l’on ne puisse faire admettre par le suffrage universel.

Voici les principales bourdes, devenues populaires, dont sortit la Convention, après les massacres de septembre 1793 :

1o Le roi est un abominable tyran, secondé par une hyène – Marie-Antoinette – avide du sang des Français ;

2o Le roi et la reine conspirent journellement contre la liberté du peuple français, avec l’appui de l’étranger. Ils correspondent avec les émigrés et l’armée de Condé, dont le quartier général est à Coblentz ;

3o Les bandits de Vendée et de Bretagne sont aux gages de l’Angleterre et de l’Allemagne, de Pitt et de Cobourg. C’est Mme Veto, la mère Capet qui fait la liaison ;

4o Le roi et la reine doivent être mis en jugement et exécutés. Cela frappera de terreur l’étranger et sauvera la France de la servitude.

Il n’est aucun de ces chefs d’accusation, rédigés dans les bureaux des comités de Sûreté générale et de Salut public, qui ne soit un grossier mensonge, mais colporté par une presse stylée et sans contrepartie depuis l’assassinat de Suleau.

Que le taux de la haine envers le roi et la reine ait pu être ainsi maintenu pendant cinq ans au milieu de tant d’évènements, voilà qui surprendrait si l’on ne tenait compte, avec Mortimer Ternaux, des deux comités dits de gouvernement et notamment de celui où siégeaient les bêtes de l’ombre, conductrices de l’opération. Ainsi se fabrique, ainsi se maintient l’opinion publique. Chose curieuse, un Robespierre ne le comprit que dans les derniers temps de sa vie et, même alors, il ne put apporter les précisions qui l’eussent peut-être sauvé en détournant l’orage de sa personne.

Comme il arrive entre complices, le soupçon joua un rôle de premier plan parmi les chefs de la Révolution. Chacun d’eux avait, dans la police politique, des auxiliaires qu’il croyait dévoués et qui, bien entendu, le trahissaient. La dépréciation de la monnaie, qui, du fait de l’inflation, allait croissant, venait en aide à cette surenchère. Chacun soupçonnait son voisin, surtout chez les premiers rôles, qui étaient ainsi les plus exposés. Avec le soupçon, la délation était courante ainsi que le chantage. Les « musiciens » faisaient des affaires d’or, certains d’entre eux étaient célèbres et fort achalandés. Un mot domine la Terreur, celui de « suspect ». Il a donné naissance à la loi que l’on connaît et dont les ravages furent incalculables.

Était suspect celui qui avait fréquenté des ci-devant, car comment admettre qu’il ne fut pas demeuré en relations avec eux ? Était suspect celui qui dépensait largement. Car d’où lui venaient les sommes qui coulaient ainsi de ses mains ? Était suspect celui qui ne dépensait pas, ou presque pas. C’était donc qu’il thésaurisait, entravant ainsi la circulation de la monnaie et affamant le pauvre monde. L’avarice était ainsi suspecte au même titre que la prodigalité. La suspicion venait en aide à l’envie, cette plaie empoisonnée de la démocratie en action. Les serviteurs – ce qu’il en restait – épiaient les maîtres et faisaient des rapports à la police. Des vocations d’indicateurs bénévoles s’affirmaient. L’émancipation des couches basses du Tiers, précipitée, mettait en mouvement une foule de chenapans qui trouvaient leur emploi dans la levée en masse et les fournitures militaires. La gabegie entrait dans les mœurs. Il n’était question, dans les discours publics, que de vertu et le vice coulait à pleins bords. Il avait son quartier général : le Palais Royal. De la bonne société, qui le pratiquait au dix-huitième siècle, il avait glissé dans la plèbe, donnant naissance à la canaille, et celle-ci tenait le haut du pavé, ayant accès aux postes et aux charges d’État.

La religion catholique, qui donne des saintes et des saints, et prêche à tous l’humilité, donne aussi en foule des braves gens à tous les étages. En cherchant à supprimer la religion, en tournant en dérision l’honneur familial, en retirant à la vie sociale son sens élevé, la Révolution dégradait tout. Le prétexte patriotique n’arrivait pas à masquer sa misère.

La question décentralisatrice, posée par quelques girondins qui voyaient en elle un remède à tous les maux, fut immédiatement combattue par les montagnards, qui voyaient, dans le fédéralisme, un obstacle à l’autorité, c’est-à-dire à la tyrannie, de l’État. Que voulaient les jacobins et leurs comités de gouvernement ? Mettre à la France un corset de fer, un corset légal qui ne permit aucun mouvement d’indépendance. Exigence en contradiction avec un régime d’assemblée où chaque province devait, en principe, élever sa voix pour la défense des intérêts locaux. Le partage, plus ou moins arbitraire, du pays en départements facilitait l’opération de nivellement, mais supprimait les coutumes comme les initiatives bienfaisantes et substituait, au principe qualitatif de la monarchie, le principe quantitatif de la démocratie parlementaire d’abord, puis plébiscitaire et impériale. Débat de structure et donc de première importance et qui fut sans doute la partie la mieux traitée de l’œuvre de Taine, reprise, avec une richesse d’arguments exceptionnelle, par Charles Maurras, héritier de la pensée mistralienne. Sans doute la centralisation à outrance, jacobine puis napoléonienne, facilite-t-elle la tâche du pouvoir central, la brutalité de son enseignement, la perception des impôts et le fonctionnement de la machine administrative. Mais elle appauvrit la nation, diminue son énergie et elle dépeuple, avec les campagnes, les villes de seconde et de troisième importance, en leur enlevant leurs caractéristiques, leurs richesses morales. C’est ici toute l’histoire de l’étatisme, depuis 1792, qu’il faudrait évoquer.

Certains ont pu croire, en s’illusionnant, que la République en s’humanisant, décentraliserait. Profonde erreur et que Maurras a cent fois réfutée. La démocratie est niveleuse par paresse et aussi par nécessité. Elle est pour le département contre la province, comme elle est pour l’individu contre la personne. Elle anémie la nation à la périphérie. Elle la congestionne à son centre. Ainsi les maux s’ajoutent aux maux à mesure que se prolonge un régime barbare.

 

 

Léon DAUDET,

de l’Académie Goncourt.

 

Paru dans La Revue universelle

en juin 1939.

 

 

 

 

 

 

 

 

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