L’Esprit, cette dignité

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

André DAVID

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La guerre que le monde subit et que l’Allemagne a longuement préméditée a mis en faillite le règne du progrès. Nous voici revenus de notre ivresse de la machine, sombrant dans une espèce de démence destructive, prêts à retourner à notre pauvreté originelle et contraints, en pleine maturité du vingtième siècle, de balbutier des lieux communs. Ce n’est pas les lieux communs qui sont extraordinaires. Ce qui est extraordinaire, c’est qu’il soit nécessaire de les énoncer et que ceux qui les énoncent fassent figure de factieux et soient menacés du camp de concentration. Pourtant, une des gloires du Christianisme est d’avoir fait rayonner la primauté de l’Esprit. Or, aujourd’hui, là où passent les nazis, les droits élémentaires de l’homme sont considérés comme des proclamations tendancieuses.

L’Esprit est dans la solitude, enfermé dans ses profondeurs. À l’heure présente, chacun s’étonne du peu qui surnage du naufrage de sa mémoire. En effet, que nous reste-t-il ? Le reflet des visages aimés, la crainte pour des amis, le regret de la patrie et, par-dessus ces images sacrées : la prière.

L’esprit cherche un refuge. En quelques mois les États-Unis d’Amérique se sont peuplés d’une part de ce qu’il y avait lieu de sauver du génie humain. D’aucuns estiment que la race doit être préservée avant tout, car, disent-ils, que serait l’esprit d’un peuple totalement supprimé de l’univers ? Moins que les vestiges des civilisations mortes. D’autres pensent à l’Esprit d’abord.

Pour un Chrétien, la place est tout indiquée. Cette place est à côté des victimes, et non à la remorque des bourreaux. Pour lui, un crime demeure toujours un crime, le mal toujours le mal, même quand il est imposé dans le cadre de la loi du plus fort par un conquérant qui écrase tout sur le passage de ses divisions blindées.

Il sait que l’Esprit, s’étant répandu sur toute chair, est partout, dans la distinction de l’âme et du corps, dans l’existence des anges, dans l’immatérialité et l’action créatrice de Dieu, dispensateur de l’inspiration des prophètes, des artistes et des savants, dans la sanctification et la consolation, dans la lutte que livrera jusqu’à la consommation des siècles la vie surnaturelle contre la matière.

Devant la Grâce, tous les hommes ont une même origine. Les dons spirituels sont dévolus à chacun. L’idolâtrie nazie ne fournit aucun principe pour le discernement des esprits. Une lourde responsabilité repose donc sur les épaules des Chrétiens. Ils sont éclairés de leur mission. Ne l’avaient-ils pas oubliée ? Qu’ils reprennent le bâton du pèlerin et qu’ils ne s’écartent pas du chemin de la vraie Croix jusqu’à ce qu’ils aient jeté à bas le faux dieu muet, gavé de chair et de sang, des guerriers païens.

Certes, les manifestations divines sont diverses, mais l’Esprit est le même. Il y a diversité de races et de religions, mais il n’y a qu’un même Seigneur, qu’une source unique. Il peut y avoir diversités d’opérations, mais c’est toujours le même Dieu qui fait des miracles, qui dessille les yeux de l’aveugle, guérit les plaies, arrache l’esclave à sa gangue, parle à Moïse dans le Buisson Ardent et à Jeanne d’Arc à la lisière du « Bois-Chesnu », insuffle des discours de sagesse, guide les héros, soutient les martyrs, enfin distribue ses dons à chacun comme il lui plaît, avec parcimonie, car l’Esprit est rare, et les langues de feu ne sont descendues, à la Pentecôte, que sur les élus. Sauf exception, l’humanité ne fait que suivre comme un troupeau en panique.

L’Esprit, ce n’est pas un tyran qui, dans son hystérie, tord les bras de la Croix du Christ, allume des autodafés, ressuscite l’Inquisition, et couronne sa race sur le trône de l’orgueil, mais c’est, bien humblement, un petit vieillard de quatre-vingt-un ans « quittant son lit de douleur (lui qui depuis plusieurs années pouvait à peine se mouvoir) et vêtu d’une robe de chambre et en pantoufles, appuyé au bras de son valet de chambre, va faire la queue pour se faire inscrire comme juif ». C’est ainsi que Mme Raïssa Maritain nous dépeint en six lignes d’une pathétique élévation celui qui fut son maître et son ami : « Plus que jamais solidaire de son peuple, Henri Bergson a cependant reçu le baptême. Il ne voulait pas rendre ce fait public de son vivant par délicatesse pour les juifs persécutés qu’il aurait paru ainsi abandonner dans leur détresse. Maintenant il n’y a plus aucune raison de taire ce grand événement spirituel. » Bergson savait que la religion de Jésus repose sur la charité plus que sur tous les rites de l’Église.

Parmi tous les maux qui nous accablent, le pire est sans doute celui de la séparation. Presque toutes les familles d’Europe vivent dans cet écartèlement. Qu’il soit volontaire ou qu’il soit imposé, l’exil pèse lourdement au cœur du déraciné et le combat intérieur qui se livre dans chaque homme qui pense avec loyauté, dans chaque âme demeurée fidèle à la lumière, est d’un enjeu immense.

Dernièrement, à Laguna, devant un de ces horizons grandioses de la Californie, fait, semble-t-il, pour le bonheur, où la gamme chantante des géraniums descend des falaises brûlées jusqu’aux vagues du Pacifique voilé de brume, une de mes plus chères amies, la mère de Charles Boyer, évoquant nos paysages de France, se demandait, les yeux brouillés de larmes, comment la paix du coucher de soleil que nous admirions pût aller de pair avec notre obsession de la guerre et des malheurs de notre patrie. Une jeune fille de quinze ans qui marchait près d’elle, s’exclama :

– Ah ! ne parlez pas de la guerre devant un pareil coucher de soleil !

Ce cri du cœur de la jeunesse qui s’écarte avec horreur de ce qui assombrit la joie, nous laissa sans voix parce qu’il était sans réplique. Elle avait raison, cette enfant ravissante, et nous avions raison, aussi. Chacun de nous tenait un morceau de la vérité qui forme une unité dont nous ne connaîtrons la plénitude qu’au jour du jugement Dernier. Elle avait raison, l’enfant de quinze ans, puisque la jeunesse possède l’avenir et n’a rien à regarder derrière soi. Déjà, elle se tend vers ce que sera l’après-guerre, vers la reconstruction d’un monde nouveau, exsangue et pacifié. Mais nous qui savons de quel prix le bonheur se paie et le peu qui en subsiste, nous avions raison, aussi, de soupirer, nous qui, séparés de tant d’êtres bien-aimés, traînons dans notre exil et notre solitude l’ombre de tous nos morts.

Ombres qui connaissez le secret de notre destinée, votre nuit n’est pas comme la nôtre peuplée du tonnerre des bombardements, des cris des victimes, des pleurs des petits enfants affamés, des gémissements des mères, des râles des moribonds ; votre regard ne s’épouvante plus de l’embrasement des campagnes et de la destruction des villes ; votre sécurité est à l’abri du cauchemar. Pour nous, quel magicien supplier ! – telle Anna de Noailles mourant de langueur, lorsqu’elle demandait à son médecin dans un souffle qui ne parvenait pas à éteindre son lyrisme :

– Ah ! Docteur, ne pouvez-vous pas m’ôter des oreilles cet océan de ferrailles !

Dans notre chaos, deux brèches offrent une échappée sur l’avenir. Devant l’une se bousculent les hommes de haine. Devant l’autre attendent les hommes de charité. L’Esprit sera l’apanage exclusif de ces derniers jusqu’à ce que les premiers aient été exorcisés des maléfices de l’Antéchrist.

Les hommes de haine auront, de leur acier meurtrier, déchiré le sein de la terre, massacré et pillé, sans même prendre le temps d’ensevelir les morts. Les hommes de charité auront perpétué le culte des principes, accepté de périr pour leur idéal. Un jour viendra où ces travailleurs, aujourd’hui traqués, sèmeront sur les ruines, puis feront la récolte, et cette récolte sera pour tous.

Car voici que s’approche le crépuscule des hommes de haine. Au premier rang des nations enchaînées, la France balaiera jusqu’à leur souvenir. Trop de pierres ont été laborieusement posées sur l’édifice de la civilisation par la France pour que les hommes de charité fassent défaut à la nourrice du génie humain des temps modernes. De son sol se dresseront des bâtisseurs dignes de son passé fabuleux. Dieu a déjà marqué d’un signe l’inconnu qui résoudra son grave problème social. En attendant ce serviteur et ce chef, laissons les petits hommes qui ne font pas l’Histoire à leurs trafics honteux. La véritable souveraineté demeure celle de l’Esprit.

– Comme c’est consolant, l’Intelligence ! disait le Président Herriot chez Mme Geneviève Tabouis, qui, avant la guerre, avait l’art de réunir à Paris, place Malesherbes, ce que notre époque comptait de plus représentatif dans le domaine de la pensée. Jamais parole n’a eu un accent plus actuel. Au risque de perdre cette liberté qu’il défend avec sa foi vigoureuse dans la démocratie, M. Édouard Herriot, à l’heure où la France, avec cet héroïsme fou qui consiste à mettre sa poitrine nue devant les mitrailleuses, oppose à l’oppresseur une sourde et indomptable résistance, vient d’adresser des « profondeurs de sa solitude » un vibrant salut aux États-Unis et à la Grande-Bretagne, à la forme de vie qu’elles représentent et qui nous a été arrachée. L’hommage rendu par la direction de la Revue 1 à l’ancien Président de la Chambre des Députés, prouve qu’ici, en Amérique, on sait reconnaître où réside l’esprit ; cet hommage consiste en quelques mots d’une sobre grandeur : « Le monde considérera cet article comme un acte de courage et de patriotisme. »

Il est noble d’entendre, au soir de sa carrière, un vieux lutteur républicain exprimer sa gratitude pour les idées qui lui ont permis de devenir ce qu’il est, idées essentielles à la dignité humaine, d’affirmer qu’il n’y a pas, en amitié, de malentendu qui ne puisse être aplani, pas de courage sans justice, pas de victoire sans patience, pas d’esprit sans espérance.

Le temps ne travaille pas pour l’Ordre Nouveau qui est une théorie du mal. Les herbes mauvaises seront sarclées. Sans amour des hommes et sans respect des forces éternelles, il est chimérique d’instaurer la société future diaboliquement conçue par la barbarie. En pratique, sa loi ne pourrait être que d’une durée éphémère. La convalescence suit la maladie mais la transition ne s’effectue pas sans choc.

Quelles que soient la confusion et les tempêtes où se débat une forme expirante de la société, quels que soient les ultimes sursauts de celle-ci, il faut se souvenir que les grandes choses qui se sont faites depuis que le monde existe, se sont accomplies lentement, douloureusement, dans la nuit. Quelle certitude y a-t-il, en effet, lorsqu’un homme entreprend de creuser une mine, de tailler un diamant, de mâter l’océan, de crever la stratosphère, de découvrir un microbe ? Qu’y a-t-il de certain dans l’issue des batailles ? Avec les richesses gaspillées, que de misères auraient été soulagées, que d’hôpitaux auraient été construits, que de déserts auraient été rendus fertiles ! Il n’est qu’une certitude, ô vulnérable civilisation, ô progrès utopique : le sacrifice des hommes de bonne volonté. Dieu leur a légué son Testament : le Livre est toujours ouvert. Les conquérants n’y ajoutent pas grand-chose mais le temps durant lequel ils couvrent le monde de ruines nous paraît très long. Dans l’orage de leurs discours et le tumulte de leurs armes, les systèmes se heurtent, les ambitions rampent, les trahisons assassinent, les fausses religions pervertissent, les passions explosent, les races s’entre-dévorent, et, à tour de rôle, leurs Tours de Babel, avec des craquements épouvantables, s’écrasent en poussière. Mais des éclairs qui les consument et des tourbillons qui font voler leurs cendres, une âme neuve prend son essor. L’Esprit, en suspens, assiste à son départ. Une autre de ses filles, en deuil, sanglote sur le seuil de la maison du Père. Celle-ci a beaucoup à dire et beaucoup de larmes à sécher : elle s’appelle la Pitié.

 

 

André DAVID,

Beverly Hills California,

septembre 1941.

 

Paru dans La Nouvelle Relève

en octobre 1941.

 

 

 

 

 



1 American Mercury, septembre 1941.

 

 

 

 

 

 

 

 

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