Adam Mickiewicz, le Livre de la nation polonaise et des pèlerins polonais

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Émile DESCHANEL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y a de longues années déjà, un peu plus de trente ans, le public français faisait un accueil sympathique à un petit volume étranger, dont la réputation devint rapidement européenne et n’a pas diminué avec le temps.

Il s’agissait de la Pologne, pour qui le cœur de la France a battu constamment et sous tous les régimes : chose naturelle d’ailleurs, puisque anciennement déjà la Pologne fut nommée la France du Nord, et puisque l’auteur était le premier poète de sa nation, doublement consacré par le génie et par le malheur, celui-là même dont le comte de Cavour devait dire plus tard à la tribune :

« Le grand mouvement slave a inspiré le premier poète du siècle, Adam Mickiewicz... L’histoire montre que, quand la Providence suscite un de ces génies tels qu’Homère, Dante, Shakespeare ou Mickiewicz, c’est que les nations où ils naissent sont appelées à de hautes destinées » (Séance du Parlement italien du 20 octobre 1848).

Un écrivain français avait très bien compris la portée du livre et pressenti l’avenir qui lui était réservé, lorsqu’il en saluait ainsi l’apparition : « Deux poèmes nous sont venus cette année ; le premier, de Pologne, cette Palestine du Nord ; le second, d’Italie, cette Grèce d’Occident ; l’un sublime de simplicité, gros d’une sainte colère, palpitant d’une haine céleste, tel qu’un psaume de David ; l’autre sublime de douceur, divin de résignation, plein de prière et d’amour, tel qu’une épître de saint Jean ; deux chefs-d’œuvre jumeaux, comme l’Ancien et le Nouveau Testaments ; appelés, celui-ci : le Livre des Pèlerins polonais, par Adam Mickiewicz ; celui-là : Mes Prisons, par Silvio Pellico. »

Et, en effet, le livre d’Adam Mickiewicz et celui de Silvio Pellico sont restés tous les deux populaires.

Si l’on s’accorde généralement en Europe à ne considérer un talent comme définitivement marqué du sceau de la gloire qu’après qu’il a subi l’épreuve de l’opinion publique française, ce qui est un des plus honorables privilèges de notre pays, il y a lieu pour nous d’applaudir chaque fois que le jugement de notre grand jury national se trouve confirmé par le temps.

L’œuvre polonaise dont nous parlons eut une bonne fortune : ce fut d’exciter l’enthousiasme de Lamennais, au moment de ses plus grands efforts pour entraîner l’Église dans les voies du patriotisme et de la liberté. L’un de ses disciples d’alors, M. de Montalembert, en donna une traduction. Et Lamennais écrivait, à cette occasion, les lignes suivantes, qui se trouvent dans sa correspondance, à la date du 6 mai 1833 : « Il va paraître incessamment un petit volume de Mickiewicz, sans contredit le premier poète de notre époque. Il y a là des choses ravissantes. Sans oublier toute la distance qui sépare la parole de l’homme de la parole de Dieu, j’oserais presque dire quelquefois : Cela est beau comme l’Évangile. Une si pure expression de la foi et de la liberté tout ensemble est une merveille en notre siècle de servitude et d’incroyance. »

George Sand, à qui l’on doit une belle étude sur le poème des Aïeux du même auteur, publiée dans la Revue des Deux Mondes, disait de son côté : « Depuis les larmes et les imprécations des prophètes de Sion, aucune voix ne s’était élevée avec tant de force pour chanter un sujet aussi vaste que celui de la chute d’une nation. »

Eh bien ! ce livre vient d’être traduit de nouveau par M. Armand Lévy, avec Introduction et Commentaires de M. Ladislas Mickiewicz, fils du grand poète.

Le volume est divisé en deux parties. La première, intitulée Livre de la Nation polonaise, comprend, sous une forme biblique, un aperçu de la vie historique de la Pologne. L’auteur la représente comme l’effort d’une nation pour pratiquer de peuple à peuple la morale de 1’Évangile, qui, durant des siècles, n’a été pratiquée que d’individu à individu. Et, dramatisant le partage de la Pologne, il le compare à la passion et à la mort du Christ, et annonce que sa nation, elle aussi, ressuscitera ! La seconde partie, intitulée le Livre des Pèlerins polonais, contient des conseils de concorde et d’union. Les Polonais, comme beaucoup d’autres peuples, en ont souvent eu besoin. Ils en avaient besoin surtout au moment où ce livre parut pour la première fois ; car c’était le temps où les partis récriminaient les uns contre les autres avec le plus de violence.

Pour donner un exemple de la manière de l’auteur, nous citerons son chapitre XX :

 

« 1. Une femme était tombée en léthargie, et son fils appela des médecins.

« 2. Les médecins dirent tous : Choisissez l’un d’entre nous pour la traiter.

« 3. L’un des médecins dit : Je la traiterai selon la méthode de Brown. Mais les autres répondirent : C’est une mauvaise méthode. Qu’elle reste en léthargie et meure, plutôt que d’être traitée selon Brown.

« 4. Le second dit : Je la traiterai selon la méthode d’Hahnemann. Les autres répondirent : Cette méthode est mauvaise. Qu’elle meure plutôt que d’être traitée selon la méthode d’Hahnemann.

« 5. Alors le fils de la femme dit : Traitez-la de quelque façon que ce soit, pourvu que vous la guérissiez. Mais les médecins ne voulaient point s’accorder, ils ne voulaient aucunement se céder l’un à l’autre.

« 6. Le fils alors, de douleur et de désespoir, s’écria : Ô ma mère ! Et la femme, à la voix de son fils, se réveilla et fut guérie. On chassa les médecins.

« 7. Il y en a parmi vous qui disent : Que la patrie reste plutôt dans la servitude que de se relever par l’aristocratie. Et d’autres : Qu’elle reste ainsi plutôt que de se relever par la démocratie. Et d’autres encore : Qu’elle reste ainsi plutôt que d’avoir ces frontières-ci ou ces frontières-là. Ce sont tous des médecins, non des fils, et ils n’aiment point leur mère, la patrie.

« 8. Je vous le dis en vérité : Ne cherchez point quel sera le gouvernement en Pologne ; qu’il vous suffise de savoir qu’il sera meilleur que tous ceux que vous connaissez ; ne vous informez pas de ses frontières, car elles seront plus grandes qu’elles ne furent en aucun temps.

« 9. Chacun de vous a dans son âme le germe des lois à venir, et la mesure des frontières à venir.

« 10. Plus vous améliorerez et agrandirez votre âme, plus vous améliorerez vos lois et agrandirez vos frontières. »

 

Le volume de M. Adam Mickiewicz est très chrétien : bien des lecteurs français seraient peut-être disposés à trouver qu’il l’est trop. Et pourtant il déplut à la cour de Rome. Comme on l’a dit éloquemment, « le Pèlerin polonais, poésie de douleurs et de pieuse espérance, voix plaintive d’un peuple redemandant à Dieu ses autels brisés, ses foyers envahis et souillés de sang, était appelé, dans le bref de Grégoire XVI, un écrit plein de témérité et de malice ».

Le premier traducteur, M. de Montalembert, lorsqu’il modifia sur plus d’un sujet son opinion, en arriva à considérer sa traduction et la préface ardente qu’il y avait mise, comme une faute de jeunesse. Le livre avait été par lui si soigneusement retiré de la circulation, que depuis plusieurs années il était devenu introuvable. Aussi devons-nous savoir gré à M. Ladislas Mickiewicz, fils aîné de l’auteur, et à M. Armand Lévy, de la publication qu’ils viennent de faire 1.

« La traduction que je présente aujourd’hui au public français, dit M. Ladislas Mickiewicz, est due à l’ami qui ferma les yeux de mon père. » – Adam Mickiewicz, qui a composé cet ouvrage à la fin de 1832, est mort à Constantinople en 1855. – La traduction de M. Armand Lévy est, dit-on, fort exacte. Tout ce que nous pouvons assurer, c’est qu’elle est écrite avec beaucoup d’élégance et de clarté, comme il convient à cette sorte de prose biblique.

M. Ladislas Mickiewicz a ajouté au livre de son père un Commentaire étendu, appuyé de recherches historiques très intéressantes et plein de citations très curieuses. Nous y avons remarqué de jolies notices sur Catherine, Frédéric et Marie Thérèse, des rapprochements entre l’attitude de Voltaire et celle de Rousseau, etc.

On trouvera dans le Commentaire d’excellentes appréciations sur les hommes de la révolution de novembre 1830 et les anniversaires polonais.

Nous détachons de l’Introduction le passage suivant :

 

« Si nos insurrections précédentes ont excité une admiration universelle, notre insurrection actuelle sera l’étonnement de l’histoire. Elle commença sur les tombeaux de nos martyrs, et elle s’est poursuivie par nos hymnes nationaux, par des foules en prière sous le canon de l’ennemi. Toutes les classes, tous les cultes se sont confondus dans une même souffrance, dans une même supplication : « Dieu, rends-nous la Patrie et la Liberté ! » On vit ainsi une nation en deuil, se préparant aux plus grandes douleurs qui puissent frapper l’âme humaine. Cette veillée des armes a duré deux ans. Et, quand sous la forme d’un recrutement inouï se présenta la proscription de notre jeunesse, alors le peuple se leva pour défendre ses enfants et en eux l’espoir de la Pologne renaissante. Ce que peut l’amour de la patrie, les Polonais l’ont fait voir au monde, et les Russes ont montré jusqu’où peut descendre un peuple que l’esclavage dégrade assez pour lui faire produire des légions de bourreaux.

« Que de milliers de victimes ! Celles-là du moins sont couronnées d’une sainte auréole. Et nous pouvons répéter le mot d’un Père de l’Église : Le sang des martyrs est une semence de chrétiens. – Le sang de la jeunesse polonaise est le sceau de notre vie nouvelle comme nation.

« Mais c’est sur nos persécuteurs qu’il nous faut pleurer, sur vous autres, Russes, nos malheureux frères slaves, qui, par vos actes de Caïn, retardez de plusieurs siècles votre progrès, vous à qui nous tendions une main fraternelle, que nous voulions sauver à l’égal de nous-mêmes, et qui, en prenant un cœur de Tartare, avez fait douter que vous fussiez autre chose que des Tartares. »

 

Ajoutons que l’édition est fort élégante. Un artiste polonais a mis à toutes les pages des encadrements qui rappellent les beaux missels du moyen-âge. Il a placé d’un côté un Sibérien enchaîné, de l’autre un soldat des légions polonaises.

Le livre de Mickiewicz, sous cette forme nouvelle, ne peut manquer d’obtenir un succès au moins égal à celui qu’il obtint lors de la première édition.

 

 

Émile DESCHANEL.

 

Paru dans le Journal des débats politiques et littéraires le 4 juin 1864.

 

Repris dans Mickiewicz aux yeux des Français, textes réunis, établis et présentés avec l’introduction, commentaires et notes par Zofia Mitosek, Wydawnictwo Naukowe Pwn, Warszawa, 1992.

 

 

 

 

 

 

 



1 Le Livre de la Nation polonaise et des Pèlerins polonais, d’Adam Mickiewicz, traduction nouvelle par Armand Lévy, avec Introduction et Commentaires par Ladislas Mickiewicz. À Paris, chez Dentu, 1864, un vol. illustré, in-18.

 

 

 

 

 

 

 

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