Le quai de la Tournelle

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Léo-Paul DESROSIERS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ENROBÉS dans la pierre ou le béton armé, supportant des murs en retrait qui contiennent les grandes crues des eaux, un trottoir surmonté d’une balustrade et une avenue où les minuscules voitures filent à la vitesse des bolides, les rivages de la Seine dans Paris sont théoriquement divisés en sections dont les noms sourdent d’un savoureux passé : Quai de la Mégisserie, Quai des Célestins, Quai de Bercy, etc. Rapprochés les uns des autres, les ponts tendent leurs arches sous lesquelles les péniches gargouillantes et pansues refoulent l’eau grise. Au fond, se déroule, parfois interrompue par un palais, un parc, la ligne un peu monotone des immeubles à huit ou dix étages. Si nombre d’arbres n’avaient pas réussi à subsister tout du long, on croirait que ce décor minéral est tombé de la lune.

Après le pont de l’archevêché, dans la direction de l’est, sur la rive gauche, c’est le quai de la Tournelle. Par-dessus le petit bras de la Seine, voici la partie orientale de l’île de la Cité où s’établit le premier noyau de population, des bateliers, où les premiers rois s’entourèrent de murailles. La puissante silhouette de Notre-Dame-de-Paris la domine depuis plusieurs siècles. D’ici, elle est vue de flanc avec sa tour gauche trapue, son haut vaisseau, la flèche du transept, ses arcs-boutants et contreforts, le portail du sud et le chevet. Longuement admiré le vieux temple est ici possible, car sauf aux heures d’affluence, la circulation est moins dense qu’ailleurs, les piétons sont plus rares et très peu de librairies offrent la distraction de leurs boîtes de livres et d’estampes. Bientôt, un petit parc terminal succédera à l’église, puis ce sera l’île Saint-Louis qui présentera le spectacle nu de ses édifices classiques formant une façade ininterrompue. Enfin s’offrira le Pont de la Tournelle qui met fin au long quai du même nom. Celui d’aujourd’hui se distingue entre tous par la minceur, la longueur, la largeur, la suprême élégance de son arche centrale de 220 pieds de long. À peu de distance de la rive, il s’orne d’une statue de Sainte-Geneviève de Landowski qui a été fort critiquée au début, mais qui rallie peu à peu toutes les admirations. Elle est d’abord un pilier, ou plutôt une colonne carrée, à piédestal pseudo-gothique, qui s’élève en s’amenuisant peu à peu pour devenir insensiblement, très haut, en longues lignes, la mante rigide de la Sainte. Celle-ci montre une figure rugueuse, vieillie, austère, grave, un peu triste peut-être ; ses mains reposent sur les épaules d’un enfant debout à ses pieds. Par-dessus les premiers plans, ses regards sont fixés sur les lointains pays d’amont d’où dévalent les inondations qui ont souvent dévasté la ville. Dans le paysage qui s’élargit soudain au-dessus des deux îles, qui se fait un peu campagne avec le Jardin des Plantes dans l’éloignement, quand la Seine devient un peu notre Richelieu, cette Sainte-Geneviève s’enveloppe d’un air de grandeur et de majesté capable de saisir. Elle demeure la gardienne de l’antique Lutèce. Phénomène imprévu, le divorce vraiment difficile à obtenir est celui qui séparerait Paris de Notre-Dame-Sainte-Marie, comme on disait si gracieusement autrefois, et de Sainte-Geneviève, restées l’objet, même à notre époque, d’une dévotion étonnante.

C’est sur cet ancien quai que vint en 1680 et à plusieurs reprises, une femme qui était allée se perdre dans une île, en pleine futaie, au milieu du Saint-Laurent, au Canada, Marguerite Bourgeoys. Le décor s’est modifié depuis ce temps-là. Pour reconstituer l’ancien, il faudrait, après avoir consulté des gravures de musée, revenir aux anciennes rives boueuses, aux radeaux de bois flottant, aux embarcations à rame. Notre-Darne n’était pas encore dégagée. Le Palais de l’Archevêché, la petite église de Saint-Jean-le-Rond la masquaient en partie ; l’Hôtel-Dieu s’allongeait le long du parvis, franchissait le bras étroit de la Seine sur l’une de ses ailes et atteignait Saint-Julien-le-Pauvre. À part ces changements, c’est toujours le même vieux quartier enclos dans l’enceinte de Philippe-Auguste, aux rues en couloir, aux noms d’un autre âge, aux hauts immeubles souvent vétustes où naquit l’Université. Les plus célèbres docteurs de la chrétienté, les mystiques de l’Abbaye Saint-Victor toute prochaine, instruisaient ici du haut de leurs fenêtres la foule des étudiants assis sur de la paille. Sans y réussir vraiment, il a bien tenté de l’aérer, cette zone, le boulevard Saint-Germain qui, comme le bois d’un arc dont la Seine serait la corde, se courbe doucement sur la rive gauche à partir du pont de la Concorde jusqu’à celui de la Tournelle ; mais le promeneur qui muse en ces lieux est toujours hanté par les visions du Moyen Âge.

Au fond de ce quai même, le long de cette avenue, il reste encore bien des vestiges d’autrefois. Ce sera un restaurant, LA TOUR D’ARGENT, ce sera l’Hôtel Rolland ou l’Hôtel Nesmond dont de très belles parties s’en vont à la ruine, ce seront aussi de vieilles maisons dont les murs, à partir du premier étage, s’inclinent un peu à l’intérieur dans un mouvement plein de grâce. Et soudain s’érige une puissante porte cochère encadrée de petits pavillons, surmontée du drapeau de la République, ornée de plaques de bronze. C’est le Musée de l’Assistance publique et des hôpitaux. Cette destination a sauvé un hôtel célèbre que les Canadiens devraient fréquenter, l’hôtel Miramion où Marguerite Bourgeoys se présenta en solliciteuse. Nous y entrons.

La porte une fois franchie, le principal corps de logis s’offre au fond de la cour. Cette première façade de pierre est originale avec ses lucarnes, ses deux œils-de-bœuf ; mais l’autre, celle du sud qui donne sur le soleil, les pelouses, les fleurs, les arbres, garde toujours la marque austère et sobre d’un grand architecte de l’époque, François Mansart. Édifié en 1631, l’hôtel incorpore des parties d’une maison Louis XIII qui lui a légué son escalier, ses rampes, quelques plafonds.

Quand Marguerite s’introduisit ici, Madame de Marimion n’y résidait que depuis cinq ans. Elle avait acheté l’immeuble pour y installer une communauté séculière qu’elle fondait : Les Filles de Sainte-Geneviève, ou, comme disait le peuple, les Miramionnes. Qui était cette femme ? L’une des dames les plus célèbres du Paris de l’époque. François Timoléon, abbé de Choisy, auteur prolifique, lui a consacré un livre intitulé : La vie de Madame Miramion, publié en 1706, chez A. Dézaillier, rue Saint-Jacques, à la Couronne d’Or. Elle appartenait à la noblesse, elle devint veuve à seize ans. Très belle, très fortunée, elle fut la victime d’un véritable enlèvement romanesque qui fit sensation dans les plus hauts cercles de la Cour. Le mécréant, dans l’occasion, était Bussy-Rabutin, le cousin un peu tête folle de Madame de Sévigné. Mais elle n’était ni consentante, ni demie-consentante, et le ravisseur en fut pour ses frais, sa troupe de cavaliers, la place forte où fut conduite l’héroïne. Très intelligente, Madame de Miramion fut toute sa vie d’une vertu éprouvée, d’un catholicisme très sûr ; elle voua son existence à la charité sous ses formes multiples : missions étrangères, formation des prêtres, construction et ornementation des églises, enseignement féminin, femmes repenties, enfants abandonnés, entretien des orphelins, soin des malades. Sa générosité a laissé couler des sommes énormes dans toutes les œuvres charitables de l’époque.

Par quel hasard extraordinaire se croisèrent les routes de ces deux fondatrices si différentes : Madame de Miramion et Marguerite Bourgeoys ? On sait assez dans quelles circonstances Marguerite avait quitté Ville-Marie : « C’était plus pour mes peines, dira-t-elle, qui me faisaient entreprendre ce voyage que le prétexte de mes règles et de Monseigneur de Laval qui était pour lors à Paris, dont je me servais. » Elle était désemparée par on ne sait exactement quelles souffrances. Peut-être des mésententes avec ses compagnes, peut-être des scrupules, peut-être la difficulté de s’ajuster elle-même et d’ajuster ses sœurs à la règle de grande perfection qu’elle s’était fixée. Se donner pour but un absolu auquel on veut se conformer et conformer les autres est une entreprise de peine et de misère. Mais elle ne s’éloigna pas de Ville-Marie sans avoir obtenu l’assentiment de ses sœurs, ce qui indique une singulière humilité.

Marguerite accompagne Madame Perrot. Elle a déjà soixante ans. La traversée est bonne. À La Rochelle, elle rencontre un Capucin qui, dit-elle, « me remit mon esprit en peu de temps ». Comme elle a reconquis son équilibre, la fin de son voyage est atteinte. À quoi emploiera-t-elle les mois qu’elle doit maintenant passer en France ? C’est le prétexte qu’elle s’est donné qui deviendra le dessein principal : elle s’occupera à fond des règles dont sa communauté naissante a besoin.

Elle a été malade à Québec avant de s’embarquer sur son navire ; elle est malade à Paris lorsqu’elle y parvient et s’en va loger chez Mademoiselle de Belle Vue qui l’a accueillie en 1653, a voulu faire d’elle une Carmélite, que connaissent bien Monsieur de Maisonneuve et toute sa famille. Elle est maintenant sur la rive droite, au Marais, en face du quai de la Tournelle. Monsieur de Turminyes la recueille et la fait soigner comme sa sœur.

Aussitôt rétablie, Marguerite rend visite à Monseigneur de Laval. Où ? Très probablement rue du Bac, aux Missions Étrangères, au coin de la rue de Babylone, tout à côté du célèbre sanctuaire où la Sainte Vierge devait apparaître plus tard à Catherine Labouré. Le petit édifice premier existe encore, mais complété par une chapelle, un séminaire qui a grand air et d’autres constructions. À deux pas de là, Chateaubriand mourrait aussi dans son hôtel particulier que ses admirateurs visitent aujourd’hui. La réception fut-elle bonne ? « Je vais pour saluer Monseigneur de Laval, dira Marguerite, qui me dit que j’avais mal fait de faire ce voyage pour mes règles, qu’il ne trouvait pas à propos que je ramenasse des filles... » À peine cinq ans se sont écoulés que la Papauté a officiellement approuvé la première communauté séculière et les esprits ne sont pas conquis à cette initiative nouvelle.

Que fera Marguerite ? Elle est sans doute inquiète et angoissée. Alors, raconte-t-elle, « après avoir parlé à Monseigneur, je vas trouver Madame de Miramion pour la prier de me servir en cette rencontre ». Dans son laconisme déterminé, Marguerite ne fournit aucun autre détail. Qui lui conseille cette démarche ? Qui l’introduit auprès de la grande dame ? Les Messieurs de Saint-Sulpice lui ouvrent-ils cette porte ? Connaît-elle simplement de réputation cette femme d’élite et se présente-t-elle tout bonnement chez elle ? On ne sait. Et voilà notre pauvre et ardente Marguerite Quai de la Tournelle et frappant à la majestueuse porte cochère. La réception est certainement cordiale. Madame de Miramion est prudente toutefois et ne s’engage pas dans cette affaire sans prendre les précautions voulues : « Elle en demande permission à M. de Rodes son supérieur et ensuite à M. de Laval pour retrancher et ajouter ce qu’elle trouverait à propos, mais elle ne pouvait (voulait ?) pas donner du mécontentement à Monseigneur. » Celui-ci avait désapprouvé le voyage, mais maintenant que Marguerite était sur les lieux, il ne lui avait pas défendu de s’occuper du règlement qu’elle voulait donner à ses sœurs. Aussi Madame de Miramion obtient des deux ecclésiastiques l’autorisation désirée et elle peut se saisir de l’importante question.

Marguerite ne nous fera pas d’autres confidences sur le sujet. D’après les implications de son texte, elle revient plus d’une fois à l’hôtel du quai de la Tournelle ; elle raconte à son interlocutrice toute son aventure canadienne ; elle lui soumet le projet de règles qu’elle a apporté. Par la même occasion, elle étudie le mode de vie des Miramionnes et la façon dont elles remplissent leur devoir principal : l’enseignement. Madame de Miramion fait des corrections sur l’original déposé devant elle. Quel a été le résultat de cette collaboration ? On ne peut se prononcer. Tout ce que l’on sait avec exactitude se rapporte à une chose matérielle : le vêtement des sœurs de la Congrégation rappellera de près celui des Miramionnes. Toutefois, il faut convenir que s’adresser à Madame de Miramion était un coup de maître. Celle-ci avait une grande expérience dans la fondation de communautés, dans la rédaction de règlements pour les religieuses, dans l’organisation des œuvres d’enseignement. Elle était bien au fait de la doctrine catholique, Madame de Sévigné disait qu’elle était à sa façon un docteur de l’église. Et l’on peut être sûr que Marguerite a butiné dans ce lieu bien des notions qui lui permettront d’ajuster son propre institut avec soin.

Et les Canadiens qui viennent en ce bel hôtel ancien, tout lumineux sous ses larges fenêtres, pensent à la douloureuse et si humble Marguerite qui circula dans les mêmes pièces. Elle leur redevient vivante. Voici toute une série de gravures relatives à l’Hôtel-Dieu ; elles restituent le paysage ancien du quai de la Tournelle ; Saint-Jean-le-Rond revient se placer au coin de Notre-Dame de Paris ; s’élevant au-dessus des toits, la flèche de la Sainte-Chapelle apporte son regret éternel. Les rues anciennes ont duré plus longtemps que les personnes qui les habitaient : rues de la Parcheminerie, de Poissy, de la Bièvre si souvent parcourues, comment conservez-vous votre charme subtil ? Ici se suspend au mur un portrait de Madame de Miramion par Detroy et l’on découvre une figure plaisante, une physionomie avenante ; là, c’est un portrait de Madame Guyon, instigatrice du quiétisme, qui eut une si désastreuse influence sur Fénelon ; enfermée à la Visitation, rue Saint-Antoine, elle n’en sortit que sur les instances personnelles de Madame de Miramion auprès de Louis XIV ; celle-ci lui donna l’hospitalité dans son hôtel. En ce lieu existent plusieurs portraits de Louise de Marillac, fondatrice des Sœurs de la Charité. Un grand tableau à l’huile la représente à côté de Saint-Vincent de Paul pendant que de grandes dames de la Cour se défont de leurs bijoux pour les bonnes œuvres ; deux d’entre elles sont probablement Madame de Miramion et Angélique Faure, dame de Bullion qui fonda, rue du Bac, en 1652, une maison pour les convalescents et dont le Canada connut si bien la générosité. Parmi les autographes, il en est un que l’on note avec soin : Saint-Vincent de Paul l’a signé ; il accusait réception d’une somme de 1 400 livres que le commandeur Brulart de Sillery lui avait remise.

Et l’on se promène dans les grandes salles débordantes d’anciennes reliques. On admire le plafond armorié de la pièce que l’on appelle la Salle Dorée ; les solives carrées sont très rapprochées l’une de l’autre. L’oratoire de Madame de Miramion était sans doute ici et notre Marguerite y aura prié. Une autre visiteuse de marque fut aussi l’amie de la maîtresse de maison, Madame de Sévigné.

Ainsi existait au Quai de la Tournelle une petite cité de Dieu où se distinguent l’une à côté de l’autre trois grandes fondatrices : Louise de Marillac, Madame de Miramion et Marguerite Bourgeoys. Les Filles de Sainte-Geneviève dont le chiffre est gravé sur la pierre ne survivront pas à la Révolution, mais les Filles de la Charité et la Congrégation de Notre-Dame continueront jusqu’aujourd’hui leur grande carrière. Et l’on soupire après cet âge heureux, si profondément marqué par Saint-Vincent de Paul, où les fortunes et les réputations savaient faire tant de bien, soulager tant d’infortunes, où triomphait cet admirable amour du prochain, la grande forme terrestre de l’amour de Dieu.

Et l’on se retrouve quai de la Tournelle : Notre-Dame-de-Paris sommeille dans son isolement, un vent frais souffle, les nuages passent sur les lointains pays que regarde tristement Sainte-Geneviève.

 

 

 

Léo-Paul DESROSIERS.

 

Paru dans Les Cahiers de Nouvelle-France en 1957.

 

 

 

 

 

 

 

 

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