Prudence de serpent 

et pureté de colombe

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Paul DONCŒUR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lorsqu’il envoya les Douze en mission dans le pays d’Israël, Jésus les informa des hostilités qu’ils allaient rencontrer :

« Voici. Je vous envoie comme des brebis en plein dans les loups. Soyez donc prudents comme les serpents et simples comme les colombes » (Mt., X, 16).

La prudence du serpent et la simplicité de la colombe sont devenues un thème de la prédication chrétienne : très ordinairement cette proposition balancée joue par manière d’antithèse assez subtile, et les spirituels avec les moralistes ne manquent pas de conseiller au chrétien une sorte d’habileté tempérée de candeur, comme ils lui conseillent un travail tempéré d’abandon à la Providence. C’est une des antinomies classiques de l’ascèse oratoire.

Quand on veut serrer de très près la réalité psychologique et le texte lui-même, on sent les incertitudes se multiplier. Nous voudrions essayer par une exégèse plus attentive de trouver le vrai sens de cette parole du Seigneur.

 

 

Un simple examen du texte grec permet déjà d’écarter certaines indécisions ou certaines déviations :

Lorsque saint Vincent de Paul traduit : « Soyez prudents, leur dit-il, soyez avisés, et néanmoins soyez simples 1 », nul doute qu’il répète la forme commune : « Soyez prudents comme des serpents, disons-nous couramment, mais simples comme des colombes. » Or, le texte grec ne justifie pas cette opposition. Il ne dit ni néanmoins, ni mais. Il écrit χαὶ ἀχέραιοι :  ET simplices. Ainsi les deux traits ne s’opposent-ils pas en antithèse. Ils prolongent, ils précisent peut-être la même pensée. Ainsi disons-nous : Soyez bons et généreux,... forts et courageux, etc.

Il n’est pas inutile de remarquer que le grec dit : ... comme les serpents... comme les colombes. Ce qui exprime une qualité ordinaire aux serpents, aux colombes ; une qualité de tempérament, de nature.

Par ailleurs les manuscrits grecs portent tous ἀχέραιοι, que la traduction française peut fort bien trahir. Il n’est pas question ici de cette « simplicité » qui est comme une démission, légère, de l’esprit. Il y aura lieu donc de revenir sur le « simplices » de la Vulgate.

Mais il faut en venir au fond et prendre le texte dans sa substance.

Les consignes que Jésus donne ici aux Douze sont nettement orientées vers la vertu de courage, d’audace, et proprement de totale imprudence aux yeux du monde ; et, sans nul doute, aux yeux des hommes dont il veut faire les Apôtres du royaume.

Audace à semer les miracles : « Guérissez les malades ; ressuscitez les morts : purifiez les lépreux : chassez les démons ! » (v. 8). Seule l’accoutumance peut nous faire entendre ces ordres sans effroi.

Audace à mépriser l’argent : « Vous avez reçu gratis, donnez gratis. Ne possédez ni or, ni argent, ni monnaie dans vos ceintures ; ni bourse en chemin, ni deux tuniques, ni chaussures, ni bâton. Car l’ouvrier a droit à sa nourriture » (v. 9-10).

Audace à aborder les hommes : « En quelque ville ou bourg que vous alliez, demandez qui est digne. Et restez-y jusqu’à ce que vous partiez... » (v. 11-12).

Audace à rompre : « Si on ne vous reçoit pas, si on n’écoute pas vos discours, sortez de la maison ou de la ville, et secouez la poussière de vos pieds... » (v. 14).

Et nous voici arrivés à notre texte. C’est un gond solide. Sur lui tourne le discours.

Je sais, poursuit le Seigneur, la folie de mon dessein. « Car je vous envoie comme des brebis en plein dans les loups..., c’est-à-dire sans défense. Aux crocs du loup, la brebis n’a ni croc ni griffe à opposer. » C’EST POURQUOI, conclut Jésus, soyez, faites-vous : « φρόνιμοι ὡς οἱ ὄφεις χαὶ ἀχέραιοι ὡς περιστεραί. » Voilà votre seule arme, votre salut. Voilà ce qui fait que la mission que je vous donne n’est pas insensée.

Et je vais vous le faire comprendre. Je vous précise ce qui va se passer. « Faites bien attention (à ce que vont faire) les hommes : Tenez-vous en garde !

1o « Ils vous saisiront... vous flagelleront... vous traîneront en justice » (v. 17-19).

Conseil d’audace imprévoyante : « Ne pensez pas (d’avance) à ce que vous leur direz ni comment. Cela vous sera donné sur place. Car ce n’est pas vous qui parlerez, mais l’Esprit de votre Père qui parlera en vous » (v. 20). Et ceci va droit contre toute prudence humaine qui prépare sa disparition ou sa défense.

2o Or vous ne serez sûrs de personne, car : « Le frère livrera son frère à la mort, le père son fils ; les enfants se jetteront sur leurs parents et les tueront. Vous serez haïs par tous à cause de moi » (v. 21-22).

Conseil d’audace imperturbable : « Continuez, continuez de plus belle. C’est celui qui tiendra jusqu’au bout qui gagnera. Donc : on vous poursuit dans cette ville, filez (recommencez) dans une autre. »

3o Ils vous traiteront comme moi-même, ils vous appelleront Béelzébub » (v. 25).

Conseil d’audace impavide : « Donc ne les craignez pas ! (Car toute lumière sera faite.) Il n’est rien de caché qui ne sera découvert, rien de secret qui ne sera révélé » (v. 26). Donc leurs mensonges seront confondus.

4o Et puisqu’il n’y a en nous rien à condamner :

Conseil d’audace sans réticence : « Ce que je vous dis dans l’ombre (dans l’intimité ou le secret), dites-le-vous dans la lumière. Et ce que vous entendez à l’oreille, criez-le sur les terrasses » (v. 27).

On vous tuera ? C’est bien possible.

Conseil d’audace méprisante de la mort : « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, mais ne peuvent tuer l’âme. Ne craignez que Celui qui peut perdre l’âme et le corps dans la géhenne… (Mais de votre corps même (sachez) que pas un cheveu de votre tête ne tombera sans sa permission.) Ne craignez donc pas du tout ! »

6o En conséquence, ne vous taisez pas devant les hommes.

Conseil d’entière franchise : « Celui qui témoignera fièrement de moi devant les hommes, je témoignerai de Lui devant mon Père. Et celui qui me reniera devant les hommes, je le renierai devant mon Père ! »

7o Ce n’est donc pas cette prudence humaine que je veux de vous, qui a peur de troubler la paix : « Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre, mais le glaive » (v. 34).

Et c’est au cœur de ce qu’il y a de plus sacré, de plus un que je porte la guerre : « Je suis venu séparer l’homme de son père, la fille de sa mère, la bru de sa belle-mère ; et les ennemis seront ceux de sa famille. Qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi. Qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi » (v. 36-38).

8o Et il faudra y passer tout entier soi-même, non seulement tout quitter, tout risquer, et sa tête même, mais positivement tout perdre : « Ainsi qui ne prend pas sa croix pour marcher derrière moi, n’est pas digne de moi. Et celui qui trouve sa vie la perdra ; et qui la perdra pour moi la trouvera ! »

 

 

Il n’est pas, de tout l’Évangile, page plus violente. Elle marche avec une tension impitoyable vers le plus haut sommet de l’héroïsme chrétien. La croix : scandale aux Juifs et folie aux Grecs.

Le but ne fait aucun doute. Quant au tissu du discours, il est si serré qu’il ne permet aucune lâcheté de pensée. Du premier mot au dernier il n’envisage que la folie de la croix.

Il est impossible dès lors d’introduire ici comme une réticence, comme un correctif. Ni le calcul ni la mollesse ne conviennent à celui qui crie sur les toits, et doit quitter son père et sa mère. Donner à la « prudence du serpent » un sens quelconque d’habileté, de précautionnement, je ne dis pas de ruse, c’est rompre tout le dynamisme du discours. De même, voir dans la « simplicité de la colombe » je ne sais quelle candeur de tendre oiseau sans défiance, c’est trahir tout ce ton d’héroïsme aussi clairvoyant qu’intrépide.

 

 

Or, contrairement à ce que parfois l’on insinue, le texte, pour obscur qu’il soit, n’incline ni vers l’une ni vers l’autre défaillance.

 

 

I. – PRUDENCE DU SERPENT

 

Et d’abord il faut purifier notre imagination de souvenirs nettement hors de propos.

Il ne peut être ici question ni de la ruse perfide du serpent, tel qu’en la Genèse (III, 1 callidior...) ; et tel surtout qu’en saint Matthieu même, où Jésus stigmatise les Pharisiens menteurs et hypocrites en les appelant serpents et fils de vipères (Mat., XXIII, 33). C’est là un symbolisme constant dans la Bible (Ps. LVII, 5 ; CXXXIX, 4), où le serpent apparaît comme l’incarnation du mensonge. L’Apocalypse (XII, 9 ; XX, 2) dira même que « le vieux serpent est le Diable ».

Jésus ne peut non plus proposer à ses envoyés de ressembler au serpent en tant qu’animal spécialement redoutable, en sorte que, dans les pires dangers (brebis parmi les loups), ils se défendent par une morsure mortelle à leurs ennemis (Mc., XVI, 18 ; Luc, X, 19 ; II, 11).

En quoi donc le serpent peut-il leur être donné en modèle, si ce n’est ni pour sa ruse ni pour son venin ?

Jésus le dit d’un mot qui ne devait laisser aucun doute chez les auditeurs paysans habitués au serpent 2 : soyez φρόνιμοι ὡς οἱ ὄφεις, leur dit-il.

Or ce mot φρόνιμοι, dans saint Matthieu même, a un sens constant. À deux reprises il apparaît sur les lèvres de Jésus pour marquer une vertu nécessaire à ses disciples. C’est dans le grand discours eschatologique du ch. XXIV : « Veillez ! dit-il. Veillez ! Soyez prêts, car vous ne savez pas à quelle heure viendra 1e fils de l’homme. » Heureux le serviteur qui sera trouvé veillant ; il lui donnera la récompense éternelle. Or c’est le serviteur πιστὸς χαὶ φρόνιμος (v. 45), fidelis servus et prudens.

Comme pour confirmer ce sens, le ch. XXV continue le même enseignement par la parabole des Vierges sages et des Vierges folles, les unes prêtes, ce sont les φρόνιμοι (3 fois répété), et les autres non pourvues, ce sont les μωραὶ. Et la conclusion est la même : « Veillez, car vous ne savez jour ni heure » (v. 13).

Dans saint Luc, ce serviteur vigilant et attentif est de même dit : πιστὸς οἰχόνομος φρόνιμος (XII, 42).

Dans ces trois cas, il ne s’agit pas d’habileté, même innocente. Il n’est question que de vigilance et de fidélité attentive 3. De « prudence » certes ! mais de la prudence du Royaume qui ne ressemble guère à la prudence de la chair, puisque parfois elle en prend le contre-pied.

– Pour le voyage, dit l’une, équipez-vous bien et emportez de l’argent.

– Non, dit l’autre, ni manteau, ni argent...

– Si vous êtes accusés, dit l’une, préparez bien votre plaidoirie.

– Non, dit l’autre, n’y pensez pas une minute.

– Ménagez-vous du moins des amis !

– Non ! tous vous trahiront, et même vos pères et mères.

– Alors ne faites pas de bruit, dit l’une.

– Criez sur les terrasses, dit l’autre.

– Gardez vos secrets !

– Non ! parlez en plein jour !

– Ne troublez pas la paix, évitez les conflits, supplie l’une.

– Brandissez le glaive, clame l’autre.

– N’oubliez pas ce que vous devez d’obéissance et d’amour aux hommes !

– C’est à moi, dit Jésus, qu’il faut donner le suprême amour.

– Ne vous risquez pas !

– Jouez votre tête !

– Qui perd, perd, dit l’une.

– Non, décide l’autre, et c’est son dernier mot : Qui perd gagne !

Le monde croit à sa prudence « charnelle », faite de compromis, de biaisements, de réticences politiques, de si et de mais, faite surtout de (pré)caution bourgeoise, d’assurances, de capitaux placés. C’est elle qui cache ses trésors dans la muraille et ses tapis précieux dans des coffres (que les voleurs déroberont et que la mite dévorera) ; – c’est celle du gros fermier qui double ses granges (et qui cette nuit va mourir) ; – c’est elle qui avec Salomé, demande de bonnes places pour ses enfants, et elle qui calcule le prix auquel on vendrait l’huile de Marie ; – c’est elle qui se défend par le glaive – (et périra par lui) ; elle qui, avec Pierre, assure ne pas connaître cet homme ; elle qui, avec Pilate, le renvoie à Hérode et l’abandonne enfin aux Juifs pour éviter l’émeute ; – et c’est elle enfin qui scelle et garde le tombeau.

Ces « renards » sont vraiment les insensés.

La prudence de Jésus-Christ n’est que vérité, lumière, courage, et risque tout.

C’est être prêt, être vigilant, ne pas craindre les hommes, ne pas être surpris par les évènements, toujours faire face. Et s’en remettre à Dieu.

La prudence du Royaume, c’est celle des Béatitudes ; et c’est de tendre la joue et d’abandonner son manteau ; et de se couper la main pour sauver son corps et son âme ; et c’est de vendre tous ses biens pour acheter la perle merveilleuse ou le champ où dort le trésor ; et celui qui renonce à tous ses biens pour le suivre, ce n’est pas son amour que vante Jésus, c’est sa sagesse, sa prudence. C’est un bon calculateur, tout comme celui qui, avant de bâtir une tour, s’assoit pour faire son devis et sa caisse ; tout comme ce roi qui, avant de partir en guerre, suppute ses forces et celles de son ennemi.

Et pour tout résumer d’un mot, « celui qui écoute les enseignements du Seigneur et les accomplit, il ressemble à un homme prudent – ἀνδρὶ φρονίμῳ – dira encore une fois saint Matthieu, VII, 24, qui a bâti sa maison sur le roc. Surviennent les vents et les pluies. Il ne les redoute pas. Il les affronte sans peur. Il ne cherche pas à les esquiver ! Car ils sont impuissants. Celui qui n’a bâti que sur le sable est lui aussi un fou, μωρὸς, comme les vierges folles. Et sa ruine sera totale.

On comprend dès lors de quelles armes, envoyant ses disciples dans Israël, comme des moutons parmi les loups, Jésus veut les munir. C’est de cette souveraine prudence dont le serpent sera le type. Ces Galiléens savent bien qu’entre tous le serpent est celui qu’on ne surprend pas. Toujours en éveil, il fouille d’un regard perçant le fourré ; il a dressé la tête au moindre bruit. Il n’est pas comme les poissons qu’on voit dormir dans les eaux tièdes, comme le lapin qu’on prend au gîte, comme le renard même qu’on prend au piège. Jésus ne veut pas qu’ils soient pris au dépourvu par la méchanceté des hommes. Il veut qu’ils soient tels que, bâtis sur le roc, ils puissent braver l’ouragan et les torrents, sans broncher, parce que rien ne les étonne. Ils seront prêts à tout, aux trahisons les plus amères, aux plus perfides accusations, aux supplices, à la mort même. Que l’ennemi soit le plus inattendu, d’où qu’il surgisse, à quelque heure de la nuit, ils l’ont vu venir ! Et ce n’est pas de le fuir ou de l’apaiser que leur conseillera Jésus. C’est de lui faire face, imperturbablement, le cœur nourri de force, la foi assise sur le rocher de la Parole Divine, car ils savent qu’ils peuvent « avoir confiance en Celui qui a vaincu le monde » !

 

 

II. – SIMPLICITÉ DE LA COLOMBE

 

Et voici que s’éclaire la seconde partie de cette maxime, laquelle ne se présente point comme un correctif introduit par « néanmoins », mais comme un complétif de capitale importance.

À quelles conditions, en effet, serons-nous prêts à tout évènement, à toute citation en justice notamment, sans préparer de plaidoirie ? À la condition d’être ἀχέραιοι ὡς αἱ περιστεραί, c’est-à-dire : purs comme des colombes.

On sait que l’antiquité tenait la colombe pour le seul oiseau sans fiel. Elle en faisait par suite dans l’ordre moral le symbole d’une intégrité telle que l’imagination chrétienne ne fut en rien choquée de voir en elle une évocation sensible de l’Esprit-Saint.

Le mot ἀχέραιοι apporte ici de très heureuses précisions. Les philologues sont divisés sur l’étymologie du mot. Couramment on y reconnaissait le verbe χεράννυμι = mêler, et l’on traduisait : non-mélangé, donc pur. Gerhard Kittel, dans son tout récent Lexique grec 4, se range à l’étymologie donnée par Boisacq dans son Dictionnaire étymologique de la langue grecque et se réfère à χεραΐζω qui signifie détruire. Ainsi ἀχέραιος signifierait au physique : intact, inviolé 5 ; et au moral l’intégrité (par exemple du juge), la candeur d’innocence opposée au mensonge et à la ruse. C’est pourquoi saint Paul en fera la caractéristique des fils de Dieu, « irréprochables et purs au milieu d’un monde pervers » (Phil., II, 15), « intacts de toute méchanceté » (Ro., XVI, 19), dans le même sens qu’entendait Platon parlant d’une intégrité « sans contamination de mauvaises mœurs ». C’est en ce même sens que l’Épître de Barnabé parlerait de la pureté de la foi et de la pureté des mœurs.

On comprend dès lors cette exhortation à la plus téméraire audace. Devant ses ennemis la seule arme du chrétien sera l’absolue pureté de sa pensée, de sa parole, de ses mœurs. Cette intégrité bannit toute crainte, et, par suite, toute prudence qui signifierait : réticence, calcul, réserve, voire secret.

 

 

C’est donc un véritable renversement de pôle que nous impose Jésus-Christ. Notre Sagesse est au rebours de celle du monde. Elle est folie. Mais aux yeux des Élus, elle est sa seule voie de salut, comme la Croix.

Un texte moderne nous servira à mesurer l’abîme moral qui sépare les deux interprétations d’un même langage païen ou chrétien.

On a fort incriminé le conseil donné, paraît-il, par saint François Xavier au P. G. Barzée de « ne traiter avec ses meilleurs ami s que comme s’ils devaient se tourner un jour en ennemis ». On y a vu l’un des principes d’un politique habile, si maître de lui et si calculateur que, dans les épanchements même de l’amitié, il refusera le fond de sa pensée et de son cœur, insaisissable et mystérieux à ses plus chers amis.

En effet, dans un document solennel où François Xavier traduit au P. G. Barzée sa ligne de conduite dans une mission difficile à Ormuz, il lui recommandait fort la prudence ; puis il précisait : « Que toute votre façon d’agir soit surnaturelle. Mais, spécialement, je vous avertis de traiter avec vos plus grands amis tout comme s’ils devaient devenir vos ennemis. Par cette façon de faire, vous les édifierez en tous vos actes et procédés ; quant à eux, s’ils viennent à trahir votre amitié, ils n’en concevront que remords et honte 6. »

Séparée de son contexte chrétien, la maxime est plus qu’inquiétante.

« Vivre avec ses ennemis, écrivait justement La Bruyère 7, comme s’ils devaient un jour être nos amis et vivre avec nos amis, comme s’ils pouvaient devenir nos ennemis, – n’est ni selon la nature de la haine, ni selon les règles de l’amitié. Ce n’est point une maxime morale, mais politique. »

Le peu scrupuleux Montaigne la réprouvait avec force. Après avoir montré que la véritable amitié ne vit que de confiance absolue : « Qu’on ne mette pas en ce rang, ajoutait-il, ces autres amitiés communes... Je ne conseille pas qu’on confonde leurs règles, on s’y tromperait. Il faut marcher en ces autres amitiés (nous disons les amitiés, les relations mondaines), la bride à la main, avec prudence et précaution. La liaison n’est pas nouée en manière qu’on n’ait aucunement à s’en délier. Aimez-le, disait Chilon, comme ayant quelque jour à le haïr ; haïssez-le, comme ayant à l’aimer 8. Ce prétexte, qui est abominable en cette souveraine et maîtresse amitié, il est salubre en l’usage des amitiés ordinaires et coutumières à l’endroit desquelles il faut employer le mot qu’Aristote avait très familier : Ô mes amis, il n’y a nul ami 9. »

Cette maxime politique, très en vogue dans l’antiquité, Cicéron 10 nous affirme que Scipion la rejetait avec horreur : « On ne peut trouver, disait-il, aucune parole plus ennemie de l’amitié que celle-ci : Il faut aimer comme si l’on devait un jour haïr. Il ne pouvait croire que, comme on le prétend, cette parole fût de Bias 11, que l’on a compté comme l’un des sept sages. Maxime d’un pervers, d’un ambitieux ou d’un fieffé égoïste. « Comment pouvoir être l’ami de celui dont on croit pouvoir devenir l’ennemi ? »

Qu’elle soit la maxime d’un Richelieu ou d’un Retz, qu’elle préside aux alliances des nations ou des partis, que sur elle soit fondée l’amitié des gangsters, c’est assez dire quelles dissimulations elle préconise. Elle ne peut, même en affaires, être la maxime d’un honnête homme ; elle ne peut jamais être celle d’un prêtre de Jésus-Christ, à moins qu’on n’en renverse les pôles et que, en place de la ruse et du mensonge, on ne propose que pureté et franchise.

La Bruyère en avait le sentiment quand il écrivait : « On doit faire choix d’amis si sûrs et d’une si exacte probité que, venant à cesser de l’être, ils ne veuillent pas abuser de notre confiance ni se faire craindre comme ennemis 12. » Mais il ne voyait qu’une part de la vérité. La vérité totale est celle que nous apprend l’Évangile, à savoir qu’il n’est qu’une façon de ne pas redouter les trahisons, et c’est d’être purement et simplement irréprochable. Si, dans le plus profond secret de mon cœur, il n’est aucune pensée, aucune intention mauvaise, je pourrai me livrer à mes plus intimes amis sans craindre qu’un jour ils deviennent mes ennemis. Toute ma conduite n’étant que selon Dieu, ils n’en pourront jamais qu’être édifiés. Et si jamais ils trahissaient mon amitié, ils n’y trouveraient que remords et confusion.

Saint François Xavier dit bien que la maxime antique me sera précieuse. Car, me rappelant que tout arrive et qu’il n’est ami qui ne puisse être infidèle, elle m’invite non pas à la dissimulation, mais à la sainteté. Nul mieux que ce Navarrais chevaleresque ne pouvait nous faire comprendre que la souveraine prudence des apôtres, c’était la pureté des colombes.

 

 

Paul DONCOEUR, S. J.

 

Paru dans La Vie spirituelle en juin 1937.

 

 

 



1  Conférence « De la simplicité à la prudence », Œuvres, t. XII, p. 169. Tout entière très intéressante.

2  Les bords du lac où ils prêchaient abondent encore en serpents. J’ai vu un Bédouin mordu dans les blés, au-dessus de Capharnaüm, blessé à mort.

3  Dans un autre cas, celui de l’économe malhonnête, Luc emploie l’adverbe φρόνιμως, et, pour les fils du siècle, le comparatif φρόνιμωτεροι dans le sens d’une ruse, mais où l’intention de Jésus souligne la sagesse plutôt que la perfidie du procédé (Luc, XVI, 8).

4  Theologisches Wörterbuch Z. N. T., 1933.

5  Ainsi le dira-t-on d’un vin pur, d’un or sans alliage.

6  Voir les textes originaux portugais : Monumenta Xaveriana, t. I, p. 860, répété p. 871.

7  Caractères, du cœur.

8  Ainsi Publius Syrus : Ita amicum habeas, posse inimicum fieri ut putes.

9  Essais, 1. I, ch. XXVII.

10  De amicitia, XVI.

11  Lequel vivait, croit-on, au VIe siècle.

12  Ibid.

 

 

 

 

 

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