Pensées diverses

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

DONOSO CORTÈS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

Un des caractères de l’époque actuelle, c’est l’absence de toute légitimité.

Les races gouvernantes ont perdu la faculté de gouverner ; les peuples, la faculté d’être gouvernés.

Il y a donc dans la société absence forcée de gouvernement.

Aujourd’hui, les gouverneurs des peuples peuvent s’appeler rois ou présidents, ils ne gouvernent pas. Les peuples peuvent se constituer, selon leur caprice, en républiques ou en monarchies, ils ne sont pas gouvernés.

Mais, s’il n’y a pas de gouvernements, il ne peut pas y avoir de gouvernements légitimes : il faut exister pour exister d’une certaine manière.

Admirable concordance des choses humaines ! Voici un siècle qui s’occupe exclusivement de la matière et qui donne tout son cœur aux jouissances matérielles ; Dieu, le récompensant dignement de ses œuvres, lui retire la protection du droit et le fait tomber sous le joug de la force !

On dit que nous allons à la barbarie.

Plût à Dieu ! La barbarie a un avantage sur la civilisation : elle est féconde, la civilisation est stérile. La civilisation n’engendre pas, et la barbarie a engendré toutes les civilisations.

Non, nous n’avons pas la triste consolation d’aller à la barbarie. Où sont les barbares ?

N’honorez pas de ce nom les implacables Catilina qui, sur les autels du dieu de leurs orgies, jurent de lui livrer le dieu vaincu de Rome.

 

 

II

 

Savez-vous ce que c’est que la révolution présente ? C’est la dernière évolution de l’orgueil.

Le monde rêve une unité gigantesque que Dieu ne veut pas et qu’il ne permettra pas, parce qu’elle serait le temple de l’orgueil.

C’est là, en toutes choses, le péché du siècle. La folie de l’unité s’est emparée de tous en tout : unité de codes, unité de modes, unité de civilisation, unité d’administration, unité de commerce, unité d’industrie, unité de littérature, unité de langue.

Cette unité est réprouvée, elle ne sera que l’unité de la confusion. Le fils se hâte de quitter le foyer paternel pour se lancer dans la société, qui est l’unité supérieure à la famille. Le paysan abandonne son village et s’en va à la ville, pour échanger l’unité municipale contre l’unité nationale. Tous les peuples passent leurs frontières et se mêlent les uns aux autres. C’est la Babel de la Bible.

Le peuple espagnol lui-même cède à l’impétuosité de ce courant. Pendant l’Exposition de Londres, il y eut des jours où les Espagnols se trouvaient en plus grand nombre dans la capitale de l’Angleterre qu’à Madrid. L’Espagnol est devenu curieux et inquiet, lui qui ne se mettait jamais en mouvement que pour conquérir la terre ou pour visiter ses conquêtes !

La centralisation est ce même mouvement vers l’unité, dans le champ des lois.

Mais les trois grands symptômes de cette grande révolution sont le télégraphe, le chemin de fer et le comité démocratique de Londres.

 

 

III

 

Notre-Seigneur Jésus-Christ est venu au monde pour constituer, en soi et par soi, l’unité du genre humain. Le plus grand de tous les péchés possibles est de se poser comme Dieu ou de tenter l’œuvre de Dieu pour d’autres fins et d’une manière différente.

L’homme a eu deux fois cette intention satanique : la première, quand il voulut élever la tour de Babel ; la seconde, aujourd’hui qu’une démocratie insensée aspire à constituer le monde de cette manière unitaire.

Mais Dieu ne permettra pas qu’il y ait d’autre unité que celle de la Croix.

La Babel démocratique n’aura pas d’autre sort que la Babel des Livres saints : tenez pour certain que ce qui fut alors sera aujourd’hui. Le drame des plaines de Sennaar va se renouveler : avant que la tour soit achevée, Dieu châtiera les nations et dispersera leurs peuples.

 

 

IV

 

Dieu a fait la société pour l’homme et l’homme pour lui.

Dieu, dans cette théorie, est le principe et la fin, l’alpha et l’oméga de toutes choses.

D’où il suit que la société, bien qu’au premier aspect elle paraisse humaine, parce qu’elle est faite pour l’homme et se compose d’hommes, est en réalité divine, parce que l’homme, pour qui elle est faite, et les hommes qui la composent ont été faits pour Dieu.

Lors donc que vous reconnaissez deux lois, une pour la société et une autre pour l’homme, vous mettez en contradiction ouverte la loi de l’individu et celle de l’agrégation, la loi sociale et la loi divine, le citoyen et le particulier.

La liberté humaine s’applique au particulier ; le général dépend exclusivement de la volonté directe de Dieu. Dieu a fait l’homme maître de lui-même, et s’est réservé le gouvernement de la société, l’empire sur les nations. Mais Dieu, dans sa sagesse, veut que son action soit secrète et silencieuse. Il la cache toujours dans le stérile tumulte des actions humaines.

Dieu a dit à l’homme et à tous les hommes :

« Ayez individuellement et exclusivement les yeux sur moi, et j’aurai les yeux sur vous tous en même temps.

« Je rendrai votre race puissante, si vous êtes justes ; mais pensez à moi, et non à votre race.

« Si vous accomplissez individuellement mes commandements, je rendrai grande la société où vous vivez ; mais ne pensez pas à la société où vous êtes, parce que cela me regarde ; pensez à accomplir mes commandements.

« Vous êtes maîtres de vous-mêmes.

« J’excite et je paralyse les races ; j’élève et j’humilie les sociétés ; j’agrandis et j’anéantis les nations. Les empires me doivent leurs grandeurs et leur décadence.

« Je tiens en ma main l’histoire avec tous ses changements et toutes ses vicissitudes. »

 

 

V

 

Le dogme philosophique de la perfectibilité indéfinie est si loin d’être vrai, que la société est obligée de reculer avant d’arriver aux dernières limites de la civilisation, pour ne pas tomber dans la barbarie.

Fruit de la civilisation, la discussion, poussée par les journaux jusqu’à ses dernières limites, tue les livres et jette l’entendement en un doute plus redoutable que l’ignorance.

L’Europe n’a qu’à continuer à écrire pour arriver à l’état caractéristique de la barbarie, c’est-à-dire à cet état où l’accumulation des livres et des documents rend moins facile d’apprendre la vérité que de la découvrir.

Le péché d’Adam seul égale le nôtre, parce que le nôtre, comme le sien, est le péché de tous.

 

 

VI

 

Une des tendances caractéristiques de notre époque, c’est la création visible de deux unités radicalement contradictoires : l’unité du bien et l’unité du mal.

Tous les états intermédiaires et toutes les doctrines de transaction tombent et se dissolvent l’un après l’autre.

Il doit en être ainsi. Les demi-teintes, les périodes de transition, les doctrines de transaction n’existent que relativement aux doctrines absolues, tandis que celles-ci existent d’une existence absolue et radicale.

La fonction et l’existence de ces doctrines de transaction ressemblent à celles du crépuscule qui sert perpétuellement de transition entre le jour et la nuit.

Je vois dans l’Écriture que Dieu fit la nuit et le jour ; je n’y vois pas qu’il ait fait le crépuscule. Si l’Esprit-Saint n’a pas jugé bon de mentionner spécialement cette existence du crépuscule, à la fois éphémère et relative, ce n’est point parce que Dieu ne l’a pas fait, c’est parce qu’il n’existe pas par lui-même, et qu’il doit cesser quand le jour triomphera définitivement de la nuit.

 

 

VII

 

Liberté, égalité, fraternité, est une formule contradictoire.

Permettez à l’homme le libre développement de sa personnalité, aussitôt l’égalité expire sous les hiérarchies et la fraternité sous la concurrence.

Proclamez l’égalité, la liberté s’enfuit et la liberté succombe. Si les hommes pouvaient être égaux, ils se dévoreraient entre eux.

Aussi Dieu n’a-t-il pas voulu que le sentiment de l’égalité existât dans l’homme.

Que ce mot ait pu exister, qui sert d’expression à une chose qui n’existe pas et qui ne peut exister, c’est un mystère pour moi.

Je ne connais que des hommes vaincus par l’humilité, des hommes dominés par l’orgueil ou l’envie, et des hommes à la fois orgueilleux et humbles. Les premiers se plaisent toujours à être moins, les seconds aspirent toujours à être plus, et les derniers veulent être à la fois plus et moins.

Mais jamais les hommes n’ont voulu être égaux.

L’égalité est toujours le prétexte d’aspirations ambitieuses, et comme l’hypocrisie de l’envie.

Le christianisme seul réalise ces trois choses, liberté, égalité, fraternité ; il les réalise à sa manière, c’est-à-dire par leurs contraires.

Il a donné la liberté à l’homme, en le faisant esclave de Dieu.

Il a fait tous les hommes égaux par la compensation qui résulte de leurs diverses et différentes conditions.

Il en a fait des frères en détruisant la parenté charnelle qu’ils tenaient d’Adam, et en la remplaçant par la parenté spirituelle que nous a promis Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Chose étrange ! les fils d’Adam, au lieu de se traiter en frères, sont ennemis ; et, lorsque Dieu brise la postérité d’Adam, ils cessent d’être ennemis pour être frères.

 

DONOSO CORTÈS, Œuvres, vol. II, 1862.

 

 

Ces Pensées ont été publiées sous forme d’article dans un journal de Madrid, La Regeneracion. Elles ont été communiquées à ce journal, comme ayant été prises dans les écrits qui restent de Donoso Cortès, par son savant disciple, l’éditeur de ses Œuvres, Don Gavino Tejado. (Note des Traducteurs.)

 

 

 

 

 

 

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