La descente aux enfers

 

Épisode du Mahâbhârata,

 

TRADUIT DU SANSCRIT.

 

 

 

Le poëme indien du Mahabharat, que nous aimerions mieux nommer la Bharatide, a fourni matière depuis trente ans à de nombreux ct intéressants extraits, reproduits dans toutes les langues modernes ; et cependant cette mine immense est encore loin d’être épuisée. Parmi les épisodes qui se rattachent au sujet principal du poëme, un des plus riches sans contredit est l’Ascension d’Arjunas au ciel, publiée et traduite depuis longtemps par le savant et judicieux M. Bopp. Pénétré de son importance et de son haut spiritualisme, nous avons été heureux de retrouver son complément, sa conclusion, dans la Descente de Yudhisthiras aux enfers, épisode traduit par nous en 1853, et que nous réservions jusqu’ici pour un travail plus étendu. L’intéressante étude de M. Foucaux sur le Mahaprasthanika lui servant d’introduction naturelle, nous nous empressons de le placer ici à la suite de la nouvelle publication dont il a enrichi cette Revue.

Après une guerre longue et cruelle qui a moissonné toute sa famille en lui laissant un trône teint du sang le plus cher, Yudhisthiras, prince juste par excellence, renonçant aux grandeurs terrestres, se retire avec ses frères et son épouse dans les hautes vallées de l’Himalaya, afin d’y purifier leurs âmes et de s’y préparer au ciel. Ils poursuivent longtemps ce pieux voyage ; ils montent, ils montent encore ; ils approchent du sommet. Mais, trop faibles de vertu et de foi pour atteindre le but suprême, Sahadévas et Nakulas les vaillants, Dropadi la constante, Arjunas le sage, Bhimas le fort, tombent et meurent ; Yudhisthiras le juste parvient seul à la cime où l’attend le char brillant d’Indras. Accompagné d’un chien fidèle, il soutient de nouvelles épreuves ; sa vertu en triomphe, il entre dans le ciel 1. Mais, au lieu d’y trouver ses frères dans la foule des âmes glorifiées, il n’y aperçoit que ses ennemis, et, parmi eux, Duryodhanas, l’ardent persécuteur de sa famille. Saisi de douleur, il n’a point de repos ; il résiste aux conseils des sages, il veut revoir ses frères, quel que soit leur séjour, et les dieux, cédant à sa prière, lui donnent un guide pour descendre aux enfers. C’est ici que commence notre extrait, et que nous laisserons parler le poëte.

 

 

 

TRADUCTION.

 

 

Yudhisthiras, du haut de l’empyrée, accompagne le messager céleste. Celui-ci marchait en avant ; le roi suivait ses pas rapides : descente sinistre et effrayante, sombre retraite des âmes coupables, enveloppée de noires ténèbres, encombrée d’algues impures, empestée de l’odeur du péché qu’exhalent partout la chair et le sang ; lieux remplis de milliers de cadavres, hérissés d’os et de chevelures, fourmillant d’insectes et de vers ; d’où jaillissent des flammes dévorantes, où planent des corbeaux, des vautours sur des monceaux de corps à face blême, mutilés, déchirés, privés de pieds et de mains.

Le prince marchait au milieu des cadavres, dans cette odeur de mort, les cheveux hérissés, l’esprit plein de tristes pensées. Devant lui le fleuve infranchissable roulait ses ondes flamboyantes et la forêt de glaives balançait ses feuilles acérées. Il vit des rochers de fer, des cuves de lait brûlant et d’huile incandescente, des arbres aux épines meurtrières, et tous les supplices des méchants.

À l’aspect de ces sanglantes horreurs, il dit au messager céleste : « Est-ce ici le chemin qu’il faut suivre ? Où sont donc mes frères ? Réponds-moi ! »

« C’est ici le chemin, lui répondit le guide ; moi je dois retourner vers les dieux ; sors d’ici avec moi, si cette vue te fatigue. »

Yudhisthiras, troublé par les miasmes funestes, revenait tristement sur ses pas, quand tout à coup des voix plaintives lui crièrent du sein des ténèbres : « Hélas ! hélas ! roi de justice, équitable Yudhisthiras, arrête-toi pour nous secourir ! Sous tes pas s’élève un vent pur qu’embaume le parfum de ton âme et qui vient nous ramener le calme, ce calme attendu si longtemps. Arrête-toi un instant, illustre Bharatide ; car, toi présent, nous cessons de souffrir. »

À l’ouïe de ces cris lamentables qui s’élevaient à ses côtés, Yudhisthiras, vivement ému, s’arrêta en disant : Hélas ! Ces voix chéries tant de fois entendues, c’est à peine s’il put les reconnaître dans leur expression douloureuse...

Tout à coup, rentrant en lui-même, navré d’une amertume profonde, accusant la justice des dieux dans cette atmosphère suffocante : « Retourne, dit-il au messager, vers ceux qui t’envoyèrent ici ! Quant à moi je ne retourne pas, je reste ! et puisse ma présence consoler mes frères malheureux ! »

Le guide, entendant ces paroles, remonta vers le séjour d’Indras et fit connaître au roi des dieux la résolution du Bharatide.

Après avoir laissé un instant Yudhisthiras dans le séjour des peines, Yamas et tous les autres dieux descendirent dans le gouffre infernal. À l’éclat des splendeurs célestes, soudain disparurent les ténèbres et s’évanouirent les supplices des méchants ; le fleuve ardent, la forêt épineuse, les lacs, les rochers disparurent, et les corps innombrables des morts n’offusquèrent plus les regards du prince juste. Un souffle doux et parfumé, apportant une fraîcheur délicieuse, voltigea sur les pas des dieux qu’escortaient les génies des vents, des mois, des éléments, des météores, les Açvinos, les Sadhyas, les Rishis. Tous s’assemblèrent autour du Bharatide, à qui le roi des dieux adressa ce discours :

« Salut, roi magnanime ! ton œuvre est accomplie ; tu as atteint la perfection suprême et l’heureuse immortalité. Apaise ton ressentiment à l’ouïe de mes paroles. Il faut nécessairement que tout homme voie l’enfer, car chacun a sa part de vertus et de vices ; mais la jouissance anticipée du bien entraîne le retour vers la terre ; l’épreuve infernale au contraire précède l’ascension vers le ciel. C’est ainsi que le plus coupable commence par entrevoir la joie céleste ; c’est ainsi que, par ma faveur, toi au contraire tu entrevois ces lieux. Pour une seule parole mensongère, fatale au cœur paternel de Dronas 2, tu as mérité cette souffrance, de même que, pour des fautes semblables, l’ont méritée tes frères et ton épouse. Mais maintenant, noble tigre royal, tu es libre de toute souillure ; viens rejoindre dans l’empyrée ceux qui ont succombé sous ton bras ! Vois Karnas, le glorieux combattant, parvenu à la béatitude ; il brille à l’égal du soleil, et près de lui brilleront tous tes frères. Bannis donc les chagrins de ton cœur ; viens avec moi, consolé, rassuré, jouir du fruit de tes bonnes œuvres, des victoires remportées sur toi-même et des dons prodigués aux autres. Aujourd’hui les chantres célestes, les nymphes parées de leurs plus beaux atours, t’escorteront dans l’empyrée ; car tu as mérité le séjour des grands rois, où tu jouiras du fruit de tes vertus ; ce séjour étincelant d’or pur où, au-dessus d’une foule d’autres princes, siègent le glorieux Mandhatre, le pieux Bhagirathas, et Bharatas, chef de ta race. Vois ici couler le fleuve sacré, purificateur des trois mondes, le Gange céleste où tu dois te baigner pour t’affranchir de la nature terrestre, et pour oublier à jamais toute crainte, toute douleur et toute haine. »

À ces paroles d’Indras, confirmées par Yamas, organe de la justice divine, le prince, accompagné de tous les hôtes du ciel, s’avance vers le Gange sacré, fleuve glorieux qui purifie les âmes. Il s’y plonge et en ressort aussitôt affranchi de l’’humaine enveloppe, revêtu d’un corps éthéré, exempt de faiblesse et de haine, et, planant à la suite des dieux, célébré par les louanges des Rishis, il s’élève vers la sainte assemblée, où les guerriers des deux branches ennemies, Panduides et Dhritarastrides, brillaient réconciliés sur leurs chars de lumière qu’environnait la gloire de Krishnas 3.

 

 

Ne pouvant ici expliquer et commenter cette allégorie sublime avec tout le développement qu’elle mérite, nous nous contenterons, en vue de la comparaison classique qu’elle doit nécessairement provoquer, de reproduire exactement, sauf quelques coupures partielles, en vers latins calqués sur les vers sanscrits et égaux à ceux-ci en nombre et en mesure, le début de cette noble page d’antique inspiration orientale.

 

Nuntius antevolat, sequitur Pandavius heros

Horrendum per iter, septum pallentibus umbris

Omnigenum scelerum ; præceps, immane barathrum,

Stagnat ubi fetor vitii, morbique, necisque ;

Sævit ubi flammæ strepitus, dum vermibus atris,

Vulturibus, corvisque, ululisque abrepta feruntur

Ossa, caro, crines miserorum, et gurgile toto

Monstra cruenta vorant humanæ stragis acervos.…

 

Ille cadaveribus mediis, horrore silenti,

Progreditur, tristes volvens sub pectore curas.

Pone fluit minitans undis torrentibus amnis,

Ensiferumque nemus falces protendit acutas ;

Ferrea stat rupes, fervent fornacibus imis

Lac oleumque tumens artus esura nocentes ;

Undique putre solum spinis scatet, ignibus aer,

Terribilesque reis intentant omnia pœnas.

 

« Quæ via, quis gurges ? Non mortis lurida regna,

« Fratres innocuos felici in sede requiro ! »

 

Hæc ait ægro animo, caligine cœcus opacâ,

Ad lucem properans, medio quum clamor ab antro

Tollitur : « Alma deum proles, justissime regum,

« Huc ades, optatæ nobis spes una quietis !

« Purus namque tuo de pectore flatus anhelos

« Erigit, ore pio flammarum avertitur ardor. »

 

Vocibus auditis graviter commotus, et alto

Eheu ! corde gemens, tetra stetit anxius ora :

Quas percepit ovans tam sæpe et sæpe loquelas

Vivorum, infernis haud agnoscebat in umbris…

 

Sed subito memor ille, dolore incensus et ira :

« Aufuge, ait comiti, superas pete nuntius arces ;

« Non sequar : hic stantem qui te misere vidento,

« Si modo, si fratrum possim lenire dolores ! »

 

Vix ea fatus erat, quum protinus æthere summo

Divum sancta cohors, Indra duce, labitur atrum

In specus, insolita collustrans tartara luce.

Ut virtutis honos, ut pax suprema refulsit

Per tenebras, procul ecce oculis evanuit omne

Supplicium, flumenque ardens, spinæque cruentæ,

Fossæque ignivomæ, ferroque rigentia saxa ;

Discessere vagis obducta cadavera nimbis ;

Dumque favens zephirus vivos aspirat odores,

Inferius splendet cœli radiantis imago.

 

 

 

F. G. EICHHOFF,

correspondant de l’Institut.

 

Paru dans la Revue orientale et américaine en 1859.

 

 

 

 

 

 



Voir le Mahaprasthanika, traduit par M. Foucaux. Paris, 1856 ; in-8°.

Duryodhanas, Dronas, Karnas, chefs qui périrent dans la guerre de famille. Mandhatre, Bhagtrathas, Bharatas, rois illustres de l’Inde ancienne.

Extrait du Mahâbhârata, livr. XVIII.

 

 

 

 

 

 

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