L’Arménie

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

V. ERMONI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au moment où l’Arménie est en proie aux plus atroces massacres, exigés sans doute par les lois de la civilisation, et cela à la face de la vieille Europe qui tolère et peut-être consent, il ne sera pas sans intérêt de rappeler une page de l’histoire de cette nation, si grande à tant de titres, dans un recueil qui s’occupe exclusivement d’orientalisme. La chose n’est pas du reste inopportune : l’histoire de l’Arménie, les origines et les vicissitudes de ce peuple sont généralement ignorées parmi nous ; plus ignorée encore est sa langue : très peu de philologues sont en état de comprendre l’idiome de Mesrob et de Moïse de Khorène : les Orientalistes eux-mêmes semblent s’être trop facilement désintéressés de l’arménien : et pourtant la littérature arménienne est très riche en documents d’une très grande importance pour la religion chrétienne. C’est avec de simples fragments détachés que M. Félix Nève put écrire, il y a quelques années, tout un livre 1.

Ces quelques considérations suffiront, je pense, à faire comprendre l’utilité du travail que nous publions aujourd’hui, et le motif qui nous a porté à l’entreprendre. Comme on le verra dans la suite, le but principal de notre étude est de faire passer dans notre langue un morceau d’arménien qui a trait aux origines de l’Arménie. Cependant, avant de mettre sous les yeux du lecteur le texte et la traduction de ce morceau historique, que nous empruntons à un des meilleurs écrivains, nous estimons qu’il ne sera pas inutile de faire quelques considérations générales qui ne pourront que servir à intéresser les lecteurs de notre recueil à la question de la littérature arménienne.

 

 

 

I

 

 

Dessinons tout d’abord à grands traits la physionomie du peuple arménien et, à cet effet, remontons aussi haut que possible dans ses origines. L’ethnographie ne fait plus aujourd’hui aucune difficulté de rattacher la nation arménienne à la race japhétique, au même titre que les populations de l’Inde et de la Perse qui forment, comme on le sait, le groupe des Aryas, d’où viennent les habitants de notre Europe. Cet encadrement ethnographique trouve sa meilleure preuve dans la morphologie de la langue arménienne elle-même qui a les plus grandes et les plus nombreuses affinités avec les langues indo-germaniques. – Par leur physionomie et leur constitution physique les Arméniens se rattachent à la race caucasienne. Dès les temps les plus reculés on constate que leurs mœurs sont assez semblables à celles des Mèdes et des Perses, ce qui s’explique sans aucune difficulté par le voisinage de l’Arménie vis-à-vis de ces deux nations. Nous n’en dirons pas davantage sur ces obscures et lointaines origines.

Les Arméniens, – fait assez ordinaire dans l’antiquité et l’histoire des peuples orientaux, – ont porté dans le cours des âges et le langage usuel deux noms différents : celui qu’ils prirent eux-mêmes, qu’ils se donnent dans leurs monuments, le nom indigène, et, pour ainsi dire, authentique, et celui qui leur a été attribué par les peuples étrangers. Le nom qu’ils se sont donné eux-mêmes est celui de Haïkiens ou Haïkaniens, du nom de Haïk (alias Haïg), un des plus célèbres de leurs souverains, le fondateur de leur nationalité, celui dont il sera presque exclusivement question dans le morceau que nous reproduisons plus bas. Comme nous le verrons plus loin, cet Haïk descendait de Thorgom ou d’Askenaz, que la Bible cite comme descendants de Gomer, un des grands patriarches de la postérité japhétique. De ce point de vue ils ont appelé leur pays Haïastan, ce qui signifie maison de Haïk.

Le nom historique et vulgaire, qui n’a jamais pu prendre racine dans le peuple lui-même, est celui d’Arméniens. Ce nom, on le lit déjà dans les écrivains grecs sous la forme de Άρμενία ; le pays lui-même est appelé Άρμενία. – Quelle est l’origine de ce nom ? Les écrivains orientaux sont loin d’être d’accord. Quelques-uns le tirent d’Aram, qui signifie contrée élevée ; la situation géographique de l’Arménie aurait inspiré ce nom ; on sait du reste que c’est là le nom biblique de la Syrie et des contrées arméniennes situées au Sud de l’Arménie proprement dite, et en deçà de l’Euphrate ; d’autres l’ont déduit du nom d’un des successeurs de Haïk, Aram, qui aurait, dit-on, agrandi le pays par ses conquêtes. Deux écrivains arméniens, d’une grande valeur, appuient ce sentiment. Nous lisons dans Moïse de Khorène : « C’est de ce nom Aram que tous les peuples appellent notre pays ; les Grecs l’appellent Armen, les Perses et les Syriens Armnikh 2. »

Jean VI, le Catholicos dit : « Les peuples voisins qui de son nom Aram nous ont appelés Arméniens 3... ».

Nous n’avons aucune envie de nous élever contre ces prétentions étymologiques. Faisons pourtant remarquer que Haïk, comme nous le certifie le morceau que nous traduisons, eut plusieurs enfants dont l’un s’appelait Arménak. Il est possible qu’il faille faire dériver de ce nom celui d’Arméniens. Dans ce cas il est visible que le vrai nom de ce peuple serait celui d’Arménakiens.

De nos jours on a proposé une autre solution qui semble avoir une couleur sensiblement fantaisiste. On a voulu trouver ailleurs l’origine du nom Arméniens. Nous empruntons à un arménisant assez connu quelques lignes qui nous feront connaître cette nouvelle tentative. « Puisque les Arméniens, dit M. Félix Nève, appartiennent à la grande famille des Aryas, des peuples qui s’appelaient eux-mêmes excellents, privilégiés, ne pourrait-on pas découvrir dans leur nom le même radical (Ri, ar) qui est au fond du mot Arya et de mots similaires dans l’ethnographie antique ? Voisins qu’ils étaient des grandes monarchies de l’Asie qui avaient l’Iran pour centre, – désignant eux-mêmes les populations indo-persanes par le nom d’Arikh, c’est-à-dire les forts, – les Arméniens ont pu recevoir une qualification analogue aux noms en usage dans plusieurs groupes de nations belliqueuses et obtenir même une qualification officielle sur des monuments publics. Dans les inscriptions fameuses des Achéménides à Persépolis et à Bisontoun, le nom du peuple et de la contrée est inscrit plusieurs fois sous les formes d’armina, armini, arminiya 4. »

 

 

 

II

 

 

On connaît assez bien la situation géographique de l’Arménie classique, de l’Arménie des belles époques littéraires, pour que nous n’ayons pas à nous arrêter longtemps sur ce sujet. Au Sud l’Arménie était bornée par la Mésopotamie et la Syrie du Nord : du côté du Nord elle s’étendait jusqu’aux frontières du Caucase, de l’Ibérie, dont la Géorgie actuelle semble être une partie ; la Cappadoce et le Pont formaient ses limites à l’Ouest : enfin la province médique dite Aderbaïdjan la limitait à l’Est. – Les historiens et les géographes les plus anciens distinguent deux Arménies : la Grande Arménie (Armenia magna ou major des Romains) qui constituait l’Arménie proprement dite, et la Petite Arménie formée par une province plus occidentale, qui confinait à l’Euphrate.

Quoi qu’il en soit, le centre de l’Arménie paraît avoir été, à toutes les époques, le légendaire mont Ararat ou le Masis, où l’arche de Noé se serait arrêtée après le déluge selon une tradition très répandue en Orient. C’est pour cela sans doute que la Bible et beaucoup d’autres peuples étrangers ont appliqué à l’Arménie tout entière la dénomination d’Ararat restée à la province où est située la fameuse montagne et dont l’ancienne capitale était Armàvir.

 

 

 

III

 

 

Une courte esquisse de l’histoire de la nation arménienne trouve ici sa place. L’Arménie a connu tour à tour, dans son régime politique, des époques d’indépendance et de domination étrangère. Gouvernée, à l’origine, par ses rois, descendants de Haïk, elle fut soumise aux Assyriens après la conquête de Sémiramis, puis aux Mèdes et aux Perses. Sous Darius et Xerxès elle passa par des alternatives bien opposées, qui compromirent assez souvent sa prospérité.

Dans la suite elle fut conquise par Alexandre ; sous les successeurs du grand Macédonien elle connut différents Chefs. Ce n’est que vers l’an 150 av. J.-C. qu’elle recouvra son indépendance et fut gouvernée par des souverains particuliers. Ces souverains étaient issus de la dynastie des Arsacides, qui régnait en Perse, pays limitrophe. C’est dire qu’elle était encore au pouvoir de princes étrangers. Le premier fut Valarschag, frère d’Arsace le Grand, un des plus célèbres monarques de la dynastie parthe, celui probablement qui donna son nom à la dynastie tout entière. N’oublions pas cependant que, même à cette époque de quasi-indépendance, elle ne cessa de subir l’influence de l’empire voisin ; néanmoins elle joua un rôle assez considérable. Ainsi un de ses rois les plus connus, Tigrane, prit une part très active aux guerres de Mithridate, roi des Parthes, contre les Romains. Au temps où elle faisait partie de l’empire romain, elle conserva ses rois Arsacides. À partir du quatrième siècle, époque à laquelle, grâce à ses grands prédicateurs et à ses grands apôtres, elle embrassa le christianisme, elle soutint de terribles guerres contre les Sassanides de Perse, non pas tant pour conserver son indépendance politique que pour préserver sa foi religieuse.

Le temps de troubles n’était pas fini pour l’Arménie. Déjà, dès le septième siècle, une partie de la nation passa sous le joug des Arabes et fut soumise aux Osdigans, investis par les khalifes de l’autorité de gouverneurs. Durant l’espace de deux ou trois siècles, quelques provinces, plus réfractaires à l’invasion étrangère, sans doute à cause de leur situation géographique et aussi de leurs nombreuses forteresses, jouirent d’une certaine autonomie en restant soumises à la dynastie des Bagratides. Quelque temps après, il s’établit dans la petite Arménie un royaume chrétien, celui des Roupéniens. Les invasions successives des Seldjoukides, des Mamelouks d’Égypte, des Mongols et des Turcs Osmanlis semèrent partout le désordre et l’anarchie. À partir de cette époque néfaste, la nation arménienne ne put jamais reconstituer son indépendance : ses enfants furent dispersés un peu partout à la suite d’effroyables carnages, qu’elle connaîtra bien des fois encore dans le cours des siècles sans jamais renier la foi des Grégoire l’Illuminateur, des Sahak et des Mesrob ; elle aussi subit plus ou moins sa dispersion comme la nation juive, avec cette différence qu’elle incarna toujours en elle-même une cause plus noble et plus grandiose.

Quel est l’état actuel de l’ancienne nation arménienne ? « Le territoire même de l’antique Arménie est aujourd’hui partagé entre plusieurs puissances, la Russie, la Turquie et la Perse. Les Arméniens de l’empire russe jouissent d’une protection calculée sous le sceptre des Czars, et leurs compatriotes n’ont qu’une sécurité toujours précaire, malgré les décrets d’émancipation, sous le gouvernement de Constantinople 5. Il reste peu de traces des dénominations qui furent en usage dans la langue nationale des Arméniens pour désigner les localités et les divisions du territoire. Partout des noms étrangers, turcs, arabes, persans, géorgiens, etc., ont fait oublier les noms qui étaient d’une assez haute antiquité, et qui sont fidèlement mentionnés de siècle en siècle par les écrivains indigènes 6. »

 

 

 

IV

 

 

Il est d’usage aujourd’hui de distinguer quatre périodes dans le développement de la langue et de la littérature arméniennes. Je me garderai bien de m’inscrire contre cet usage. Bien plus, pour donner une classification plus frappante, je prendrai la liberté de caractériser d’un mot spécial chacune de ces périodes. Je les appellerai donc période d’incubation ou de préparation, âge d’or, période de décadence, période de restauration ou de renaissance.

La première période s’étend depuis les origines jusqu’à Mesrob au cinquième siècle. Nous savons très peu de choses sur cette obscure période. On croit pourtant que l’arménien avait déjà produit à cette époque un grand nombre de travaux littéraires ; malheureusement il ne nous reste de ces travaux que de rares fragments. En tout cas, ce qui est certain, c’est que les auteurs de la période suivante les avaient à leur disposition 7. « Il est impossible de remonter jusqu’à la phonétique particulière à cette période. La langue possédait alors une plus grande richesse de formes qu’à l’époque classique. Beaucoup de ces formes ont disparu dans la suite, d’autres ne sont restées que dans certaines expressions, d’autres enfin n’ont été conservées qu’affaiblies et tronquées. On employait déjà une écriture nationale, d’après le passage suivant de Philostrate : ... et captam quidem in Pamphylia aliquando pantheram cum torque quem circa collum gestabat. Aureus autem ille erat armeniisque inscriptus litteris hoc sensu : Rex Arsaces deo Nysæo. Regnabat nempe temporibus illis in Armenia Arsaces 8. Philostrate vivait vers l’an 200 de l’ère chrétienne 9. »

L’époque antérieure à Mesrob est typique et curieuse à plus d’un titre. On y rencontre quelques vagues essais laissés par le paganisme : d’autre part, les premiers linéaments dessinés par les premiers auteurs chrétiens commencent à paraître. C’est, en grande partie, dans ce milieu hétérogène par son mouvement intellectuel, ses idées, ses aspirations et ses imparfaites productions littéraires, que s’écoule toute la première période. « Il n’est venu jusqu’à nous que des données bien imparfaites sur les productions de l’esprit dans l’Arménie païenne, tandis qu’on retrouve les traces des cultes qui jouirent d’une longue domination dans plusieurs de ces antiques localités, Armavir, Pakaran, Aschdischad. En vain chercherait-on les formules liturgiques analogues à celles qui ont servi à invoquer Astligh, Anahid, Ormizt, ou d’autres divinités dans leur pays d’origine. Mais on lit dans Moïse de Khorène de courts fragments de chansons de geste conservant l’empreinte d’une antiquité presque fabuleuse, et d’autres annalistes ont de leur côté rendu témoignage de l’existence de légendes héroïques qui s’étaient transmises dans la bouche du peuple 10. » – L’esprit chrétien viendra se surajouter à ce mouvement et lui imprimera un nouvel essor. « Plusieurs des fondateurs du christianisme en Arménie ont été les créateurs de la langue qui est demeurée classique. Mais ils ont fait leur éducation scientifique dans l’une ou l’autre grande école des pays voisins ; quelques-uns se sont initiés à la science grecque dans la ville fort rapprochée, Césarée de Cappadoce, située dans la province que les Byzantins ont qualifiée de première Arménie ; la plupart cependant avaient habité depuis longtemps les villes savantes, Alexandrie, Constantinople, Athènes, où se rendaient de toutes les parties du monde grec ceux qui voulaient acquérir une solide et complète instruction ; les Arméniens s’y rencontraient avec des Syriens, des Persans et des Arabes. Athènes était fréquentée avec le plus de faveur pour l’étude de la philosophie et de l’éloquence ; là brilla au milieu de beaucoup d’étrangers le savant Arménien qui nous est nommé par les Grecs Proœrèsios et qui s’était attaché au sophiste Julianus ; là aussi vint un autre Arménien, David de Nerken, dit le Philosophe, surnommé l’Invincible, qui a vulgarisé dans son pays les doctrines grecques et en particulier les livres d’Aristote. On dirait aussi de Grégoire l’Illuminateur, sorti de Césarée, qu’il fut le disciple des Grecs 11. »

L’âge d’or de la littérature arménienne commence avec Mesrob, l’inventeur de l’alphabet, et s’étend du cinquième au septième siècle. Dans cet espace de temps, nous assistons à une véritable efflorescence d’écrivains dans tous les genres. Jamais les lettres arméniennes ne connurent une telle splendeur. Qu’il nous suffise de citer les principaux auteurs.

Dans le domaine de l’histoire, entendue au sens le plus large, et de la polémique, nous trouvons, à côté de Mesrob, le patriarche Sahag Ier, Gorioun, dit le Schanscheli (l’admirable), qui composa la biographie de Mesrob, Eznig de Golp, évoque de Pakrevant, qui composa un ouvrage de polémique intitulé Réfutation des Sectes en quatre livres, Jean Montagouni, David le Philosophe, Moïse de Khorène, le plus grand historien de l’Arménie, Élisée qui retraça les épisodes d’une lutte soutenue par l’Arménie pour sa foi et son indépendance, et Lazare de Pharbe.

En second lieu viennent les traducteurs des saintes Lettres, ceux que les Arméniens nomment les saints interprètes ; ceux-ci furent assez nombreux ; les noms de plusieurs sont inconnus ; contentons-nous de rappeler qu’ils suivirent la direction de Mesrob et de Sahag le Grand.

Une troisième classe d’écrivains s’appliqua à traduire en arménien certains chefs-d’œuvre de la Grèce. Ainsi, il est certain qu’on avait traduit la Chronique d’Eusèbe. On traduisit également l’Histoire ecclésiastique du même Eusèbe, les écrits de Philon le Juif, les épîtres de saint Ignace d’Antioche, des homélies des saints Grégoire de Nazianze, Basile, Grégoire le Thaumaturge, Épiphane, Athanase, Jean Chrysostome, Cyrille de Jérusalem, Éphrem, et d’Aphraate.

L’âge de la décadence va depuis le douzième siècle jusqu’aux travaux des Mekhitaristes. Au point de vue alphabétique, on constate dans cette époque l’addition de deux nouvelles lettres à l’alphabet mesrobien,  pour  et  pour . Au point de vue littéraire, c’est un âge d’une extrême pauvreté. On ne produit presque rien : c’est un recul, une déchéance. Cependant il ne faudrait pas conclure que c’est la mort, l’inertie absolue. La justice nous oblige à déclarer que, même dans cette période, on donne des signes de vie. En effet, quelques écrivains d’un réel mérite brillèrent dans cette époque de ténèbres et d’obscurcissement ; tels sont, pour les citer en passant, Moïse de Galkantou, le Catholicos Jean VI, Thomas Ardzérouni, Stephanos Açaghig, Arisdaguès de Lastiverd, et, au-dessus de tous, Grégoire de Nareg et son homonyme Magistros.

Nous voici à la période de restauration : cette renaissance est due aux travaux des Mekhitaristes. L’auteur lui-même du morceau que nous traduisons ici, le P. Mikael Tschamtchian, est un enfant de cette congrégation, fondée au dix-huitième siècle par Mekhitar de Sébaste. Ces religieux, tout le monde le sait, ressemblent, par leur genre de vie et leurs occupations, à nos Bénédictins d’Occident ; ils ont été institués pour travailler à la prospérité des lettres arméniennes : il faut dire qu’ils se sont admirablement acquittés de leur tâche. Au siècle dernier, ils ont établi un grand foyer intellectuel dans l’île de San-Lazzaro, en face du Lido, près de Venise, résidence que le gouvernement italien a toujours généreusement respectée, même au milieu des plus fortes secousses révolutionnaires. Du monastère de San-Lazzaro est sorti un nombre incalculable d’excellents ouvrages, ayant trait à la littérature arménienne. Un groupe d’hommes, remarquables par leur érudition et leurs infatigables recherches, a jeté le plus vif éclat sur l’académie de San-Lazzaro. Nous sera-t-il permis de citer quelques noms ? Qui ne connaît, parmi les arménisants, les PP. Avedikhian, Katchadour, Sourmelian et Mguerditch Avkérian (Jean-Baptiste Aucher) ? À ces noms ajoutons ceux des PP. Léon Alishan, Arsène Bagratouni, Thomadjan et de Mgr Édouard Hurmuz. Surtout il ne faut pas oublier Mgr Soukias Somal 12.

Le P. Mikael Tschamtschian vivait au siècle dernier. Il composa un grand ouvrage intitulé : Historia Armeniorum a creatione mundi usque ad finem sæculi XVIII, 3 vol. in-4° (Venet. 1784-86). C’est de cet ouvrage que nous tirons le morceau que nous insérons ici.

 

 

ORIGINE DES ARMÉNIENS. – HAÏK.

 

 

 

 

(TRADUCTION.)

 

« Après le déluge, les fils de Noé, Japhet, Sem et Cham, séjournant dans le pays d’Ararat 13, se propagèrent dans les fils des fils 14 ; et là ils se multiplièrent beaucoup. Ensuite, Sem, ayant pris ses fils, se dirigea vers l’Occident au Nord 15, pour y trouver sa demeure ; et étant arrivé près d’une montagne à large base dans un champ dans lequel coulait une rivière, il s’arrêta près de cette rivière l’espace de deux mois ; quant à la montagne près de laquelle il demeura, il l’appela de son nom Sem. Ayant donné cette terre à l’un de ses plus jeunes fils, dont le nom était TARBAN, il retourna de nouveau dans l’Orient au Midi 16, d’où il était venu, pour trouver un autre lieu convenable pour ses autres fils. Cependant TARBAN, étant demeuré là avec ses fils, ses filles et ses hommes, appela cette contrée de son nom, TARON ; et depuis, la contrée fut appelée TOUROUBERAN. Ensuite il distribua ses fils dans divers lieux de cette contrée : c’est pourquoi cette contrée fut aussi appelée TSRON, c’est-à-dire dispersion ou division.

« De même les fils de Cham et de Japhet, s’étant multipliés en fils, se répandirent de cette terre dans différents lieux de la grande Arménie 17, à savoir : les fils de Cham dans les provinces de l’Orient et les fils de Japhet dans les provinces du mont MASIS (Ararat) ; et tous étaient d’une n’avaient qu’une seule langue et d’une n’avaient qu’une seule parole, et, comme il paraît probable, cette langue était celle des Arméniens ; et Japhet engendra Gamer, et Gamer engendra Thorgom et Askanaz ; et Thorgom engendra Haïk, duquel vient notre nation à nous Arméniens. Cependant Haïk, selon l’étymologie, signifie père, c’est-à-dire un seul premier père de ses descendants, dits Arméniens. Ceci posé, avançons dans notre histoire authentique, laquelle commence avec Haïk.

« Haïk, fils de Thorgom, fils de Gamer, fils de Japhet, premier-né de Noé, ayant séjourné, pendant sa vie, en Arménie, ainsi que d’autres, ensemble, lorsqu’il fut âgé de trente ans, ou, selon les Septante, de cent trente ans, au moment où les habitants de la terre se séparèrent et partirent, avec leurs fils et leurs biens, de la contrée d’Ararat, au pays de Sennaar en Mésopotamie, marcha, lui aussi, avec eux.

« Là, comme ils bâtirent une tour dans Babel, et que la confusion des langues eut lieu, que Bel régnait sur tous, et qu’il avait bâti la ville de Ninive, Haïk vécut, dans cette contrée isolée, avec sa maison, pendant de nombreuses années, sous la domination de Bel : là aussi, il engendra beaucoup de fils, Arménak, Manavaz, Khor, et d’autres, et ils se multiplièrent beaucoup.

« Mais comme il ne voulait pas s’assujettir sous la main de Bel, ayant pris ses fils et petits-fils, dont le nombre peut être évalué à environ trois cents, ainsi que ses domestiques et beaucoup d’autres personnes qui se joignirent à lui, il sortit de la terre de Babylone avec tous les ses biens ; il marcha dans la direction du Nord, et vint dans la terre d’Ararat : et, étant venus dans une plaine, ils séjournèrent au pied d’une montagne. Là Haïk, ayant rencontré plusieurs hommes, qui, après s’être dispersés, s’étaient arrêtés dans ce lieu, et parlaient la langue de Noé, se les assujettit. Et parce que sa première langue était la leur, il adopta leur langue ; et là, ayant bâti un village, il le donna en héritage à son petit-fils Kadmos, fils d’Arménak.

« Et lui-même, avec d’autres biens, se dirigea vers l’Occident au Nord 18, et vint habiter sur la hauteur d’une campagne, et appela ce lieu du nom de HARQ, voulant transmettre à sa postérité que là avaient d’abord résidé les pères 19 de cette nation, descendants de la maison de Thorgom. Mais là il bâtit un village en son nom portant son nom et l’appella HAÏKACHEN, c’est-à-dire village de Haïk 20 ; et tous ceux qui habitaient au Sud de cette campagne, et qui, comme il a été déjà écrit, parlaient la langue de Noé, se soumirent spontanément à lui.

« Cependant Bel, ayant appris que Haïk s’était révolté, envoya vers lui un de ses fils avec des hommes sûrs pour lui ordonner de venir à l’obéissance. Mais Haïk, ayant répondu avec dureté, renvoya ces messagers. Bel s’irrita de cela ; et, ayant levé des troupes, il vint dans la terre de Haïk, près des frontières de Kadmos, son petit-fils. Kadmos, frappé d’épouvante, envoya promptement devant lui des hommes à Haïk et lui annonça l’attaque de Bel : « Sache, disait-il, ô grand héros (?) que Bel vient devant toi avec élan, avec beaucoup de braves et de géants ; et moi, lorsque j’ai su qu’il s’approchait de mes frontières, j’ai envoyé pour t’avertir de sa venue ; et maintenant hâte-toi de songer à ce que tu as à faire ». – Et lui Kadmos, s’étant hâté, prit ses domestiques et vint en toute hâte vers Haïk.

« Cependant Bel, confiant dans la multitude des hommes qui étaient auprès de lui, et dans sa propre force, s’étant précipité comme un torrent impétueux, se hâta de faire arriver ses fantassins sur les frontières de la contrée de Haïk. Mais le vaillant Haïk, se hâtant, rassembla ses fils et petits-fils, hommes braves et forts, puissants et vigoureux, ainsi que d’autres, qui étaient sous sa main, tous archers, quoique peu nombreux : et il arriva sur les bords d’un lac aux eaux salées et contenant de menus poissons ; c’était le lac de Van. Là, ayant choisi un lieu restreint, il encouragea ceux qui étaient auprès de lui et dit : « Lorsque nous rencontrerons les troupes de Bel, précipitez-vous sur leur front, là où se trouve Bel lui-même : et, montrant la dextérité de vos doigts, frappez-le et dispersez sa garde du corps, et à nous soit la victoire. Ensuite, si nous ne sommes pas heureux, mourons avec bravoure, et tout ce qui est à nous restera au pouvoir de Bel. »

« Et ensuite, se portant en avant ensemble, ils allèrent au milieu des champs et des montagnes ; et là ils s’arrêtèrent sur une colline, à droite de laquelle coulaient des eaux. De là regardant, ils aperçurent au loin que les multitudes des armées de Bel, semblables à des nuées battues par la tempête, sombres, s’élançant, montèrent audacieusement à l’assaut.

« Bel lui-même, se séparant de sa troupe, arriva, avec des hommes choisis, sur la colline, qui se trouvait devant à gauche des eaux ; descendant de là, il marcha au-devant de Haïk. Il avait mis sur sa tête un casque de fer, avec des ornements au sommet, et une cuirasse d’airain devant la poitrine et sur le dos ; et des armures de cuirasse sur les bras et sur les jambes ; une ceinture tout autour du corps, et une épée à deux tranchants sur sa hanche ; une grande lame dans sa main droite, et un bouclier dans la gauche ; des deux côtés aussi des soldats armés d’une épée et des lanciers vaillants.

« Haïk, voyant cela, se hâta, et rangea deux frères, à savoir, Arménak à sa droite et Kadmos à sa gauche, et ses deux fils près de lui ; parce qu’ils étaient, eux, des hommes forts ; quant à lui, il se mit devant, et d’autres derrière, en forme de triangle. Et il arriva, que, lorsqu’ils en vinrent aux mains les uns les autres des deux côtés, un terrible choc se produisit là ; et, en se frappant les uns les autres avec violence, beaucoup furent là renversés, et moururent : et la bataille resta indécise.

« Bel, voyant cela d’une manière inattendue, fut effrayé dans son âme ; et se retirant en arrière, il médita et se hâta de monter sur la colline d’où il était descendu ; afin que là, s’étant fortifié en sûreté, il attendît l’arrivée de toute l’armée, de laquelle il était séparé, et lui-même mit une seconde fois en ordre le front de l’armée.

« Mais le brave Haïk, ayant aperçu cela, se porta en avant, et courut au-devant de lui ; et, ayant bandé un arc fort, il tira et lança la flèche à trois ailes contre lui vigoureusement : et la flèche passant à travers la plaque d’airain de la poitrine cuirasse, alla au milieu du dos, et lui tomba par terre ; et aussitôt Bel, ayant été renversé et roulant par terre, mourut à l’âge de trois cents ans, et la troupe, qui était auprès de lui, voyant ainsi l’œuvre terrible de la bravoure de Haïk, se dispersa de là et s’enfuit.

« Cependant Haïk, s’étant emparé du butin de celui qui était tombé, construisit là un village, et appela ce lieu la bataille des Arméniens ; parce que là les Arméniens montrèrent leur vaillance ; quant au lieu où tomba Bel, il l’appela tombeau. Ensuite il ordonna d’embaumer le cadavre de Bel et de le porter à HARQ et de l’enterrer sur le sommet du lieu en signe de bravoure. Et, après avoir abandonné à Kadmos de nombreuses parts du butin provenant de là, ainsi que des hommes forts, il lui ordonna d’aller dans son lieu son pays. Et lui-même, étant retourné dans la région de HARQ, établit dans cette contrée le gouvernement monarchique de sa nation. À cause de cette œuvre opérée par Haïk, il l’appela VARDAN, dans l’archéologie de Mekhitar d’Ani zélé pour la gloire de Dieu ; parce que, disait-il, ce n’est pas pour adorer l’image de Bel qu’il le tua comme l’auteur de l’idolâtrie. »

 

D’après ce qu’écrit Mar Ibas 21, Moïse de Khorène appelle Haïk héros, beau, aux cheveux bien frisés, aux yeux brillants, fort, aux bras puissants, à l’arc solide, bon tireur d’arc, sage, prudent, et brave. Et cela très justement, car selon toutes ces qualités d’âme, ce vaillant Haïk manifesta sa bravoure ; surtout dans la victoire qu’il remporta sur le grand Bel, et en se soumettant d’autres hommes.

Celui-ci Haïk, après avoir accompli beaucoup d’œuvres viriles, élaboré des institutions politiques, procuré la prospérité de la terre, et après d’étonnants hauts faits, ainsi qu’écrivent Grégoire Magistros, et Jean le Catholicos, ayant vécu de nombreuses années, mourut avec calme en paix dans son pays, en recommandant à son fils Arménak sa nation tout entière.

 

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V

 

Dans l’état actuel de nos connaissances des origines de l’humanité, il serait très difficile, voire même impossible, de faire une juste critique de ce morceau et de déterminer la part de vérité et d’erreur qu’il contient. Cependant nous pouvons, je crois, affirmer sans trop de témérité que ce récit est assez pénétré par la légende, ou, si cette expression n’est pas suffisamment exacte, qu’il n’est que l’écho de traditions qui circulaient généralement en Orient, et, peut-être, d’une manière plus intense, en Arménie. L’amour national a dû aussi, nous n’en doutons pas, exercer une certaine influence sur l’esprit du narrateur, et le porter à poétiser tant soit peu le rôle prétendu historique du peuple arménien. En tout cas, il est facile de constater que, sur bien des points, ce récit ne concorde pas avec le chapitre X de la Genèse. Quoi qu’il en soit du reste, nous avons reproduit ce morceau plutôt à titre de document que comme une pièce historique.

Contentons-nous de mettre en lumière les principaux points du récit en les accompagnant, quand il sera nécessaire, de courtes observations.

En premier lieu nous voyons, d’après ce fragment, que l’arche de Noé, après le déluge, s’arrêta quelque part en Arménie. C’est là que le récit introduit les trois fils de Noé immédiatement après le déluge. Cette donnée, nous le reconnaissons, est en parfaite conformité avec la tradition qui a toujours regardé le mont Ararat en Arménie comme l’endroit où s’arrêta l’arche de Noé. Toutefois la Genèse, chapitre VIII, n’insinue nullement cela. Le récit ne fait que refléter la tradition.

Le récit nous dit en second lieu que Sem donna son nom à une montagne. Où se trouve cette montagne ? On n’en sait rien aujourd’hui. Le souvenir en serait-il perdu ? L’auteur de ce morceau savait probablement cela par quelque tradition confuse. Rien ne nous autorise à voir là des données historiques. Observons de plus que la Genèse, chapitre X, v. 21, ne nous parle nullement d’un fils de Sem appelé Tarban.

Que faudra-t-il penser de la contrée appelée Tourouberan de Tarban fils de Sem ? La géographie a-t-elle pu trouver une contrée qui porte ce nom ? Il n’en est rien à l’heure actuelle. Très probablement nous avons affaire ici à une de ces légendes dont sont coutumiers les peuples orientaux.

On constate également dans le récit une de ces prétentions exagérées, quand on y affirme que la langue parlée par le fils de Noé était l’arménien. Les Arméniens ont toujours aspiré à se regarder en tout comme le centre de l’humanité. C’est une consolation qu’on peut leur laisser, ne serait-ce que pour flatter leur amour-propre. Il est très probable pourtant que la première langue parlée par les hommes n’a pas dû être une langue indo-germanique.

Haïk, père des Arméniens, paraît prendre part à la construction de la tour de Babel, et assiste à la confusion des langues. On peut mettre au nombre des architectes de la tour de Babel tous ceux que l’on voudra. Nous sommes en pleine confusion, et l’on ne devine pas facilement ce qui se passe dans la confusion. Observons cependant que la Genèse (ibid.) ne mentionne pas un Haïk, comme fils de Thorgom.

Il est évident qu’il ne faut pas prendre au sérieux le récit du gigantesque combat entre Haïk, accourant à l’appel de Kadmos, et Bel. C’est là un pur mythe, qui a dû trouver son origine dans une certaine vaine gloire. Étant admis que Haïk avait été le fondateur de la nationalité arménienne, il fallait naturellement l’entourer d’une auréole de gloire. Et quelle plus pure gloire que celle des armes et d’une victoire éclatante remportée sur le terrible Bel ! Au surplus, tous les titres pompeux décernés à Haïk à la fin du récit, sur la foi de Moïse de Khorène, prouvent bien quelle haute idée on attachait à son nom.

Respectons ce culte qui peut partir d’un bon sentiment.

Quelle que soit du reste la valeur de ce morceau au point de vue historique, il n’en méritait pas moins d’être porté à la connaissance du monde savant. C’est ce que nous avons eu principalement en vue.

 

 

V. ERMONI.

 

Paru dans la Revue de l’Orient chrétien en 1896.

 

 

 

 

 

 



1 L’Arménie chrétienne et sa littérature ; Louvain, 1886.

2 Histoire, IV, 12.

3 Histoire, chap. 8.

4 Op. cit., p. 3.

5 Les derniers massacres ne justifient que trop ces paroles.

6 Félix Nève, op. cit., p. 7.

7 Cf. Mgr Soukias Somal, Quadro della storia litteraria, p. 1 et suiv. (Venise, 1829), et C. F. Neumann, Versuch einer Geschichte der armenischen Litteratur, p. 1 et suiv. (Leipzig, 1836).

8 Vie d’Apollonius de Tyane, II, 2.

9 Grammaire arménienne de Lauer ; trad. franc, par A. Carrière, Introduction, pp. XIII-XIV.

10 Félix Nève, op. cit., p. 14-15.

11 Ibid., p. 20-21.

12 Mgr Soukias Somal était, avec le titre d’archevêque de Siounie, abbé général de la congrégation de San-Lazzaro. Il est mort à Venise le 10 février 1846. Il a laissé un ouvrage intitulé : Quadro della storia litteraria di Armenia (1 vol. in-8° de XX-240 pp., Venise, 1829), indispensable à tous ceux qui s’occupent de littérature arménienne.

13 Le mont Ararat tirerait donc son nom du pays lui-même.

14 C’est ainsi que je traduis les mots . Cette locution doit probablement indiquer un très grand nombre de descendants.

15 Aujourd’hui nous dirions au Nord-Ouest.

16 Au Sud-Est.

17 L’Arménie proprement dite, à l’Orient du côté de la Perse.

18 C’est-à-dire au Nord-Ouest.

19 Le mot Harq est le pluriel de  père.

20 De  et .

21 Historien syrien.

 

 

 

 

 

 

 

 

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