Le tombeau de « La Tendresse d’Agde »,
architecte de la cathédrale de Tours

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

J. FOUQUEY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les grands maîtres d’œuvre du Moyen Âge, en particulier ceux des XIIe et XIIIe siècles font, pour la plupart, l’objet de légendes : Robert de Luzarches, maître d’œuvre de la cathédrale d’Amiens, Erwin de Steinbach à la cathédrale de Strasbourg ou enfin celle de maître Jean à la cathédrale d’Utrecht. C’est le cas, ici, pour celui de la cathédrale de Tours qui porte le nom compagnonnique de La Tendresse d’Agde, nom de son lieu d’origine, la ville d’Agde (Hérault) accolé à une vertu morale. L’Histoire s’est donc emparée de ces maîtres d’œuvre pour en faire des personnages légendaires. Ici, nous avons donc pour thème : le caveau de l’architecte, où sont enfermés les « secrets des Compagnons ». Nous ne connaissons pas l’origine de cette légende. Où Léonce Rigaud l’a t’il trouvée ? C’est souvent à partir d’un vieux fonds « oral », qu’elles ont été un jour rédigées. Probablement dans un souci de sauvegarde d’un patrimoine spirituel, lié conjointement avec la disparition progressive de la transmission « orale » au profit de « l’écrit », en un temps où les récits traditionnels commencèrent à être oubliés. À travers les multiples symboles que nous voyons poindre ça et là (laurier et acacia, le « passage » sur la tombe, le mot « sacré »...), une référence chrétienne (l’Ascension, les douze compagnons, faisant référence aux douze apôtres, la rencontre avec les moines et l’origine religieuse des confréries) s’en dégage :

En 1166, la ville de Tours fut victime des fureurs de la guerre entre Louis VII, roi de France, et Henri de Plantagenêt, comte d’Anjou, roi d’Angleterre. La cause de cette discorde provenait de ce que Joscion, archevêque, avait déposé à la Cathédrale Saint-Maurice de Tours toutes les sommes recueillies dans les royaumes de France et d’Angleterre pour la délivrance des Lieux Saints. En sa qualité de métropolitain, Joscion prétendait au droit de faire transporter en Terre Sainte, par ses commissaires privés, tous les deniers déposés dans son église. Telle fut la cause de discordes qui eurent de très graves conséquences. Henri II, roi d’Angleterre, s’opposa aux prétentions de l’archevêque, Louis VII les soutint ; ni l’un ni l’autre n’ayant voulu céder, on en vint aux armes. Tours connut les horreurs de la guerre et sa cathédrale byzantine, bâtie par l’évêque Grégoire vers 590, devint la proie des flammes.

L’archevêque Joscion résolut de rebâtir son église (1170). Dans ces temps fertiles en grands projets où les arts se développaient à une vitesse prodigieuse, l’architecture prenait une orientation nouvelle. Joscion résolut d’apporter à la nouvelle cathédrale un plan plus grandiose encore et la nouvelle église métropolitaine s’éleva sur le modèle de l’architecture ogivale alors en plein essor. En considérant le plan général de cet édifice, on est frappé de l’harmonie qui règne entre les différentes parties, on est forcé d’admettre qu’il fut l’œuvre d’un architecte très habile (malheureusement l’histoire ne nous a pas transmis son nom). Il faisait sans nul doute partie de ces corporations ouvrières (scandinaves ?), artisans d’élite, les Passants, qui sillonnaient l’Europe en tous sens. Leurs monastères étaient les cayennes religieuses ; ils y puisaient leur science, appuyés par les seigneurs et évêques qui désiraient entreprendre de grandes constructions.

Le monastère fut le temple des Beaux-Arts. Ce sont ces artistes en robe de bure, dont nul ne connaît les noms, qui nous ont laissé nombre de chefs-d’œuvre.

La première pierre de l’actuelle cathédrale de Tours fut posée en 1170. Les travaux furent menés avec zèle ; toutes les confréries séculaires compagnonniques, les corporations religieuses s’excitaient les unes les autres, cherchaient à rivaliser entre elles...

« Au XIIe siècle, tout Compagnon Passant Tailleur de Pierre qui voyageait en France passait près de l’antique Coesarodunum (Tours) et non loin de la célèbre abbaye bénédictine de Marmoutier, fondée en 372 par saint Martin, se devait d’aller visiter le tombeau du prétendu Maître d’œuvre des plans de la cathédrale de Tours. À cette époque, l’abbaye de Marmoutier avait pour prieur un moine bâtisseur de grand mérite, qui dirigeait les travaux dans les divers monastères de Touraine. Un jour, à la veille de l’Ascension, douze C.P.T.D.P. quittèrent la ville de Tours, traversèrent la Loire et remontèrent son cours ; ils appartenaient à la confrérie des constructeurs.

La « Prudence d’Avignon » guidait le cortège, ils avaient tous canne en main et couleurs flottantes. Ces braves Compagnons allaient remplir une sainte mission : déposer, au cours d’un pèlerinage, l’immortelle sur la tombe de l’architecte de la cathédrale de Tours à l’achèvement de laquelle ils travaillaient. Ils s’acheminaient lentement, tout à leurs pensées, lorsque d’une vieille abbaye les cloches se mirent à sonner à toute volée. La Prudence d’Avignon fit avec sa canne le tracé symbolique et, se retournant vers ses Compagnons, leur dit : « Arrêtons-nous, mes frères ! » Tous s’écartèrent pour laisser passage à une procession de moines qui, croix en tête, psalmodiaient les prières des morts. Le cortège monacal se dirigeait vers le tombeau du Maître d’œuvre de l’église métropolitaine de Tours : La Tendresse d’Agde C.P.T.D.P. Comment se pouvait-il que l’emplacement du mystérieux mausolée, connu en principe seulement des Compagnons Passants, le fut aussi de ces moines ? La procession s’arrêta auprès d’un bouquet de bois d’acacia et de lauriers. La psalmodie fit place à un silence plein de recueillement. Le prieur, qui tenait à la main le bâton pastoral, s’avança puis écarta les plantes qui cachaient aux profanes l’entrée d’un caveau. Tous s’agenouillèrent ; le prieur sortit de son frac quelques couleurs qu’il déposa en forme de triangle sur la pierre et entonna l’hymne des morts auxquels les moines répondirent avec la gravité du chant liturgique. Nos Compagnons avaient tout vu et tout entendu. Ils voulurent connaître ce prieur qui possédait l’initiation des C.P.T.D.P. et se frayèrent donc un passage à travers le cortège des moines.

La Prudence d’Avignon s’arrêta devant l’abbé. Ce dernier avait repris ses couleurs d’une main et de l’autre, avec son bâton, traçait le signe mystérieux. La Prudence d’Avignon lui répondit, mais quelle fut sa surprise en reconnaissant dans le prieur des Bénédictins de Marmoutier le C.P.T.D.P. « le Bien-Aimé de Bordeaux », Maître d’oeuvre dont le nom connu dans toutes les cayennes religieuses des Constructeurs avant son entrée dans les ordres. Ils s’entretinrent à voix basse.

Après avoir donné le baiser de paix à chacun des Compagnons, le prieur ordonna au cortège de se reformer et la procession regagna l’abbaye, toujours en psalmodiant. Lorsque les voix des moines s’éteignirent dans le lointain, la Prudence d’Avignon et les Compagnons s’approchèrent du caveau et se mirent en devoir d’en dégager l’entrée : une pierre tumulaire qui portait l’inscription que nous reproduisons plus loin. Ils unirent leurs efforts pour dégager la pierre qui masquait l’entrée d’une crypte. Puis trois C.P.T.D.P. firent le « Devoir » suivant les mystérieux usages. Avec beaucoup de précautions, ils soulevèrent le cercueil de pierre dans lequel une cachette connue d’eux seuls renfermait les parchemins précieux de l’Ordre dont la Tendresse d’Adge, Maître d’œuvre des Compagnons P.T.D.P.D.S.D.D.D, avait le dépôt.

La Prudence d’Avignon constata que les scellés étaient intacts ; il fit remettre le cercueil de pierre dans le sarcophage et remplacer la pierre sacrée. Puis ils ressortirent de la crypte et retrouvèrent, les autres Compagnons Charpentiers Ils remirent en place la pierre tumulaire extérieure et reprirent le chemin de Tours.

Le lendemain, jour de l’Ascension, les C.T.D.P. se réunirent dans l’abside de la cathédrale qui était à peine terminée. Minuit venait de sonner dans toutes les églises et couvents de la ville. Sans bruit, tous descendirent dans le Temple. Les douze Compagnons de Marmoutier les attendaient. La confrérie des C.T.D.P. commença l’initiation des adeptes.

Joscion, archevêque métropolitain, ayant eu vent de l’arrivée de plusieurs maîtres d’œuvre, voulut en connaître les secrets. Sa réputation d’évêque bâtisseur talentueux était grande en Touraine. Sans hésiter, il se rendit jusqu’à la cathédrale en construction par les cloîtres des chanoines de Saint-Martin puis prit l’escalier secret conduisant au labyrinthe, lieu devant servir après la construction à l’initiation des prêtres.

« La Rose de Limaux », qui gardait le pied de cet escalier, apercevant un inconnu, s’en empara et, aidé d’autres Compagnons, le conduisit devant le M. qui était « La Pensée de D. ? » et qui l’initia aux mystères de l’Ordre. Le prieur de Marmoutier se fit alors connaître de l’évêque métropolitain, qui portait désormais le nom de « Bien Zélé de Tours », ainsi que d’autres maîtres d’œuvre tels que « L.F.S.O. de Saint-Pierre », « le V. de Paris », « la Vertu de Marseille », etc.

Le lendemain, jour de la fête Compagnonnique des T. de P., on vit le « Bien-Aimé de Bordeaux », Compagnon Tailleur de Pierres dans les ordres bénédictins, prieur de Marmoutier, officier la cérémonie avec, comme coadjuteur, le métropolitain Joscion, archevêque de Tours... Tous les Compagnons T.D.P., canne en mains, couleurs au côté, fêtaient l’Ascension. Corporations religieuses et confréries diverses remplissaient la grande nef dont les voûtes n’étaient même pas encore commencées. Quelques années plus tard, le tombeau de la « Tendresse d’Agde » avait disparu. A-t-il été transporté dans l’abbaye bénédictine de Marmoutier par le « Bien-Aimé de Bordeaux » ? Qui sait ?... »

Une croix de pierre lui aurait d’ailleurs indiqué la place sur laquelle, dit-on, étaient gravés ces hiéroglyphes : O.L. + V.L.

 

 

Paru dans la Revue des groupes fraternels
en juin 1916.

Recueilli dans Les légendes des cathédrales,
par Jean-François Blondel,
Éditions Jean-Cyrille Godefroy, 2002.

 

 

 

 

 

 

 

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