Méditation sur Pascal

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Wallace FOWLIE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

S’il est vrai que Descartes et Pascal représentent les deux pôles de la pensée française, les deux sources inépuisables de la raison et de l’inquiétude qui ont façonné les deux formes du génie français dans sa claire logique et dans son rêve insensé qui ne s’appuie sur aucune logique, – s’il est vrai que tous les mouvements de l’âme française avant le dix-septième siècle se raniment dans la philosophie de Descartes et dans la pensée de Pascal, et que tous les mouvements depuis, toutes les aspirations désintéressées de l’homme moderne aussi bien que tous ses troubles personnels et cosmiques réfléchissent la forme précise que leur donnèrent Descartes et Pascal, – le monde d’aujourd’hui, après avoir écouté attentivement pendant deux siècles la leçon de Descartes, semble prêt à considérer avec plus de bienveillance et plus d’intensité la leçon intacte de Pascal (bien qu’elle soit la plus fragmentaire de toutes les leçons).

Pascal craignait tout triomphe de la raison comme s’il représentait un échec de la vraie grandeur humaine, comme s’il manifestait le mal toujours prêt à pervertir le cœur. Seul parmi les penseurs de toutes les époques, seul même parmi les grands penseurs et les saints de la chrétienté, Pascal craint la raison humaine et refuse de chercher l’assurance. Il reste toute sa vie l’enfant frêle, inquiet, malade, dont le cœur triomphe de toute vanité intellectuelle. Son inquiétude spirituelle n’est ni la cause ni l’effet de sa maladie physique, mais elle a fait de cet homme, incapable de dormir et qui veillait sur le monde avec le Christ, le poète le plus tragique de la France. Le moment de Pascal, ce moment qui s’appelle « classique » dans l’histoire de l’âme française, suit la Renaissance, caractérisée par l’ivresse de tout connaître, et précède le siècle des philosophes, caractérisé par la certitude de tout savoir. La raison chez Rabelais et Montaigne se confond avec l’imagination car les grands esprits du seizième siècle ont essayé d’oublier, de transformer et même de tromper la dure et fatigante dialectique du moyen âge. Et plus tard, chez un Voltaire, la raison, oublieuse de son ordre et de sa rigueur, sert les idées comme un instrument pointu non pas pour démontrer mais pour tuer. Pascal a vécu brièvement entre ces deux périodes où la raison, au lieu de servir et de soutenir la foi comme elle avait fait pendant le moyen âge, se comporte d’abord comme un enfant gâté, comme le jeune Gargantua qui en naissant crie « à boire, à boire », et ensuite comme une lame de fer dont l’unique usage est de massacrer.

Dire de Pascal qu’il est l’ennemi de la raison ne suffit pas. Il est aussi ennemi de toute concupiscence charnelle et de toute ambition. Mais la raison et la concupiscence sont si exclusivement les thèmes de Pascal que, depuis son temps, les penseurs et les artistes ne peuvent plus considérer l’homme triomphant de la faiblesse de la raison ou des pièges de la concupiscence. Dans l’histoire des idées, l’œuvre de Pascal a interrompu le courant du platonisme. À chaque époque depuis les dialogues de Platon, un élan de spiritualité mystique se manifeste qui les rappelle : chez Plotin et Porphyre au troisième siècle, chez Saint Augustin au cinquième, chez Boèce au sixième, chez Saint Bernard et les poètes provençaux au douzième, chez Marguerite de Navarre au seizième. Mais depuis les dizains et les poésies religieuses de Marguerite, quel auteur est purement platonicien, à part l’exception fort douteuse de Santayana au vingtième siècle ? Pascal est devenu si intensément le poète de l’abîme, symbole de ce néant qui environne tout homme et d’où l’âme platonicienne s’était détournée pour contempler Dieu, que la paix de l’esprit – la raison même de la poésie redoutable de Pascal – est son livre non composé. Pascal n’enlève jamais sa ceinture de fer. L’obscurité de son abîme est si totale qu’elle touche et altère l’expérience chrétienne et d’ailleurs toute pensée philosophique de nos temps. Pascal, qui aurait voulu composer pour l’œuvre de Platon une nouvelle clarté, a jeté sur toutes les croyances des hommes les ténèbres de son angoisse personnelle. Cette angoisse de l’abîme, qui fut d’abord celle d’un homme solitaire, est devenue l’angoisse universelle de toute une culture. Dans les grandes œuvres modernes de l’esprit, Pascal a remplacé Platon : Platon a eu ses disciples en saint Augustin, saint Bernard et Dante ; Pascal a ses disciples en Baudelaire, Kierkegaard, Rimbaud, Eliot, Joyce, Mauriac.

Pascal veille toujours sur le monde dans les artistes et les penseurs qui cherchent parce qu’ils ont trouvé. La leçon pascalienne sur l’abîme fut moins pour le monde une leçon qu’une création. Elle existe substantiellement parmi nous et nous naissons, sinon au centre du drame pascalien, du moins sous son ombre, avec la mémoire d’un univers muet et la hantise d’un Deus absconditus. Les Pensées : œuvre créatrice et non pas discours ou approfondissement de discours. Si Pascal est un de ces hommes désireux de propager leur parole, il est aussi un de ceux qui travaillent selon les principes inflexibles de l’art : sublimation de la vie dans l’œuvre, décantation de l’expérience, découverte de soi-même dans le travail sur son propre esprit, équilibre entre le sens de la forme créée et la mémoire de tout le passé.

Avant Pascal, la puissance créatrice se manifeste surtout selon le principe de l’antithèse : c’est le corps contre l’âme chez Platon, l’enfer contre le paradis chez Dante, Thélème contre le monastère chez Rabelais. Mais après Pascal le principe de la métamorphose se substitue à celui de l’antithèse : Phèdre n’est pas le péché qui s’oppose à l’innocence, elle est une femme possédée et transformée par le désir ; les « déguisements fantasques » de Verlaine ont leur origine dans la théorie du maquillage selon Baudelaire ; H. C. Earwicker se dédouble si souvent dans Finnegans Wake que nous finissons par l’entendre sans être capable de le voir ; les visages innombrables d’enfants dans l’arbre de Tchelitchew jouent à un Cache-Cache si profondément métaphysique que l’œuvre déborde de tous les thèmes de l’esprit moderne et les confond dans les correspondances neuves de 1942, qui sont les souvenirs transformés de toutes les correspondances précédentes.

Baudelaire avait bien compris le drame pascalien lorsqu’il a dit dans son sonnet : « Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant. » On sent, chez les grands esprits chrétiens avant Pascal, que le mal pour eux était quelque chose d’extérieur, une force qui les guettait mais qui restait en dehors d’eux-mêmes, étrangère à leur vie, même si elle en constituait le danger permanent. Mais l’abîme de Pascal est au fond de son être. Il l’engendre tous les jours grâce à quelque principe d’épousailles mystérieuses et terrifiantes. Son drame implacable est la renaissance et la responsabilité du drame collectif de l’homme qui creuse sa nature et l’emplit d’hallucinations et de métamorphoses. Tous les visages le regardent parce qu’il les a tous en lui-même, et aucun ne lui est cher, aucun ne lui est connu. Pyrrhoniens et dogmatistes le travaillent intérieurement, mais ce vide qu’ils occupent est un miroir réfléchissant grimaces, rêves, insolences. Nul amour dans l’obscure lumière jetée par tous les siècles de doute et de raison. Nul amour, il est vrai, mais il faut ajouter incessamment à ce mot, nulle dissolution aussi. Voilà en quoi consiste la grandeur de Pascal.

Tout est vanité, tout est incertitude, même l’amour de Jésus-Christ, la seule vérité qu’on connaisse, qui, comme toute autre chose dans ce monde, en dépit des efforts du Pascal géomètre, n’est pas démontrable. Comme tous les visages d’enfants dans Cache-Cache de Tchelitchew, les preuves innombrables de Pascal bâties par la raison pour abolir la raison, existent encore aujourd’hui et ne cessent de nous transformer parce qu’elles participent surtout à ce jeu gratuit que nous appelons art. Pascal vit toujours, non pas grâce à sa défense du christianisme et à sa révolte contre la raison, mais à cause de son âme tourmentée d’infini et d’absolu. L’âme de Pascal est la plus belle défense du christianisme parce que personne ne songe à la démontrer. Son abîme est aussi purement symbole que l’arbre de Tchelitchew. L’abîme et l’arbre sont également l’origine du cosmos pour le penseur et le peintre, – ce même point obscur d’où tout va sortir : souffrances et visages d’enfants ; – et l’épanouissement du cosmos qui renferme, figées, toutes les souffrances vécues et tous les enfants qui se cherchent et s’évitent.

« La Sagesse nous envoie à l’enfance », écrit Pascal, en évoquant le passage de saint Matthieu : Nisi efficiamini sic ut parvuli 1. Mais redevenir un enfant n’égale pas une défaite de la raison. Cette première imagination où nous existons dans une sorte de délire ou d’extase est le triomphe de la raison, et plus tard dans la vie, lorsque « nous sommes pleins de ténèbres », comme le dit Pascal, nous essayons de la ressaisir. La seule « preuve » trouvée par Pascal est son abîme. Les hommes connaissent l’enfer de Pascal, même s’ils ne peuvent pas accepter le marché qu’il leur conseille : « Si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. » Pascal logicien nous attire et nous touche moins que Pascal martyr. Et l’enfant, tel que Pascal l’a été toute sa vie, tel que Rimbaud l’a été dans ses visions les plus hallucinatoires, tel que Stephen Dedalus l’est dans sa recherche d’un père et dans ses méditations sur les complexités de Hamlet 2, tels que les jeunes enfants clownesques de Picasso et les visages d’enfants de Tchelitchew le sont, – oui, l’enfant est le martyr par excellence que son imagination et sa vie intérieure écrasent selon quelque principe propitiatoire. Au-delà de Rimbaud, que les surréalistes du vingtième siècle ont proclamé chef, prophète et précurseur, Pascal, le moins naïf des penseurs (qui sont souvent de grands naïfs) compose, au cours d’une maladie comparable à une crise permanente de folie, un des livres les plus redoutables de surréalisme, ou du moins de principes que les artistes d’aujourd’hui désignent jalousement comme « surréalistes ». Le « dérèglement de tous les sens » de Rimbaud s’appelle dans le langage pascalien « l’abêtissement de soi ». Les hérétiques, les logiciens et les pyrrhoniens combattus si implacablement dans Les Pensées s’appellent dans Une Saison en Enfer professeurs, prêtres, marchands, mais les deux auteurs, l’un aussi cruel et fanatique que l’autre, parlent du même ennemi, celui qui fait semblant de s’intéresser au vrai mais qui en réalité renie la profonde et douloureuse clarté de l’enfance.

La force révolutionnaire en France semble se manifester à chaque âge en deux voix et deux esprits : juste avant le moment scolastique c’est Abélard et saint Bernard ; juste avant le moment classique c’est Montaigne et Pascal ; juste avant le moment surréaliste c’est Hugo et Rimbaud ; juste avant le moment de guerre « globale » au vingtième siècle c’est Gide et Claudel. Si nous ne sommes pas sûr dans cette énumération de la justesse de chaque nom cité, nous sommes plus sûr de la tendance artistique et intellectuelle que tels noms représentent. Dans chaque cas deux hommes, ou plutôt deux esprits ou deux métaphysiques, s’opposent dans leur philosophie dont la mission principale de l’âge même qu’ils prédisent et préparent est de concilier, synthétiser. Le premier auteur de chaque groupe annonciateur : Abélard, Montaigne, Hugo, Gide – désigne l’esprit révolutionnaire négatif. Très différents les uns des autres en art et en sensibilité, ils se rejoignent ou du moins se rappellent dans leurs accomplissements critiques. Abélard soumet l’homme représentatif de son époque à un examen rigoureux. Il l’opère pour ainsi dire. Montaigne, Hugo et Gide font le même travail d’exploration, et posent de nouveau et d’une manière convenable à leur âge tous les problèmes principaux de l’homme. Chacun de ces penseurs annonce à sa génération les idées qu’il ne faut plus croire. Mais l’autre groupe, représenté par Saint Bernard, Pascal, Rimbaud et Claudel, annonce non pas une révolution d’idées, mais une révolution de sentiment et de cœur. Au lieu de vouloir effectuer une division dans l’esprit des hommes, ces auteurs du deuxième groupe préconisent un approfondissement de toutes les idées, une étude clairvoyante de nos héritages qui mettra tout à sa place selon une hiérarchie plus authentique et plus stable. Le mal aura donc sa place à côté du bien parce que dans ce monde-ci le bien est incompréhensible sans le mal. La raison nous divise intérieurement : Les Essais du seizième siècle aussi bien que Le Journal du vingtième illustrent ce principe. Seul le secret du cœur peut nous amener à l’amour. Les Pensées du dix-septième siècle comme Les Odes du vingtième défendent cette loi de l’homme fait à l’image de Dieu.

La Croix du Christ est plongée dans l’abîme de Pascal et elle le garde éternellement ouvert. Nul homme n’a plus étroitement serré la Croix que Pascal. Son amour de Dieu est son amour pour la Croix. Les deux Pascal, le poète et le savant, se réunissent dans un amour unique. Et cette Croix que les deux Pascal embrassent, sans jamais dormir pendant la nuit du monde, est le symbole unique des deux vérités de la foi chrétienne : Dieu et la corruption de l’homme. Seule la Croix est intelligible pour cet homme qui a senti, avant de les combattre, la superbe des philosophes et le désespoir des athées.

L’amour est cette énergie universelle qui transforme des passions basses en des forces créatrices : Pascal a construit de son abîme, que remplissait si exactement la Croix de Jésus, la pure géométrie de ses Pensées. L’agonie de Jésus n’a jamais permis à l’agonie de Pascal d’atteindre à une profondeur sans mesure. L’agonie du Sauveur précède, environne et dépasse l’agonie de celui qui cherche le salut. La géométrie divine triomphe ainsi de la géométrie pascalienne de l’amour parce qu’elle renferme la clef de toute solution.

L’agonie de Jésus sur sa croix dicte à Pascal, porteur de son abîme, son mot le plus poignant : « Nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre. » L’amour de Saint Bernard, ineffable pour avoir dépassé l’agonie du monde, fait place, quatre siècles après, à l’amour de Pascal, torturé pour ne pas se sentir pleinement chrétien. L’amour du saint contemplatif, exemple suprême pour tout le moyen âge, fait place à l’amour de l’enfant malade, dont le témoignage ne cesse de hanter le monde moderne. Les pleurs de joie du 23 novembre 1654 sont les pleurs d’un enfant qui, seul parmi les hommes, peut connaître Jésus parce que Jésus est Dieu et sa misère.

 

 

Wallace FOWLIE.

 

Paru dans Gants du ciel en automne 1945.

 

 

 

 

 



1  Mat. 18, 3.

2  Cf. Joyce, Ulysses, p. 182-215.

 

 

 

 

 

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