Sainte Jeanne d’Arc

 

(1412-1431)

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Stanislas FUMET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À ma Femme.

 

I. Lorsque rien ne va plus, que la machine des princes la mieux combinée a l’air décidément cassée, que l’espérance en larmes tombe de chagrin et de fatigue sur la route barrée par un obstacle insurmontable, quand la partie semble perdue et que le mieux, à tout prendre, serait de renoncer, que l’homme enfin n’a plus qu’à s’en aller, – c’est le moment favorable pour les anges de Dieu.

Il y a une détresse en bas, il y a une grande pitié, par exemple, au royaume de France ; il y a un découragement, une manière de mort. Cela déclenche, dirait-on, une autre manière de vie, en haut. Cela fait attrait, cela fait appel à Dieu, sans que rien ne bouge ni qu’on entende aucun bruit. Mais il y a un va-et-vient des anges affairés qui tissent la trame de miséricorde entre le ciel et la terre.

Le royaume de France, consacré par saint Louis, voit ses proportions se réduire de jour en jour. Charles VI est mort. Le dauphin, qui aurait peut-être l’ambition de maintenir le royaume que certains lui reconnaissent par générosité, se replie progressivement vers le Midi. En 1429, on lui ôte Orléans, il se retire à Chinon et songe à laisser la France agoniser toute seule : il pense à fuir en Espagne.

On se souvient du crime d’Isabeau, sa mère. Alliée au duc de Bourgogne, elle a fait signer à Charles VI le Fou, dit le Bien-Aimé, le traité de Troyes qui livre le pays aux Anglais. Mais cela ne lui a pas suffi. Elle a jeté un trouble mortel dans le cœur du dauphin Charles, son propre enfant, en l’amenant à croire qu’il n’était pas du sang royal. Alors le jeune homme, pour se consoler, pendant qu’il perd ses villes, fait la noce. Le soir, dans sa chambre, il ne riait pas toujours. Il se prenait parfois la tête dans les mains et conjurait Dieu de lui révéler si vraiment il était l’héritier légitime de la couronne de France. L’Angleterre s’enflait, hors de chez elle, à mesure que la France allait se rétrécissant, qu’elle s’évanouissait comme l’identité de son pauvre prince. La Bourgogne perfide lui ouvrant toutes les issues, l’Angleterre écrasait d’un pas lourd et méthodique la terre du royaume humilié. C’était la victoire gigantesque pour elle, essoufflante, inébriante, qui la comblait au delà de ses désirs et mettait fin à la guerre de cent ans.

– N’y a-t-il pas un cœur où Je puisse habiter ? demande le Roi des cieux. N’y a-t-il pas, aux Marches de Lorraine, un cœur d’enfant qui soit assez virginal pour contenir quelque chose de Ma volonté, un reflet de Ma toute-puissance ? Mais il Nous faut, comme toujours, pour répondre à Notre intention, une vierge dont la virginité d’âme et de corps ne soit pas seulement une réalité, mais sa raison d’être. Une vierge dont on puisse dire qu’elle n’est pas une pucelle mais qu’elle est essentiellement la Pucelle.

Dieu aime à se glorifier dans une matière intacte. Il aime avant tout à se substituer. Là où la faiblesse est criante, il introduit sa force. Là où l’humilité est avouée, il bâtit une maison à sa splendeur. Et voici les anges qui partent de ses mains comme des éclairs pour refaire le royaume de France, que Jeannette, dans son cœur, a rétabli.

Elle a treize ans et file le chanvre à Domrémy, ou garde les brebis de son père. Tous n’avaient qu’à se louer d’elle, depuis le curé jusqu’aux mendiants, en passant par les parents chéris, Jacques d’Arc et Isabelle son épouse, et tous les voisins, et les enfants du village, ceux, avec qui elle joue, Hauviette sa compagne et les autres. On lui reprochait bien un peu sa piété excessive, son goût des pèlerinages. Plutôt que de jouer, elle se plaisait à faire des couronnes pour Marie, elle aimait surtout à se retirer à l’écart et « s’entretenir avec Dieu ». Mais elle était laborieuse. Elle s’occupait volontiers des malades et montrait une grande tendresse pour les pauvres. Signe divin, en vérité. À Domrémy, on a su qu’elle faisait coucher les pauvres dans son lit. Elle déclarera, plus tard, qu’elle est « venue pour consoler les pauvres et les indigents ». Et Pasquerel, son chapelain, qui fut de toutes ses batailles et ne la quitta point d’Orléans à Compiègne, nous a légué ce témoignage de lumière : « Elle était en effet très pieuse envers Dieu et la bienheureuse Marie, se confessait presque chaque jour et communiait fréquemment. Lorsqu’elle se confessait, elle pleurait. Quand elle était dans une localité où il y avait un couvent de mendiants, elle me disait de lui rappeler le jour où les petits enfants des mendiants recevraient l’Eucharistie, pour qu’elle la reçût avec eux... »

C’est à treize ans que Jeannette fut interpellée par saint Michel pour la première fois. Mais elle ne savait pas au juste de qui venait cette voix ; elle ne la connut pour une voix d’ange que la troisième fois que l’accent lui en parvint. Mais à la première elle eut seulement grand-peur. Il était midi, en été ; Jeannette se tenait dans le jardin de son père ; elle entendit cette voix qui l’invitait à « se bien conduire ». Car toute la question est là : marcher sans détour vers le but. Au procès de Rouen, elle spécifiera que ce n’était pas lendemain de jeûne. « J’entendis cette voix à ma droite, vers l’église ; rarement je l’entends sans qu’elle soit accompagnée de clarté. » Souvent dès lors, isolé ou « entouré d’anges du ciel », saint Michel lui parla et elle comprit qu’il était messager de Dieu. Un jour il lui commanda : « Va en France ! »

Quand ce n’était pas saint Michel qui visitait Jeannette, c’étaient leurs deux amies des cieux, sainte Catherine et sainte Marguerite. Elles lui venaient aussi comme des voix et des faces couronnées, mais Jeannette également éprouvait leur corps, et même elle les embrassa, ce dont les juges de chair lui tiendront rigueur. Il y avait près de Domrémy un très grand hêtre, dénommé l’Arbre des Dames ou l’Arbre des Fées, droit et beau « comme un lis ». Le dimanche de Laetare, les enfants avaient coutume d’aller chanter à son ombre et l’entourer de leurs rondes. Puis ils mangeaient et allaient se désaltérer à la Fontaine des Groseilliers. Jeannette s’y rendait comme ses camarades, mais à y danser elle préférait y chanter et y tresser des guirlandes. Les robes sinistres de Rouen et de Paris ont basé tout le procès infâme sur l’insinuation que Jeannette se serait vouée au Diable sous l’Arbre des fées, qu’elle aurait prononcé des incantations à la Fontaine. Tout juste est-il que les saintes lui ont parlé à la Fontaine des Groseilliers, mais elle oubliera même ce qu’elles lui contèrent là.

Elle hésite longtemps ; c’est une fille prudente, raisonnable, qui ne s’en laisse pas accroire. Il faut que les voix reviennent à la charge, que Dieu se révèle bien nettement, bien clairement, pour que la petite fille s’habitue à l’idée de quitter la maison paternelle. Son père avait eu un rêve à son sujet : il la voyait s’éloignant avec des hommes de guerre ; or, accepter qu’elle suivît des soldats, non ! il eût préféré la noyer dans la Meuse. Pendant ce temps, un dicton courait : « Une fille viendra du Bois Chesnu et chevauchera sur le dos des archers. La France perdue par une femme sera sauvée par une vierge des Marches de Lorraine. » Derrière Domrémy se trouvait un bois, dénommé précisément le Bois Chesnu. Tout était pour convaincre Jeannette. De treize à dix-huit ans, elle résiste loyalement à ses voix. À la fin, c’en est trop : la vierge de Lorraine se dresse et tourne son regard vers Orléans, qui est dans la possession des Anglais. Ainsi fit Marie, qui répara le méchant travail d’Ève. Ainsi Jeannette la Pucelle se rendit auprès du seigneur Robert de Baudricourt, à Vaucouleurs, espérant obtenir de lui un équipement et des hommes pour aller surprendre le dauphin morose qui songeait à l’Espagne, et dont la Pucelle voulait faire un roi. « En nom Dieu », qu’il soit roi de France, lui que sa mère Isabeau a déshérité si cruellement de tout bien, dans son esprit, dans son âme et dans son corps.

Il le mérite, parce que sa partie est perdue et qu’il est lamentable.

 

II. Cette canonisation de Jeanne d’Arc éclaire toute son œuvre par le dedans. Il y a un mot qui est la clef de son histoire. C’est le mot : Va ! Depuis l’âge de treize ans, il frappait son oreille comme une fanfare et il s’accompagnait de termes surhumains : « Va, fille ! Va, fille de Dieu, fille de l’Église, fille au grand cœur ! » Pouvait-elle ne pas obéir plus longtemps ? À Vaucouleurs, elle s’adresse donc à Robert, qui gardait la ville pour Charles VII. Mais celui-là rit de cette enfant audacieuse, habillée de rouge et qui parlait de son Seigneur, à elle, et disait à Robert : « qu’il eût à mander au dauphin de se bien tenir, de ne pas cesser la guerre, que le Seigneur lui donnerait secours avant le milieu du carême suivant ; que le royaume de France ne lui appartenait pas, à lui dauphin, mais à son Seigneur à elle ; que son Seigneur voulait que le dauphin fût roi et cet le royaume en commende, qu’elle le ferait roi malgré ses ennemis et le conduirait au sacre. – Mais quel est ce Seigneur dont tu me parles ? demanda Robert. – Le Roi du ciel, répondit-elle... »

Robert de Baudricourt conseilla à son oncle de la ramener chez son père, avec des claques. Mais elle ne se décourage pas ; elle est seulement impatiente de joindre le roi : « le temps lui semblait long comme à une femme enceinte ». Et elle disait qu’elle irait à Chinon, dût-elle « y user ses jambes jusqu’aux genoux ». Cependant plusieurs chevaliers eurent confiance en elle. Ils la persuadèrent de quitter ses vêtements de femme, procurèrent à Jeannette un costume d’homme, avec tout l’équipement militaire, et lui firent don d’un beau cheval de seize francs. Puis ils l’escortèrent jusqu’à Chinon, lieu de la résidence du dauphin, où ils arrivèrent secrètement au bout du onzième jour.

C’est ici que le caractère surnaturel de la mission de Jeanne d’Arc commence à apparaître dans toute sa profondeur et que, généralement, on omet de la suivre. Les témoignages sont unanimes sur la simplicité de cette fille. « Fille très simple, excepté en fait de guerre, où elle excellait », ont dit les soldats. Mais les mêmes la prenaient pour un miracle ; il suffisait de se battre sous sa bannière ou de s’étendre la nuit à côté d’elle pour avoir la certitude qu’elle était une sainte. La sainteté de Jeanne d’Arc est quelque chose comme le ciel appuyé sur la terre. Elle vit à la fois, en toute innocence, dans le monde spirituel, avec Michaël et ses armées, avec les saintes Marguerite et Catherine, et est solidement maintenue à la terre par une nature positive, réelle, enjouée, et surtout par cette faiblesse de femme qui la rend presque timide à l’abord de la souffrance.

Quand cette humble et hardie fille se présenta devant Charles VII et qu’elle le reconnut dissimulé parmi ses courtisans, qu’elle alla droit à lui, ainsi qu’elle faisait tout, Jeanne d’Arc était plus qu’un être humain : elle apportait toute la cour du ciel avec elle. Son message tenait entièrement dans cette royauté mystérieuse qu’elle vint offrir au dauphin sous des espèces surnaturelles. Jeannette proposait le ciel à la France meurtrie, à la terre de Charlemagne et de saint Louis offensée les armes inexprimables du Dieu Sabaoth. Elle a raconté aux juges, avec des intonations d’extase et de triomphe, que ce n’était pas la Pucelle mais un ange qui avait donné à son roi cette couronne prodigieuse, dont la seule pensée, bien qu’ils ne voulussent pas l’accueillir dans leur esprit charnel, était si désagréable à ces domestiques de la victorieuse Angleterre. Les anges du paradis ne manquaient pas autour de l’ange qui « vint de haut, entra par l’huis de la chambre, fit révérence au roi, s’inclinant devant lui ». Quant à la couronne, c’était le signe dont il sera question durant tout le procès. « – Où est-il votre signe ? – Mon signe est au trésor du ROI. »

Les saints n’ont d’existence que pour sanctifier la terre. Il faudrait s’élever à leur place et non point les imaginer à la nôtre pour comprendre leur parole et leur action comme il se doit. Jeannette est « fille de Dieu ». Cette paysanne sainte et visionnaire marche dans le ciel sur la terre. Ce n’était pas le fils d’Isabeau qu’elle adorait et en qui elle voyait le meilleur des chrétiens ; ce n’était pas ce garçon ingrat qu’elle saluait de son chaperon à la manière angélique ; c’était celui à qui cette invisible couronne était dédiée ; sous ce chiffon de roi, elle honorait le mandaté du Roi des cieux. La scène de la rencontre avec le gentil dauphin, pour elle, se passe dans le ciel. Or Jeannette a révélé la solution politique et il n’en est point d’autre. C’est la solution divine, que lui ont inspirée saint Michel avec Catherine et Marguerite : la terre n’est à personne, sinon au Roi des cieux. Mais elle est mise en commende entre les mains de qui la rend au Créateur. Et c’est pourquoi Jeanne, aussitôt qu’elle fut dans la chambre du dauphin, avec le duc d’Alençon qui rapporte l’évènement, et le sire de La Trémouille, sollicita du roi de France « qu’il voulût bien faire don de son royaume au Roi des cieux ». Alors le surnaturel et le naturel pourront se compénétrer dans l’ordre du royaume soumis, tant qu’il n’y aura pas prévarication de la part du vassal. Il est un fait : c’est que depuis Israël il n’y avait pas eu de vérité politique aussi claire. Jeanne inaugure la doctrine du Christ-Roi, qui absorbe l’humain dans le divin. Qu’importe si on l’a mal entendue ; qu’importe si Charles VII s’est empressé de la trahir : elle-même a démontré ce qu’était cette politique, par son œuvre d’un an et par le sens imprévu qu’elle a donné à la guerre, enfin par sa mort déchirante qui rappellera toujours celle de Notre-Seigneur.

Elle découvrit au dauphin qu’il était héritier légitime, car elle avait connu, en vision, le secret de son inquiétude qu’il gardait jalousement par devers soi, et il lui avait été dit que cette inquiétude était mal fondée, qu’elle eût à le lui communiquer. Le roi en eut une grande émotion et dans l’instant il crut en Jeanne.

Après avoir été examinée et interrogée à Poitiers, et déclarée véridique, Jeanne la Pucelle fit lever le siège d’Orléans, pour l’émerveillement des plus intrépides capitaines du royaume : le Bâtard d’Orléans, le duc d’Alençon et le sire de Gaucourt. Les Anglais avaient la force et le nombre, ils avaient les armes, notamment ces arbalètes luxueuses qui manquaient aux Français ; ils étaient organisés et infailliblement vainqueurs. « Ne craignez pas leur nombre, disait la jeune fille montée sur son cheval blanc ; n’hésitez donc pas à donner l’assaut, Dieu conduira votre entreprise... » Puis, sans perdre de temps, derrière la bannière de la Pucelle, on attaqua Jargeau, Meung-sur-Loir, Beaugency et Patay, qui tombèrent successivement. Tout son génie stratégique, qui est inouï, cette fille ignorante ne le demande qu’à « son conseil ». Devant Orléans, à Dunois : « – Est-ce vous qui êtes le Bâtard d’Orléans ? – Oui, lui répondis-je, et je suis bien heureux de votre arrivée ! – Est-ce vous qui avez dit que je vienne de ce côté et que je n’aille pas directement du côté où se trouvent Talbot et les Anglais ? – Oui, et de plus sages que moi sont du même avis... – En nom Dieu, dit-elle alors, le conseil de mon Seigneur est plus sage et plus sûr que le vôtre ! »

Elle n’agissait jamais sans qu’elle eût une indication d’en haut, tant pour faire la guerre que pour répondre à ses juges. De son conseil nous savons ceci, par le témoignage de Jean d’Aulon, son intendant : « Ils estoient trois ses conseillers, desquelz l’un estoit tousjours résidamment avec elle, l’aultre aloit et venoit souventesfoys vers elle, et la visitoit, et le tiers estoit celuy avecques lequel les deux aultres délibéroient. » Elle vivait plus encore selon la prière qu’elle ne priait, anéantie d’héroïsme dans la substance des trois vertus théologales. À Orléans, les hommes, les femmes, les enfants couraient derrière elle, pour toucher son vêtement. C’est qu’elle était plus un ange de Dieu, à leurs yeux, qu’une jeune fille.

Mais sa guerre était une paix active. C’est en cela que nous voyons la qualité surnaturelle de sa vocation, que nous retrouvons le style, dans l’ouvrage insensé qu’elle a pu faire en un an, du chef des milices célestes qui s’exclame devant Lucifer insurgé : « Que Dieu te réprime ! » La guerrière par obéissance opère exactement de la même façon. Elle n’a point de volonté belliqueuse, elle n’a plus de volonté à elle, parce qu’elle a choisi celle de son Seigneur contre laquelle les esprits bienheureux lui ont fait échanger la sienne, à Domrémy. Ce qui l’étonne le plus, c’est que l’on résiste à Dieu. Elle, bien au contraire, elle se laisse par lui, en riant, manier comme une lance. À la besogne, elle a l’air de donner des ordres : elle les transmet. Réfléchit-elle ? Fort peu : elle obéit à des voix, à des indications de lumière. Elle lève son étendard : elle est un geste. Elle est la confiance de la chrétienté.

Comme les amis de Dieu Jeanne possède une épée : au vrai, une étrange épée, que l’on a déterrée derrière un autel, dans l’église Sainte-Catherine de Ferbois, à la suite d’une de ses visions. Mais, épée de Dieu, à quoi bon dégainer son épée d’homme, fût-elle miraculeuse ? Elle chevauche une bannière à la main, « pour ne pas faire usage d’épée s, explique-t-elle, « pour ne tuer personne. » L’arme exaltée, la bannière, le signe réginal de la gloire, un pan du ciel avec le portrait de Jésus-Christ qu’elle a fait peindre dessus. Et les Anglais, à la vue de sa bannière, sont pris de panique. Il était impossible de les déloger de France. Dunois, d’Alençon, La Hire, Xaintrailles avaient eu beau y mettre tout leur cœur, leur science et toute leur énergie, les Anglais installés ne bougeaient pas plus que des bûches, si ce n’était qu’ils avançaient un peu, réduisant d’autant le royaume de France. Mais, lorsque se montra la Pucelle, avec sa candide bannière à la main et cette clarté d’hostie dans la fraîcheur de son visage, désormais finie la tranquillité de ces soudards ; la victoire était compromise ! Il y a un charme dans le camp des Armagnacs ; on jure contre, on crache à son nom, on blasphème Jeanne et sa pureté, on l’insulte par-dessus les lignes, on la fait pleurer, mais on tremble d’angoisse et l’on abandonne les positions les plus confortables.

Elle guide ses troupes dans un enchantement.

Sa peine profonde est de voir couler le sang d’autrui, celui de ses amis et de ses ennemis. Quand la bastille d’Orléans fut enlevée, Jeanne, ayant été blessée, comme elle l’avait prédit la veille, d’une flèche qui « lui pénétra d’un demi-pied entre le cou et l’épaule », et n’ayant cessé de combattre jusqu’à ce que son armée fût maîtresse de la place, défendit, le lendemain de la grande bataille, lorsque les Anglais se furent massés en ordre pour se retirer, « qu’on les attaquât ni qu’on exigeât rien d’eux, voulant qu’on les laissât aller sans être poursuivis, – ce qu’ils firent ». Dès cet instant, ajoute Dunois, « la ville fut délivrée ».

C’est le même Bâtard d’Orléans qui raconte comment Jeanne avait eu assistance de Dieu pour remporter cette victoire. Grièvement blessée, elle refusa tout soin pour elle. « L’assaut dura sans interruption depuis le matin jusqu’à huit heures du soir. » La situation semblait désespérée, Dunois veut abandonner les lieux. Mais la Pucelle le rejoint et lui dit de tenir encore. « Sur ce, elle monte à cheval, se retranche dans une vigne, seule à l’écart, reste en prière pendant un demi-quart d’heure, puis, revenant et saisissants a bannière des deux mains, elle se place au bord du fossé. À sa vue, les Anglais frémissent et sont saisis d’une subite épouvante... » C’est l’ange de Dieu, sous l’armure de la Pucelle, qui les terrorise.

À Beaugency, La Hire, qui commandait l’avant-garde, ce dont Jeanne était fort contrariée (elle redoutait avec raison les carnages de ce trop violent soldat), fit un exemplaire massacre des Anglais. Jeanne d’Arc en eut une grande pitié. Comme elle voyait qu’un Français chargé de conduire des prisonniers venait d’en assommer à moitié un, la Pucelle descendit de son cheval, alla vers l’Anglais, « le fit confesser, lui soutenant la tête elle-même et le consolant de son mieux ».

Il faut bien entendre ce sens pacifique de la vocation de Jeanne. Elle est une exterminatrice de la guerre et sa campagne étrange, où le destin du royaume est laissé à Dieu, n’a pas d’autre but que de rendre progressivement à qui de droit le terrain usurpé, comme une plage dont la mer se retire. C’est du ciel que Jeanne d’Arc réglait le mouvement de ses armées. Elle traduit en gros langage les ordres qui lui parviennent d’en haut, tout adaptés à son esprit, à son cœur, à sa bouche. On connaît de ses mots exquis, notamment sa lettre aux Anglais : « Vous, hommes d’Angleterre, qui n’avez aucun droit en ce royaume de France, le Roi des cieux vous mande et ordonne, par moi, Jeanne la Pucelle, que vous quittiez vos bastilles et retourniez en votre pays, ou sinon je ferai de vous un tel hahu qu’il y en aura éternelle mémoire... » Elle avait la réplique aisée, les membres agiles, comme l’âme prompte et libre. Mais elle chevauchait spirituellement entre ciel et terre. À ses yeux la France était un écran sur lequel se jouait la volonté divine. Pour elle et par elle, il y avait une action sacrée à remplir au royaume de France, qui fût l’ombre temporelle d’un problème d’éternelle justice. Évidemment, elle ne réalisait pas toutes ces pensées ; sa foi lui tenait lieu de toute métaphysique ; mais elle accomplissait, en croyant être un instrument vulgaire, un soldat humble et puissant, – attachée fortement à sa bannière pacifiante, – l’œuvre du Roi des cieux qui se propage à travers notre obscurité. Elle vit sa mystique dans une matière de guerre, pour obéir à Dieu. Tout ce qui se produit en elle à l’intérieur prend corps à l’extérieur d’une manière fabuleuse. Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus expliquera très bien la mission de sa sœur aînée : de quoi s’agit-il, au bout du compte, sinon de chasser l’envahisseur de tout le territoire qu’il occupe dans notre âme et de faire revenir le vrai Roi pour y être sacré ?

La question suprême, en effet, c’est le sacre du roi, son couronnement à Reims. Parce que le sacre, pour Jeanne, signifie non pas la légitimation des titres du dauphin, mais la divinisation symbolique de sa royauté. La première chose qu’il faut que le roi rende à Dieu, c’est le royaume qu’il est appelé à gérer par intérim. Le Christ est seul Roi, mais le roi de France, qui lui jure soumission et fidélité, sera son lieutenant. Il y avait eu une parole si belle de Jeanne à Charles VII lorsqu’il s’était engagé à l’abandon total, entre les mains de Dieu, du royaume qu’il ne recevait qu’en commende : « – Vous voilà, lui avait-elle dit, le plus pauvre chevalier de votre royaume ! » La cérémonie du sacre, à laquelle assiste la Pucelle en beau costume, son étendard à la main, debout à quelques pas du roi, est la confirmation solennelle de ce qu’elle avait promis à Charles : « Vous mande le Roi des cieux par moi que vous serez sacré et couronné à Reims, et que vous serez le lieutenant du Roi des cieux qui est roi de France. La bonne ville, qui appartenait encore aux Anglais mais que Jeanne d’Arc avait sollicitée d’une lettre, comme elle avait fait pour Chalons et pour Troyes, ouvrit ses portes à sa requête et les habitants de Reims allèrent à la rencontre du cortège pour souhaiter Noël au roi Charles VII. On peut dire que le couronnement, qui eut lieu dans la cathédrale, où la sainte ampoule fut apportée, et parmi l’éclat des trompettes de jubilation, est une alliance de la France et du ciel, par la sainteté de Jeanne d’Arc, mais dont, hélas, Charles VII ni un autre ne pouvait remplir les conditions. La sainteté seule est fidèle. Et Jeanne, qui vivait dans la lumière des anges et qui reproduisait comme elle pouvait le plan éblouissant de Dieu, Jeanne, qui était capable, à Lagny, de ressusciter un petit enfant mort depuis trois jours, simplement pour qu’on eût le temps de le baptiser, ne doutait point que Charles VII garderait une alliance aussi avantageuse. Elle aimait son roi comme le caractère temporel du règne de Jésus-Christ. Et, le lendemain de la cérémonie du couronnement, celui-là ne songe plus qu’à se reposer de toute cette gloire trop rapide. Le malheureux en avait assez. Jeanne lui hausse la tête dans le ciel qui est irrespirable pour lui.

Il fallait en finir avec les Anglais. Charles VII ne le comprit pas. Le lieutenant de Dieu préféra écouter Regnault de Chartres et La Trémouille, les mauvais conseillers, qui étaient jaloux de l’influence de la jeune fille. Au lieu de marcher sur Paris démoralisé, qui eût cédé, Charles songe à des trêves, il s’installe à Compiègne et laisse Jeanne aller seule planter sa bannière sous les murs de Paris. Le roi fait semblant de la rejoindre, il s’arrête à Senlis, envoie le duc d’Alençon à Jeanne, le rappelle et, finalement, oblige cette dernière à se replier à Saint-Denis. Jeanne est effrayée, elle se lamente : on fait violence à ses voix. Il ne lui reste qu’une ressource : prendre une revanche sur l’autre rive de la Seine, qu’elle compte gagner à l’aide d’un pont que le duc d’Alençon a construit. Au matin, quoique blessée à la cuisse par un vireton, elle s’apprête à recommencer l’attaque avec tous ses gens. Mais dans la nuit, par ordre de Charles VII, le pont a été démoli...

Ce trop humain lieutenant de Dieu avait froidement trahi la sainte. Du jour où, lui, le sujet couronné, le roi rendu responsable par le fait du sacre, eut manqué à la mission divine de Jeanne d’Arc, il en résulta un trouble dans toutes les opérations où Jeanne s’avança. Elle n’était plus libre ; une volonté médiocre et commune introduisait le désordre dans son programme d’archange. Charles VII le roi s’en est retourné vers la Loire. Nous savons maintenant qu’il avait pactisé en secret avec les Bourguignons. Pour que Jeanne d’Arc renonce à Paris, qui se vengera bientôt d’elle, il la fait rappeler de Saint-Denis. À compter du 13 septembre 1429, Jeanne et le duc d’Alençon suivent le roi. Puis ils se séparent pour toujours. Jeanne demeure à Bourges, s’empare en novembre de Saint-Pierre-le-Moustier et assiège en vain, sans que ses voix le lui suggèrent, la Charité-sur-Loire. Elle reste plusieurs mois auprès du roi et de la reine, puis, n’y tenant plus, poussée par la volonté impérieuse de « bouter les Anglais hors de toute France », quitte le château de Sully sans prendre congé du roi, avec d’Alençon, Pasquerel et leurs gens, et l’on se met en marche vers Paris. Elle défait les Bourguignons et les Anglais à côté de Lagny ; à Melun, le jour de Pâques, ses voix lui annoncent qu’on se saisira d’elle, qu’il le faut, et qu’elle doit l’accepter de bon gré. Enfin, le 23 mai 1430, quinze mois après son départ de Domrémy, douze mois après la délivrance d’Orléans, elle se rend pour la quatrième fois à Compiègne, à « l’heure secrète du matin », avec une force de 4 à 500 hommes, en vue de secourir cette ville que les Anglais et les Bourguignons ont commencé d’assiéger.

C’est là que Jeanne tomba dans une embûche, fut précipitée en bas de son cheval par cinq ou six archers qui voulurent la contraindre à leur bailler sa foi. Et on la livra à Jean de Luxembourg, vassal du duc de Bourgogne. À partir de cette heure fatale, elle devint la proie des ennemis de Dieu qui la supplicièrent toute une année, « au nom du Diable », comme s’est écrié un jour Cauchon dans un mouvement irrésistible. On désola son âme, on lui mit le cœur en sang ; elle eut à se débattre contre des soldats anglais qui luttèrent avec elle, la nuit, pour la violer. Toutes les forces mauvaises de l’homme baptisé qui ment à son baptême comme il respire s’élevèrent contre la citadelle fragile et imprenable que personnifiait cette fille de Dieu, cette Pucelle incorruptible qui s’habillait en garçon et qui était presque un ange.

 

III. Comment pourrions-nous en vouloir à l’ancien Israël de ce qu’il a condamné son doux Messie à mort, nous qui, chrétiens, lorsqu’un cas un peu analogue se présente dans notre histoire, nous dépêchons d’en faire autant ? Haïr le Juste et l’envoyé de Dieu est très conforme à la nature humaine déviée par le péché. Mais ce procès inouï reproduit si mystérieusement le Procès même intenté à Dieu par le Sanhédrin que l’on ne peut se défendre, en l’évoquant, d’un frémissement de honte. Pour cette affaire scandaleuse, le Sanhédrin est au complet. Des abbés de monastère, des théologiens réputés se joignent au clergé séculier du diocèse. L’évêque de Beauvais, Maître Pierre Cauchon, afin d’avoir en ses mains l’otage de Dieu, l’a payée un grand prix au duc de Bourgogne : 10.000 livres. C’est une somme incroyable pour le temps ; c’est la rançon d’un roi. Mais l’Angleterre l’eût payée d’un monde, s’il eût fallu. Quand Jeanne connut que les Bourguignons allaient la vendre aux Anglais, on sait qu’elle se jeta du haut de la tour de Beaurevoir, non pour se tuer, comme le supposèrent ses ennemis, mais dans un dernier espoir d’échapper à la vengeance des Anglais et de sauver ses amis de Compiègne. Cet acte de témérité lui fut pardonné, ses voix le lui assurèrent. Comme le tribunal lui demandait si de cette action abominable elle avait fait pénitence, elle répondit que le mal qu’elle avait ressenti en tombant devait en avoir été une suffisante.

Le « reverend père en Christ et seigneur » Pierre Cauchon sollicita le droit de juger la Pucelle à Rouen, contre les revendications mêmes de l’Université de Paris, qui haïssait non moins profondément que lui Jeanne d’Arc. Trois autorités françaises se disputèrent la gloire de juger la jeune fille innocente dont la ferme humilité avait probablement ensorcelé le Roi des cieux, puisqu’on ne l’accusa de rien de moins que « sorcellerie » et magie : l’Université, l’Inquisition, l’évêque Cauchon. L’Inquisition eût été la mieux qualifiée pour ce jugement, car c’était alors le tribunal le plus modéré et le plus impartial. Mais Bedford, qui gouvernait le royaume d’Angleterre en attendant la majorité du petit Henry VI, ne voulait pas livrer Jeanne à des tribunaux dont il n’était pas absolument sûr. L’évêque de Beauvais, au contraire, dépendait de lui : Beauvais étant aux Français à ce moment-là, Cauchon ne songeait point à y rentrer. Mais, par bonheur, Rouen provisoirement était sans archevêque. Il fut aisé à l’homme des Anglais de se faire concéder, par lettres, juridiction plus ou moins régulière sur les territoire et diocèse de cette ville. Bedford promit d’ailleurs à Cauchon de le faire nommer plus tard archevêque de Rouen. Une correspondance onctueuse et d’une suprême hypocrisie fut échangée entre l’Université de Paris et Maître Cauchon. Celui-ci, pour soustraire sa prisonnière à toute possibilité de justice, la fit incarcérer non dans une prison ecclésiastique, comme il le devait, puisque l’accusation portait sur une matière de foi, mais dans une forteresse qui était aux mains des Anglais. Puis il organisa un procès retentissant dont on a pu garder tout le détail.

On retrouve les pharisiens, les scribes de Jérusalem, un peu plus affreux parce qu’ils se signent au nom divin de Jésus-Christ et parce que ces pleutres ou ces infâmes délateurs célèbrent leur messe chaque matin paisiblement. Il y aura la soldatesque anglaise – les Romains de cette histoire, – il y aura le petit Roi Henry VI, âgé de neuf ans, venu exprès pour voir la redoutable accusée et qui demeurera dans le même château qu’elle. Il y a une populace d’Anglais et de Bourguignons qui attendent la sentence de mort. Enfin Jeanne eut son Barabbas, car il était coutume, à Rouen, le jour de l’Ascension, de délivrer aussi un prisonnier. Le choix tomba sur un bandit coupable de viol...

On aurait trop à dire sur la composition du tribunal, sur des hommes tels que le chanoine Guillaume d’Estivet ou ce Loyseleur qui gagna l’amitié de Jeanne pour lui soutirer une confession à haute voix, que des greffiers cachés derrière les rideaux eussent enregistrée, si l’indignation de ces honnêtes gens n’y avait mis obstacle. En 1450, lors de la réhabilitation, tous ceux qui vivaient encore avouèrent qu’ils n’avaient agi que par peur de l’évêque et des Anglais. Ceux qui étaient suspects de la moindre sympathie pour Jeanne étaient menacés d’être jetés à la Seine. Mais de tant d’iniquité rien ne parut à la surface, et le procès se déroula dans une forme impeccable.

Un des griefs qui revinrent avec le plus d’insistance portait sur le vêtement de Jeanne d’Arc. Elle n’avait pas voulu se défaire, même en prison, de ses habits d’homme. Lorsqu’elle était en France, des dames curieuses l’ayant interrogée sur sa volonté de s’habiller en homme, elle avait un jour répondu que ce lui serait plus commode de faire la guerre ainsi et, en outre, qu’en habits d’homme elle susciterait moins de concupiscence charnelle de la part des soldats « et conserverait mieux sa virginité de pensée et de fait ». Mais il y a en même temps des causes plus mystiques à cet habillement singulier et elle ne les avouera pas à ses juges, se bornant à leur dire que c’est Notre-Seigneur et non point elle qui veut qu’elle s’habille en homme. « Ce qui concerne ce vêtement est peu de chose, moins que rien... Je ne l’ai pris d’avis d’homme au monde ; je n’ai pris cet habit et n’ai rien fait que du commande ment de Notre-Seigneur et des anges. » Ce costume les irritait par-dessus tout. Ils lui ont défendu d’assister à la messe, et c’est bien sa douleur la plus sanglante. Pourquoi donc, alors qu’ils lui certifient que si elle renonce à ses habits d’homme ils la laisseront entendre la messe, a-t-elle l’air de se dérober dans ses réponses ? Ah, c’est que la Pucelle a vu clair dans leur jeu. « Me croyez-vous prendre de cette manière et par là m’attirer à vous ? » leur dit-elle. Si elle refuse de répondre nettement, c’est que les questions, elle le voit dans leur âme, ne sont pas sincères. Elle n’écoute point le bruit des paroles, elle écoute en dedans ; elle est du royaume du cœur. Elle n’a pas à répondre au mensonge par une vérité qu’il n’appelle pas. Elle est dure et railleuse avec eux, qui ont la faiblesse de l’orgueil et de l’impureté.

Il y avait une raison mystique à ces habits d’homme, puisque jamais ses voix ne lui commandèrent de céder sur ce point. « De tout, je m’en attends à Notre Seigneur. » Et ce mot encore, qui est beau comme le jour dont on sera inondé au paradis, et qu’elle profère à l’occasion de son vêtement inexplicable : « Je n’ai jamais rien fait que de l’ordre de Dieu. » C’est Notre-Seigneur qui lui a commandé de s’accoutrer de la sorte, avec ses cheveux taillés en rond au-dessus des oreilles, et cet habit de camp, fait pour la guerre et qui invite à la chasteté. Comme il est de l’ange dans sa mission, il doit en être dans sa tenue. Ses vaillants soldats ont déclaré qu’elle leur avait toujours paru dominer la nature. On s’étonnait fort de ne la voir presque jamais descendre de son cheval, se nourrir le plus souvent d’un peu de pain et vivre presque sans boire. Blessée, elle continuait à monter à l’assaut. Jeanne était si angélique qu’elle pouvait impunément se vêtir comme les guerriers ; on a su que, à dix-huit et dix-neuf ans, cette belle jeune fille était encore préservée du « mal secret » des femmes.

Lorsqu’elle eut abjuré, dans cette heure qui est la plus douloureuse de sa vie, Jeanne accepta d’échanger ses vêtements guerriers contre des vêtements féminins. Quelques jours après, un Anglais l’ayant voulu forcer dans la nuit, elle reprit son costume d’homme, qu’on avait laissé intentionnellement à sa portée, et c’est ainsi que, le matin, on la retrouva, dans son ancien accoutrement, aux affres de l’affliction, le visage baigné de pleurs. Elle fut jugée relapse.

Quand on l’interroge sur son salut, elle montre une confiance admirable. Toutes ses paroles mériteraient d’être citées. « – Savez-vous si vous êtes en la grâce de Dieu ? – Si je n’y suis, Dieu m’y mette, et, si j’y suis, Dieu m’y garde. Je serais la plus dolente de tout le monde si je savais que je ne suis point en la grâce de Dieu... Mais, si j’étais en état de péché, croyez-vous que la voix viendrait à moi ? » Un autre jour : « – Vous tenez-vous assurée d’être sauvée et de ne pas être damnée en enfer ? – Je crois fermement ce que mes voix m’ont dit, que je serai sauvée ; je le crois aussi fermement que si je l’étais déjà. – Après cette révélation, croyez-vous que vous ne puissiez plus pécher mortellement ? – Je n’en sais rien et, du tout, m’en attends à Notre-Seigneur. – C’est là une réponse de grand poids ? – Oui, et que je tiens pour un grand trésor. » L’après-midi du même jour, dans un nouvel interrogatoire, elle complétait cette réponse : « ... pourvu que je tienne la promesse que j’ai faite à Notre-Seigneur de bien garder la virginité de mon corps et de mon âme. »

La virginité de Jeanne d’Arc est une vertu sur laquelle on n’a pas assez médité. Ce ne sont pas seulement les hommes, ce sont ses voix qui l’ont appelée Jeanne la Pucelle. Nous en avons confirmation de sa bouche. Et elle devait accorder à ce mystère de la virginité une importance véritablement surnaturelle. Il éclate aux yeux que Jeannette ressemble à Jésus-Christ : elle est venue pour sauver son peuple et elle a été livrée à la mort ignominieuse par des scribes et des pharisiens de son peuple. Cette fille qui ne savait ni lire ni écrire a prononcé des mots que l’on n’inventerait pas et qui rappellent invinciblement le langage de Notre-Seigneur : « Je suis venue de par Dieu, je n’ai rien à faire ici ; que l’on me renvoie à Dieu d’où je suis venue. » Elle se configurait également à Marie. Ce n’est pas sa virginité qui compte, c’est la virginité en elle qui reflète celle de Marie, et parce que la virginité de Marie a produit le salut du genre humain. Alors nous découvrons que Jeanne d’Arc, dans sa virginité, puise la FORCE qui pourrait être son nom. Il lui était intolérable qu’on y fît une allusion perverse. Pour elle c’était le grand sacrilège ; on atteignait, par cette sorte de blasphème, ce qui est la sainteté même de Marie. La Pucelle était troublée jusqu’au fond de son âme quand on insultait à sa pauvre vertu. Comme elle entrait à Chinon, un homme demanda si ce n’était pas là la Pucelle ? Puis cet homme jura avec un horrible blasphème que, s’il l’avait une nuit, il ne la rendrait pas telle qu’il l’aurait reçue. – « Ha ! en nom Dieu ! lui dit Jeanne, tu renies Dieu et tu es si près de ta mort ! » Et une heure après cet homme tombait dans l’eau et se noyait.

Faire affront à sa virginité portait malheur. Clasdas, qui commandait les Anglais à Orléans, s’en aperçut bien. C’est vers lui que Jeanne fit lancer par un archer cette lettre aux Anglais qu’elle avait attachée à une flèche. De son camp elle leur cria : « Lisez, c’est quelque chose de nouveau ! » Et, dès que les Anglais eurent lu la lettre qui leur enjoignait de se rendre, ils se mirent à clamer : « Ce sont des nouvelles que nous envoie la p..... des Armagnacs ! » Aussitôt Jeanne d’Arc sanglota. Puis elle pria longuement. Le lendemain matin, elle était blessée ; elle eut peur et pleura ; c’est là qu’elle refusa d’être « charmée ». On soigna sa blessure, elle se confessa en pleurant, puis retourna en toute hâte à l’assaut, criant : « Clasdas, Clasdas ! rin-ti, rin-ti au Roi des cieux ! Tu m’as appelée p..... ; j’ai grande pitié de ton âme et des tiens ! » À cet instant, nous dit Pasquerel, « Clasdas tomba, tout armé de la tête aux pieds, dans la Loire, où il se noya ».

Plus tard, à Rouen, sortant de maladie, elle est injuriée dans le même sens par Guillaume d’Estivet ; elle éclate en sanglots et la fièvre la reprend. (C’est ce d’Estivet qu’un jour on trouvera mort dans un bourbier.)

Sa chasteté dans les camps produisait des effets extraordinaires. Tous les témoignages de ses grands soldats, recueillis pour la réhabilitation, sont formels. « Elle était pure comme un ange », déclare Bertrand de Poulengey, qui l’accompagna de Vaucouleurs à Chinon. C’est par le duc d’Alençon que nous savons qu’elle exécrait cette classe de femmes qui se collaient aux armées. Un jour, elle en poursuivit une, l’épée à la main ; « son épée se brisa même en cette circonstance ». Et d’Alençon ajoute : « Quelquefois, à la guerre, j’ai couché avec elle à la paillade, moi et d’autres hommes d’armes : j’ai pu la voir quand elle mettait son armure, et entrevoir sa poitrine, qui était fort belle ; cependant je n’ai jamais senti pour elle de désirs mauvais. » Tous les témoignages de ses compagnons s’accordent sur ce point qu’il était impossible d’éprouver des désirs coupables pour la Pucelle. Il y a notamment, dans le texte original, cette merveilleuse narration, par Jean d’Aulon, des faits guerriers de Jeanne, où on lit :

 

Dit oultre que, non obstant ce qu’elle feust jeune fille, belle et bien formée, et que par plusieurs foiz, tant en aidant à icelle armer que aultrement, il lui ait veu les tetins, et aucunes foiz les jambes toutes nues, en la faisant apareiller de ses plaies ; et que d’elle approuchoit souventesfoiz, et aussi qu’il feust fort, jeune et en sa bonne puissance : toutefois oncques, pour quelque veue ou atouchement qu’il eust vers ladicte Pucelle, ne s’esmeut son corps à nul charnel désir vers elle, ne pareillement ne faisoit nul aultre quelconque de ses gens et escuiers, ainsi qu’il qui parle leur a oy dire et relater par plusieurs foiz.

 

Et cette déposition du comte de Dunois, le Bâtard d’Orléans plus sublime encore : « Ni moi ni les autres, quand nous étions avec elle, n’eûmes jamais de mauvaises pensées : il y avait en elle quelque chose de divin. »

Quant aux preuves de la sainteté de Jeanne d’Arc, elles abondent : « Tous les hommes d’armes la considéraient comme une sainte. » (Barbin, de Poitiers.) Quoi d’étonnant si le peuple lui baisait les pieds et les mains, quand elle passait à cheval ? On l’en accuse. « – Mais ils me baisaient les mains le moins que je pouvais », répond-elle joliment. « Je m’attends de tout à Dieu, mon Créateur ; je l’aime de tout mon cœur. » On veut lui faire une réputation de sanguinaire et on lui demande ce qu’elle préférait, de sa bannière ou de son épée ? « – Beaucoup, quarante fois mieux ma bannière que mon épée ! » Et elle précise : « Je n’ai tué personne. » À propos de cette même bannière on l’interroge encore : « – Qui aidait plus, vous à votre étendard ou votre étendard à vous ? – De la victoire de mon étendard ou de moi-même, c’était tout à Notre-Seigneur. – L’espoir d’avoir victoire était-il fondé en votre étendard ou en vous ? – Il était fondé en Notre-Seigneur et non ailleurs. – Si un autre que vous eût porté cet étendard, eût-il eu aussi bonne fortune que vous de le porter ? – Je n’en sais rien, je m’en attends à Notre-Seigneur. »

Elle est l’image de l’obéissance héroïque. Ce qui lui vaut le pieux libelle du promoteur ; le chanoine d’Estivet, soit l’acte d’accusation détaillée où Jeanne la Pucelle est traitée de « sorcière, sortilège, divinatrice, fausse prophétesse, invocatrice et conjuratrice des malins esprits, superstitieuse, mêlée et initiée aux arts magiques, ignorante de la foi catholique, schismatique, suspecte d’infractions à l’article du Credo Unam sanctam Ecclesiam, et à d’autres articles, sacrilège, idolâtre, apostate, médisante et malfaisante, blasphématrice de Dieu et des saints, scandaleuse, séditieuse, perturbatrice de la paix, excitatrice de la guerre, cruellement altérée de sang humain, provocatrice de son effusion, entièrement et avec impudeur oublieuse de la décence et des convenances de son sexe, ayant pris irrévérencieusement l’habit et l’état d’homme de guerre... »

Mais c’est surtout son obéissance à « Dieu premier servi » qui suscite l’indignation. Elle répond avec sagesse, amusée d’abord, et parce que ses voix lui ont dit : « Aie bon courage et gai visage » – puis, souffrant trop, un peu lasse, étonnée. Chaque fois qu’une question est trop grave, elle réclame un délai, pour prendre conseil de ses voix. Ses voix lui ont recommandé de répondre hardiment. Ce qu’elle fait. Elle répond si hardiment qu’elle exaspère ses juges. Toutes les fois qu’elle le peut, elle place le nom du roi de France, Charles VII, dont elle ne connaît pas la trahison et qu’elle aimera de toutes ses forces jusqu’à la fin, voyant en lui le lieutenant de Jésus-Christ, en haut, dans son type éternel. Jamais elle ne se laisse intimider par la solennité du mensonge qu’on lui oppose. On la questionne sur saint Michel et ses saintes : « – Je vous ai dit ce que j’en sais ; mais pour vous dire tout ce que je sais, j’aimerais mieux que vous me fissiez couper le cou. » Elle a refusé le serment, à maintes reprises, car elle hait le sacrilège. Elle ne consent à répondre avec serment que sur ce qui touche au procès. « – Ceci n’est pas dans votre procès. Épargnez-moi, passez outre », dit-elle constamment. Elle a des plaisanteries, notamment sur les Anglais, qui ne doivent pas être du goût de Maître Cauchon et de son entourage servile : « – ... Quant aux Anglais, la paix qu’il leur faut, c’est qu’ils s’en aillent dans leur pays, en Angleterre. »

Néanmoins on la fera trébucher quand on lui racontera des histoires qu’elle est incapable de comprendre sur la différence qu’il y a entre l’Église triomphante, où elle a déjà accès, et l’Église militante, où on ne lui montre que des ennemis de la Vérité, c’est-à-dire de Jésus-Christ.

« – Vous en rapportez-vous à la détermination de l’Église ? » Et sa réponse est d’une clairvoyance psychologique tellement lumineuse : « – Je m’en rapporte à Dieu qui m’a envoyée, à Notre-Dame, à tous les saints et saintes du paradis. Et m’est avis que c’est tout un, Dieu et l’Église, et qu’on n’en doit point faire de difficulté. Pourquoi, vous, y faites-vous difficulté ? »

Ce qu’elle ne saurait déclarer sous aucun prétexte, c’est qu’elle n’a point vu ce qu’elle a vu et qu’elle n’a point entendu ce qu’elle a entendu. Mais eux sont ineffables : « Si de telles choses vous sont apparues, n’y croyez pas. La croyance que vous auriez pu avoir en de telles choses, repoussez-la. Croyez plutôt aux dires et aux opinions de l’Université de Paris... »

Assurément l’Église militante ne condamnait point Jeanne d’Arc. Ce sont les Anglais qui la condamnent par l’intermédiaire d’un évêque à leurs gages qui n’est point réellement archevêque de Rouen. D’ailleurs, Jeanne fera bientôt un acte de bonne volonté à l’égard de ce tribunal ecclésiastique, lors de son abjuration, mais ses voix le lui reprocheront amèrement ; toutefois on ne pourra dire qu’elle a refusé obéissance formelle à l’Église militante. Où cette caricature d’Église n’est point l’Église militante, c’est quand elle rejette la demande de Jeanne d’être entendue en cour de Rome. Ysambard de la Pierre, à l’enquête de 1450, déposera qu’il avait recopié lui-même pour l’évêque d’Avranches cette « détermination » de saint Thomas : « Ès choses douteuses qui touchent la foi, on doit toujours recourir au Pape ou au concile général. » La Pucelle a réclamé l’intervention du Pape, « auquel après Dieu elle s’en rapporte ». Comme Rome est trop loin, Ysambard lui suggère de se soumettre au concile de Bâle où se trouvent des gens du parti du roi de France. C’est là que Cauchon lança à l’adresse d’Ysambard son fameux : « Taisez-vous, au nom du Diable ! » Et le vœu de la Pucelle de se soumettre au concile général ne fut pas enregistré.

Jeanne, au début de son procès, avait sollicité que l’on convoquât pour la juger « des ecclésiastiques du parti de la France en nombre égal aux ecclésiastiques du parti d’Angleterre ». À cela il ne lui fut même pas répondu, ni davantage à sa supplique d’être maintenue en prison d’Église. Chaque fois que l’Église eût été pour elle, la même Église cessait d’être.

Quand les hommes ne lui épargnaient aucune souffrance, Dieu obtint de cette jeune fille, qui l’avait toujours « servi le premier », un témoignage de faiblesse comme il les aime soudain, pour embrasser plus intimement ses amis qui défaillent, – ce fléchissement qui était un simulacre de reddition et où Jeannette, par peur du feu, sur la place Saint-Ouen, ne voyant plus rien, ne comprenant plus rien, craignant tout à coup d’être abusée par ses voix qui lui avaient promis la délivrance certaine et qui l’abandonnaient, ne sachant pas s’il fallait rire ou mourir de tristesse, pressée par le bon Massieu, huissier, qui faisait tout pour la sauver, écrasée d’abord par les accusations sacerdotales qui tombaient sur elle comme une pluie d’enfer de la bouche d’un prédicateur en renom, puis par la sentence monstrueuse formulée contre la pauvre enfant par l’évêque de Beauvais, Jeanne, avant même que la lecture de cette sentence fût terminée, l’interrompit tout haut : « Je veux tenir tout ce que l’Église ordonne, tout ce que vous, juges, voudrez dire et prononcer ; du tout, je m’en rapporte à vos ordres. » On lui fit répéter d’une voix éteinte quelques paroles lues par Massieu, puis on lui donna à signer d’une croix une confession abominable, rétractation sur tous les points de ce qu’elle avait dit auparavant et chapelet d’injures contre soi-même, qui n’était nullement ce qu’elle avait répété après Massieu. À ce moment son cœur était tombé dans l’abîme.

Dès lors, la détresse de Jeanne fut immense et les nuits s’accumulèrent autour de son esprit et de sa volonté. Cette abjuration détestable fut le dépouillement ultime et la lie horrible du calice. On ne la condamna pas encore au feu, mais à la prison perpétuelle, « avec le pain de douleur et l’eau d’angoisse, afin que tu pleures tes fautes, et que tu ne commettes plus ce que tu auras à pleurer désormais ». Jeanne rentre dans sa prison, elle accepte qu’on lui donne des vêtements de femme, elle quitte ceux que Jésus-Christ lui avait fait prendre et, sentant que son cœur est mort, elle veut bien qu’on lui rase ses cheveux taillés en rond au-dessus des oreilles, et qu’on les lui enlève.

Quatre jours plus tard, ses voix lui ayant reproché de « se damner pour sauver sa vie », et un Anglais immonde ayant lutté la nuit avec elle, Jeanne reprend ses habits d’homme et, à ses juges qui se sont rendus au lieu de sa prison, où on la trouve navrée et toute sanglotante, elle confesse que son abjuration ne fut que leurre proclame qu’elle maintient à jamais ce qu’elle a rétracté. D’ailleurs elle aime mieux mourir tout de suite que d’être dans les fers toute sa vie. C’était le lundi.

Le mercredi, vers 9 heures du matin, elle est conduite sur la place du Vieux-Marché, en robe de femme, près de l’église Saint-Sauveur. Une multitude est rassemblée. Il y a là dix mille personnes pour assister au dernier supplice. On fait monter Jeanne sur un ambon ou échafaud. Puis Nicolas Midi fait une péroraison magistrale qui précède l’excommunication : « Nous te déclarons membre pourri et, afin que tu ne vicies pas les autres, rejetée de l’unité de l’Église, séparée de son corps, abandonnée au pouvoir séculier, nous te rejetons, etc. »

Au moment de quitter la prison, Jeanne s’était confessée au Frère Martin Ladvenu, et il semble qu’alors le Eli, Eli, lamma sabachtani ! fût en elle à son comble. Tout lui a été ôté. Elle ne sait plus ce qu’il convient de penser de ses voix qui lui ont parlé d’une grande victoire et d’une délivrance prochaine et lui ont annoncé qu’elle « viendrait finalement au royaume de paradis ». Tout s’est obscurci, tout se resserre, tout se comprime, au dernier jour, sur la réalité brutale et humaine. Dans sa mémoire elle ne distingue plus l’ange de Chinon de sa propre personne. C’est Jeanne qui était cet ange qui apporta la couronne au dauphin, c’était elle, il lui paraît ainsi maintenant. Des anges, autour d’elle, à Chinon, il y en a moins, il n’y en a presque plus. Tout se restreint, se réduit : il y a le Seigneur Jésus et il y a elle, avec sa mission, qui va être immolée, consumée par le feu, sainte, inacceptable, superflue, membre pourri. « Maître Pierre, où serai-je ce soir ? – N’avez-vous donc bon espoir en Dieu ? – Oui, et avec l’aide de Dieu, je serai ce soir en son royaume de paradis. »

Elle reçut le Corps du Christ avec une telle dévotion et une telle effusion de larmes que cela ne peut pas s’exprimer, a dit son aumônier. Et dès lors elle ne cessa plus de faire des oraisons. Mais, quand elle imagina qu’elle allait être brûlée, elle commença à se lamenter d’une manière déchirante : « Hélas ! me traite-t-on ainsi horriblement et cruellement qu’il faille que mon corps net et entier, qui ne fut jamais corrompu, soit aujourd’hui consumé et réduit en cendres !... Oh ! j’en appelle devant Dieu, le grand juge, des grands torts et ingravances qu’on me fait ! »

Sur la place, beaucoup de théologiens troublés se retirèrent. Les quelques amis que la douceur de Jeanne avait gagnés demeuraient auprès d’elle. Cependant tout le monde pleurait, les juges, la foule des Bourguignons, les Anglais eux-mêmes. L’ignoble Loyseleur, qui avait agi en traître à l’égard de la Pucelle, avait le visage plein de larmes. Chacun, sans doute, en regardant l’inique spectacle, s’apitoyait sur sa propre bonté. Quand elle eut entendu tout le sermon et connu la sentence de relapse qui la livrait au bras séculier, Jeanne persévéra une demi-heure en des prières sublimes, où elle demandait pardon et où elle pardonnait à tout le monde. Elle voulut avoir une croix. Un Anglais lui en fit une petite avec un bâton : elle la baisa dévotement et la mit dans sa poitrine. En outre elle sollicita de Massieu qu’il apportât la croix de l’église, afin qu’elle pût la regarder tout le temps qu’elle mourrait. L’ayant, elle l’embrassait passionnément et la détint jusqu’à ce qu’elle fût conduite au poteau. Les soldats anglais en avaient assez ; ils repoussèrent violemment Massieu, et l’un d’eux lui jeta : « Comment, prêtre, nous ferez-vous ici dîner ? » Alors quelqu’un : « Fais ton office. » Et on mena Jeanne au bûcher, qui était élevé sur un socle de plâtre. Là-haut, on l’attacha solidement. Dans les flammes, elle ne quittait pas des yeux la grande croix de l’église, que Frère Martin Ladvenu tenait devant elle le plus haut qu’il pouvait, afin qu’elle y crucifiât son âme. À présent elle était toute conformée à son Seigneur et n’avait plus que le nom de Jésus sur les lèvres. « Jhésus, Jhésus ! » criait-elle. Puis elle ne parla plus, on pensa qu’elle était morte. Comme ses vêtements avaient flambé, les Anglais « commandèrent aux bourreaux d’écarter un instant les flammes, afin qu’elle pût être vue de toute la foule... ». Puis on ramena les flammes par devant et le brasier reprit.

La combustion ne fut pas totale. Jamais le bourreau, « nonobstant l’huile, le soufre et le charbon qu’il appliqua dessus, ne parvint à brûler les entrailles et le cœur de la Pucelle ». Il y vit un miracle et c’est lui qui avouait, dans un cri de désespoir : « Nous sommes tous perdus, nous avons brûlé une sainte ! » Ce fut aussi la conviction de l’Église militante qui, vingt-cinq ans après, réhabilitait Jeanne d’Arc et, cinq siècles plus tard, la canonisait.

Et Ysambard de la Pierre a fait encore cette déposition dont il serait impie de retrancher un seul mot :

 

Un soldat anglais, qui la haïssait plus qu’on ne peut dire, avait juré de porter une bourrée au bûcher ; il le fit et, ayant à cet instant entendu Jeanne acclamer le nom de Jésus, il demeura tout saisi et comme en extase à ce spectacle ; ses camarades le prirent et l’emmenèrent dans une taverne voisine du Vieux-Marché, pour le faire boire et lui rendre des forces. L’après-midi, ce même Anglais confessa en ma présence à un Frère Prêcheur, Anglais comme lui, qu’il s’était bien trompé, qu’il regrettait bien ce qu’il avait fait le matin, et qu’il ne croyait plus Jeanne coupable ; il prétendit qu’au moment où elle rendait l’esprit il avait vu comme une blanche colombe sortir de France.

 

IV. En 1449, les Anglais ayant capitulé, comme Jeanne l’avait prophétisé, Charles VII entrait à Rouen en grande pompe. Il allait y séjourner un peu plus d’une semaine, avec sa maîtresse, Agnès Sorel. La description du cortège et des fêtes est, après la lecture des documents de la mort de Jeanne d’Arc, pathétique au possible :

 

Fit le roy de France sa feste de Toussaint au lieu de Saincte-Catherine, près de Rouen ; puis partit le lundy ensuivant pour entrer en la ville, accompagnié de seigneurs de son sang, en moult grands et riches habillements. Le roy de France estoit monté et armé de toutes pièces, sur un coursier couvert jusques aux pieds de velours d’azur, semé de fleur de lys d’or de brodure ; en sa teste avoit un chappel de velours vermeil où avoit une houppe de fil d’or ; après lui, ses pages vestus de vermeil, les manches toutes couvertes d’orfévrerie, lesquels portoient ses harnois de teste couvert de fin or de diverses façons et plumes d’autruche de diverses couleurs... Le roy de France chevaucha en telle manière et ordonnances jusque près la porte Beauvoisine. Et là vint audevant de lui l’archevesque, accompagnié de plusieurs abbés, évesques et autres gens d’Église constitués en dignité ; lesquels lui feirent la révérence moult honorablement. Incontinent après, vint le comte de Dunois, lieutenant général du roy, monté sur un cheval couvert de velours vermeil à grande croix blanche, vestu d’une jacquette pareille, fourrée de martres zibelines ; en sa teste un chappel de velours noir, et à son costé une espée garnie d’or et de pierres précieuses, qui fust prisée vingt mille escus d’or...

... À ceste heure, il fust ordonné que toutes les cloches de la ville sonnassent, et que tous citoyens généralement cessassent, huit jours entiers durant, de tous ouvrages, et qu’ils fissent bonne chère à la venue du roy.

 

Il y avait dix-huit ans que Jeanne d’Arc avait été brûlée sur la place du Vieux-Marché, mais, par délicatesse, Charles VII ne voulut pas réveiller ces mauvais souvenirs. Il est un temps pour semer, il est un temps pour jouir de la récolte. Ce n’est qu’après la mort de sa « dame de beauté », l’année suivante, que le gentil Charles s’avisa qu’une pauvre fille avait peut-être été brûlée injustement pour lui, dans cette ville de Rouen, où on lui avait réservé à lui-même un accueil si affable ; où un certain Nicolas Midi lui avait souhaité la bienvenue dans un touchant sermon. Alors il eut la velléité de lancer une petite enquête, pour avoir le fin mot de cette affaire, mais il y renonça bien vite, la chose étant trop compliquée ou nécessitant des frais, et il s’en remit à Dieu du sort de cette malheureuse Pucelle qui était venue du Bois Chesnu et qui avait chevauché sur le dos des archers, qui lui avait fait des prédictions si curieuses, qui l’avait entraîné à Reims. Une image de jeunesse qui commençait à s’effacer. Mais à quoi bon revenir en arrière ? La Pucelle est morte depuis vingt ans. On n’est pas Dieu, on n’est que son vassal. On ne peut pas la ressusciter.

L’Église militante n’avait plus qu’à la chercher dans le brasillement étoilé de l’Église triomphante.

 

 

 

Stanislas FUMET.

 

Recueilli dans La vie et les œuvres

de quelques grands saints, vol. II, 1926.

 

 

 

 

 

 

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