L’Inquisition romaine

 

SES ORIGINES, SON FONCTIONNEMENT

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

L.-A. GAFFRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’Inquisition ! Mot formidable ! Syllabes terrifiantes qui nous apportent du passé le glas des autodafés, les flammes des bûchers, les tortures de la question, tous les épouvantements et toutes les barbaries ! L’Inquisition ! L’une des créations les plus atroces du fanatisme contre la conscience, l’une des inventions les plus odieuses de la puissance de l’Église rivée à l’immobilité du dogme contre l’essor de la libre-pensée ! L’Inquisition ! Qui pourrait en entendre parler sans frémir ? Qui oserait en tenter l’apologie sans délire ?

C’est pourtant de cette création des siècles disparus dont je viens vous entretenir.

Vous frémirez peut-être, mais je vous assure que ce ne sera pas pour les causes que vous soupçonnez, et j’espère achever l’étude impartiale que nous entreprenons ensemble, qui ne sera pas d’ailleurs une apologie, sans que vous soyez tentés d’attribuer au délire les témoignages que je déposerai devant vous.

Si ce mot d’inquisition évoque de telles images, c’est qu’il n’arrive à nous qu’horriblement défiguré par plusieurs générations d’écrivains, qui, de leurs rancunes ou de leurs haines, ont fait, pour les documents de l’histoire, autant de miroirs convexes où la face auguste de la vérité n’apparaît plus que grotesque et odieuse. À part un petit groupe d’esprits positifs qui ne se laissent émouvoir par aucune déclamation, combien y a-t-il d’hommes, aujourd’hui, qui soient capables de se faire une idée juste de ce qu’est cette institution ainsi travestie ? Ils la connaissent par les exécrations commandées des manuels d’histoire à l’usage de la jeunesse laïque, par les représentations mélodramatiques que transportaient jadis, de foire en foire, sur la place publique des villages, les troupes de comédiens en camp volant, représentations surannées que vient récemment d’introduire sur la grande scène la fantaisie académique de M. Sardou, au grand épouvantement du bourgeois pacifique qui croirait encore volontiers aux sorcières (rappelez-vous l’ange Gabriel et Mlle Couesdon), mais sans aucun accompagnement d’autodafé, et aux applaudissements frénétiques de l’intellectualisme plébéien jugeant en dernier ressort, des banquettes de son paradis, la justice et les juges, les raisons de la loi, les évolutions de l’histoire et l’enchaînement mystérieux de l’Église et de la société.

Et ces sources documentaires où va puiser la conscience publique, – ajoutez-y, si vous le désirez, les exhibitions horrifiques des musées ambulants, – sortent toutes du même point : la haine de l’Église catholique, contre laquelle on retourne les abus et les crimes même qu’elle fut la première et la seule à condamner, dans une œuvre qu’elle avait voulue essentiellement humaine et protectrice des droits de chacun et de la paix de tous.

L’histoire devenue, sous cet esprit d’impiété, une habile conspiration contre la vérité, l’histoire devenue vagabonde et mendiante de la faveur des classes populaires, romancière et théâtreuse au service des passions rétrospectives des classes élevées, l’histoire humiliée et lamentablement asservie aux triomphes momentanés d’une secte antireligieuse ou d’un parti politique, c’est elle que je veux faire apparaître dans cette enceinte, mais délivrée de ses chaînes et de ses oripeaux, en sa splendide nudité originelle, et telle que la représentait hier l’éminent et vaillant poète dont la présence en même temps que la parole est pour moi une égide flatteuse : « la vérité historique tout entière, la vérité absolument complète et impartiale, la vérité vraie..., dégagée de toute légende et fortifiée de preuves et de documents... 1 » Cette histoire vraie, nous en lirons cinq chapitres successifs.

Ils seront intéressants, parce qu’ils porteront une double lumière, tels des phares à feux croisés. Je vous demanderai seulement de vouloir bien vous souvenir que je désire faire œuvre d’historien et non d’orateur.

Que si, au cours de notre étude, il nous arrive de nous attarder quelque peu sur la lecture d’un document, si la poussière des vieux grimoires que j’ai dû feuilleter nous incommode légèrement, veuillez vous souvenir que la cause que nous entreprenons nous impose ce petit ennui. Vous ne m’en tiendrez pas rigueur, vous souvenant que si l’abondance et la précision des détails peuvent nuire au coup d’œil d’ensemble, c’est à elles que l’édifice doit sa solidité.

Nous allons donc, documents en main, comparer l’Inquisition établie par l’Église catholique pour la sauvegarde de l’unité chrétienne et sociale, avec celle qu’établirent les adversaires de l’Église catholique, pour le triomphe de leur rébellion. Ce sera la meilleure réponse à des attaques qui n’ont pas seulement le tort d’être injustes, mais d’être maladroites.

Que les loups ravisseurs contre lesquels ont été élevées les barrières de la bergerie et dressés les chiens du berger maudissent barrières et chiens, soit ; mais ils ont aux griffes trop de lambeaux de laine et de chair – témoins irrécusables de leurs violences, – mais ils ont à la gueule trop de bave et de sang, pour s’octroyer le droit de hurler contre la tyrannie et d’emprunter la voix des agneaux pour réclamer la liberté du troupeau.

 

 

En abordant l’étude du moyen âge, un des rénovateurs des sciences historiques qui fut, en même temps qu’un savant hors ligne, un catholique convaincu, s’écriait que « l’histoire de cette époque était l’histoire de la lutte de l’Église contre la poussée de la barbarie 2 ».

Au début de ces conférences sur l’Inquisition, qu’il nous soit permis de dire à notre tour que l’histoire de cette institution est l’histoire de la lutte de l’Église et de la société chrétienne contre la poussée de l’anarchie.

Un rapide coup d’œil sur ces premières années du treizième siècle qui virent naître l’inquisition, nous en aura vite convaincus.

Encore toute frémissante de la lutte de géants qu’au sortir de la longue querelle des investitures, elle vient de soutenir contre les prétentions des Hohenstaufen à une monarchie universelle, l’Église voit attaquer de toutes parts le dépôt sacré de la foi.

De l’antique levain de gnosticisme, qui avait empoisonné si longtemps les premiers siècles de l’Église, avait germé une secte d’autant plus dangereuse qu’elle couvrait ses erreurs du masque de l’incorruptibilité et du détachement. Habilement exploitée par des esprits à l’ambition inquiète qu’irritaient la richesse et la puissance de l’Église, l’hérésie cathare, ramifiée sous les noms divers de sectes sœurs : patarins, publicains, bulgares, vaudois, pauvres de Lyon, avait envahi peu à peu le nord de l’Italie, d’où elle était passée dans la Provence, le Dauphiné et le Languedoc, pour y prendre le nom sous lequel elle est surtout connue : l’Albigéisme de la ville d’Albi, métropole de ses sectateurs. Là, sous le ciel amollissant du Midi, où tout parlait de vie facile et voluptueuse, elle fit bientôt de tels progrès qu’Innocent III put écrire au roi de France que « les Albigeois étaient plus à craindre que les Sarrasins 3 ».

Leurs doctrines, en effet, périlleuses pour l’orthodoxie, étaient en même temps un danger pour la société et par les principes qu’elles énonçaient et par les troubles qu’elles suscitaient. Non seulement, leur enseignement basé sur le vieux dualisme manichéen rejetait les dogmes fondamentaux du christianisme : la Trinité, la Création, le péché originel, l’Incarnation, la Rédemption, repoussait les sacrements dont il ne conservait qu’un simulacre d’eucharistie et de pénitence sous les noms de « pain bénit » et de « servitium », mais encore, comme les sectateurs de Manès, les Cathares défendaient tout contact avec la matière, émanée du principe mauvais, condamnaient comme eux le mariage source de la société, tout en permettant à leurs membres la pratique des plus honteuses débauches 4. Négateurs de la base de tout ordre en s’attaquant à l’autorité du pouvoir séculier comme à celle de l’Église, les Cathares avaient cependant entre eux une sorte de hiérarchie, et suivant leur doctrine ésotérique et exotérique étaient divisés en deux classes : les parfaits (perfecti) et les croyants (credentes). À la seconde appartenaient ceux qui n’avaient pas encore reçu le consolamentum, la « consolation », sorte de baptême spirituel qui les rendait purs de toute souillure sans aucun sentiment de contrition et qu’ils s’engageaient à recevoir avant leur mort. Ceux qui l’avaient reçu refusaient de faire la guerre, s’abstenaient de l’usage de la viande, et pour éviter de retomber dans le péché, après avoir été consolés, se condamnaient au suicide en se laissant mourir de faim, en absorbant du poison ou du verre pilé, en s’ouvrant les veines 5.

Usant de tous les moyens pour répandre leurs erreurs, ils trouvèrent des amis et des partisans parmi les laïcs et même parmi le clergé 6, mais ce furent surtout les représentants de l’aristocratie féodale qui se firent leurs défenseurs. Plusieurs des princes les plus puissants, tels que les comtes Raymond VI et VII de Toulouse, les vicomtes de Béziers, les comtes de Béarn, d’Armagnac, de Foix et de Comminges, les prirent ouvertement sous leur protection et embrassèrent pour la plupart leurs doctrines, attirés par le secret espoir de servir à la fois et leurs ambitions et leur cupidité 7. Il faut même remarquer que, parmi les coupables, qui, d’après les procès-verbaux de l’inquisition, confessent avoir participé aux pratiques de la secte, il est très rare de rencontrer un homme du peuple, ouvrier ou paysan. La secte se recrutait donc parmi l’aristocratie et la bourgeoisie. Beaucoup de femmes, attirées par ces nouveautés qui leur permettaient de jouer un rôle dans une église quelconque, s’y étaient enrôlées (note III).

La maçonnerie moderne a dû copier plus d’un de ses rites sur l’occulte religion des Cathares moyenâgeux. D’ailleurs, comme la maçonnerie moderne, l’erreur s’appuyait, je viens de le dire, sur la faveur des gouvernements aux mains des princes dissolus qui ajoutaient la cruauté à la corruption. Des mesures tyranniques empêchaient les gens du peuple de sanctifier le dimanche ; des troupes de comédiens, à la solde des comtes de Toulouse, parcouraient les villages pour parodier, sur les tréteaux, les mystères chrétiens ; les évêques étaient arrachés de leur siège et jetés en prison, les prêtres et les religieux, enfermés dans les églises où les hérétiques les laissaient mourir de faim ou les incendiaient au chant des hymnes sacrés 8.

Une si monstrueuse erreur, dit Bossuet, « menaçait la terre d’un embrasement général ».

Elle défiait la puissance royale en Hongrie et ne laissait que des ruines des plus magnifiques abbayes ; elle donnait la main aux sarrasins d’Espagne pour y faire irrémédiables les divisions nationales ; elle gagnait l’Allemagne, les Pays-Bas, portant la désolation par les bandes organisées de ses routiers, brabançons, ariaverdins, mainades, et autres apôtres féroces de l’hérésie théorique, devenue révolution active ; elle mettait à feu et à sang tout le midi de la France, abattant les croix des chemins, renversant les autels et les baptistères par la main des exécuteurs brutaux, pendant que les orateurs de la secte, – tels demain les fauves démolisseurs de la sociale, excités par les Charbonnel et les Jaurès, – leur prêchaient que les biens de l’église sont un vol fait à la nation, que les sacrements sont une impiété ou un mensonge ; elle gagnait la ville des papes, soulevait la populace contre Eugène III, obligé de fuir en exil, multipliait les meurtres et triomphait sur des ruines sans nombre où chacune de ses victoires était écrite en lettres de sang.

En des occurrences si terribles, que devait, que pouvait faire le pape ?

La question ainsi posée équivaut à celle-ci :

Que devait faire la vérité catholique, ayant pour elle la possession des siècles, la direction morale des nations européennes, en présence de l’erreur, élément de discordes et de dissolution ?

Aucun de vous ne sera tenté de me répondre qu’elle devait abdiquer. La vérité ne doit ni ne peut abdiquer. Elle est éternelle. Le ciel et la terre passent, la vérité demeure. Que devait-elle donc faire ? Je dis tout d’abord rayonner ; s’efforcer par une plus large et plus abondante diffusion de lumière et de charité, de vaincre l’assaut des ténèbres et de la haine. Car c’est là le rôle essentiel de la vérité. Et c’est une justice que l’histoire s’est vue obligée de rendre à l’Église catholique que jamais elle n’a imposé par la violence, à qui que ce soit, le devoir de recevoir la vérité dont elle est dépositaire. Les annales des nations converties à la foi chrétienne en rendent témoignage. Les missionnaires teignent le trésor qu’ils portent de leur propre sang, non du sang d’autrui. En cela gît la différence des apôtres de la liberté par l’Évangile et de la liberté par la révolution 9.

Les papes du moyen âge le comprirent ainsi. Au débordement d’erreurs, suivies nécessairement par l’explosion de désordres, ils n’opposèrent tout d’abord que l’apostolat de la doctrine et de la charité. Alexandre III ne répond aux violences des Albigeois, qui dépassent en cruautés, disent les chroniques, ce que le paganisme a pu inventer 10, que par de pacifiques ambassades. Quatre évêques sous la direction du cardinal-légat Pierre, un grand nombre de docteurs et de missionnaires sont envoyés à Toulouse et dans toutes les villes du Midi 11.

Ils convoquent à des réunions contradictoires ; ils enseignent, ils argumentent, ils supplient.

Le pontificat d’Alexandre III s’usa à ces tentatives de miséricorde. La patience de la papauté ne s’y usa point. Son successeur Innocent III ne voulut pas connaître d’autres armes 12.

Il multiplie les légats et les missionnaires. Plusieurs, parmi lesquels un cistercien de Fontfroide, Pierre de Castelnau, tombent sous le poignard des hérétiques.

Et pourtant ils passent à travers le pays, pieds nus, joyeux dans la souffrance, doux en actes, puissants en paroles, irradiés par la robe blanche du jeune Espagnol, Dominique de Guzman, qui vient de se joindre à eux, vêtement de paix, reflet de colombe d’où ne se dégage que l’effluve évangélique qui est lumière et mansuétude 13.

Tant d’efforts demeurèrent inutiles : l’obstination des hérétiques réduisit à néant la patience et les travaux des missionnaires. Ce ne fut donc qu’après avoir épuisé les moyens pacifiques, « prédications qui touchent le cœur, discussions et conférences qui convainquent la bonne foi, adjurations qui ébranlent, négociations qui ramènent », qu’Innocent III se décida à frapper un grand coup en faisant prêcher la croisade contre les sectaires : ce fut la fameuse guerre des Albigeois, où, au milieu de ruines sans nombre, de scènes de carnage effrayantes, Simon, comte de Montfort, le preux chevalier et vaillant chrétien si honni de nos jours 14, se couvrit de gloire à la tête de la petite armée catholique et infligea aux rebelles, secourus par le roi Pierre d’Aragon, la sanglante défaite de Muret. Le galant monarque y trouva la mort le 12 septembre 1213. Abattus un instant, les hérétiques eurent vite fait de se ressaisir et continuèrent à répandre leurs erreurs, servies par l’attrait d’occultisme qui les entourait et leur amenait des partisans chaque jour plus nombreux. C’est alors que l’Église, par l’autorité de ses pontifes suprêmes et la sagesse de ses conciles, se résolut au seul moyen capable, dans sa pensée, d’enrayer la marche du mal, moyen que j’appellerai physico-moral, destiné à poursuivre le mal dans ses causes et à en châtier les fauteurs. Ce moyen extraordinaire fut l’institution de l’Inquisition 15.

Qu’est-ce donc enfin que l’Inquisition ?

Le P. Lacordaire, avec le sens juridique que lui donnaient ses études antérieures, l’a définie très justement : « Un tribunal établi autrefois dans quelques pays de la chrétienté par le concours de l’autorité civile et de l’autorité ecclésiastique pour la recherche de la répression des actes tendant au renversement de la religion. »

Toute la défense de cette institution tient en ces lignes. Veuillez les bien saisir.

Qui dit « tribunal » dit une des formes publiques du droit qu’a toute société de punir les actes contraires au bien général de la collectivité ou aux droits particuliers et légitimes de ses membres. Or, un tribunal, suivant l’axiome antique : « De internis non judicat praetor », ne peut juger que des manifestations extérieures, parce qu’il ne peut connaître et apprécier que d’après les dépositions des témoins auxquels les faits internes de l’âme échappent essentiellement.

Le but des tribunaux de l’inquisition n’était donc pas et ne pouvait être de pénétrer dans le for de la conscience. Libre à chacun de penser, de croire, de juger comme il lui plaît. Mais, lorsque dans un organisme national les idées se manifestent à l’extérieur, corrosives, dissolvantes, subversives, non seulement de la foi, mais de tout bien social, de toute harmonie collective, ce qui était le cas au moyen âge, où l’unité nationale reposait exclusivement sur l’unité de foi, il faut dire alors que le devoir, plus encore que le droit de l’autorité légitime, est d’intervenir.

Par la persuasion tout d’abord, au service de la miséricorde ; par la sévérité s’il le faut, au service de la justice.

Qu’avec nos idées de tolérance universelle, dues au philosophisme des deux derniers siècles, cette doctrine paraisse cruelle, rien d’étonnant. La conscience moderne en est arrivée à ce point d’illogisme de tout admettre dans les causes, tant que le geste est beau et se maintient dans le domaine des idées.

Mais la pratique obligatoire de la vie, le souci de veiller à la sécurité publique, lui imposent de terribles inconséquences. L’idée est la semence du fait. Tant qu’elle demeure dans le cerveau des intellectuels, elle peut apparaître brillante et séduisante ; elle apparaît monstrueuse dans l’acte de l’homme du peuple qui lui donne sa réalisation pratique.

L’idéalisme déséquilibré qui nous gouverne applaudit l’esthète de plume qui glorifie l’anarchie, emplit les colonnes d’une certaine presse de ses appels à la haine et à la jouissance, prêche ouvertement l’assassinat des rois et des prêtres, la légitimité de toutes les voluptés... et quand de pitoyables hères suggestionnés, imprégnés en tout leur être par cette propagande théorique, en arrivent à la propagande par le fait, lèvent le poignard homicide ou organisent l’immonde renaissance des débauches païennes, la loi intervient. Elle se fait justicière, elle se fait vengeresse.

Et de quel droit, grand Dieu, frappe-t-elle l’exécuteur souvent passif, lorsque les fleurs couronnent l’inspirateur lettré de ces crimes, lorsque les honneurs lui sont officiellement décernés ?

Rappelez-vous, si vous voulez saisir ce que je veux dire, certains procès récents qu’il vaut mieux ne pas mentionner ici, pour obéir au précepte apostolique que ces ignominies n’aient même pas l’honneur d’être nommées parmi vous. Le moyen âge, j’entends les grands papes du moyen âge, n’acceptaient pas de pareilles inconséquences. Ils estimaient sagement que poursuivre l’erreur, c’est écraser le serpent dans l’œuf, puisque l’erreur devenue fait s’appelle crime.

Ce faisant, ils agissaient en souverains soucieux de la tranquillité des nations, puisqu’alors, aux yeux de tous, l’hérésie n’était pas seulement un péché contre Dieu, mais encore un crime de haute trahison envers l’État. La rechercher et la punir était donc faire œuvre de défense sociale bien entendue, car, comme le disait un jour Guizot, à la Chambre des députés (1831), « le premier devoir d’un gouvernement est de résister non seulement au mal, mais à son principe, non seulement au désordre, mais aux passions et aux idées qui enfantent le désordre ». Pour n’avoir pas mis en pratique la sage économie politique qui dictait ces paroles à l’éminent homme d’État, la France du seizième siècle eut à subir, comme nous le verrons, les atrocités des guerres de Religion, et celle du dix-huitième siècle fut condamnée, après les folies fangeuses de la régence et les destructrices aberrations du philosophisme, à rouler dans l’orgie de sang et de boue qui a nom la Terreur... Puissions-nous n’avoir pas de pires ruines à déplorer, d’ici peu, comme une conséquence nécessaire des délires intellectuels protégés par la plus désastreuse des libertés : la licence de tout écrire et de tout dire !

Cette simple réflexion, qu’il serait aisé de fortifier de cent considérations philosophiques, va être mise en lumière par le commentaire d’un homme qui est le précepteur responsable de nos générations universitaires, le créateur de la mentalité contemporaine, et qui serait, avec toutes ses déclamations sur la tolérance et la liberté de conscience, le plus intolérant des hommes s’il n’avait, pour marcher de pair avec lui, Voltaire, Diderot et les grands auteurs de l’Encyclopédie, Robespierre, Marat et tous les rejetons du philosophisme, les grands exécuteurs de la Révolution ; j’ai nommé Jean-Jacques Rousseau. Voici l’enseignement du philosophe que j’emprunte à son Contrat social : Le droit que le pacte social donne « au souverain sur les sujets ne passe point, comme je l’ai dit, les bornes de l’utilité publique. Les sujets ne doivent donc compte au souverain de leurs opinions qu’autant que ces opinions importent à la communauté. Or, il importe bien à l’État que chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs, mais les dogmes de cette religion n’intéressent ni l’État ni ses membres qu’autant que ces dogmes se rapportent à la morale et aux devoirs que celui qui la professe est tenu de remplir envers autrui. Chacun peut avoir, au surplus, telles opinions qu’il lui plaît, sans qu’il appartienne au souverain d’en connaître : car, comme il n’a point de compétence dans l’autre monde, quel que soit le sort des sujets dans la vie à venir, ce n’est pas son affaire, pourvu qu’ils soient bons citoyens dans celle-ci. Il y a donc une profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen ni sujet fidèle. Sans pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir de l’État quiconque ne les croit pas ; il peut le bannir, non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d’aimer sincèrement les lois, la justice, et d’immoler au besoin sa vie à son devoir. Que si quelqu’un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu’il soit puni de mort ; il a commis le plus grand des crimes : il a menti devant les lois ! »

En vérité l’Église n’a jamais connu ces impitoyables rigueurs des philosophes tolérants.

Avant de permettre à la justice civile de prononcer la peine de mort, vous allez entendre combien d’efforts elle tentait, combien de longanimité elle apportait à son œuvre, qu’elle voulait, avant tout, curative et moralisatrice.

L’hérésie, avons-nous dit, était justement, aux époques agitées des douzième et treizième siècles, l’élément d’insociabilité contre lequel s’élève impitoyablement l’auteur du Contrat social.

Alors synonyme d’anarchie, « elle était devenue le signal de révolte à main armée encore plus redoutable pour la vie politique et sociale des peuples que pour les intérêts religieux eux-mêmes 16. » Aussi, Guizot a-t-il pu dire que « l’Inquisition fut plus politique que religieuse et destinée à maintenir l’ordre, bien plus qu’à défendre la foi ».

L’hérétique qui falsifie le dépôt de la foi, et que saint Thomas compare à un faux monnayeur, s’attaquait non seulement à l’Église, mais à ce composé d’Église et d’État qu’on appelle la chrétienté. Sa faute était donc frappée simultanément par la loi de l’Église et par celle de l’État 17.

Mais, tandis que l’État n’a qu’un but de justice, l’Église vise tout d’abord la conversion du coupable. Même en sévissant, elle n’oubli pas la grande loi de charité de son divin fondateur. La sévérité dont elle use n’est-elle pas le signe de sa sollicitude à l’égard du troupeau ?

« C’est charité, dit saint François de Sales, que de crier au loup, quand le loup est dans la bergerie. » Et pour rappeler un mot d’un des premiers inquisiteurs du treizième siècle, le B. Moneta, qui prêta son lit à saint Dominique pour y rendre le dernier soupir : « C’est miséricorde et non cruauté de détruire le loup qui vient ravager le troupeau. Les brebis ne se défendent pas ; mais les bergers n’ont d’autre mission que de couvrir de leur protection les brebis impuissantes. Ne vous plaignez donc pas, hérétiques, d’être traités par nous comme le sont les agneaux et les brebis par les loups, mais bien, en réalité, comme des loups que poursuivent les pasteurs et les chiens 18. »

Mais nous le répétons, même dans cette répression, l’Église n’oubliait pas que son rôle est tout d’indulgence.

Aussi ses peines procèdent par degrés. Elles sont échelonnées et comme autant d’invites au repentir : d’abord médicinales et expectantes avec l’excommunication, elles deviennent affectives avec les châtiments temporels, lesquels sont eux-mêmes proportionnés à la gravité du délit. Ce n’est qu’après avoir épuisé tous les moyens d’amendement que, devant l’obstination du coupable, l’Église retire sa main, jusqu’alors protectrice et laisse à la puissance séculière le soin de frapper le prévaricateur incorrigible. Or, si l’Église laissait à la puissance séculière le soin d’agir, c’est qu’elle ne pouvait elle-même que se soumettre à un état de choses qu’elle n’avait pas créé. La procédure rigoureuse des tribunaux n’est pas le triste apanage des siècles de l’Inquisition. Il y avait longtemps que Rome redevenue chrétienne, après avoir vu le sol de l’empire abreuvé du sang de millions de martyrs, avait inscrit l’hérésie au nombre des crimes de lèse-humanité 19. Cette maxime – « offenser la majesté divine est plus grave que violer les lois humaines 20 » – fut celle du code Justinien avant de figurer aux Décrétales 21 ; car « il n’est personne, dit encore le grand empereur de Byzance 22, que n’atteignent les outrages infligés à la religion divine ». Cette manière de voir, vieille de tant de siècles, fut celle de la dernière période du moyen âge. Malgré les défaillances du pouvoir, si souvent en lutte avec l’Église, la législation fut constante à protéger la conscience humaine contre les séducteurs. De Constance à Théodose, de Justinien aux Césars germaniques, les lois et les constitutions impériales traitent en ennemis de Dieu et des hommes les corrupteurs de la vérité et les apôtres de l’erreur. Feuilletez au hasard les Miroirs de Saxe et de Souabe 23, ces deux monuments insignes de la dureté des lois médiévales, il n’est presque pas de chapitre qui ne vous apporte la preuve de la sévérité des peines édictées contre les docteurs opiniâtres de doctrines condamnées par l’Église. Écoutons l’un des plus fameux de ces successeurs de Charlemagne, certes peu suspect de tendresse à l’égard de la papauté qu’il poursuivit tant d’années de sa haine ambitieuse en la personne d’Honorius III, Grégoire IX et Innocent IV. Il s’agit de l’impie et superstitieux fils de Barberousse : Frédéric II. « Par l’édit de notre présente loi, – c’est la loi Inconsutilem § 54 24 – nous décrétons condamnés à mort les patarins et tous autres hérétiques sous quelque nom qu’ils se cachent, pour que, livrés au jugement des flammes, ils soient brûlés vifs, au regard des hommes. » Le terrible monarque appuie son rescrit sur un considérant auquel on ne saurait refuser une certaine grandeur : « Le souci du gouvernement qui nous a été commis par le ciel et le faîte de la dignité impériale à laquelle, par le don de Dieu, nous présidons, exigent que nous tirions contre les ennemis de la foi et pour l’extermination de l’hérétique perversité le glaive matériel, distinct de celui du sacerdoce, pour que nous poursuivions en jugement et justice, comme rongeurs du sein maternel, ces fils vipérins de perfidie qui se lèvent insultants contre Dieu et l’Église et que nous ne permettions pas de vivre à ces mauvais, dont la science séductrice infecte le monde, brebis de pestilence et de mort pour le troupeau fidèle. Nous statuons donc et sanctionnons que les hérétiques de tous noms qui, sur tout le territoire de l’empire auraient été condamnés par l’Église et livrés au bras séculier, soient punis du châtiment qui leur est dû. » Par un autre rescrit, le même empereur ordonne que le crime d’hérésie et de participation à une secte condamnée quelconque soient mis au nombre des crimes publics, comme il est ordonné par les lois anciennes ; mais, bien plus, ce crime doit être jugé par tous plus horrible que le crime commis contre la majesté impériale, puisqu’il porte injure à la majesté divine 25 ». Cette intervention du farouche Hohenstaufen nous semble, tout en nous donnant le résumé des idées contemporaines sur la question, la meilleure preuve de la part directe, personnelle, intéressée des princes temporels à la répression de l’hérésie 26.

Certes, en rapportant ces faits, je suis loin de m’en faire l’apologiste ; en exposant impartialement devant vous cet état d’âme de nos ancêtres, je me garde bien d’en tout admirer.

Je vous demande seulement de vouloir bien ne les pas apprécier avec les idées qui informent notre cerveau. L’atmosphère d’un siècle n’est pas celle d’un autre siècle : rien n’est aussi injuste que de vouloir mesurer et juger les mœurs d’une époque d’après les impressions de l’époque suivante qui lui est souvent opposée. Caton accusé, à l’âge de quatre-vingt-six ans, de je ne sais quelle faute commise au temps de sa jeunesse, refusait d’en rendre responsables ses dernières années. « Il est difficile, disait-il, de rendre compte de sa propre conduite à des hommes d’un autre siècle que celui où l’on a vécu. »

L’histoire ne peut légitimer à nos regards bien des choses qui tout d’abord nous paraissent inadmissibles, que si nous savons nous arracher aux influences qui nous dominent, à notre ambiance cérébrale, à notre milieu social, que si nous pouvons entrer dans les sentiments du temps que nous étudions et nous refaire une mentalité et une moralité équivalentes à celle des contemporains d’un ordre de choses différent du nôtre par mille circonstances et par ses institutions les plus fondamentales.

Autrement, comme Caton, l’histoire se déclare incapable de rendre compte de ses faits et gestes à des hommes dont l’examen demeurera partial et le jugement nécessairement injuste, parce qu’ils la voudront étudier en dehors des conditions qui furent celles où elle évolua.

Jugeons donc des choses du passé, comme il convient de le faire, non en dogmatistes dont la pensée ne peut fléchir à l’égard d’un infléchissable dogme, mais en historiens et en moralistes aux yeux desquels l’humanité a des plans successifs dont l’aspect change avec la saison et sous la lumière qui les baigne.

Cela étant, nous pouvons dire que la papauté n’a pas à être incriminée d’un état de choses qu’elle ne fonda pas, mais accepta comme une réalité obligatoire.

Elle n’eut pas à établir un droit pénal. Il existait. Elle n’eut pas à déterminer un code criminel. Il existait. Elle n’eut pas à créer une procédure juridique. Elle existait ; mais là, elle intervint pour introduire l’équité et l’humanité qui en étaient souvent absentes.

En sorte qu’il est facile de se rendre compte, par les documents, que ce tribunal exécré de l’inquisition, loin d’être un instrument de barbarie, n’est, à tout prendre, qu’un adoucissement aux mœurs judiciaires des siècles qui nous occupent. « Entre l’intransigeance sans rémission des tribunaux civils, qui, n’ayant aucune puissance sur le cœur et la volonté des coupables, les frappait d’une vindicte sans miséricorde, et le tribunal de la pénitence chrétienne qui n’atteignait que les pécheurs apportant l’aveu volontaire de leurs fautes 27, l’Église, en instituant l’Inquisition, établit en quelque sorte un tribunal intermédiaire qui, dit Lacordaire, pût pardonner, modifier la peine « même prononcée », engendrer le remords par la bonté, un tribunal qui changeât le supplice en pénitence et n’abandonnât ses justiciables au bras fatal de la justice humaine qu’à la dernière extrémité. »

Pour bien mettre en relief la procédure inquisitoriale, rappelons-nous ce qu’était alors la poursuite criminelle en usage.

S’inspirant tout à la fois de la procédure romaine et de la procédure germanique, le pouvoir social ne prenait l’initiative d’aucune poursuite judiciaire. L’affaire relevait exclusivement de deux particuliers, l’offenseur et l’offensé. Mais de quels éléments disposait l’offensé, pour se faire rendre justice ? Ou du serment prononcé par deux répondants appelés cojurateurs, et alors, toute la sentence dépendait du degré d’influence et de la puissance des relations d’une des parties ; ou du duel judiciaire, et dans ce cas, l’issue du procès, comme nos duels modernes, tenait à l’habileté et au sang-froid du premier spadassin venu. Ni dans le cas du serment, ni dans le cas du prétendu « jugement de Dieu ou ordalie » la faiblesse et l’innocence n’étaient authentiquement protégées 28.

Aussi l’Église, qui avait déjà réussi à rejeter le combat judiciaire et qui n’admettait le serment des cojurateurs que lorsqu’il y avait diffamation, c’est-à-dire lorsque la rumeur publique signalait un fait dont personne ne pouvait fournir la preuve, s’efforça d’humaniser encore la procédure.

Elle commença par mettre à l’abri du talion le particulier qui venait dénoncer, au cas où le procès eût dû être abandonné faute de preuves suffisantes. Ce fut la première étape de la réforme judiciaire. L’honneur de la poursuite d’office qui se substitua, dès lors, à la poursuite particulière, c’est-à-dire les moyens de preuves, par l’audition des témoins, – procédure par inquisition, revient à l’initiative du pape sublime qui porte le nom d’Innocent III. Cette procédure que le concile de Latran, en 1215, se hâta d’approuver 29, est la procédure même des tribunaux de l’inquisition, avec cette seule différence, que la publication des noms des témoins n’y était point admise 30, restriction qui est passée dans notre procédure d’instruction criminelle.

Cela posé, rien n’est plus facile que de déterminer le rôle du prêtre dans ce tribunal. Une étrange erreur, entretenue par les déclamations passionnées des adversaires de l’Église, a cours parmi la foule qui s’imagine, en effet, que le représentant de l’autorité ecclésiastique y siégeait à titre de juge et d’exécuteur et que le pape faisait mouvoir tous les rouages de cette institution. L’inquisiteur n’y était pas juge. Son rôle se bornait à celui du juré de nos cours d’assises, ou, mieux encore, était analogue à celui du médecin aliéniste appelé à donner son avis sur l’état mental de l’accusé, par suite, sur son degré de responsabilité morale.

 

 

Un document, découvert à la bibliothèque de l’Université de Madrid, par notre regretté ami, le P. Balme, dominicain, nous permet de déterminer exactement le processus inquisitorial en usage 31.

L’inquisiteur nouvellement institué par le Pape, ou confirmé par lui, en arrivant dans le territoire de son mandat, avait à se présenter successivement à la puissance séculière, s’en faire donner pleins pouvoirs, à l’effet de faciliter sa mission difficile et dangereuse, puis, à l’ordinaire du diocèse. D’entente avec eux, il déterminait le lieu de sa résidence, où, dans une allocution au clergé et au peuple, il donnait lecture des pouvoirs à lui conférés par le souverain pontife et des lettres testimoniales de son provincial. Puis, soit verbalement, soit par écrit, il lançait les citations dont la teneur était la suivante : « Les inquisiteurs de l’hérétique perversité au chapelain un tel... salut dans le Seigneur. De par l’autorité dont nous sommes revêtus, nous vous enjoignons, et nous vous mandons d’avoir à citer de notre part et autorité pour tel jour et en tel lieu, tous les paroissiens ou habitants de cette église ou de ce lieu, à partir de quatorze ans pour les hommes et de douze ans pour les femmes..., qu’ils aient à comparaître devant nous pour y répondre des fautes qu’ils auraient pu commettre contre la foi et y abjurer l’hérésie... et, si une inquisition n’a pas été faite déjà dans ce lieu, à tous ceux qui, cités nominativement ou ne seraient d’ailleurs pas dignes de pardon, nous remettons la peine de l’emprisonnement, si, dans le délai fixé, arrivant de plein gré et repentants, ils nous disent pleine et entière vérité, soit à leur sujet, soit à celui d’autrui. » C’était ce qu’on appelait le délai de grâce ou d’indulgence. Voilà donc un tribunal, dont le premier acte était de pardonner à tout coupable qui consentirait à reconnaître sa faute. Lui connaissez-vous un pendant dans la législation civile ? – Lorsque les personnes citées à comparaître s’étaient rendues à sa convocation, l’inquisiteur leur faisait abjurer l’hérésie et prêter serment de dire « pleine et pure vérité sur eux-mêmes et sur les autres, tant défunts que vivants, au sujet du fait d’hérésie, d’être prêts à garder, à défendre la foi catholique, de ne prêter ni aide ni assistance aux fauteurs de la secte, de dénoncer à l’Église, aux pouvoirs séculiers ou à leurs baillis et officiers ceux qu’ils voudraient arrêter, de s’opposer à ceux qui seraient tentés de porter obstacle au ministère inquisitorial 32. »

L’interrogatoire commençait ensuite et portait sur tous les points pouvant amener la conviction que le justiciable était partisan de l’hérésie ou en fréquentait ou connaissait des sectateurs : toutes dépositions faites devant l’inquisiteur et son socius, ou devant l’un d’eux assisté d’au moins deux personnages « idoines », lecture était donnée à l’inculpé de ses dépositions ou aveux, à l’effet d’en reconnaître la teneur, dûment légalisée par un notaire ou un secrétaire juré. L’inquisiteur adjurait ensuite les déposants de revenir à l’unité catholique, faisait abjurer à nouveau leurs erreurs à ceux qui y consentaient, puis les réconciliait, après leur avoir enjoint une pénitence salutaire.

Cette pénalité ne consista primitivement que dans les pénitences mentionnées aux canons des Conciles, aux décrétales, et surtout aux pénitentiaux 33.

Les livres pénitentiels de l’église de Rome, celui de l’archevêque Théodore de Cantorbéry, du vénérable Bède, d’Halitgaire, et autres recueils analogues des huitième, neuvième et dixième siècles prescrivent généralement des jeûnes rigoureux, des pèlerinages à Tours, Rome, Compostelle, Jérusalem, etc., des disciplines ou corrections corporelles publiques. Quelquefois il était enjoint aux pénitents de prendre la croix et d’aller combattre les infidèles, pendant un temps déterminé ; l’une des pénitences le plus en usage était le port à perpétuité sur les vêtements, sur la poitrine et le dos, de deux croix d’étoffe jaune – la couleur des Juifs – aux dimensions exactement fixées ; les hérétiques revêtus ou parfaits qui se convertissaient, y ajoutaient une troisième croix, les hommes sur leur capuchon, les femmes sur leur voile 34. Ceux qui étaient condamnés à visiter des lieux de pèlerinage étaient munis de lettres testimoniales des inquisiteurs qu’ils devaient faire viser par les autorités ecclésiastiques locales des sanctuaires vénérés. Dans ces lettres, les inquisiteurs avertissaient les fidèles et les autorités « de se garder de molester ou de laisser molester » les pénitents porteurs desdites testimoniales.

Jusqu’à présent, vous le voyez, il n’y a rien de bien effroyable dans la justice inquisitoriale. Aussi, les faits prouvent-ils que la répression n’était pas équivalente au désordre. La miséricorde qui tombe sur des cœurs corrompus ne peut que les attacher plus fortement au mal.

Il fallut en venir à des mesures de rigueur capables de réprimer autrement que par des remèdes d’ordre spirituel le débordement ascendant du mal.

Les pénalités s’aggravèrent donc. On statua contre les coupables la confiscation des biens, le bannissement, la déclaration d’infamie, l’incapacité de témoigner, d’ester en justice, d’exercer aucune fonction publique ; enfin une peine qui porte avec elle l’empreinte de l’extrême dureté de ces temps : la maison du coupable sera démolie. L’emprisonnement prévu par le processus inquisitorial l’était à temps ou à perpétuité : il est expressément statué qu’il aura lieu « dans une prison tolérable et humaine 35 » où en vertu de son serment, il était enjoint à l’emmuré – c’était le nom du relaps condamné à la prison perpétuelle – « de se rendre, sous peine d’être tenu pour impénitent, et par là même passible de peines plus graves ».

Toutefois, l’office de miséricorde subsistait. L’inquisiteur, en vertu des pouvoirs très étendus que lui conférait sa charge, gardait le droit précieux de grâce qui n’appartient plus aujourd’hui qu’au chef de l’État, pouvait commuer, diminuer, ou même supprimer la peine, si le coupable avouait son crime et en témoignait un repentir plus ou moins sincère, – ce qui doit être le cas de quantité de condamnés, si l’on en juge par le nombre très considérable de récidivistes, repris après avoir été réconciliés, avoir obtenu des lettres d’abolition au for extérieur, ou de réintégration dans l’Église, et remis en liberté sur parole.

Dans ce dernier cas, quand l’inquisiteur reconnaissait la culpabilité et l’incorrigibilité du coupable, après avoir constaté l’obstination du relaps dans sa révolte aux lois de l’Église et de l’État, la compétence de l’inquisiteur cessait, il devait renvoyer le récidiviste aux juges séculiers, seuls compétents, par une sentence formelle.

Celle-ci prononcée, le relaps était remis au bras séculier, dont les magistrats se trouvaient alors dans une position analogue à celle des juges de nos cours d’assises qui ne peuvent être que l’instrument docile de la loi et, liés par le verdict du jury, appliquent les sévérités du Code, quelles qu’en puissent être les rigueurs.

Or, nous savons qu’au moyen âge, – en vertu de la rudesse des mœurs, du dédain de la souffrance et de la mort, dont tant d’us et de coutumes nous apportent le témoignage, et par suite de l’explosion d’indignation et de générale répulsion que suscitait le crime d’hérésie revêtu, dans la plupart des cas, d’un caractère tout particulier de destruction et d’anarchie sociales, – nous savons que la loi à appliquer condamnait le relaps à la peine du feu. « Cette peine nous paraît aujourd’hui justement excessive et barbare : au treizième siècle, il n’en était pas ainsi 36. » C’était la Loi, pouvons-nous répéter avec ceux qui, hypnotisés par ces trois lettres, nous les ressassent tous les jours 37 : dura lex, sed lex !

Le grand historien de la Péninsule, Cesare Cantù, au t. I (p. 193), de son Histoire des hérétiques d’Italie, le constate, en écrivant ces paroles qui résument admirablement l’état de la question : « Le coupable, par cela seul qu’il était reconnu hérétique, n’appartenait plus à l’Église. À dater de ce moment, il devenait criminel d’État, et l’État n’exécutait pas une sentence de l’Inquisition, mais appliquait la peine établie par la société civile. »

Or, cette peine atroce, inhumaine, infernale du supplice par le feu était bien une peine d’État. Tout le monde aujourd’hui s’accorde justement à la flétrir ; tout le monde autrefois s’accordait à la trouver naturelle. Tout le monde, dis-je, excepté l’Église, qui en maintes circonstances s’éleva contre cette excessive sévérité 38.

Les grands restaurateurs de la torture et du feu et de toutes les atrocités de l’instruction criminelle furent les légistes, ces flatteurs vils du pouvoir absolu, qui réussirent à introduire dans le droit pénal du moyen âge des mœurs judiciaires empruntées au droit romain et qui avaient à peu près disparu, sous l’influence de l’Église. Le supplice du feu ne fut donc nullement introduit par l’esprit inquisitorial.

En 1022, pour n’en citer qu’un exemple, le roi Robert condamne au bûcher les manichéens d’Orléans qui comptaient surtout dans leur rang les graves chanoines... « Ils se précipitèrent dans les flammes avec de grands transports de joie », disent les chroniques... Quel temps ! et quels chanoines ! En 1044, à Asti, à Milan, en Allemagne, le même spectacle effroyable se renouvelle...

Les tribunaux ecclésiastiques ne firent donc, en ce qui concerne cette horrible pénalité, que subir les coutumes de la législation civile.

Il apparaît donc clairement que le ministre de l’Église n’était pas juge, à plus forte raison n’était pas le spectre effroyable de bourreau que les romanciers et les feuilletonistes se plaisent à agiter devant les masses, dans l’appareil d’inventions fantastiques.

Il y a davantage. Même au dernier moment, alors que le malheureux, victime de son obstination et des mœurs du temps, allait subir le sort qui lui était réservé par les lois de son pays, la charité de l’Église s’efforçait d’agir encore par le ministère de compassion de ses aumôniers et d’arrêter le bras de la justice humaine. Voici ce qu’écrit l’un des plus décriés parmi ces intrépides et modestes défenseurs de l’orthodoxie et de l’ordre, le dominicain Frère Nicolas Eymeric, inquisiteur général d’Aragon : « Et si par hasard, dit-il, dans son Guide des Inquisiteurs, que je cite textuellement, après la sentence prononcée et la remise au bras séculier, lorsqu’on le conduit au bûcher ou qu’on le lie au poteau pour être brûlé, il (le relaps) dit vouloir venir à résipiscence, se repentir et abjurer ses hérésies, je serais d’avis de le recevoir à merci comme l’hérétique repenti et de commuer sa peine en prison perpétuelle 39 ». Encore une fois, il serait désirable que les pontifes de la Tolérance et de l’Humanité nous montrassent, avant de déverser l’outrage sur le tribunal ecclésiastique, quelque chose d’approchant, établi par leurs soins, dans le fonctionnement des tribunaux séculiers : la merci accordée aux coupables qui confessent leurs crimes, au pied de l’échafaud ! D’ailleurs, avant de prononcer la peine capitale, que de précautions juridiques qui, mises en parallèle avec la procédure du temps – pour ne pas parler du système particulièrement expéditif des tribunaux révolutionnaires de la Terreur – sont tout à l’avantage de l’Inquisition ! « Nous ne procédons – dit le Formulaire inquisitorial, dont nous avons donné des extraits – et, avec l’aide de Dieu, nous ne procéderons à la condamnation d’aucun sans preuves claires et patentes ou aveu formel... ; nous ne dénions à personne les défenses légitimes et ne nous écartons pas des formes du droit... Et toutes les condamnations et pénitences majeures, nous ne les prononçons et enjoignons, non seulement en général, mais encore en particulier, que du conseil exprès des prélats. »

« Les formes décrétées par la procédure inquisitoriale, dit M. du Boys 40, devaient être suivies avec une rigueur minutieuse, la moindre négligence, la moindre omission entraînait la nullité en faveur de l’accusé. » N. Eymeric, de son côté, spécifie qu’on n’autorise à déposer ni les ennemis de l’inculpé, ni l’hérétique contre le fidèle, que deux témoins, à son avis, ne sont pas suffisants, quoique, à la rigueur, le droit l’admette, qu’à plus forte raison, personne ne peut être condamné sur un seul témoignage.

Pour plus de garantie et de sûreté dans son jugement, l’Église avait édicté des peines très particulièrement sévères contre le faux témoignage et l’inculpation malicieuse de crime d’hérésie : « Nous condamnons celui qui s’en rendrait coupable à la prison perpétuelle, dans laquelle, sous des chaînes de fer, au pain de la douleur et à l’eau de l’angoisse 41, pendant toute sa vie, il fera pénitence de son crime, ne lui laissant, par miséricorde, que la vie. Nous ordonnons en outre qu’il sera exposé immédiatement au pilori, les mains liées, la tête nue, et en chemise, à la porte de telle église, jusqu’à l’heure du repas, et de la même façon, tel dimanche, à la porte de telle autre église, et ainsi de suite, de dimanche en dimanche. » En plus, si, au bout d’un an, le faux témoin ne donnait pas de signe d’amendement, il pouvait être livré au bras séculier, après avoir été dégradé par l’évêque, si le condamné était dans les ordres.

En plus, l’Église exigeait que l’inquisiteur et son vicaire eussent commencé leur quarantième année, fussent des hommes instruits, de grande circonspection, zélés des choses de la foi, capables, par leur science, de discerner « entre lèpre et lèpre, hérésie et hérésie, vérité catholique et perversité hérétique, à même de supporter avec constance les labeurs et les adversités, incapables de crainte dans la poursuite virile et constante de leur mandat, prudents et sachant aviser aux moyens d’action, et tout ceci sous le seul espoir de la récompense éternelle 42 ». Leur mission, en effet, comme il est facile de le supposer, n’était guère le fait d’ambitieux, et il fallait toute la foi aux récompenses de l’au-delà, pour affronter les fatigues et les dangers incessants qu’elle comportait. Non seulement les inquisiteurs avaient à braver et le mauvais vouloir des autorités civiles ou ecclésiastiques, jalouses de leur propre autorité, les rancunes des haines et vengeances particulières, l’explosion des colères de la populace soulevée, mais encore, seuls, et défendus par leur seul caractère, avaient à exercer leur mandat dans des milieux franchement hostiles et, en grande partie, gagnés à l’hérésie, comme c’était le cas pour le Languedoc, au temps des Albigeois. Aussi, les annales des Frères Prêcheurs, pour ne pas parler de celles des Franciscains, leurs frères de labeurs et de périls, mentionnent-elles, dans l’espace de trois à quatre siècles, des légions d’inquisiteurs massacrés un peu partout, en haine de leur mandat, quelques-uns avec des raffinements inouïs de cruauté, comme Fr. François de Toulouse, couronné d’épines et percé de flèches par les Albigeois, en 1260, Fr. Bernard de Traversera, scié en deux, la même année, à Cuchillada, etc., etc. L’Église en a placé quelques-uns sur les autels, en récompense de leur intrépidité. Et vous ne trouverez pas déplacé, sans doute, que je les salue en passant, ces magistrats magnanimes des siècles lointains, serviteurs héroïques de l’Église et de la société qui ne devaient leur mandat qu’aux recommandations de leur science plus éminente et de leurs vertus plus généreuses, gardiens indéfectibles de la vérité, qui surent donner plus que leur vie pour la défense du troupeau menacé, sous la dent des fauves de leur temps, mais abandonner jusqu’à leur honneur, en holocauste à leur mission, entre les griffes des bêtes qui devaient en disperser les lambeaux à travers les siècles à venir. Oui, je les salue, ces juges-sentinelles qui ne s’endormaient jamais, compatissants aux faibles, fiers devant les puissants, impassibles sous la menace, et dédaigneux des honneurs, les moines blancs des temps finis, blancs de toute la blancheur des neiges qui tombent du ciel et des âmes qui y remontent, les moines blancs dont un reflet diffus a glorieusement suffi pour honorer les épaules qui portèrent leurs livrées en nos jours de défaillance : je les salue, ceux que l’Église a auréolés, parce que leur front ne sut pas se courber, et qu’elle a immortalisés parce que leur cœur ne défaillit jamais ; les obscurs et les anonymes qui tombaient en chantant, comme les compagnons de Fr. Guillaume Arnauld, martyrisés dans le guet-apens d’Avignonet, l’an 1242 ; les glorieux, comme Pierre de Vérone, Orphée évangélique, qui avait entraîné à sa suite, enchaînées par les liens d’or de l’éloquence et de l’amour, des villes entières de l’Italie, et qui, tombant sous la hache des assassins, la tête fendue, le côté ouvert, trouve encore dans sa vaillance la force de se mettre à genoux, et trace sur le sable, de son doigt sanglant : Credo ! Je crois ! l’affirmation de la foi catholique, conquête de sa jeunesse purifiée, dont il faisait, jusque dans la mort, un superbe défi à la haine de l’hérésie.

De tels hommes ne furent jamais des bourreaux, et, je le répète, si le sang rougit leurs vêtements, ce fut le sang que le martyre fit jaillir de leurs propres veines, non celui qu’une prétendue cruauté arracha à leurs victimes.

Le choix des inquisiteurs était donc entouré d’une multitude de conditions et l’on peut dire que c’est ce haut esprit d’équité, servi par une prudence féconde en précautions, qui préserva l’inquisition romaine d’abus considérables, tant qu’elle demeura assujettie à la souveraineté ecclésiastique.

Et c’est une chose admirable que le Saint-Office de Rome 43 n’a jamais signé une exécution capitale. Tandis que le sang ruisselait, au vent des passions politiques et religieuses, sur toutes les grandes places de l’Europe, tandis que les bûchers s’allumaient, des profondeurs de l’Andalousie aux sommets de l’Écosse, Rome traitait débonnairement ses adversaires les plus résolus et prouvait au monde que le centre de la catholicité est réellement le foyer de la charité ! Les rares griefs que l’on peut articuler contre l’inquisition romaine ne résistent pas à une étude impartiale des documents. Le supplice de Giordano Bruno ne saurait lui être imputé, pas plus que celui d’Arnauld de Bresse ; de savants critiques l’ont lumineusement démontré 44. La condamnation de Galilée lui-même, loin d’être un argument contre la barbarie de l’Église, est, au contraire, une preuve de sa tolérance. La publication des actes de son procès par M. de l’Épinois a remis définitivement cette question au point. À Genève, Calvin eût brûlé le disciple de Copernic, comme il fit rôtir Michel Servet, et le tribunal révolutionnaire l’eût envoyé à la guillotine, en compagnie de Lavoisier, sous le prétexte éminemment juridique que la République n’a pas besoin de savants.

Toutefois, qu’au cours de sa longue histoire 45, l’inquisition romaine n’ait pas toujours échappé aux défectuosités de toute institution humaine, qu’elle ait usé de rigueurs inutiles, disproportionnées avec la faute ou le crime, – envisagés selon la manière de voir de la conscience moderne, – qu’en un mot, des abus se soient glissés dans sa procédure ou ses arrêts, personne ne songera à le contester : les historiens catholiques le déplorent autant, sinon plus que les autres. Mais c’est faire œuvre impartiale que de rendre l’État et la dureté des siècles passés, imparfaitement dépouillés des rudes mœurs de la barbarie, responsables de toutes les cruautés dont on charge l’Église catholique, en lui jetant au visage ce nom fatidique d’Inquisition. Partout où elle put être directrice du jugement, elle maria la miséricorde à la justice. Elle n’intervint, auprès du pouvoir royal, que pour frapper, le cas échéant, des peines les plus sévères, ceux de ses ministres qui, dans une charge où ils relevaient autant du pouvoir civil que du sien, se rendaient coupables d’abus. C’est ainsi que nous voyons, en 1519, Léon X frapper d’excommunication, malgré les objurgations de Charles Quint, le grand inquisiteur de Castille : Thomas de Torquemada.

Pour remédier encore aux défaillances ou aux erreurs inévitables de toute judicature humaine, la papauté alla plus loin en créant un tribunal d’appel papal auquel pouvaient recourir ceux qui s’estimaient injustement condamnés. Est-ce la faute de l’Église si souvent le mauvais vouloir des princes séculiers et les intrigues jalouses de leurs créatures rendirent cet appel illusoire ? Ce fut le cas de l’infortuné archevêque de Tolède, Barthélemy Carranza, retenu huit ans dans les prisons de l’Inquisition, malgré les protestations des souverains pontifes, du grand Sixte-Quint, en particulier, et des Pères du Concile de Trente qui réclamaient leur ancien collègue, et finirent par obtenir son envoi à Rome, où Carranza fut absous. Rome protesta donc maintes fois contre les condamnations, et sut, en plus d’une circonstance, venger la justice outragée, par une glorieuse réhabilitation.

Mais pourquoi irais-je chercher des exemples si loin, lorsque nous en avons la preuve dans la douce et sublime victime de Rouen, dont l’anniversaire fait vibrer, en ces jours d’abaissement national, les fibres de toute âme demeurée française ?...

Lorsque Jehanne, sous la condamnation qui l’écrasait, répondait fièrement : « J’en appelle à Dieu et à Notre Saint-Père le Pape » ; lorsque, conduite au bûcher ; elle murmurait dans ses sanglots, la pauvre bergerette de dix-neuf ans : « Ah ! si j’avais été ès-prisons et tribunaux d’Église, je n’eusse pas été ainsi traitée ! »

C’était toute l’histoire qui jaillissait de son âme ; toute l’histoire qui protestait contre les loups dévorants, jugeant avec des apparences de bergers ; c’était toute l’histoire qui refusait de voir Rome, Rome chrétienne et magnanime, dans les valets mitrés de l’Angleterre, fussent-ils couverts de la pourpre ; c’était toute l’histoire qui se révoltait contre les passions politiques siégeant sous le couvert du zèle religieux et faisant, de l’institution curative établie par une mère pour sauver ses enfants, un instrument d’oppression aux mains de despotes ambitieux qui n’ont que trop souvent fait entendre à l’humanité meurtrie, le long des siècles, cette impudente parole de Cauchon à l’héroïne martyre qui en appelait à l’Église : « Le roi a ordonné que je fisse votre procès et je le ferai. » C’est parce que les procès ont été faits au nom du pouvoir civil, et sous l’empire des multiples passions qui enveloppent le pouvoir civil, que le nom d’Inquisition a perdu dans l’estimation publique le lustre auquel il a droit de par ses pures origines et son but magnifique.

 

 

 

 

APPENDICES

 

 

NOTE I. – Raynier Sachoni, qui les connaissait bien pour avoir été pendant dix-sept ans évêque de leur secte, avant de se convertir, d’entrer dans l’ordre des dominicains et de devenir inquisiteur, a résumé leurs erreurs dans sa Summa de Catharis et Leonistis sive Pauperibus de Lugduno. Il y atteste que les purs commettaient les plus grandes indécences et enseignaient que ce n’était pas péché. – Cf. Opera Reineri, dans GRETZER, op. omn., t. XII, p. 2 et 30. – YVONETUS, De Haeresi paup. de Lugd., dans MARTÈNE, Thesaur. nov. anecd., V. 1779 et suiv.

Voir aussi le catalogue de leurs erreurs dans FR. NIC. EYMERICI, Directorium inquisitorum cum Scholiis D. Fr. Pegnâe Hispani, Romae, 1578.

La 16e dit textuellement : Quod melius est satisfacere libidini quocumque actu turpi quam carnis stimulis fatigari, sed est (ut dicunt et ipsi faciunt) in tenebris licitum quemlibet cum quâlibet indistincte carnaliter commisceri quandocumque et quotiescumque carnalibus desideriis stimulantur.

Ils rejetaient le saint sacrifice de la messe sous prétexte que tout homme est pécheur à moins d’être de leur secte, par conséquent que nul célébrant ne consacre à moins de croire à leurs doctrines ; – en outre ils enseignaient que toute personne de leur secte, soit homme ou femme, peut vraiment consacrer, parce que tout cathare est vraiment prêtre. – Que condamner quelqu’un à la peine capitale n’est jamais licite, que c’est un péché mortel, etc., etc. – Cf. D’ACHERY Spicileg., t. I, p. 208. – SCHMIDT : Hist. et doctrine de la secte des Cathares ou Albigeois. Paris, 1849, 2 vol.

 

NOTE II. – Le Liber sententiarum inquisitionis Tholosanae publié par le calviniste LIMBORCH, dans son Hist. inquisitionis, (Amstelodami 1692, in-f°), en rapporte plusieurs exemples : Voici l’un des plus caractéristiques : « Guillelma, uxor Mart. de Proaudo... in sua ultima aegritudine compos mentis in damnatam sectam haeresis ab haereticis recepta fuit consol. immo verius desolamentum per impositionem manuum petens et recipiens ab eisdem, et legatum ipsis fecit et ipsamet persolvit eisdem, et sic recepta per haereticos in abstinentia quam ipsi vocant enduram multis diebus perdurans ritum sibi traditum et sectam ipsorum servando se fecit tamquam haereticam more ipsorum damnabili adorari, mortemque corporalem sibi accelerans, sanguinem minuendo, balneum frequentando, potumque letiferum ex succo cucumerum silvestrium immisso in eo vitro fracto quo frangerentur ejus viscera in fine, ut finiret celerius petitum avide assumendo ad mortem festinavit aeternam dum damnabiliter obiit in errore haeresis et horrore. » (p. 33).

Si un consolé (que l’Église appelait vêtu, à cause du cordon symbolique que les consolés portaient sur la peau) refusait de se suicider, il était interdit à sa famille de le nourrir, aussi vit-on des enfants laisser mourir de faim leurs parents, ou des parents laisser périr d’inanition leurs enfants.

 

NOTE III. – Les documents contemporains, parmi lesquels la Chronique de Pierre de Vaux-Cernay et les procès-verbaux officiels des enquêtes, conservés à la Bibl. Nat. (Coll. Doat, t. XXII, XXIII, XXIV), nous ont transmis les noms de la plupart des coryphées de la secte. Ils avaient surtout élu domicile dans les places fortes du Midi, « où ils tenaient publiquement maison ». Quant aux femmes, elles sont légion, vivant seules ou en commun avec d’autres parfaites ou avec des jeunes filles qu’elles préparaient au « Consolamentum ». Souvent des familles nobles dans la gêne confiaient leurs enfants, surtout leurs filles, aux parfaits et aux parfaites qui les élevaient en commun, et parfois de peur de les voir retourner à l’orthodoxie, les séquestraient dans des refuges ignorés, et jusque dans des souterrains. On en vit y demeurer plusieurs années sans communication avec le monde extérieur.

 

NOTE IV. – Contenue en germe dans les prescriptions du concile de Vérone en 1184 46 et du IVe de Latran en 1215, elle ne devint permanente qu’au sortir de la guerre des Albigeois par le décret du concile de Toulouse en 1229 47, ordonnant aux évêques, dans ses trois premiers canons, de charger, dans chaque paroisse, un ecclésiastique et quelques laïques de veiller sur les fidèles et de rechercher ceux des paroissiens qui paraîtraient suspects d’hérésie. Quelques années plus tard, en 1233, parut la fameuse bulle Ille humani generis, de Grégoire IX, premier acte officiel d’institution.

Sur ces entrefaites venait d’être fondé et approuvé l’ordre des FF. Prêcheurs, qui déjà, sous la conduite de son saint fondateur, Dominique, s’était signalé par son zèle sans défaillance et la pureté de sa doctrine ; aussi parut-il bon au souverain pontife de l’affecter tout spécialement à cette mission de sauvegarde religieuse et sociale ; c’est pourquoi, le 20 octobre 1248, Innocent IV confia aux FF. Prêcheurs ou dominicains 48, sous la haute direction des évêques cependant, le privilège d’instruire contre l’hérésie, c’est-à-dire remit entre leurs mains l’Inquisition.

 

NOTE V. – Avant même les siècles inquisitoriaux, l’histoire nous fournit des exemples assez nombreux de cette intervention de la puissance séculière : nous voyons, en effet, en 1022 le roi Robert livrer aux flammes les manichéens d’Orléans qui furent conduits au supplice sur l’ordre du roi et avec le consentement de tout le peuple, au témoignage du chroniqueur Raoul Glaber (MIGNE : Patrol., t. 142, c. 660). À Goslar, en 1051, quand l’Empereur Henri III fait pendre un certain nombre de cathares, c’est encore de l’aveu du peuple entier, consensu cunctorum (Herimanni chronicon, ibid., t. 143, c. 255). Ce fait est une preuve que le genre de supplice infligé à l’hérétique n’était pas alors nécessairement celui du feu, mais il le devint plus tard et lui fut réservé. En 1044 des bûchers s’allument à Asti et à Milan ; en Allemagne, comme en France et en Italie, la coutume s’établit donc de plus en plus de punir l’hérésie au moyen de ce châtiment éminemment propre à inspirer l’effroi. À la veille même de l’institution de l’Inquisition en 1211, une lettre du municipe de Toulouse au roi Pierre d’Aragon nous apprend que le comte Raymond V (1148-1194) avait, de concert avec l’autorité municipale, édicté la peine du feu contre les hérétiques et que cette peine n’a pas cessé d’être appliquée, unde, ajoutent les Toulousains, multos combussimus et adhuc cum invenimus idem facere non cessamus. (BOUQUET, Recueil des historiens des Gaules. Paris, 1738-1876, t. XIX, p. 204).

 

NOTE Va. – Les ordalies furent l’objet de plusieurs prohibitions de la cour de Rome. Signalons entre autres les lettres de Nicolas Ier à Charles le Chauve, d’Étienne VI (V. BARONIUS, Annales : a. 890, c. 20) ; d’Alexandre II en 1070. Lucien III, c. 8. Ex tuarum, v. 34 de purgat. canon. ; de Célestin III, d’Innocent III, d’Honorius III (c. 1-3 de purgat. vulg., v. 35.) Le judicium Dei, par lequel un particulier en appelait à Dieu, juge suprême, et lui demandait de conférer la force au bon droit, est d’origine germanique. Les ordalies avaient lieu par le duel, l’épreuve de la croix (les deux parties se tenaient debout pendant la messe, les bras étendus en croix : celui qui les laissait retomber le premier était déclaré coupable.) – La communion réservée surtout aux moines et aux clercs suspects de crimes. – Le judicium offae, panis adjurati, ou de la bouchée de pain bénit. – Le jus feretri ou cruentationis, le meurtrier présumé était amené devant le cadavre de sa victime : si du sang en coulait à son contact, c’était une preuve de culpabilité. – Le jugement de la chaudière, l’accusé devait retirer, le bras nu, un objet plongé dans un bassin d’eau bouillante. – Celui du feu consistait à marcher sur des charbons ardents ou des socs de charrue rougis (per ignitos vomeres) ou à travers un bûcher allumé. – On sait que Savonarole voulut s’y soumettre le 7 avril 1498. – L’épreuve de l’eau froide (examen aquae frigidae) : l’accusé retenu par une corde était jeté à l’eau : s’il surnageait, sa culpabilité était prouvée. Pour les serfs, les ordalies étaient souvent remplacées par la torture. En France, vers la seconde moitié du douzième siècle, elles avaient disparu pour faire place presque exclusive au duel judiciaire. Les prêtres, les malades, les femmes et les personnes âgées de moins de 21 ans ou de plus de 60 se faisaient représenter par un champion. Pour déraciner à jamais cette barbare coutume, l’Église n’hésita pas à prononcer l’excommunication contre celui qui tuait son adversaire et à priver de sépulture le corps de la victime. Saint Louis se fit l’auxiliaire dévoué de l’Église en substituant par son ordonnance de 1260 à la voie des armes, expressément condamnée par Innocent IV en 1252, l’enquête judiciaire, et en cas de contestation de la sentence, l’appel. La noblesse fit une violente opposition à ce règlement, et Philippe IV se vit obligé de rétablir le combat singulier en matière criminelle : le duel judiciaire avec l’appui du Parlement de Paris se perpétua jusqu’à la fin du seizième siècle, où l’on vit le duel célèbre de Jarnac et de la Châteigneraie en 1547, et en 1569 celui d’Albert de Luynes et de Panier, exempt des gardes qui y fut tué. C’est le dernier duel qui paraisse avoir été revêtu de formes officielles. La loi qui ordonnait le combat judiciaire en cas d’appel n’a été abrogée en Angleterre qu’en 1819. – V. sur cette question le Glossaire de DU CANGE aux mots Aqua, Campio, Crux, Duellum, etc. – MABILLON, Analecta, p. 161-162. – GUIBERT DE NOGENT, De vira sua, t. III, ch. 18. – DOM MARTÈNE, De antiquis ritibus. – ORDERIC VITAL, 1. X, coll. Guizot, t. XXVIII. – GUILL. DE TYR, 1. VIII. – Les œuvres de l’archevêque de Lyon AGOBARD : Liber ad Ludovic. P. adv. leg. Gundobaldi et impia certamina quae per eam geruntur (Opp., t. I, p. 107), et les ouvrages de ROCKINGER : Quellenbeitr. zür Kenntniss des Verfahrens bei Gottesurtheilen. Munich, 1857. – MAYER, Gesch. der Ordalien. Iéna, 1795. – PHILIPPS, Uber die Ordalien. Munich, 1847.

 

NOTE VI. – La teneur de la citation nominative et individuelle était la suivante : « Nous vous enjoignons de notre part et autorité de citer par cet édit péremptoire une fois pour toutes, tel jour, en tel lieu, un tel pour y comparaître et y répondre de sa foi, ou de telle faute, ou y recevoir la peine de la prison ou simplement une pénitence pour les fautes commises, ou pour y défendre un parent mort ou y entendre la sentence à son propre sujet ou au sujet du mort dont il est l’héritier. » Ces procès à la mort, qui furent, ne craignons pas de le reconnaître, une des pages odieuses des annales de l’Inquisition, n’étaient pas rares : le formulaire que nous analysons contient en effet le texte de la sentence à prononcer contre ceux qui étaient décédés dans l’hérésie et ordonnait « en haine d’eux et de leur mémoire d’exhumer du cimetière ecclésiastique leurs ossements si on pouvait les discerner, et de les livrer aux flammes en signe de détestation d’un aussi abominable forfait ». Il semblait intolérable en effet à ces âges de foi que les corps de ceux qui avaient méprisé les consolations de la religion, s’étaient élevés contre leur mère l’Église, pussent reposer en paix en terre bénite : conception rigoureuse qui était la conséquence de la manière contemporaine d’apprécier le crime d’hérésie.

 

NOTE VII. – Tout le monde aujourd’hui s’accorde à trouver odieux et à flétrir les châtiments infligés autrefois aux forfaits religieux et qui alors n’étaient que les châtiments communs à tous les crimes. Tout le monde alors – excepté l’Église qui maintes fois par la voix de ses docteurs s’est élevée contre cette excessive sévérité, – tout le monde alors la trouvait naturelle. Rappelons-nous que le droit pénal du moyen âge et de la période moderne, – renouvelé des atrocités de l’instruction criminelle du droit romain par ces flatteurs du pouvoir absolu : les légistes, grands restaurateurs et propagateurs de la question ou torture 49 presque entièrement disparue à l’époque où ils la réintroduisirent dans les mœurs judiciaires – condamnait à la hart les larrons pour un vol d’importance minime ; – le gibet attendait aussi le faux-monnayeur, mais avec cette aggravation barbare que l’on avait fait préalablement passer par le feu le malheureux condamné ; – la femme du voleur qui avait aidé son mari dans la perpétration de ses méfaits était réservée au bûcher, on brûlait, on enfouissait vivant, on noyait avec une facilité barbare pour une foule de cas qui n’avaient avec l’hérésie aucun rapport. Quoi d’étonnant alors que l’hérétique, qui, d’après la conception médiévale, avait commis en s’attaquant à la foi un crime infiniment plus odieux que le voleur ou le meurtrier en attentant à la fortune ou à la vie de ses concitoyens, fût condamné comme un criminel de droit commun !

 

NOTE VIII. – Ce tribunal, où suivant les paroles de l’Écriture, la justice et la miséricorde devaient se donner le baiser de paix, après plusieurs siècles d’essais et de tâtonnements, reçut enfin sa forme définitive en 1542, par la Constitution apostolique Licet ab Initio de Paul III instituant la congrégation de la sainte, romaine et universelle Inquisition, autrement dite du Saint Office.

La plus importante par ses attributions, cette congrégation, développée par Paul IV, a reçu de Sixte V sa forme actuelle, par la constitution Immensa aeterni Dei. Son but est de veiller à la pureté de la foi et de punir les crimes qui lui sont contraires. Elle connaît des crimes d’hérésie, de schisme, d’apostasie, d’abus de sacrements et de tous les crimes portant suspicion d’hérésie ; elle règle les rapports des catholiques et des non-catholiques, rend des décisions interprétatives sur les choses de la foi et des mœurs, et comme la S. C. de l’Index, a le pouvoir de condamner les livres mauvais ou dangereux et d’en permettre la lecture. Ses décrets étant rendus par l’ordre et au nom du Pape, qui en est le préfet, ont force de loi. Dès qu’ils ont été publiés à Rome, comme le pouvoir du Pape ne connaît aucune limite territoriale, ils ont force de loi dans toute la catholicité, non solum in urbe, dit Sixte-Quint, sed etiam in universo orbe (1587, II kal. febr.). – Cf. sur le Saint-Office : FONTANA, Sacrum Theatrum Dominic., p. 498 et seq., Romae, 1666, in-fol. – DEL BENE, De officio s. inquisitionis circa haeresim, 2 vol., Ludg., 1666, in-fol.

 

NOTE IX. – Fonctionnant régulièrement comme tribunal spécial pour la première fois en 1229 au concile de Toulouse, l’Inquisition fut établie en Catalogne en 1232 au diocèse de Lérida, puis à Urgel où elle coûta la vie au premier inquisiteur Fr. Pierre de Planedis, de là elle passa en Castille en 1236, en 1238 dans la Navarre, où Fr. Pierre de Cadirete périt dans une sédition, le jour de la saint Étienne, lapidé comme le protomartyr dont l’Église célébrait la mort. Déjà instituée en Lombardie dès l’année 1224, elle le fut dans la Romagne en 1252, dans la Toscane en 1258, Venise la vit fonctionner en 1288 où sous le régime soupçonneux de la Sérénissime République elle devint rapidement une institution essentiellement politique, sous le contrôle de l’État. – Les annales d’Allemagne ont gardé le souvenir du zèle dans ce domaine du prêtre séculier Conrad de Marbourg, confesseur de sainte Élisabeth, et de ses deux collaborateurs Dorsa et Jean, dont Montalembert a pris la défense dans la biographie de son héroïne la sainte Landgravine de Thuringe. – En France, où saint Louis l’encouragea, son fonctionnement fut suspendu après la guerre des Albigeois, et ne fut repris que par l’ordre d’Innocent IV en juillet 1243 ; mais l’influence des tribunaux institués par la royauté annihila l’autorité des inquisiteurs, aussi l’histoire ne mentionne-t-elle son activité dans le Nord qu’à deux reprises, en deux causes célèbres : le procès des Templiers à Sens 50, celui de Jeanne d’Arc à Rouen, l’un et l’autre instruits sous la pression politique que l’on sait.

 

 

 

 

Abbé L.-A. GAFFRE, Inquisition et inquisitions, Plon, 1905.

 

 

 

  

 

 

 



 1 Fr. Coppée, salle d’Athènes, allocution à la matinée du collège de Juilly, 5 mai 1904. 

 2 Léon GAUTIER, Études et tableaux historiques, p. 82. 

 3 EPISTOL. LIBR., II, éd. Baluze, 2 vol. in-fol., Paris, 1682, p. XI, 28, ad reg. Francor. 

 4 Voir Note I, cf. également les bulles très explicites de Grégoire IX (Bullar. Ord. Praedicat.), Bulles Speciosus forma et Regio Theutonie du 3 septembre 1232, et Vox in Roma du 15 juin 1233. Ce mélange de crimes et d’hérésie nous est attestée formellement par ce passage significatif du Reg. des prévost et jurés (arch. de Tournay) cité par FREDERICHS, Corpus Inquisitionis Neerlandicae, t. II : « Pour ce que, oudit fait de Wauderie, y a souvent plusieurs criesmes conjoints et meslés avec le fait de érésie et de adoration, sy comme homicides, zodomie et autrement, ly fut requis que nous fuissions... présents aux interrogatoires et procès faire, mesmement que s’ilz sont trouvés coupables, l’exécution nous appartenroit (17 mai 1460) » ; si des juges civils pouvaient parler ainsi en plein quinzième siècle, combien à plus forte raison, ce mélange de délits et de crimes de droit commun avec les crimes ressortissants à l’Inquisition devait-il avoir lieu au temps des Albigeois. 

 5 Voir Note II. 

 6 Au témoignage de Raymond V de Toulouse qui écrit : en 1177, au chapitre général de Cîteaux : « Ceux qui sont revêtus du sacerdoce se sont eux-mêmes laissé séduire. » 

 7 Voir Note III. 

 8 Hist. de l’Église gallicane, liv. XXIX, t. X, p. 360. 

 9 BÉRAULT-BERCASTEL, Hist. de l’Église, liv. XX. Lettres de saint Grégoire, liv. I, t. IV, p. 6, 45. 

 10 Le Can. 26 du 3e c. de Latran dit : Quia in Gasconia, Albegisio et in partibus Tolosanis et aliis locis, ita haereticorum... invaluit damnata perversitas ut jam non in occulto... nequitiam suam exerceant, sed suam errorem publice manifestent et ad suam consensum simplices attrahant et infirmos... » et plus loin : « ... Tantam immanitatem exercent ut nec ecclesiis, nec monasteriis deferant, non viduis et pupillis, non senibus et pueris et cuilibet partant aetati aut sexui, sed modo paganorum omnia perdant et vastent. » HARDOUIN, Coll. act. concil. (VI). Paris, 1715, 12 vol. in-fol. 

 11 V. DOM DEVIC et D. VAISSETTE, Hist. générale de Languedoc, éd. de Toulouse, 1879, t. VI, passim. 

 12 1er avril 1198, lettre d’Innocent III à l’archevêque d’Auch.  

 13 Voir sur l’activité apostolique de S. Dominique dans le midi de la France, BALME ET COLLOMB, Cartulaire ou Histoire diplomatique de S. Dominique, Paris, 1893-1901. 

 14 Voici le témoignage que lui rend Guillaume de Tudèle, de l’année 1209 à l’année 1213, témoin oculaire des faits qu’il a relatés dans son poème La Chanson de la Croisade contre les Albigeois, à l’honnêteté duquel M. Paul Meyer, son éditeur, se plaît à rendre hommage : « Il fut pieux et vaillant, hardi et belliqueux, sage et expérimenté, bon chevalier, large et avenant, doux et franc, affable et d’un bon esprit ». Pierre de Vaux-Cernay déclare de même qu’il ne se décidait qu’avec peine à châtier, mitissimus ad poenas. Enfin Guillaume de Puy-Laurens, chapelain de Raymond VII, dit de Montfort qu’« il fut un homme irréprochable en toutes choses ». Vir per omnia laudabilis. 

 15 Voir Note IV. 

 16 E. DE MOLÈNES, Documents inédits sur l’Inquisition. Paris, 1897. 

 17 Cf. P. DANZAS, L’hérésie et la répression. Lyon, 1883. Voici à ce sujet comment s’expriment Les coutumes du Bauvaisis (éd. Beugnot, 1842), au chap. XI. Des cas des quiex la connoissanche appartient à sainte Église et des quiex à la cour laie. « Por ce que sainte Eglise est fontaine de foy et de créance, cil qui proprement sont estauli à garder le droit de sainte Eglise, doivent avoir la connissance et savoir le foy de çascun, si que, s’il a aucun lai qui mescroie en le foy, il soit redrecies à la vraye foy par l’ensegnement, il s’il ne les veut croire, ençois se veut tenir en se malvese erreur, il soit justiciés comme bougres et ars. Mais en tel cas, doit aidier le laie justice a sainte Eglise, sainte Eglise le doit abandonner à le laie justice, et le laie justice le doit ardoir, por ce que le justice espirituel ne doit nului metre à mort.

Le no CXXIII des Ordonnances des Roys de la troisième race définit très nettement en ces termes l’intervention et le rôle de chacun des deux pouvoirs : « Se il estoit soupçonneux de la foy, la justice laie le devroit prendre adonques et envoier au juge ordinaire (l’évêque) ; car quand sainte Eglise ne puet plus fère, elle doit appeler l’aide des chevaliers et la force... et quand li juges l’auroit examiné, se il trouvoit que il feust bougres, se il le devroit fère envoier à la justice laie, et la justice laie le doit faire ardoir. » 

 18 Voir sur toute cette question saint THOMAS, Summa Theolog. 2. 2. qu. X, qu. XI, art. 3, et surtout ce passage en X, art. 8, ad. 3 : Sicut vovere est voluntatis, reddere autem necessitatis, ita accipere fidem est voluntatis, sed tenere eam acceptam est necessitatis. Et ideo haeretici sunt compellendi ut fidem teneant.

Voici comment s’exprime le B. MONETA, un des inquisiteurs du treizième siècle : « Officium pastorum est expellere lupum a grege suo. (Summa contra cath. et Valdens, p. 509). Hoc non fit crudeliter, sed misericorditer (p. 540). Et si non inveniantur oves lupos persequi et occidere, invenimus tamen quod ovium pastores lupos persequuntur et occidunt. Unde dico quod vos (haeretici) non patimini persecutiones a nobis ut oves vel agni a lupis, sed ut lupi a pastoribus et canibus (p. 514). » 

 19 COD. THEOD., lib. XVI, tit. V, n° 40 : « Volumus esse publicum crimen (sc. haeresim Manichoei et Priscill.) quia quod in religione divina committitur, in omnium fertur injuriam ». (Théodose II en 407). – Cf. loi de Marcien (C. J. LL. t. V, n° 8) contre les fauteurs des erreurs d’Eutychès. 

 20  COD. JUSTIN., lib. I, tit. V, n° 19. Théodose le Grand dit (C. J. L. XVI, t. XVI, t. V, n° 9) (Manichoeus) : Summo supplicio et inexpiabili poena jubemus affligi. 

 21 DECRET, C. Vergentis, X. De Haereticis. 

 22 COD. JUSTIN., lib. I, tit. V, n° 4. Cf. T. IV, t. VIII, n° 5. Une loi de Théodose le Jeune condamnant au dernier supplice les apôtres de l’erreur qui égarent le peuple par séduction ou par intimidation, et ce à quelque secte qu’ils appartiennent. 

 23  SACHSENSPIEGEL, 2e liv., art. 13, § 7. – SCHWABENSPIEGEL, Landreccht, § 313. – Cf., sur toute cette question : RIFFEL, Kirche und Staat, p. 656 et s. 

 24 Cf. Die Ketzergesetze Friederichs II, dans HUILLARD-BRÉHOLLES, Hist. diplom. Frieds II, 14 vol. in-4o. Paris, 1853. – BOEHMER, Die Regesten des Kaiserreiches unter Philipp, etc. (1198-1254). 

 25 Innocent IV, par bref daté de Pérouse, v. kal de juin 1252, n’eut qu’à se rapporter à ces édits impériaux et ordonna d’observer les lois portées contre les hérétiques par Frédéric II. 

 26  Voir Note V. 

 27 G. ROMAIN, L’Inquisition, son rôle religieux, politique et social. Paris,1900. 

 28 C’est la procédure d’accusation : elle laissait, d’une part, la porte ouverte aux vengeances individuelles et aux inculpations mensongères, d’autre part, par la peine du talion menaçant l’accusateur, elle enlevait toute énergie à la poursuite des crimes les plus graves. Cf. Tardif. Voir NOTE V a. 

 29 Saint Louis IX l’établit dans le domaine de la couronne à une époque probablement antérieure à l’année 1260, date de l’ordonnance. Au treizième siècle cette procédure était pratiquée dans le nord de la France, dans l’Artois entre autres, qui l’admettait pour les roturiers mais la repoussait pour les nobles. L’enseignement des décrétales dans les universités contribua à la répandre. 

 30  Ou plus justement « pouvait n’y être point admise », car la Grande Bulle d’Urbain IV en 1264 laisse expressément aux inquisiteurs la faculté de ne point publier les noms des témoins, quand cette publication paraîtrait dangereuse pour ceux-ci. 

 31  M. S., no 53, publié par A. Tardif dans La Nouvelle revue historique du Droit français et étranger. Cf. D. MARTÈNE, Thesaurus nov. anecd., t. V. col. 1795 ; et PÈNA, Tractatus tractatuum, t. XI, P. 2. 

 32 Voir Note VI. 

 33  Cf. FRANCH, Die Büssdisciplin der Kirche. – WASSERSCHLEBEN, Die Büssordnüngen der abendlaendl Kirche. Halle, 1851. – MORINUS, Comment. hist. de disciplina in administr. sacr. poenit. XIII primis saeculis. Venet., 1702, 2 vol. in-fol. Append. 

 34 Voir sur toute cette procédure et ces pénalités les canons des conciles de Narbonne en 1244, Béziers et Montpellier 1246 et la bulle d’Urbain IV (BOUTARIC, p. 443 à 447) de l’année 1264. 

 35  In carcerem tolerabilem et humanum. (Process. per Inquisitionem.) 

 36 DU BOYS, Droit criminel en France, t. I, p. 97. 

 37 Nous nous reprocherions de ne pas citer sur ce perpétuel appel à la loi, ultima ratio des gouvernements modernes, les paroles d’un républicain de l’ancienne école, très proche parent d’un des ministres qui viennent de promulguer l’odieuse loi sur l’enseignement libre :

« La loi a-t-elle tout dit quand elle a dit : je suis la loi ? Personnifie-t-elle par cela même la justice ? N’a-t-elle pas encore quelque autre condition à remplir pour justifier sa prétention et pour commander l’obéissance ? Chaque fois que l’injustice a voulu prendre un nom respectable, elle a pris la forme de la loi pour frapper sa victime. C’est la loi à la main que le vainqueur a toujours proscrit le vaincu, et si l’on prenait tel code de circonstance rédigé sous prétexte de salut public, on en ferait jaillir le sang comme d’une éponge. » (Eugène PELLETAN.) 

 38 Voir Note VII. 

 39 Directorium Inquisitorum, § III, p. 335, n. 204. 

 40 Op. cit., p. 94. 

 41 In quo sub vinculis ferreis, in pane doloris et aquâ angustie quamdiu vixeris... (Dir. Inq., p. 340, n° 209). – Nicolas Eymeric naquit à Géronde en Catalogne ; entré dans l’ordre des FF. Prêcheurs, il fut créé Inquisiteur général vers 1358 et fut le successeur dans cette charge de Fr. Nicolas Rosell, créé cardinal en 1356. Il mourut le 4 janvier 1393 après avoir exercé sa charge pendant 44 ans. 

 42  Direct. Inquisit. 

 43 Voir Note VIII. 

 44 Voir surtout l’ouvrage de M. Th. Desdouits. 

 45 Voir Note IX. 

 46 HARDOUIN, op. cit., VI, 2, p. 1878. Le décret fut mis dans le Corpus juris canonici. C. 9, X, de Haereticis. (V. 7.) 

 47  Assemblée mixte composée de prélats, de barons et des consuls de Toulouse, ce concile édicta quarante-cinq canons, qui émanèrent donc de l’autorité des deux puissances, ecclésiastique et séculière. (V. DOM VAISSETTE, op. cit., t. VI, p. 652 et seq.) 

 48  Déjà, avant cette date, des dominicains avaient été revêtus de la charge d’inquisiteurs : c’est ainsi qu’en avril 1233, nous voyons Grégoire IX leur commettre l’exercice de l’inquisition dans le Toulousain et le reste du royaume, et spécialement dans les provinces de Bourges, Bordeaux, Narbonne, Auch, Vienne, Arles, Aix et Embrun, avec pouvoir de procéder par sentence contre les accusés. (Cf. POTTHAST, Reg. Rom. Pontif., nos 9153 et 9155. 

 49 Celle-ci était, ou préparatoire quand elle avait pour but d’arracher à l’accusé l’aveu de son crime ; ou préalable, et dans ce cas, c’était une aggravation de peine que le condamné devait subir avant son exécution. On la disait ordinaire ou extraordinaire, suivant sa durée et son degré d’acuité. Hippolyte de Marsilis, jurisconsulte du commencement du quinzième siècle, indique quatorze manières d’appliquer la géhenne par le tourmenteur. Les vieux criminalistes signalent comme une torture indicible celle d’arroser les pieds du patient d’eau salée pour les faire lécher par des chèvres. (Voir J. MILLAEUS, Praxis criminis persequendi. Paris, 1541, in-fol.) Le jurisconsulte J. Damhoudère dans sa Praxis rerum criminalium (in-4o, Anvers, 1556) ou en français sa Practique et Enchiridion des causes criminelles (1544), recommande de raser le poil des accusés de crainte qu’ils ne cachent quelque talisman contre la douleur. Il donne en outre pour règle quand il y a plusieurs patients « à mettre sur le banc » de commencer par la personne la plus débile et la plus faible : la femme passera avant l’homme, le fils avant son père qui assistera à la torture de son enfant, car le grave jurisconsulte sait que « le père craint naturellement plus pour son enfant que pour soy-même ». C’était ajouter l’angoisse morale aux tourments physiques. L’Église eut la gloire de s’élever à plusieurs reprises contre la torture. Dès l’an 866, on voit Nicolas V écrire aux Bulgares que la torture est contraire à la loi divine comme à la loi humaine, « car, dit-il, l’aveu doit être volontaire et non forcé. Par la torture un innocent peut souffrir à l’excès sans faire aucun aveu, et en ce cas, quel crime pour le juge ! – ou bien, vaincu par la douleur, il s’avouera coupable bien qu’il se sache innocent, et la conscience du juge se charge d’une iniquité non moins grande ». 

 50 Dans la question des Templiers, l’inquisition fut l’instrument qui servit à Philippe le Bel à réaliser un projet longtemps caressé : en même temps qu’il brisait une puissance qui lui portait ombrage, le royal avare, débiteur de l’ordre du Temple pour une somme énorme, remplissait les caisses du fisc des dépouilles de ses victimes. Quoi qu’il en soit du degré de culpabilité de celles-ci, constatons que les Templiers, indignement torturés et suppliciés en France, furent acquittés à Ravenne et à Bologne, et traités avec douceur en Angleterre et en Espagne.

Cf. LEA (H.-Ch.), A history of the Inquisition of the middle ages. London 1889, 3 vol., ouvrage qui, sous une apparence d’impartialité, cache trop souvent des tendances dont le lecteur fera bien de se défier. Le nom seul de son traducteur français est un motif de plus de ne s’en servir qu’avec réserve.

 

 

 

 

 

 

 

 

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