La philosophie religieuse de J.-J. Rousseau

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Henry GAILLARD DE CHAMPRIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Grâce aux lumineuses et fortes conférences de M. Jules Lemaître 1, Jean-Jacques Rousseau est plus que jamais à la mode et nous en avons pour quelques mois à le voir, un peu partout, critiqué ou loué, vilipendé ou exalté. D’autant plus qu’on n’étudie pas seulement en lui l’écrivain, mais le moraliste, le philosophe dont les doctrines ont révolutionné un monde. À ce titre, il ne laisse pas de nous appartenir 2 ; car si toute une partie de son œuvre a mérité justement les condamnations ecclésiastiques, il n’en est pas moins le plus religieux parmi les écrivains du XVIIIe siècle et contre les « philosophes » il nous fournit plus d’un argument en faveur de la religion naturelle, et aussi l’expression de ses sympathies pour le christianisme ou le catholicisme même. Son apologétique sans doute est souvent plus oratoire que philosophique ; surtout elle retarde nécessairement au point de vue scientifique. Pourtant, et malgré quelques changements de méthode ou de tactique, les adversaires de la religion ont eux aussi une tradition, et plus d’une de leurs théories contemporaines semblent renouvelées des encyclopédistes. C’est à ces objections permanentes et, pour ainsi dire, éternelles que Jean-Jacques Rousseau apporte plus d’une réponse intéressante.

Jean-Jacques Rousseau fut toujours religieux et, à sa manière, un croyant ; il le déclare lui-même en termes formels vers la fin de sa vie : « Vous me marquez, monsieur, que le résultat de vos recherches sur l’auteur des choses est un état de doute. Je ne puis juger de cet état, parce qu’il n’a jamais été le mien. J’ai cru dans mon enfance par autorité, dans ma jeunesse par sentiment, dans mon âge mûr par raison, maintenant je crois parce que j’ai toujours cru. Tandis que ma mémoire éteinte ne me remet plus sur la trace de mes raisonnements, tandis que ma judiciaire affaiblie ne me permet plus de les recommencer, les opinions qui en ont résulté me restent dans toute leur force ; et sans que j’aie la volonté ni le courage de les mettre derechef en délibération, je m’y tiens en confiance et en conscience, certain d’avoir apporté dans la vigueur de mon jugement à leur discussion toute l’attention et la bonne foi dont j’étais capable. » (Lettre à M. de ..., 15 janvier 1769.)

Et vingt et un ans plus tôt, donc en pleine maturité d’esprit, il marquait déjà le caractère rationnel de sa foi. « Quoique ma foi m’apprenne bien des choses qui sont au-dessus de ma raison, c’est, premièrement, ma raison qui m’a forcé de me soumettre à ma foi. » (À M. Altuna, 20 juin 1748 ; remarquons qu’à cette époque Jean-Jacques était catholique.)

Quelles raisons a-t-il donc eues de croire et sur quels principes fonde-t-il sa religion ? Le Vicaire savoyard va nous répondre avec une pleine autorité, puisque le 23 décembre 1761 Rousseau écrivait à M. Moultou : « Vous concevrez aisément que la profession de foi du Vicaire savoyard est la mienne. » Sa correspondance nous permettra de compléter la doctrine développée au IVe livre de l’Émile 3.

Jean-Jacques Rousseau part de l’observation du monde extérieur, et, des propriétés essentielles de la matière, il conclut à l’existence d’une cause motrice, antérieure et supérieure à l’univers. « Car la matière, éparse et morte, n’a rien dans son tout de l’union, de l’organisation, du sentiment commun des parties d’un corps animé... le même univers est en mouvement, et dans ses mouvements réglés, uniformes, assujettis à des lois constantes, il n’a rien de cette liberté qui paraît dans les mouvements spontanés de l’homme et des animaux 4. Le monde n’est donc pas un grand animal qui se meuve de lui-même : il y a donc de ses mouvements quelque cause étrangère à lui, laquelle je n’aperçois pas ; mais la persuasion intérieure me rend cette cause tellement sensible, que je ne puis voir rouler le soleil sans imaginer une force qui le pousse, ou que, si la terre tourne, je crois sentir une main qui la fait tourner. »

Et qu’on n’explique pas ces mouvements cosmiques par de simples lois régentant la matière. « Les lois, n’étant pas des êtres réels, des substances, ont donc quelque autre fondement qui m’est inconnu... elles déterminent les effets sans montrer les causes ; elles ne suffisent point pour expliquer le système du monde et la marche de l’univers. » De toute nécessité elles ne sont que la manifestation d’une volonté première à laquelle il faut nécessairement aboutir, car, continue Rousseau, « plus j’observe l’action et la réaction des forces de la nature agissant les unes sur les autres, plus je trouve que, d’effets en effets, il faut toujours remonter à quelque volonté pour première cause ; car, supposer un progrès de causes à l’infini, c’est n’en point supposer du tout. » Et il conclut : « Je crois qu’une volonté meut l’univers et anime la nature. Voilà mon premier dogme, ou mon premier article de foi. »

Sur quoi on lui fait et il se fait à lui-même plus d’une objection. Par exemple, « comment une volonté produit-elle une action physique et corporelle ? » Cette influence d’un principe spirituel sur la matière lui paraît « un dogme obscur », mais qui « offre un sens et ne répugne en rien à l’observation et à la raison ». Notre expérience personnelle ne nous révèle-t-elle pas l’influence de notre volonté sur notre corps ? Que si « le moyen d’union des deux substances parait incompréhensible, il est bien étrange qu’on parte de cette incompréhensibilité même pour confondre les deux substances, comme si des opérations de nature si différentes s’expliquaient mieux dans un sujet que dans deux ».

D’ailleurs, quand les matérialistes remplacent la volonté motrice par une force universelle ou un mouvement nécessaire, « ils ne disent rien du tout », car « donner à la matière le mouvement par abstraction 5, c’est dire des mots qui ne signifient rien : et lui donner un mouvement déterminé, c’est supposer une cause qui le détermine ».

Or, les mouvements de l’univers sont déterminés suivant certaines lois ; il ne suffit donc pas d’admettre une volonté ; pour les expliquer, une intelligence est nécessaire, tel est le second article de foi du Vicaire savoyard.

Ici, les arguments de Jean-Jacques Rousseau rappellent ceux de Bernardin de Saint-Pierre, de Fénelon et du Psalmiste : devant les Harmonies de la nature il reprend pour son compte le Caeli enarrant gloriam Dei (Lettre à M.., 25 janvier 4769), « s’exerce aux sublimes contemplations et médite sur l’ordre de l’univers, pour l’admirer sans cesse, pour adorer le sage auteur qui s’y fait sentir ». En d’autres termes, son apologétique est ici moins philosophique et scientifique qu’oratoire et lyrique 6. La démonstration néanmoins ne manque pas de rigueur. Car il part d’un fait d’observation, le défend contre les négations des incrédules, en cherche les différentes explications possibles, propose enfin celle qui lui paraît la seule raisonnable.

Le fait qu’il proclame d’abord est celui de l’harmonie, de l’ordre universels. « Je juge de l’ordre du monde quoique j’en ignore la fin, parce que pour juger de cet ordre il me suffit de comparer les parties entre elles, d’étudier leur concours, leurs rapports, d’en marquer le concert. J’ignore pourquoi l’univers existe ; mais je ne laisse pas de voir comment il est modifié : je ne laisse pas d’apercevoir l’intime correspondance par laquelle les êtres qui le composent se prêtent un secours mutuel. » Et développant la fameuse comparaison de Voltaire,

 

          L’univers m’embarrasse et je ne puis songer

          Que cette horloge existe et n’ait point d’horloger,

 

il ajoute : « Je suis comme un homme qui verrait pour la première fois une montre ouverte, et qui ne laisserait pas d’en admirer l’ouvrage quoi qu’il ne connût point l’usage de la machine et qu’il n’ait point vu le cadran. Je ne sais, dirait-il, à quoi le tout est bon ; mais je vois que chaque pièce est faite pour les autres ; j’admire l’ouvrier dans le détail de son ouvrage, et je suis bien sûr que tous ces rouages ne marchent ainsi de concert que pour une fin commune qu’il m’est impossible de concevoir. »

Que si quelque philosophe « entasse les sophismes pour méconnaître l’harmonie des êtres et l’admirable concours de chaque pièce pour la conservation des autres », Rousseau proteste au nom de la science. C’est ainsi qu’à propos du poème sur le désastre de Lisbonne, il écrit à Voltaire : « Vous ajoutez que la nature n’est asservie à aucune mesure précise, ni à aucune forme précise ; que nulle planète ne se meut dans une course absolument régulière ; que nul être connu n’est d’une figure précisément mathématique ; que nulle quantité précise n’est requise pour nulle opération ; que la nature n’agit jamais rigoureusement. Pour moi, loin de penser que la nature ne soit point asservie à la précision des quantités et des figures, je croirais, au contraire, qu’elle seule suit à la rigueur cette précision, parce qu’elle seule sait comparer exactement les fins et les moyens et mesurer la force à la résistance 7. » Puis, avec une humilité scientifique bien rare en un siècle où les plus sceptiques se faisaient remarquer par leur intrépidité d’affirmation, il constate l’imperfection actuelle de la science et le caractère provisoire des hypothèses scientifiques ; de la survivance du mystère dans la nature il conclut pour le savant au devoir de ne pas nier nécessairement ce qui lui échappe : « Les apparentes irrégularités viennent sans doute de quelques lois que nous ignorons, et que la nature suit tout aussi fidèlement que celles qui nous sont connues ; de quelque agent que nous n’apercevons pas et dont l’obstacle ou le concours a des mesures fixes dans toutes ses opérations ; autrement il faudrait dire nettement qu’il y a des actions sans principe et des effets sans cause, ce qui répugne à toute philosophie. » (À M. de Voltaire, 18 août 1756.)

L’ordre et l’harmonie du monde sont donc un fait. Reste à les expliquer. On parlera peut-être de « combinaisons », de « chances », de « sorts ». Mais comment accepter des hypothèses aussi invraisemblables que gratuites ? « Je ne dois point être surpris qu’une chose arrive lorsqu’elle est possible, et que la difficulté de l’évènement est compensée par la quantité des jets : j’en conviens. Cependant, si l’on venait me dire que des caractères d’imprimerie projetés au hasard ont donné l’Énéide tout arrangée, je ne daignerais pas faire un pas pour aller vérifier le mensonge. Vous oubliez, me dira-t-on, la quantité des jets. Mais de ces jets-là combien faut-il que j’en suppose pour rendre la combinaison vraisemblable ? Pour moi, qui n’en vois qu’un seul, j’ai l’infini à parier contre un que son produit n’est point l’effet du hasard 8. Ajoutez que des combinaisons et des chances ne donneront jamais que des produits de même nature que les éléments combinés, que l’organisation et la vie ne résulteront point d’un jet d’atomes, et qu’un chimiste combinant des mixtes ne les fera point sentir et penser dans son creuset. »

Donc, seul, un être doué de volonté et d’intelligence a pu présider à l’organisation des mondes. « Cet être, dit Rousseau, je l’appelle Dieu. Je joins à ce nom les idées d’intelligence, de puissance, de volonté que j’ai rassemblées, et celle de bonté qui en est une suite nécessaire. »

Rousseau, on le voit, a vite fait d’octroyer à Dieu les qualités qui lui paraissent nécessaires ou convenables à la personnalité divine. Mais son geste n’est-il pas un peu arbitraire, et contre la bonté de Dieu le mal physique et le mal moral, la douleur, la mort et le péché ne viennent-ils pas apporter leur témoignage irrécusable, leur protestation imprescriptible ? Ce problème du mal est angoissant, de nos jours il torture un Sully-Prudhomme, au siècle dernier, il provoquait les blasphèmes d’un Vigny ; il y a cent cinquante ans, il excitait la fureur d’un Voltaire ; et c’est précisément celui dont Jean-Jacques semble se soucier le moins. En tout cas sa façon de le résoudre est aussi rapide qu’originale : il nie le mal, tout simplement, au moins le mal physique : « Si tout est l’œuvre d’un être intelligent, puissant, bienfaisant, d’où vient le mal sur la terre ? Je vous avoue que cette difficulté si terrible ne m’a jamais beaucoup frappé... Nos philosophes se sont élevés contre les entités métaphysiques et je ne connais personne qui en fasse tant. Qu’entendent-ils par le mal ? Qu’est-ce que le mal en lui-même ? Où est le mal relativement à la nature et à son auteur. » (À M. de... 25 janvier 1769.) Sans doute il arrive que les philosophes aient mal aux dents, soient pauvres ou volés, mais ils ont tort de charger Dieu de la garde de leur valise, et ces menus accidents ne méritent pas qu’on crie si fort (Lettre à M. de Voltaire, 18 août 1756). Plus sérieusement, Rousseau dit ailleurs : « L’univers subsiste, l’ordre y règne et s’y conserve ; tout y périt successivement, parce que telle est la loi des êtres matériels et mus, mais tout s’y renouvelle et rien n’y dégénère, parce que tel est l’ordre de son auteur, et cet ordre ne se dément point. Je ne vois aucun mal à tout cela » (Lettre à M. de... 15 janvier 1769). Jean-Jacques, il est vrai, ne nie pas l’existence de ce qu’il appelle « le mal particulier », c’est-à-dire la souffrance des individus ou même de certaines collectivités. Mais ce mal n’a pour lui qu’une valeur et une importance relatives. « Il ne s’agit pas de savoir si chacun de nous souffre ou non, mais s’il était bon que l’univers fût, et si nos maux étaient inévitables dans sa constitution » (Lettre à M. de Voltaire, 18 août 1757.) En parlant ainsi il ne fait évidemment que déplacer la question, car reste à savoir pourquoi la constitution du tout exige le mal des parties ; mais cette façon d’élargir le problème ne manque pas d’une certaine grandeur philosophique et l’affirmation que « le tout est bien » (18 août 1756) est un bel hommage rendu à Dieu et un acte de véritable humilité 9.

Mais pour expliquer la souffrance des individus, Rousseau apporte d’autres arguments encore. Pour lui, malgré toutes ses imperfections et toutes ses misères, la vie reste en soi un bien inappréciable, il parle avec ravissement de ce « doux sentiment de l’existence » qui est « indépendant de toute autre sensation ». (18 août 1757), il affirme que si « la douleur est un mal pour celui qui souffre, la douleur et le plaisir étaient les seuls moyens d’attacher un être sensible et périssable à sa propre conservation, et que ces moyens sont ménagés avec une bonté digne de l’Être Suprême » (15 janvier 1769), il proclame que « la plupart de nos maux physiques sont notre ouvrage... et que les maux auxquels la nature nous assujettit sont moins cruels que ceux que nous y ajoutons 10 » (18 avril 1756) ; et il conclut : « Mais quelque ingénieux que nous puissions être à fomenter nos misères à force de belles institutions, nous n’avons pu jusqu’à présent nous perfectionner au point de nous rendre généralement la vie à charge et de de préférer le néant à notre existence, sans quoi le découragement et le désespoir se seraient bientôt emparés du plus grand nombre, et le genre humain n’eût pu subsister longtemps. Or, s’il est mieux pour nous d'être que de ne pas être, c’en serait assez pour justifier notre existence, quand même nous n’aurions aucun dédommagement à attendre des maux que nous avons à souffrir. » (À M. de Voltaire, 18 août 1756.) Et voilà la Providence justifiée de l’existence du mal physique.

Mais le mal moral ? ce « désordre » qui provoque chez le Vicaire savoyard une stupéfaction douloureuse ? Rousseau ne peut le nier, lui qui s’est plaint si souvent et si amèrement de la méchanceté des hommes. Pourtant il s’appesantit moins sur ce sujet et il tranche la question en une page de l’Émile et quelques lignes de sa lettre à M... (15 janvier 1869).

D’abord, en vertu de son optimisme impénitent, il atténue les conséquences du mal moral lui-même. « La Providence a fait l’homme pour qu’il fît non le mal, mais le bien par choix. Elle l’a mis en état de faire ce choix en usant bien des facultés dont elle l’a doué ; mais a tellement borné ses forces, que l’abus de la liberté qu’elle lui laisse ne peut nullement troubler l’ordre général. Le mal que l’homme fait retombe sur lui sans rien changer au système du monde, sans empêcher que l’espèce humaine ne se conserve malgré qu’elle en ait. »

De plus, les crimes des méchants sont largement compensés par les vertus des héros ou des saints. « Pourquoi, direz-vous, avoir fait l’homme libre, puisqu'il devait abuser de sa liberté. Ah ! Monsieur, s’il resta jamais un mortel qui n’en ait pas abusé, ce mortel seul honore plus l’humanité que tous les scélérats qui couvrent la terre ne la dégradent. Mon Dieu ! donnez-moi des vertus, et une place un jour auprès des Fénelon, des Caton, des Socrate. Que m’importera le reste du genre humain ? Je ne rougirai pas d’avoir été homme. » (À M. de M... 15 janvier 1769.)

C’est peut-être beaucoup de confiance en soi et peu de charité pour les pauvres méchants. Mais voici un argument plus sérieux, plus digne de l’homme et plus réconfortant. La liberté, avec tous les dangers auxquels elle nous expose, est la condition de notre dignité et de notre mérite. « Murmurer de ce que Dieu n’empêche pas la nature humaine de faire le mal, c’est murmurer de ce qu’il la fit d’une nature excellente, de ce qu’il mit à ses actions la moralité qui les ennoblit, de ce qu’il lui donna droit à la vertu. La suprême jouissance est dans le contentement de soi-même, c’est pour mériter ce contentement que nous sommes placés sur la terre et doués de la liberté, que nous sommes tentés par les passions et retenus par la conscience. » Que pouvait de plus en notre faveur la puissance divine elle-même ? « Pouvait-elle mettre de la contradiction dans notre nature et donner le prix d’avoir bien fait à qui n’eût pas le pouvoir de mal faire ?... Non, Dieu de mon âme, je ne te reprocherai pas de l’avoir faite à ton image, afin que je puisse être libre, bon et heureux comme toi. »

Enfin, quand le mal serait encore plus répandu et plus funeste dans ses conséquences, la Providence divine n’en serait pas atteinte, car l’âme spirituelle est immortelle, et la vie future doit assurer le triomphe définitif de la vertu et de la justice. Mais la spiritualité de l’âme, Rousseau l’établit presque exclusivement sur le témoignage de sa conscience qui répugne au matérialisme (Profession du Vicaire), et ce n’est peut-être pas suffisant comme argumentation. Quant à l’immortalité de l’âme, il la fonde surtout sur un raisonnement a priori, qui ne laisse pas d’être convaincant, parce qu’il répond à un désir, à un besoin de notre nature, éprise de bonheur et de justice. Pour bien juger la question du bien et du mal, affirme Rousseau, il faut considérer « la durée totale de chaque être sensible et non quelque instant particulier de sa durée, tel que la vie humaine, ce qui montre combien la question de la Providence tient à celle de l’immortalité de l’âme... 11 Or, si je ramène ces questions à leur principe commun, il me semble qu’elles se rapportent toutes à celle de l’existence de Dieu. Si Dieu existe, il est parfait, s’il est parfait, il est sage, puissant et juste ; s’il est sage et puissant, tout est bien, s’il est juste et puissant, mon âme est immortelle ; si mon âme est immortelle, trente ans de vie ne sont rien pour moi, et sont peut-être nécessaires au maintien de l’univers. Si l’on m’accorde la première proposition 12, jamais on n’ébranlera les suivantes. » (Lettre à M. de Voltaire, 18 août 1756.)

Cette déclaration optimiste caractérise bien la religion de Rousseau, et en résume clairement les dogmes essentiels.

Jean-Jacques n’ignore pas d’ailleurs que, par leur nature même, et surtout, peut-être, par la façon dont il les expose et les défend, ces dogmes soulèvent plus d’une difficulté. Mais il ne s’embarrasse pas pour si peu, et sans entrer dans le détail de ses réponses particulières à Voltaire ou à Locke, aux pessimistes, aux matérialistes ou aux déterministes, voici comment il s’en tire : Le christianisme a ses difficultés, dites-vous, qui songe à les nier ? Mais « toutes les connaissances humaines ont leurs objections et leurs difficultés souvent insolubles » (À M. Petit-Pierre, Motiers, 1763.) Et à Voltaire même il déclare franchement : « Je vous avouerai naïvement que ni le pour ni le contre ne me paraissent démontrés par les seules lumières de la raison, et que, si le théiste ne fonde son assentiment que sur des probabilités, l’athée, moins précis encore, ne me paraît fonder le sien que sur des possibilités contraires 13. De plus, les objections de part et d’autre sont toujours insolubles, parce qu’elles roulent sur des choses dont les hommes n’ont point de véritable idée. Je conviens de tout, et pourtant je crois en Dieu tout aussi fortement que je crois une autre vérité. » (À M. de Voltaire, 18 août 1766.)

Mais si le pour et le contre sont également indémontrables, pourquoi Rousseau se prononce-t-il en faveur de l’un plutôt qu’en faveur de l’autre ? C’est que les difficultés qu’on oppose à la foi sont d’ordre purement rationnel et que pour les résoudre nous avons une autre faculté que la raison. C’est « le jugement interne », ainsi défini et défendu par Rousseau :

« Je crains qu’en cette occasion vous ne confondiez les penchants secrets de notre cœur qui nous égarent avec ce dictamen plus secret, plus interne encore, qui réclame et murmure contre ces décisions intéressées, et nous ramène en dépit de nous sur la route de la vérité, le sentiment intérieur est celui de la nature elle-même, c’est un appel de sa part contre les sophismes de la raison ; et ce qui le prouve est qu’il ne parle jamais plus fort que quand notre volonté cède avec le plus de complaisance aux jugements qu’il s’obstine à rejeter. Loin de croire que qui juge d’après lui soit sujet à se tromper, je crois que jamais il ne nous trompe, et qu’il est la lumière de notre faible entendement lorsque nous voulons aller plus loin que ce que nous pouvons concevoir. »

(À M. de..., 15 janvier 1769.)

 

Tout cela n’est pas très net et exige d’abord quelques éclaircissements : mais au fond la pensée de Rousseau n’est pas très difficile à saisir ! Le jugement interne n’est évidemment ni la conscience psychologique, ni la conscience morale, qui, ni l’une, ni l’autre, ne se prononcent sur des vérités spéculatives. Reste que ce soit le bon sens, tout simplement. Rousseau n’aura pas osé l’appeler par son nom, mais c’est bien lui, semble-t-il, qu’il invoque contre les sophismes de Zénon niant le mouvement ou de Berkeley niant les corps. C’est bien à lui surtout qu’il fait appel dans les lignes qui suivent.

 

« Qu’un homme vienne vous dire que, projetant au hasard une multitude de caractères d’imprimerie, il a vu l’Énéide tout arrangée résulter de ce jet : convenez qu’au lieu d’aller vérifier cette merveille vous lui répondrez froidement : Monsieur, cela n’est pas impossible, mais vous mentez. En vertu de quoi, je vous prie, lui répondrez-vous ainsi ?

« Eh ! qui ne sait que, sans le sentiment interne, il ne resterait bientôt plus trace de vérité sur la terre, que nous serions tous successivement le jouet des opinions les plus monstrueuses, à mesure que ceux qui les soutiendraient auraient plus de génie, d’adresse et d’esprit ; et qu’enfin, réduits à rougir de notre raison même, nous ne saurions bientôt plus que croire ni que penser. »

(À M. de.., 15 janvier 1769.)

 

En un mot, de même que Pascal opposait les lumières intuitives « du cœur » à la raison raisonnante, Rousseau lui oppose « le sentiment interne », et c’est par la protestation du bon sens qu’il répond aux sophismes des philosophes matérialistes, déterministes et athées.

Surtout il leur répond en invoquant les exigences de la sensibilité. Dans la lettre à Voltaire, si souvent citée et qui, décidément, contient toute sa doctrine, il écrivait déjà : « Je crois parce que, quand ma raison flotte, ma foi ne peut rester longtemps en suspens et se détermine sans elle ; parce qu’enfin mille sujets de préférence m’attirent du côté le plus consolant et joignent le poids de l’espérance à l’équilibre de la raison. » (À M. de Voltaire, 18 août 1756.) Il croit, parce qu’il veut être heureux ; ça été le refrain de toute sa vie et ses principes religieux sont commandés par les besoins de son cœur. Sa correspondance ne laisse aucun doute à ce sujet : « Je désire trop qu’il y ait un Dieu pour ne pas le croire, écrit-il à Moultou le 23 décembre 1761, et je meurs avec la ferme conscience que je trouverai dans son sein le bonheur et la paix dont je n’ai pu jouir ici-bas. » Et voici deux autres passages plus significatifs encore :

 

« Je ne me fie là-dessus ni à ma raison, ni à celle d’autrui ; mais je sens, à la paix de mon âme et au plaisir que je sens à vivre et penser sous les yeux du Grand Être, que je ne m’abuse point dans les jugements que je fais de lui, ni dans l’espoir que je fonde sur sa justice. »

(À M. Vernes, 25 mars 1758.)

 

« La vérité que je connais, ou ce que je prends pour elle, est très aimable ; il en résulte pour moi un état très doux et je ne conçois pas comment je pourrais changer sans y perdre... »

(À Mde., 7 décembre 1763.)

 

Il y a donc dans cette philosophie religieuse trop de sentimentalité, trop de sensiblerie, et c’est ce qui fait sa faiblesse relative. Mais Rousseau ne pense pas qu’à lui : il a l’âme charitable, et à la religion il demande d’assurer le bonheur des autres autant que le sien propre.

 

« Cher Deleyre, apprenez à respecter la religion : l’humanité seule exige ce respect. Les grands, les riches, les heureux du siècle, seraient charmés qu’il n’y ait point de Dieu : mais l’attente d’une autre vie console de celle-ci le peuple et le misérable. Quelle cruauté de leur ôter cet espoir ! »

(À M. Deleyre, 6 octobre 1758.)

 

Ajoutons enfin qu’il ne sépare pas la vertu du bonheur, et son spiritualisme nous apparaîtra comme autre chose qu’une douce chanson destinée à bercer la misère humaine.

 

« Quand je me tromperais dans cet espoir, il est de lui-même un bien qui m’aura fait supporter tous mes maux. J’attends paisiblement l’éclaircissement de ces grandes vérités qui me sont cachées, bien convaincu cependant qu’en tout état de cause, si la vertu ne rend pas toujours l’homme heureux, il ne saurait être heureux sans elle, que les afflictions du juste ne sont point sans quelque dédommagement ; et que les larmes même de l’innocence sont plus douces au cœur que la prospérité du méchant ».

(À M. Vernes, 12 février 1738.)

 

En résumé, Jean-Jacques a professé et défendu les principes du plus pur spiritualisme ou de ce qu’il appelle lui-même la religion naturelle. Il l’a fait au nom de la raison, du bon sens, du bonheur et de la vertu ; dans son intérêt personnel, dans l’intérêt de la société et de l’humanité tout entière. Mais il s’est refusé à aller plus avant et il a été, somme toute, un adversaire déclaré des religions positives. Sans doute, il fut d’abord protestant, puis catholique pratiquant (1728-1754) et encore protestant genevois. Mais, en tant que philosophe, dans ses lettres doctrinales aussi bien que dans l’Émile, il repousse toute autorité dogmatique. Avant tout, il n’entend prendre conseil que de lui-même, quitte à reconnaître que ses principes religieux valent pour lui seul.

Reste que, tout en rejetant la Révélation et la nécessité de la foi pour le salut, il est généralement favorable au christianisme. Il proclame ses préceptes « divins et sublimes ». (À M. Altuna, 30 juin 1748.) Il exalte l’Évangile : « Nul homme au monde ne respecte plus que moi l’Évangile, c’est, à mon gré, le plus sublime de tous les livres : ... quand toutes les consolations humaines m’ont manqué, jamais je n’ai recouru vainement aux siennes ». (À M. Vernes, 25 mars 1757.) Enfin, il met Jésus au-dessus de tous les sages (à M. de... 25 janvier 1869), et tout le monde connaît la parole du Vicaire savoyard : « Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu. » Mais est-ce un acte de foi ou simplement une belle phrase ?

Et voilà à peu près tout ce qu’on peut tirer de Rousseau en faveur du christianisme. Quant au catholicisme, il ne laisse pas de l’avoir attaqué au nom de la raison et de la liberté, surtout quand il éprouvait le besoin de se réconcilier avec Genève. Mais, et ceci est important pour la psychologie de Rousseau, il a toujours ignoré l’anticléricalisme étroit et haineux des Encyclopédistes. Est-ce parce que nos prêtres lui furent plus d’une fois secourables à lui et à Thérèse ? Mais il n’a jamais crié : « Écrasons l’infâme ! » ; il n’aurait même pas crié : « À bas la calotte ! » Car, non seulement il reconnaît volontiers les bons offices du clergé catholique à son égard 14, mais dans la bouche, peu orthodoxe pourtant, du Vicaire savoyard, il place cet éloge du curé de campagne : « Mon bon ami, je ne trouve rien de si beau que d’être curé. Un bon curé est un ministre de bonté, comme un bon magistrat est un ministre de justice. Un curé n’a jamais de mal à faire : s’il ne peut pas toujours faire le bien par lui-même, il est toujours à sa place quand il le sollicite, et souvent il l’obtient quand il sait se faire respecter. »

Enfin après avoir écrit (Profession du Vicaire) à propos des protestants : « Je pense que solliciter quelqu’un de quitter la religion où il est né, c’est le solliciter de mal faire, et par conséquent mal faire soi-même », il fut fidèle à ce principe dans ses rapports avec les catholiques, et alors même qu’il lui eût été sans doute facile de les convertir à ses idées. Moraliste à la mode, il recevait des consultations de toute sorte et se voyait promu à la dignité de directeur laïque pour dames du monde ou ecclésiastiques inquiets. Loin d’abuser de la situation, il donne à ses correspondants les conseils que peut-être ceux-ci ne souhaitaient pas. C’est ainsi que le 22 juillet 1764, il écrit à M. Séguier de Saint-Brisson : « Vous voulez secouer hautement le joug de la religion où vous êtes né ? Je déclare que si j’étais né catholique, je demeurerais catholique, sachant bien que votre Église met un frein très salutaire aux écarts de la raison humaine qui ne trouve ni fond ni rive quand elle veut sonder l’abîme des choses (Cf. J. Lemaître, p. 307). Et à l’abbé de X... (11 novembre 1764). « De quoi s’agit-il au fond de cette affaire ? Du sincère désir de croire, d’une soumission du cœur plus que de la raison, car enfin la raison ne dépend pas de nous, mais la volonté en dépend, et c’est par la seule volonté qu’on peut être soumis ou rebelle à l’Église... Je commencerais donc par choisir pour confesseur un bon prêtre, un homme sage et sensé, tel qu’on en trouve partout, quand on les cherche. Je lui dirais : je sens que la docilité qu’exige l’Église est un état désirable pour être en paix avec soi ; j’aime cet état, j’y veux vivre... Je ne crois pas, mais je veux croire, et je le veux de tout mon cœur. Soumis à la foi malgré mes lumières, quel argument puis-je avoir à craindre ? Je suis plus fidèle que si j’étais convaincu. » Les conseils ne sont peut-être pas d’une rigoureuse orthodoxie (J. Lemaitre, p. 308), du moins Jean-Jacques Rousseau ne cherche-t-il pas à faire des « évadés » et à provoquer les apostasies. Sincèrement libéral et respectueux de toute conviction religieuse, il fut, à ce titre encore, un phénomène en son siècle d’irrévérence et d’irréligion aveugle.

 

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Telle est la philosophie religieuse de Jean-Jacques Rousseau. On en voit les lacunes et les faiblesses. Au simple point de vue rationnel, il tend trop à simplifier les questions et à résoudre toutes sortes de difficultés, surtout les difficultés scientifiques, par des raisons de convenance. Ses partis pris et ses préjugés faussent parfois son jugement ou le font recourir à d’invraisemblables arguments, son optimisme arbitraire et impérieux, sa haine de la société, par exemple, lui inspirent des théories au fond moins favorables à Dieu que désagréables à Voltaire.

Au point de vue proprement religieux, il ne laisse pas de reparaître l’orgueilleux qu’il fut toujours. S’il fut tour à tour, et avec une égale ferveur, protestant, catholique et encore protestant, au fond, il n’accepta jamais d’autorité spirituelle et Rousseau n’eut jamais d’autre guide, d’autre chef, d’autre directeur que Jean-Jacques. Il aime à se placer seul face à face avec Dieu ; cette intimité l’honore, et, même quand il s’humilie, il se sait gré d’une humilité qui, à ses yeux, l’élève au-dessus des autres hommes. Et son orgueil est une des raisons pourquoi sa philosophie condamne les religions positives.

Et pourtant il eut l’âme religieuse et, à ce point de vue, il vaut mieux non seulement qu’un Diderot ou qu’un Voltaire, mais qu’un Montesquieu. Il a eu, ce qui leur a manqué, le sens du mystère et le sentiment de l’infini. Par contre, il n’a pas eu, comme eux, la superstition de la science et le culte de la raison pure. Il a connu des bornes à l’entendement humain et, malgré son orgueil foncier, il a plus d’une fois fait acte d’humilité intellectuelle. Lui reproche qui voudra cette nouvelle contradiction ; pour nous, elle ne laisse pas de l’honorer.

Surtout, tandis que Voltaire avait besoin d’une religion pour les autres, Rousseau en demandait une pour lui-même. Il a voulu croire pour vivre et l’on peut dire qu’il a vécu sa foi. Oh ! je sais que sa vie fut féconde en faiblesses, en misères et en hontes, et le pauvre Jean-Jacques est de ceux dont ne s’honore aucun parti. Mais malgré toutes ses fautes il a cherché dans la pensée de Dieu une consolation et une force ; moins religieux, il eut été certainement plus malheureux et plus coupable encore.

Enfin il fut trop sentimental et fonda trop exclusivement sa religion sur les exigences de son cœur. Mais s’il n’est pas un apologiste pour intellectuels, si, suivant ses propres expressions, il persuade plus qu’il ne convainc, il touchera et persuadera ceux qui vivent plus par le cœur que par le cerveau, et ceux-là sont légion. Il est beau sans doute de rechercher la vérité pour elle-même, avec un désintéressement absolu, et sans nul souci des conséquences pratiques. Mais ce sont là jeux de princes. L’immense majorité des hommes ne peut s’y plaire, elle a besoin d’une doctrine de vie. Or, précisément, le problème religieux n’intéresse pas que la raison. De la solution qu’on y apporte dépend notre destinée même terrestre. Jean-Jacques Rousseau en fut plus convaincu que personne. C’est pourquoi, malgré les protestations des philosophes, dans son intérêt personnel et dans l’intérêt général, il a défendu la philosophie spiritualiste, propre plus que toute autre à assurer le bonheur de l’humanité et son perfectionnement moral.

 

 

Henry GAILLARD DE CHAMPRIS,

Sur quelques idéalistes :

Essais de critique et de morale,

Bloud & Cie, 1908.

 

 

 



1  JULES LEMAÎTRE, Jean-Jacques Rousseau, Calmann Lévy, 1907.

2  Revue pratique d’apologétique, mai 1797.

3  Les citations sans références sont toutes empruntées à la Profession du vicaire.

4  « Je vois la matière tantôt en mouvement, tantôt en repos ; d’où j’infère que ni le repos ni le mouvement ne lui sont essentiels ; mais le mouvement, étant une action, n’est que l’effet d’une cause, dont le mouvement est l’absence. Quand donc rien n’agit sur la matière, elle ne se meut point, et, par cela même qu’elle est indifférente au repos et au mouvement, son état naturel est d’être en repos. »

5  Rousseau veut dire un mouvement sans direction précise ni règle fixe.

6  « Agir, comparer, choisir sont les opérations d’un être actif et pensant : donc cet être existe. Où le voyez-vous exister ? m’allez-vous dire. Non seulement dans les cieux qui roulent, dans l’astre qui nous éclaire ; non seulement dans moi-même, mais dans la brebis qui paît, dans l’oiseau qui vole, dans la pierre qui tombe, dans la feuille qu’emporte le vent. »

7  Lettre à M. de Voltaire, 18 août 1756.

8  L’argument est devenu traditionnel, populaire même, Rousseau y tient, car il le reprend dans une lettre de M. Vernes (12 février 1758), et nous le retrouverons encore à propos de ce que Jean-Jacques Rousseau appelle le sentiment intérieur.

9  Chose curieuse, on retrouve un argument presque identique chez un dramaturge contemporain, et dans le Torrent (IV) de M. Maurice Donnay, l’abbé Bloquin excuse la souffrance individuelle par la perfection générale du monde.

10  L’argument n’est pas sans valeur et on a signalé naguère quelle responsabilité l’imprudence humaine pouvait avoir dans les grandes catastrophes (J. GUIBERT, Les grandes catastrophes, Revue pratique d’Apologétique, 15 mai 1906) ; mais quand Jean-Jacques explique que le tremblement de terre de Lisbonne eût fait moins de victimes si l’on avait pas aggloméré 20.000 maisons de six à sept étages, on voudrait croire qu’il raille ; mais non, c’est le Huron qui reparaît et les préjugés de « l’homme de la nature » égarent le philosophe.

11  Je trouve que, pour un homme convaincu de l’immortalité de l’âme, vous donnez trop de prix aux biens et aux maux de cette vie. J’ai connu les derniers mieux que vous, et mieux peut-être qu’homme qui existe ; je n’en adore pas moins l’équité de la Providence, et me croirais aussi ridicule de murmurer de mes maux durant cette courte vie, que de crier à l’infortune pour avoir passé une nuit dans un mauvais cabaret. (À M. Vernes, 25 mai 1758.)

12  Nous avons vu comment Rousseau établit cette première proposition.

13  Il écrit encore :

« J’ai passé ma vie parmi les incrédules, sans me laisser ébranler, les aimant, les estimant beaucoup, sans pouvoir souffrir leur doctrine. Je leur ai toujours dit que je ne savais pas les combattre, mais que je ne voulais pas les croire ; la philosophie, n’ayant sur ces matières ni fond, ni rive, manquant d’idées primitives et de principes élémentaires, n’est qu’une mer d’incertitudes et de doutes, dont les métaphysiciens ne se tirent jamais. J’ai donc laissé là la raison, et j’ai consulté la nature, c’est-à-dire le sentiment intérieur qui dirige ma croyance, indépendamment de la raison. » (À M. Vernes, 12 février 1758.)

14  « Le clergé catholique qui, seul, avait à se plaindre de moi, ne m’a jamais fait ni voulu aucun mal ; et le clergé protestant qui n’avait qu’à s’en louer, ne m’en a fait et voulu que parce qu’il est aussi stupide que courtisan. » (À M. Roustan, 7 septembre 1766 ; cité par J. LEMAÎTRE, J. J. Rousseau, p. 307.)

 

 

 

 

 

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