Les mystiques et le théâtre religieux

en Angleterre à la fin du Moyen Âge

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Claude GAUVIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 L’influence de la tradition mystique du Moyen Âge chrétien sur le théâtre religieux anglais des mystères a été depuis longtemps signalée 1. Les traces que les Meditationes Vitae Christi, attribuées à saint Bonaventure, ont laissées dans les textes des cycles anglais sont trop évidentes pour n’avoir pas été remarquées ; à cette source d’inspiration fondamentale il faut ajouter 1e Dialogus de Passione Domini de saint Anselme et les Revelationes de sainte Brigitte de Suède.

 

Mais ce sont là des textes qui appartiennent à l’ensemble de la chrétienté médiévale. L’Angleterre a connu, au cours du XIVe et au début du XVe siècle, quelques grands mystiques dont les textes sont parvenus jusqu’à nous. Cette période coïncide avec celle où se sont constitués et développés les grands cycles dramatiques en langue anglaise. Il ne paraît donc pas aventureux d’examiner s’il est possible d’établir quelque rapport entre ces deux développements. Cette démarche est d’autant plus justifiée que les grands textes de la tradition européenne sont écrits en latin et que leur traduction, lorsqu’elle a été effectuée, n’a été disponible qu’au XVe siècle.

Une des caractéristiques de ce mouvement européen est que, cessant d’être exclusivement masculin, il compte dans ses rangs quelques personnalités féminines de premier ordre : sainte Brigitte de Suède, sainte Catherine de Sienne, la bienheureuse Dorothée de Prusse. Faut-il attribuer cette présence à quelque particularité de la psychologie féminine, ou doit-on lui trouver une explication plus profonde ?

Il est de fait que cette explosion mystique intervient non seulement en un siècle où la société médiévale connaît de grands changements, mais dans une période où les frères Prêcheurs organisent un développement sans précédent de l’instruction religieuse dans les populations. Les textes essentiels de la doctrine deviennent accessibles ·en langue vernaculaire soit directement, soit par l’intermédiaire de manuels de dévotion. Des gens peu ou moyennement instruits, qui n’appartiennent pas à 1a classe des clercs, peuvent désormais avoir accès à ces textes et exprimer à leur tour leur propre religiosité en langue vulgaire (quand ils sont eux-mêmes les rédacteurs de leurs propres ouvrages) : c’est bien évidemment dans cette catégorie que se rangent la grande majorité des femmes au Moyen Âge, et il n’y a donc rien d’étonnant à ce que leur voix se fasse entendre en même temps que celle de mystiques masculins de même culture.

Avant d’aborder le reflet de la pensée mystique contemporaine dans le théâtre religieux anglais du Moyen Âge, il convient de se demander quel témoignage les écrivains mystiques sont susceptibles d’apporter sur le développement du drame cyclique. La réponse à cette question est totalement et radicalement négative. Le théâtre religieux est entièrement absent des écrits des mystiques anglais du XIVe siècle.

Certes il est normal qu’une activité de piété aussi typiquement collective que la représentation dramatique ne soit pas au premier plan des préoccupations d’écrivains mystiques engagés dans une expérience par essence individuelle.

Le mode de vie de Rolle, ermite de Hampole, ne le mettait pas en contact avec le drame religieux (qui n’était sans doute pas encore définitivement constitué en grands cycles), mais on pourrait s’attendre à ce que Richard Rolle eût, sur cette diabolique activité du clergé et des guildes, la même opinion scandalisée que l’auteur plus tardif de Tretise of Miraclis Pleying, jadis attribué à Wyclif. Pour cet auteur en effet le théâtre religieux est condamnable pour plusieurs raisons, dont certaines sont accessoires, celle-ci par exemple : le théâtre des mystères est immoral parce qu’il provoque le rassemblement de vastes foules et que ce rassemblement est propice à la luxure. Mais le reproche principal que le pamphlet lollard adresse au théâtre religieux tient justement à sa nature même : il n’est pas bon parce qu’il joue et représente en faux-semblant les choses de la religion, dont le chrétien ne doit connaître et adorer que la réalité. L’auteur reprend un à un, pour les contrer, tous les arguments des défenseurs des mystères, qui sont les mêmes arguments que l’on a, au cours des siècles, échangés dans l’inépuisable querelle des images. Le théâtre n’est qu’une image comme les autres, et plus dangereuse encore parce qu’elle est vivante et animée.

Nulle allusion non plus au théâtre ne transparaît dans l’œuvre de Dame Julienne de Norwich. Il est vrai que ni sa vie retirée du monde, ni sa préoccupation pour la méditation intérieure ne la prédisposaient à connaître du théâtre et à en juger. Il est vrai aussi que, si Norwich a connu un cycle complet de pièces de la Fête-Dieu (dont il ne subsiste que quelques fragments), la plus ancienne allusion à ce cycle est de 1478, date à laquelle Dame Julienne avait dû déjà depuis longtemps quitter cette vallée de larmes.

Margery Kempe est née en 1373, et 1439 est la dernière date à laquelle on entend parler d’elle. Sachant qu’elle aurait eu soixante-dix ans en 1443, et compte tenu de la durée moyenne de la vie au Moyen Âge, il est raisonnable de penser que sa mort se situe peu après les années 1439-1440. La vie retirée et la contemplation méditative n’étaient pas son fort, mais bien plutôt les occasions de dévotion active et publique. Aucun cycle religieux n’est attesté pour Lynn, sa ville natale, mais une personne qui a fait les voyages de Jérusalem, Compostelle et Dantzig aurait pu se déplacer pour aller voir des mystères à la ville voisine de Norwich, ou même à Chester, Coventry, York ou Lincoln. Elle aurait pu aussi, au cours de ses nombreux voyages, assister à une représentation de mystère et pleurer au spectacle des souffrances de Jésus représentées sur la scène. Or son long récit d’aventures diverses et multiples ne contient aucune référence au théâtre religieux. Ce silence est mystérieux et peut s’interpréter de deux façons. Ou bien Margery, concentrée totalement sur son petit théâtre hystérico-personnel et tout entière absorbée par 1a recherche d’une légitimité religieuse pour ses visions, n’a pas jugé utile de faire état d’éventuelles expériences dramatiques (en tant que spectatrice, s’entend). Ou bien le point de départ des véritables représentations de mystères cycliques dans les rues des villes anglaises, déjà rapproché d’un demi-siècle par rapport à la tradition à la suite de recherches sérieuses 2, doit être encore décalé d’un autre bon demi-siècle. Quoi qu’il en soit, on se consolera difficilement de n’avoir, sur le théâtre médiéval, aucun témoignage de cette grande voyageuse qui aurait fait, n’en doutons pas, une spectatrice de choix.

 

 

Une sensibilité commune

à la Passion du Christ

 

Si les mystiques semblent étrangers au théâtre, ce dernier porte, au moins dans une de ses séquences historiques, la trace d’une sensibilité semblable à la leur. Il n’est en effet pas possible de lire les pièces consacrées aux souffrances physiques du Christ lors de la Passion sans penser aux descriptions crûment réalistes que les mystiques donnent de leurs visions de ces mêmes souffrances.

Richard Rolle recherche dans l’assimilation personnelle au Christ le levier qui, agissant sur la sensibilité de ses contemporains, doit provoquer en eux la vraie conversion. Dans ses Méditations sur la Passion 3, Rolle décrit Jésus entouré d’une population hostile, maltraité « comme un chien ». Dans la première version, il le voit en imagination subir les tortures du couronnement d’épines et décrit la scène dans un style vif et concret auquel la traduction ne rend pas justice :

 

Ton corps est si sanglant, si malmené et si couvert de pustules ; ta couronne est si pointue, qui repose sur ta tête ; ta chevelure vole dans le vent, agglutiné par le sang ; ta figure adorable est si pâle et si gonflée par les soufflets et les coups, les crachats ; le sang coulait, qui sèche à ma vue ; les Juifs t’ont rendu si horrible et repoussant que tu ressembles plus à un misérable qu’à un homme véritable. La croix est si lourde, si grande et si dure qu’ils ont mise sur ton dos si malmené.

 

Il décrit ainsi Jésus sur le chemin du Calvaire :

 

Ton corps est si malade, si faible et si las par suite du grand jeûne que tu as fait et des coups et des soufflets que tu as reçus, que tu vas tout courbé, et triste est ton visage. La chair, là où repose la croix, est toute talée ; les cicatrices et les pustules sont pâles et bleues ; la douleur du fardeau est si grande qu’à chaque pas que tu fais elle te perce le cœur. Ainsi, dans cette lamentation et cette grande douleur, tu quittes Jérusalem pour aller à ta mort.

 

Les douleurs de la Vierge s’ajoutent encore aux souffrances du Christ :

 

Ah ! Seigneur, quel chagrin affligea ton cœur lorsque tu tournas les yeux vers ta mère. Tu la vis suivre parmi la grande foule ; comme une femme hors d’elle-même, elle se tordait les mains ; pleurant et soupirant, elle agitait les bras ; les larmes de ses yeux tombaient à ses pieds ; plus d’une fois elle tomba évanouie, si grande était la douleur qui frappait son cœur.

 

La Crucifixion est décrite avec précision, selon la méthode de la croix couchée :

 

Ils posent la croix à plat sur le sol, t’attachent les mains et les pieds avec des cordes solides et te placent sur elle. Ils t’étirent et t’allongent en largeur et en longueur par les mains et par les pieds et enfoncent les clous, d’abord dans une main, puis ils tirent dur et après enfoncent l’autre. Les clous étaient arrondis au bout pour faire éclater la peau et la chair ; ils percent tes mains et tes pieds avec des clous arrondis pour plus de souffrance.

 

Dans la deuxième version (texte II), Rolle revient sur les souffrances de la Passion : les insultes, les jugements devant Anne, Caïphe puis Hérode et enfin Pilate, et la flagellation :

 

Quand tu fus attaché nu à un pilier et flagellé très cruellement, ce fut une cruelle souffrance, car les bourreaux étaient forts et vigoureux et voulaient te tuer ; et ce fut long avant qu’ils fussent fatigués ; et les fouets étaient faits durs et solides, en sorte que tout ton corps n’était que blessures et il y avait plusieurs blessures en une, car les nœuds frappaient souvent à la même place et à chaque coup frappaient plus profond.

 

Parmi les seize visions qu’eut Julienne de Norwich dans ces deux nuits de mai 1373, cinq au moins concernaient la Passion du Christ, conformément au désir ardent de Julienne. Elle le vit couronné d’épines, devenir sans couleur à l’heure de la mort, flagellé et perdant son sang en abondance, endurant les souffrances de la mort et enfin le cœur coupé en deux. Une des constantes de ces visions est le sang de Jésus et, lors de la flagellation, « il coula en si grande quantité à ma vue, dit-elle, qu’il me sembla qu’il aurait couvert le lit et se serait répandu tout autour si cela avait été dans la réalité ».

 

Les souffrances du Christ sur la croix sont décrites avec de nombreux détails :

 

Après ceci, Christ me fit voir une partie de sa Passion, peu avant sa mort ; je vis ce doux visage pour ainsi dire sec et vidé de son sang par la pâleur de la mort, puis, devenant d’une pâleur plus mortelle, languir et prendre une couleur bleuâtre, couleur de la mort, qui se fit plus foncée à mesure que la chair prenait l’aspect de la mort.

 

La mort du Christ est causée par le manque de liquide :

 

Je compris que la soif était causée par le manque d’humidité dont souffrait le corps, car la chair et les os sacrés étaient complètement vidés de sang et de liquide. Pendant un long, long temps, le corps sacré se vida de son sang par les blessures béantes des clous, causées par la lourdeur de la tête et le poids du corps. Le vent qui soufflait dehors le dessécha et le froid le tortura plus que toute autre souffrance.

 

Les derniers instants de Jésus donnent lieu à une description quasi clinique :

 

À cause de la tendresse de ses douces mains et de ses doux pieds, de la taille, de la dureté et de la méchanceté des clous, les blessures s’agrandirent et le corps s’affaissa sous le poids resté longtemps suspendu, la tête ballant, percée et serrée par la couronne, toute couverte de sang séché, sa douce chevelure collée, la chair desséchée attachée aux épines et les épines attachées à la chair mourante.

 

Le sang de Jésus change de couleur à mesure qu’il coule :

 

Les grandes gouttes de sang tombaient de dessous la couronne comme des boulettes, comme s’il sortait des veines ; et, en sortant, il était rouge brun, car le sang était très épais ; puis, en se répandant, il était rouge vif et, quand il arrivait aux sourcils, alors il disparaissait.

 

Les communications de Margery Kempe avec la divinité prennent la forme de conversations avec Jésus, la Vierge ou sainte Anne, accompagnées de grandes crises de larmes. C’est à partir de son pèlerinage à Jérusalem que Margery a des visions proprement dites, la plupart concernant les évènements de la Passion ou de la vie de la Vierge.

Sa première vision se produit sur les lieux mêmes de la mort du Christ où, « par la dispensation de la grande merci de notre Souverain Seigneur Christ Jésus, il fut accordé à cette créature de contempler en vérité son tendre et précieux corps tout déchiré par les coups de fouets, rempli de plus de blessures que jamais ne fut colombier de trous, pendu à la croix, la couronne d’épines sur la tête, ses bienheureuses mains, ses tendres pieds, cloués à l’arbre dur, les rivières de sang coulant abondamment de chaque membre, la sinistre et profonde blessure de son précieux flanc déversant sang et eau pour la vie et le salut (de cette créature)... »

Au cours d’autres visions, elle voit Jésus prenant congé de sa mère, des apôtres et de Marie Madeleine, la mort de la Vierge, la trahison de Judas et l’arrestation, la flagellation, la Vierge s’évanouissant pendant la montée au Calvaire. Elle revoit encore la crucifixion, avec d’intéressants détails techniques :

 

Puis elle vit avec son œil spirituel comment les Juifs attachaient des cordes à l’autre main, car les muscles et les veines étaient tellement rétrécis par la douleur qu’ils n’atteignaient pas le trou qu’on avait fait pour cela et ils la tirèrent donc pour la faire correspondre avec le trou.

Et de nouveau elle les vit saisir la croix avec le corps de Notre Seigneur attaché dessus et faire grand bruit et grand cri ; puis ils soulevèrent la croix à une certaine distance du sol et ensuite ils la laissèrent tomber dans la mortaise.

 

Puis Margery voit la Vierge s’évanouir de nouveau ; Joseph d’Arimathie, Madeleine et ses sœurs, procèdent à la mise au tombeau, après quoi Jean et la « créature » conduisent Notre Dame chez elle. Saint Pierre vient la consoler, puis Jésus lui apparaît alors qu’elle est en compagnie de Madeleine et de la « créature ».

Tout ce récit de visions concernant la Passion et ses suites ressemble de très près à la traduction des Méditations de Bonaventure par Nicholas Love et mains détails sont un écho certain des Révélations de Brigitte de Suède.

 

 

La Passion du Christ

à la lumière des mystères

 

Si nous nous tournons maintenant vers le récit et la représentation scénique que les quatre cycles anglais de mystères donnent de la Passion, depuis l’agonie au jardin des Oliviers jusqu’à la mise au tombeau, nous trouvons la même insistance sur les souffrances physiques du Christ et souvent les mêmes détails dans l’administration des tortures.

Cette séquence de la Passion proprement dite occupe une place importante, mais variable selon les cycles. C’est dans le cycle d’York que le plus grand nombre de pièces (neuf) lui sont consacrées ; il y en a sept dans celui de la ville de N. (ou Ludus Coventriae), quatre dans celui de Wakefield et deux dans celui de Chester. Le nombre de pièces n’indique pas d’ailleurs obligatoirement le traitement le plus abondant et il se peut, comme dans le cycle de la ville de N., que l’essentiel des tortures soit consigné non pas dans le texte mais dans les didascalies. Si l’on mesure à la longueur du texte, c’est le cycle d’York qui, avec ses 3 430 vers, consacre le plus de place à ces évènements ; après viennent le cycle de Wakefield avec 2 287 vers, puis celui de Chester avec 1 260 vers et enfin celui de la ville de N., ce qui confirme le transfert conscient et volontaire qu’effectue l’auteur de ce dernier cycle d’une partie de la matière dramatique aux jeux de scène. Ainsi le soufflètement de Jésus chez Caïphe, le revêtement de la robe de dérision, une partie des détails techniques de la crucifixion et de l’évanouissement de la Vierge ne sont présents, dans ce cycle, que dans les indications scéniques.

On retrouve dans la plupart des cycles, avec des variantes de l’un à l’autre, l’essentiel des éléments qui constituent les visions des mystiques ; la sueur de sang au mont des Oliviers est relatée dans les cycles d’York et de la ville de N. Le soufflètement et la flagellation sont présents dans tous les cycles, mais plus particulièrement détaillés dans ceux d’York et de la ville de N. Tous les cycles enfin décrivent la crucifixion sur une croix couchée à l’aide de cordes et de clous, les trous préparés ne correspondant pas à la longueur des membres du Christ, ce qui provoque la torture supplémentaire de l’élongation. La croix est ensuite dressée et introduite dans une mortaise préparée dans le sol ; les bourreaux d’York et de Chester font de la chute brutale de la croix dans son logement une nouvelle torture. Ce type de crucifixion, avec les raffinements de cruauté qui s’y rattachent, ne figure pas dans le texte de Brigitte de Suède, mais les différents détails qui le constituent sont présents chez divers Pères de l’Église et se trouvent rassemblés et systématisés dans les Méditations attribuées à Bonaventure.

Il en va de même d’ailleurs de la plupart des tortures contenues dans les visions des mystiques. Présentes dans leur principe dans les Évangiles, elles sont peu à peu élaborées par la tradition des Pères de l’Église et des mystiques médiévaux avant de trouver une forme imagée et réaliste chez les auteurs mystiques de la fin du Moyen Âge. Il n’est pas possible d’affirmer que les auteurs des mystères ont trouvé tel ou tel épisode dans les écrits de tel mystique plutôt que dans tel Père, dans Bonaventure, ou même tout simplement dans la liturgie, qui contient tous les ingrédients de la Passion dans son office de la Semaine Sainte 4.

 

 

Interdépendance des arts,

des mystiques, du théâtre

 

Il n’est pas possible non plus de circonscrire le champ des influences possibles au seul domaine de la littérature. Louis Réau fait remarquer que l’art italien contient une description crûment réaliste des tortures physiques de la Passion avant qu’aient été écrites les Meditationes Vitae Christi et que ces dernières doivent être considérées comme une description et un commentaire des scènes peintes 5.

Cette influence des arts sur les mystiques, attestée au moins dans le cas de Julienne de Norwich, qui dit clairement souhaiter avoir une vision du Christ semblable à celle qu’elle avait vue sur une peinture pieuse, n’exclut pas un retour des thèmes vers l’art par le biais des écrits mystiques et du théâtre. « Il est arrivé sans doute plus d’une fois, dit Réau, que les révélations des mystiques se sont matérialisées dans la mise en scène des mystères avant d’inspirer les arts plastiques 6. »

Ce n’est pas tant les détails des scènes de la Passion que les auteurs des cycles ont été prendre chez les mystiques, alors qu’ils les pouvaient trouver ailleurs, mais bien plutôt une ambiance, une vision et une motivation.

Une ambiance, c’est-à-dire cette recherche commune aux écrivains mystiques et aux participants des mystères – auteurs, acteurs et metteurs en scène – des aspects physiques les plus frappants et les plus réalistes de la Passion. Le caractère humain des souffrances et le raffinement des tortures sont trop présents dans les deux types de traitement pour qu’il s’agisse d’une simple coïncidence. Dans leur désir de montrer dans toute sa réalité l’humanité de Jésus et la grandeur du sacrifice par lui consenti, les dramaturges retrouvent le même esprit de dévotion intense que celui qui anime les mystiques. L’auraient-ils fait de la même façon s’ils n’avaient pas été portés par cet élan contemporain ?

À ce désir évident de recréer sur la scène une imitation aussi fidèle que possible des réalités physiques de la Passion, le courant mystique fournit une vision concrète lui permettant de se réaliser dans le moindre détail. Ce que les Évangiles décrivent brièvement ou évoquent par allusion, ce que les Pères de l’Église conçoivent intellectuellement comme des jalons dans un raisonnement doctrinal, les mystiques, se nourrissant des œuvres des peintres et les alimentant à leur tour, le perçoivent directement par leurs visions et en rendent compte de façon détaillée dans leurs récits 7. Cette imagination enfiévrée qui s’empare d’eux dans leurs transes et qui nourrit leur plume de cette prose moyen-anglaise si abondante et si charnue fournit aux dramaturges, en même temps que l’art pictural, mais d’une manière plus animée, l’étoffe et la chair dont ils ont besoin pour donner forme et vie à leurs dialogues et à leurs jeux de scène. Lorsque Rolle décrit Jésus humilié, malmené et traité « comme un chien » par la foule, lorsque Dame Julienne voit les flots de sang s’écouler de la couronne d’épines et que Marguery Kempe compare le corps du Christ martyrisé à un pigeonnier tant les blessures y font de trous, ils fournissent aux dramaturges justement ce dont ils ont besoin pour donner vie à leurs créations scéniques.

Mais tout ceci, tout en permettant de rendre compte du réalisme cruel du théâtre médiéval, n’en fournit pas l’explication. Les premiers critiques du théâtre religieux anglais, fortement marqués par la tradition protestante, furent choqués par cet étalage de tortures et crièrent au sacrilège. On invoqua le « réalisme » médiéval, la rigueur et la cruauté des temps ; on alla même jusqu’à suggérer le défoulement de chrétiens prenant un malin plaisir à voir torturer leur Dieu. Toutes ces explications ont en commun qu’elles n’expliquent rien, qu’elles se contentent de décaler la question d’un degré (en effet, si la théorie du défoulement doit être invoquée, tout comme celle des survivances païennes à laquelle elle se rattache, c’est au niveau de la religion chrétienne elle-même qu’il faut la faire porter) et qu’elles laissent entier le problème du sacrilège.

 

 

Au service de la conversion

 

Par contre si l’on veut bien se rappeler à quelle fin les mystiques recherchaient et utilisaient la description des souffrances du Christ, on verra qu’ils n’ont pas seulement fourni au théâtre un modèle de réalisme cru, mais aussi une motivation profonde pour le recours à ce dernier.

Ce n’est pas en effet par complaisance morbide que les mystiques, même en faisant sa part à l’hystérie latente de Margery Kempe, évoquent et recréent pour nous avec tant d’insistance et d’exactitude les souffrances physiques du Dieu fait homme. Ils voient dans cet appel à la sensibilité dans ses ressorts les plus fondamentaux le moyen par excellence de provoquer en eux puis, par leur intermédiaire, chez les autres hommes, les réactions de pitié et de sympathie qui conduisent à l’amour de Dieu et à la communion directe avec le divin. Cette assimilation à Dieu par la contemplation de ses souffrances est orientée, chez Julienne de Norwich, vers la méditation spirituelle. Margery Kempe l’utilise pour sa réforme personnelle et, dans une mesure qui nous paraît assez large, à des fins d’autojustification. Rolle de Hampole la met entièrement au service de son actif prosélytisme. Comme lui, le théâtre des mystères utilise la représentation vivante des souffrances et de la mort de l’Homme-Dieu pour provoquer chez le spectateur une réaction de sympathie et d’amour. En somme, dans le théâtre comme chez les mystiques, l’insistance sur la souffrance et les tortures du Christ a pour but la conversion provoquée par l’assimilation au héros malheureux (qui est aussi victime expiatoire volontaire), conversion du chrétien à la vraie vie chrétienne, qui seule garantit le salut. Cette conversion et ce salut que la moralité dramatique essaie de susciter par la représentation allégorique d’un raisonnement, le théâtre des mystères les provoque par le recours à l’imagination et à la sensibilité. Ainsi se trouve résolu le problème du sacrilège en même temps qu’est rendue au théâtre sa véritable dimension par une reconnaissance et une mise à profit de son énorme puissance visuelle et émotive. C’est en ce sens seulement, et non au sens restreint du terme, que l’on peut parler du didactisme du théâtre religieux au Moyen Âge. Il ne s’agit pas pour lui d’enseigner un catéchisme que tout le peuple chrétien connaît, mais de mettre au service de la conversion véritable de ce peuple son extraordinaire pouvoir d’image vivante et parlante.

 

 

Claude GAUVIN.

Université Paris-IX.

 

Paru dans La Vie spirituelle

en septembre-octobre 1977.

 

 

 



1  Voir en particulier Sister John SULLIVAN : A Study of the Theme of the Sacred Passion in the Medieval Cycle Plays. Ph. D. dissertation, Catholic University of America, Washington, 1943.

2  De 1325 à 1375 environ pour Chester, ville possédant le cycle réputé le plus ancien.

3  Deux versions (Text I et Text II) dont on trouvera le texte moyen-anglais dans English Writings of Richard Rolle, ed. Hope Emily Allen, Oxford, 1931.

4  Consulter à ce sujet la thèse de Sister John SULLIVAN.

5  Louis REAU : Iconographie de l’Art chrétien, vol. I, Paris, 1955, p. 272-273.

6  Id., p. 270.

7  Voir J. SULLIVAN, op. cit., p. 134 (la flagellation) : « The mystics, in particular, gave all of the information which the dramatic authors of the English cycle plays needed for their enumeration of the insults and ill-treaments that Christ endured during and after the flagellation. »

 

 

 

 

 

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