Une conversation avec

Louis-Claude de Saint-Martin

sur les spectacles

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Joseph-Marie de GÉRANDO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

VOUS n’allez plus, dites-vous, au spectacle ?

Saint-Martin. Il y a quinze ans que je n’y ai été.

– Ce genre de plaisir n’a sans doute plus pour vous le même attrait ?

Saint-Martin. La représentation de certains drames est un des plaisirs que j’ai aimés et que j’aime encore avec plus de passion.

– J’entends vos principes de morale condamnent le théâtre.

Saint-Martin. Les productions dramatiques dont je me promets tant de jouissance ne sont point celles dont la représentation me paraîtrait digne de censure. Car la jouissance qu’elles me feraient goûter ne pourrait naître que de l’émotion attachée au spectacle d’une action vertueuse mise sur la scène, et à cette sympathie délicieuse qui me fait partager ce sentiment avec tous les spectateurs d’une manière aussi unanime que spontanée.

– C’est donc le défaut de loisir qui vous a empêché de goûter une jouissance à laquelle vous attachez tant de prix.

Saint-Martin. Bien moins encore ; depuis ces quinze ans, je me suis mis bien souvent en route pour le spectacle.

– Et qui vous a arrêté en route ?

Saint-Martin. Je ne puis vous le dire.

– J’attacherais beaucoup de prix à connaître toute votre pensée sur ce sujet. Y a-t-il là quelque mystère de nombre, de crocodile ? Faut-il être initié pour vous dérober votre secret ? N’est-ce pas assez d’être votre ami ?

Saint-Martin. Il n’y a point ici de mystère, ni d’initiation ; mais si je vous disais la cause qui m’a arrêté en mon chemin, vous me croiriez meilleur que je ne suis.

– Eh bien ! je vous promets de ne vous croire qu’aussi bon que vous l’êtes réellement. Maintenant vous n’avez plus de prétexte. Satisfaites ma curiosité.

Saint-Martin. Je vous le dirai donc maintenant, mais par une raison toute contraire afin que vous ne croyiez pas la chose plus importante et plus digne de votre attention qu’elle ne l’est. Rien n’est plus simple. Je suis donc souvent parti de chez moi pour aller aux Français, et peut-être encore à quelque autre spectacle. Chemin faisant je doublais le pas, j’éprouvais une vive agitation par une jouissance anticipée du plaisir que j’allais goûter. Bientôt cependant je m’interrogeais moi-même sur la nature des impressions dont je me sentais si puissamment dominé. Je puis vous le dire, je ne trouvais en moi que l’attente de ce transport enivrant qui m’avait saisi autrefois, lorsque les plus sublimes sentiments de la vertu, exprimés dans la langue de Corneille et de Racine, excitaient les applaudissements universels. Alors une réflexion me venait incontinent. Je vais payer, me disais-je, le plaisir d’admirer une simple image ou plutôt une ombre de la vertu. Avec la même somme...

– Continuez, de grâce, cher Saint-Martin.

Saint-Martin. Eh bien, avec la même somme, je puis atteindre à la réalité de cette image, je peux faire une bonne action au lieu de la voir retracée dans une représentation fugitive...

– Achevez, je vous devine.

Saint-Martin. Je n’ai jamais résisté à cette idée. Je suis monté chez quelque malheureux que je connaissais, j’y ai laissé la valeur de mon billet de parterre, j’ai goûté tout ce que je me promettais au spectacle, bien plus encore, et suis rentré chez moi sans regrets.

 

 

J. M. de GÉRANDO.

 

Paru dans Archives littéraires de l’Europe en 1804.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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