Aridité et inspiration

 

(CONFESSION PERSONNELLE)

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri GHÉON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La question de l’aridité ne saurait être séparée de celle de l’inspiration – j’entends par là l’exaltation de la faculté créatrice. Comment désert et oasis se composent, dans ma carrière de dramaturge et de poète (ou de poète dramaturge), voilà ce que j’exposerai.

En tout art, l’inspiration rencontre ordinairement deux obstacles – à vaincre... et à utiliser – la matière et l’instrument. Il ne suffit pas d’éprouver en soi l’impérieux besoin, l’irrésistible passion de « dire » – tel était mon cas à vingt ans, celui de tous les débutants, je crois. Encore faut-il avoir à « dire » quelque chose qui vaille la peine et aussi les moyens de le « dire » authentiquement. À cette époque, je bouillonne, j’éclate ; je brasse une matière abondante et confuse, impatiente de trouver sa forme ; par malheur, pour la mettre en forme, je ne dispose d’aucun métier, ou d’un métier rudimentaire, affranchi de la tradition. Un Gide, mon compagnon d’alors, aura reçu sa langue toute faite ; je dois faire la mienne, je dois la conquérir au prix d’un long et patient effort : de quoi je ne me rendrai compte que plus tard, lorsque s’éveillera en moi l’autocritique. Pour le moment, il faudrait ou me taire, ou passer outre à l’insuffisance de mes moyens d’expression... – et je ne me tais pas : n’importe quelle langue, n’importe quelle forme me contentent. L’inspiration a beau jeu lorsque rien ne la contrarie. Chansons d’Aube et le Pain sont nés de la démarche téméraire d’une inspiration naïve qui ne se doute et ne doute de rien : le flot charrie ses impuretés sans les voir.

Or, au contact de mes amis groupés à l’Ermitage (puis à la Nouvelle Revue Française) j’apprends que fart est une chose difficile, un métier comme tous les autres et peut-être plus exigeant. Je prends conscience de mes défauts et j’entre dans l’aridité pour dix années ; car ce que j’ai à dire – un paganisme vague, à la fois libertaire et nietzschéen – n’est plus assez impérieux pour bousculer royalement la forme – et l’informe déjà m’offense. Je ne regrette pas ces années d’un labeur ingrat, à la poursuite d’un vers libre intégral soumis à des lois plus étroites que celles de la prosodie classique ; c’était là le cercle carré. J’assouplissais, sans m’en douter, le rythme qui convenait seul à ma nature et qui devait s’insérer par la suite dans mes vers semi-réguliers et dans ma prose de théâtre : je préparais mon instrument. Que de papier noirci et jeté au panier, que de ratures et ratages pour aboutir à quelques poèmes subtils, ceux d’Algérie, où la musique noyait le sens ! Mon esprit critique suraiguisé s’exerçait sur moi-même en même temps que sur les autres. Censeur impitoyable, je tournais à l’esthéticien. Que restait-il de ce qui fait la poésie, l’impulsion native, la voix secrète de l’âme et du cœur ?

Je fus délivré par la guerre ; puis par la foi. Je découvris une raison de vivre plus forte que le sensualisme et la délectation de chaque jour. Je me recentrai autour de moi-même, de mon moi primitif, permanent – éternel : de ma condition de Français dont la patrie est menacée et bientôt de chrétien autrefois baptisé, communié et confirmé, qui vient de recouvrer par grâce tous les trésors de l’Esprit-Saint. Je me retrouvai tout à coup dans le même état qu’à vingt ans, aussi spontané et aussi ardent, et non plus d’une ardeur, d’une fougue indéterminées, aveugles, animales, mais précises, lucides, essentiellement spirituelles, nourries de la vérité catholique sous la lumière de laquelle le monde s’était recomposé devant mes yeux dans son ordre harmonieux et dans sa solidité immuable. Je pouvais m’élancer ; je marchais sur un terrain sûr. Lorsque, sans effort, je repris la plume, je m’aperçus avec stupeur que les mots désormais obéissaient docilement à la pensée, le rythme au sentiment, les stimulaient au lieu de les gauchir. En mettant à part une année d’épreuve – dont je reparlerai dans un instant – je ne devais plus connaître depuis lors l’aridité que je viens de vous peindre, sinon dans les travaux d’ordre critique où l’analyse prime l’invention 1, et j’en excepte dans une certaine mesure le récit de ma conversion qui me fut littéralement arraché, quelques biographies de saints composées dans la prière, et naturellement mes Promenades avec Mozart, livre d’amour. Mais je veux m’en tenir ici, quant au problème qui nous intéresse, aux œuvres spécifiquement poétiques mûries sous cet heureux climat, c’est-à-dire surtout aux soixante et quelques pièces de théâtre que j’ai écrites, presque toutes d’un jet, de l’été 1918 à ce jour.

J’avoue tout ceci sans aucun orgueil, car les résultats ne sont pas en cause. Ces pièces valent ce qu’elles valent, ce n’est pas à moi d’en juger : la joie de la création ne produit pas nécessairement des chefs-d’œuvre ; ce serait trop facile – et trop fréquent. Je veux simplement démonter le mécanisme d’une production continue qui, en vingt ans, ne m’a guère laissé de répit et contre le débordement de laquelle il m’eût été impossible de me défendre, si j’y avais songé. Voici.

L’idée d’une pièce tombe dans mon esprit, à l’occasion d’une lecture, de la vue d’un tableau, d’une rencontre – ou même, souvent, d’une commande. Je l’accueille ou je la repousse ; elle s’installe ou non, à mon insu. Elle sera l’objet d’un minimum de réflexion consciente. À peine – exceptionnellement – quelques notes ; j’ai fini par abandonner même l’usage du carnet. Elle est dans mon cerveau comme non existante. Et, un jour, elle sort. Un jour que je n’ai pas prévu, sans obsession préalable, pour ainsi dire sans raison. Je me mets à ma table ; je vais écrire cette pièce : d’où me vient cette décision ? Je pose donc mes personnages – et pas toujours au complet, loin de là. J’en mets deux face à face, ou plus ; l’un dit ceci, l’autre répond, dans un certain ton, dans un certain rythme, comportant certains gestes et certains mouvements (car je les vois agir ; le metteur en scène n’a plus rien à faire après moi). Si je sens le ton et le rythme justes, en rapport exact avec le sujet, je me laisse conduire ; mes personnages iront où ils voudront. À moins que le sujet ne m’ait été donné par l’histoire ou par la légende, auquel cas je connais le but, je ne sais pas où leurs démarches, contrariées ou activées par les péripéties qui naissent à mesure, les porteront ; le dénouement même m’échappe... Du moins, j’ignore le chemin par lequel ils le rejoindront. Ce n’est pas moi qui fais le drame, c’est lui qui se fait... et je ressens à chaque pas la joie incomparable de la découverte. Écrire un drame est toujours pour moi un plaisir – le plus grand plaisir de ce monde : un voyage nouveau, chaque fois.

Je ne pense pas que ce processus soit exceptionnel. Je suppose que, dans mon cas, le subconscient a longuement remué la matière ; je songe peut-être à mes personnages au cours de mon sommeil... Mais comme je ne rêve jamais ou, ce qui revient au même pour moi, comme je ne me souviens jamais d’aucun rêve 2, je suis sans doute condamné à toujours ignorer ce travail obscur. Lorsque j’ai composé durant dix ou douze heures (ce qui m’arrive à la campagne chaque été), je romps avec mes personnages, je n’ai plus d’eux aucun souci ; aucune difficulté les concernant ne me poursuit ; je m’en évade. Je les retrouve le lendemain tels que je les ai laissés et je reprends mon voyage avec eux. – S’il y a quelquefois des pauses ? Certainement. Ayant achevé par exemple les deux premiers épisodes du Pauvre sous l’Escalier, j’eus le sentiment que saint Alexis me demandait de souffler un peu avant de mourir, qu’il n’était pas prêt à livrer ses confidences suprêmes. Je fermai mon cahier, décidé à ne le rouvrir que quelques semaines après. Or, le lendemain au soir, il fallait m’y remettre, sans raison, et Alexis parlait si vite que j’avais peine à noter ses propos. De l’avis de ceux qui goûtent ce drame, la dernière scène avec Émilie, écrite dans ces conditions, n’est pas la moins émouvante pourtant. Un fait certain, c’est que les mieux accueillies de mes pièces sont celles qui m’ont donné le moins de mal. Reprendre une scène, pour moi – ce qui m’est arrivé parfois, exceptionnellement – c’est mettre en jeu l’esprit critique, qui, semble-t-il, rompra la ligne musicale, l’élan vital, la croissance organique de faction.

À l’origine de mes œuvres, j’ai signalé, entre autres influences, la vue d’une peinture de maître. Il n’y a pas lieu de s’en étonner, le drame étant un art plastique au même titre qu’un art littéraire – et j’ajouterai musical : ainsi telle de mes féeries s’efforcera de transposer un divertissement de Mozart. Le souvenir du Triomphe de saint Thomas d’Aquin que l’on admire à Santa Maria Novella de Florence, au mur de la Chapelle des Espagnols, m’a imposé la forme de la pièce allégorique, théologique, philosophique et satirique qui porte le même nom. De la Suzanne au bain de Tintoret (vue à Vienne, puis à Paris) j’ai reçu un choc si puissant qu’il m’a déterminé à composer plus tard la pièce – encore inédite – que doivent représenter en octobre, au Théâtre d’Essai de l’Exposition, les Compagnons de Jeux. Enfin, l’héroïque Judith de Michel-Ange, peinte au plafond de la Sixtine, m’a imposé le personnage d’une Tragédie de Judith inédite aussi. Autre détail au sujet de la même pièce : c’est le rythme obsédant du piétinement des soldats dans la représentation de Numance, la tragédie de Cervantès, par la compagnie de J.-L. Barrault voici peu de mois au Théâtre Antoine, qui, dès le lendemain, m’a dicté le prologue de ma Judith et le drame, ainsi embrayé par l’effet d’une obsession toute physique, a pris son élan jusqu’au but.

Revenons à l’aridité. Voici deux ans environ, au lendemain de la création de la Complainte de Pranzini et de Thérèse de Lisieux par la compagnie Pitoeff (qui m’avait pleinement satisfait, il est nécessaire de le dire), j’ai connu tout à coup un sentiment nouveau qui m’a d’abord inquiété, puis enchanté : celui de n’avoir rien à dire. Fatigue ? non. Déception ? pas davantage. Que l’on sache, une fois pour toutes, que mon état physique n’a aucune influence sur ma production ; je jouis d’ailleurs d’une parfaite santé 3. Non ; inappétence au travail ; parfaite vacuité de l’esprit ; aridité délicieuse... Des vacances, enfin !... L’euphorie ne pouvait durer... Or je souffris durant des mois, d’avoir perdu ma raison d’être. Je m’asseyais de nouveau à ma table ; l’inspiration ne venait pas... Je dus me contenter de besognes critiques qui mettaient en jeu d’autres facultés... Et puis, le voile opaque se leva... Mais depuis, quelque entrain (toujours ardent et spontané) qui m’emporte dans mon ouvrage, je garde le souvenir de ce temps de repos forcé. En moi, la joie de produire se double d’un sentiment obscur de la vanité de l’effort. Au fond, épreuve spirituelle. Bienfaisante sans doute... Je ne suis pourtant pas meilleur.

Il reste à exposer le cas tout particulier, unique, de ma tragédie militaire Saint Maurice et l’Obéissance. C’était en 1921, à l’Abbaye de Saint-Maurice, dans le Valais. On me pressait de composer un drame sur les Martyrs dont elle garde les reliques. Un seul document, d’ailleurs admirable : le récit de deux pages de saint Eucher. Mais allez donc transporter sur la scène le massacre accepté de six mille six cents soldats. J’avais beau lire et relire ces pages, mon imagination refusait de mordre sur elles. J’acceptai par politesse – pour les calendes grecques – et je n’y songeai absolument plus. Deux mois plus tard, me trouvant en Gironde dans ma famille, au moment des vendanges, voilà exactement ce qui se passa. J’avais mangé trop de raisin et me trouvai indisposé pendant la nuit ; disons crûment – il y a des médecins ici et il s’agit d’une observation clinique – que je dus me déranger plusieurs fois. Or, je me trouvai dans mon lit, vers cinq heures de l’aube, parfaitement éveillé, conscient... et lucide jusqu’à l’ivresse s’il n’y a pas contradiction entre les mots. Tout le monde connaît cela ; on a l’impression que l’on pourrait penser le monde. Soudain la tragédie de saint Maurice descendit toute composée dans ma tête, avec ses personnages, ses péripéties, chaque acte, chaque scène dans son ordre : il n’y avait plus qu’à trouver des mots. En fait, elle m’était donnée. Je me levai, je bondis à ma table – et chose plus étrange encore, j’eus l’impression de me trouver devant une besogne ingrate, un devoir à remplir qui allait me coûter beaucoup et qui ne me procurerait aucun plaisir. Il en fut ainsi. Oui, j’écrivis, comme sous la dictée d’un autre, des répliques, des mots qui me paraissaient nécessaires, mais qui me semblaient sans saveur. Un devoir d’écolier, vraiment. Loin d’être satisfait de mon ouvrage – et je le suis toujours dans le moment où il se forme devant moi – je m’en sentais si détaché qu’au moment de le lire à ma sœur et à mes nièces, je déclarai ingénument :

« Je ne sais pas ce que ça vaut. »

Et il se trouve, de l’avis de beaucoup, qu’il vaut peut-être plus que tous les autres. Il contenta les fervents du grand saint et étonna les théologiens. Je n’affirme pas qu’il n’est pas de moi ; j’ai du mal à m’en reconnaître le père. Dans quelle mesure une indisposition physique a-t-elle ouvert la voie à l’inspiration ? La seule de mes pièces, je tiens à bien marquer ce point, que je n’aie pas composée dans la joie...

Mais j’en ai assez dit. Mon cas personnel servira peut-être à éclairer la question.

 

 

 

 

Henri GHÉON,

dans « Illuminations et sécheresses »,

Études carmélitaines, 22e année,

vol. II, octobre 1937.

 

 

 

 

 

 



1 Un article de dix pages me coûte beaucoup plus qu’une pièce en cinq actes.

2 Tout au plus un ou deux par an, d’une extrême banalité.

3 Réponse à une question du Dr Achille-Delmas.

 

 

 

 

 

 

 

 

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