Du palais à l’autel et à la geôle : Vladimir Ghika

 

(1873-1954)

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Pierre GHERMAN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

UN GRAND SEIGNEUR

 

Ce fils de princes régnants de la Moldavie vint au monde dans un palais de Constantinople, le 25 décembre 1873, le même jour où, dans une étable, naissait le Christ devant qui il abdiquera ses origines princières pour en suivre la vie, pas à pas.

Dans le renversement évangélique et selon l’exaltation sublime du « Magnificat », cet illustre Roumain, qui voulut occuper la dernière place, règne aujourd’hui sur l’esprit et dans les cours de ses frères persécutés, comme il régnera demain, peut-être, sur les autels, parmi la glorieuse cohorte accourue à l’appel de Celui qui confère la seule royauté qui ne passe point : celle de la sainteté.

N’était-il point déjà sur le chemin de cette sainteté lorsqu’il écrivait dans son recueil de « Pensées pour la suite des jours » :

 

– « Il faut vouloir être un saint, non pour se plaire, mais pour plaire à Dieu. »

 

M. l’abbé Pierre Gherman, Roumain, est docteur en théologie de l’Institut Catholique de Parts et élève de l’École pratique des Hautes Études, en Sorbonne. Il est Vice-Recteur de la Mission Catholique Roumaine de Parts.

Il a publié La latinité des origines chrétiennes en Roumanie (thèse dactylographiée), La liturgie selon le rite byzantin de saint Jean Chrysostome (Imprimerie Jouve, Paris, 1954), Le culte marial en Roumanie (tome IV de « Maria », éd. Beauchesne, 1956), L’âme roumaine écartelée (éd. du Cèdre, 1956), L’Église unie de Roumanie, dix ans de persécution 1948-1958 (éd. du Cèdre, 1958), etc.

 

Et avec quelle exquise sensibilité conseillait-il :

 

– « La meilleure façon de fêter les saints : leur ressembler. Pourquoi ne pas essayer de vivre comme eux, ne fût-ce qu’un jour, leur jour, le jour consacré et béni par l’Église, où ils sont « de garde » pour nous aider ? »

 

 

ORTHODOXE

 

La vie des grands convertis offre généralement le spectacle de luttes, de remous, de débordements.

Il n’en fut rien chez le Prince Vladimir Ghika. Son existence, jusqu’à l’holocauste, fut étale dans une souveraine unité, bien que tissée d’aspects douloureux et poignants qu’il sut dissimuler sous une humble aisance naturelle, poursuivant au fil des jours faciles ou tragiques, dans un vibrant rayon de la Clarté Divine, une tâche extraordinaire, rendue plus merveilleuse encore par les surprenantes dispositions de la Providence.

N’est-il pas pleinement qualifié, – bien qu’il vit le jour dans un palais des rives du Bosphore pour s’éteindre dans un cachot des prisons soviétiques – en disant à ceux qu’il évangélisait :

 

– « Tâchez d’avoir la clarté tranquille, égale et comme confiante d’un cierge. Imitez le cierge dont la flamme ne décroît pas jusqu’à ce qu’il soit entièrement consumé. »

 

Vladimir Ghika naît donc le 25 décembre 1873 à Constantinople, où son père, le général Jean Ghika, était représentant diplomatique de la Roumanie. Ses ancêtres furent longtemps princes régnants de la province moldave.

Il reçut le baptême dans l’Église orthodoxe.

Très jeune, il fut envoyé en France pour y faire des études, au lycée de Toulouse, puis, à Paris, où il suivit les cours de l’École des Sciences Politiques.

 

 

DANS L’ÉGLISE CATHOLIQUE

 

Élevé dans la religion orthodoxe, son âme profondément religieuse et fervente n’avait pas trouvé, dans la foi de ses pères, l’aliment qui réponde à ses désirs ni les secours spirituels qu’il souhaitait ; il était, de plus, tourmenté par la recherche de l’unité des chrétiens que, seule, peut réaliser la primauté de Pierre.

Guidé par le Cardinal Mathieu, alors archevêque de Toulouse, il comprit que cette unité n’était possible que dans le retour à l’Église Catholique Romaine.

Et, pour trouver la pleine lumière et la paix de l’âme, il devint catholique.

Après de brillantes études, possédant déjà les licences en droit et en philosophie, il obtint le grade de docteur en théologie et voulut accéder au sacerdoce.

Le saint Pape Pie X l’en dissuada. Dans sa surnaturelle connaissance des individus, le Pontife inspiré estimait que Vladimir Ghika devait rester dans le monde où son action, rehaussée du prestige de ses origines, était susceptible de ramener ses frères égarés à l’Église Romaine.

 

 

APÔTRE DE LA CHARITÉ

 

Illuminé par l’enseignement de l’Apôtre Paul, qui donne à la charité la prééminence sur les autres vertus, il discerna que le moyen le plus efficace pour parvenir à l’unité des chrétiens était de les éclairer par un éblouissant faisceau d’amour fraternel.

C’est ainsi que, tout d’abord, en 1904, séjournant à Salonique, chez son frère, consul général de Roumanie, il se dévoue aux soins des malades de l’hôpital dirigé par une admirable Fille de Vincent de Paul, Sœur Pucci.

Rentré à Bucarest, il y appelle Sœur Pucci pour fonder la Maison des Filles de la Charité, devenue par la suite le grand centre médical de la chaussée Jianu et qui sera occupé par les communistes lorsque le gouvernement soviétique aura dissout la communauté et chassé les religieuses.

C’est encore en collaboration avec Sour Pucci que le Prince Ghika organise le lazaret pour les victimes du choléra, durant la campagne militaire de juillet 1913, alors que la Bulgarie attaquait les Serbes et les Grecs ; ce lazaret fut établi grâce à la princesse Marie, devenue reine de Roumanie. Le roi Charles Ier, qui ne décerna point de décoration de guerre durant cette campagne sans combat, n’en conféra qu’une seule : à Vladimir Ghika, pour les services éminents rendus aux cholériques.

L’influence du Prince Ghika grandissait sans cesse dans les milieux politiques, religieux, littéraires de son pays, milieux dans lesquels il était recherché et hautement estimé en raison de sa grande bonté, de son humilité, de son affectueuse compréhension. Vraiment, il observait le précepte de l’Apôtre être « tout à tous ».

La première guerre mondiale lui permet de prodiguer son amour innombrable à ses frères souffrants.

 

 

PRÊTRE DE JÉSUS-CHRIST

 

Mais, parmi cette dépense des trésors de sa charité, Vladimir Ghika demeure insatisfait de sa condition. Il aspire à s’engager plus avant, plus totalement dans le service de Dieu et de ses frères... Il veut être prêtre de Jésus-Christ.

Il n’a point oublié, certes, le conseil que lui a donné Pie X et qu’il a si généreusement suivi ; mais il sent bouillonner en son cœur, embrasé d’Amour, des desseins impérieux.

En 1922, il revient à Paris, où son frère représente maintenant la Roumanie.

Il y revient, poussé par son affection pour la France, où il a passé la plus grande partie de sa jeunesse et qu’il considère comme une seconde Patrie.

Il s’y fixe à l’Abbaye bénédictine de Sainte-Marie, rue de la Source, dans le quartier d’Auteuil, alors paisible, dont le silence et le calme répondent à son esprit méditatif. Il sera l’hôte des fils de saint Benoît jusqu’en 1939, aux approches du second cataclysme mondial.

Entre-temps, en 1923, par permission spéciale de Pie XI, à l’âge de cinquante ans, il est investi du sacerdoce tant souhaité, auquel il était admirablement préparé par une vaste culture, par la sainteté de sa vie, par des dons exceptionnels qui accusaient la marque du choix divin.

Il pourra justement insérer dans ses « Pensées pour la suite des jours » ce cri du Maître qu’il semble bien avoir entendu et qui conditionnera tous les actes de sa vie sacerdotale :

 

– « Ô mon prêtre, comment oseras-tu Me sacrifier véritablement et tout entier, si tu ne t’es auparavant sacrifié toi-même véritablement et tout entier ? »

 

Et les pages très belles de « La Liturgie du prochain » débuteront par cet émouvant aveu :

 

– « Vous pouvez imaginer ce que j’ai éprouvé en me trouvant, ce matin, à la place même où Dieu m’a permis de devenir l’un de ses prêtres et où, grâce à ce qui m’a été accordé ici, je viens de toucher de mes mains le Corps et le Sang de mon Sauveur, de mêler l’élan de toutes vos âmes et les intentions de votre foule à la vertu de Son sacrifice, dans la réalité de Sa venue parmi nous. »

 

 

L’AMI DES MALHEUREUX

 

Alors commence une épopée unique : obscure et étincelante, misérable et somptueuse, lamentable et splendide.

Pour être plus entièrement à Dieu et à ses pauvres, l’abbé Ghika abandonne sa part du patrimoine familial. Ainsi « dégagé », infatigablement il se consacre à un apostolat qui puisera la force de ses prodiges dans l’anéantissement de soi au service de tous ; Catholiques et Orthodoxes, riches ou pauvres, incroyants et blasphémateurs seront ses amis.

C’est vers cette époque qu’il écrit ses « Pensées pour la suite des jours », sorte de testament spirituel qui porte la frappe d’une haute spiritualité. Francis Jammes et Jacques Maritain écriront les préfaces.

Cheminant dans le rêve et dans la réalité, il va à la recherche des âmes les plus endurcies, les plus éprouvées, les plus souillées, les plus anxieuses, les plus révoltées...

Son visage, reflétant la distinction native et une immense bonté, était encore adouci par une barbe et une auréole de cheveux blancs retombant en arrière. Sa marche lente mais assurée, des épaules légèrement voûtées, un regard très doux, lui donnaient un aspect de vieil homme, bien qu’il ne le fût point, mais aussi une attirante impression de sainteté qui, elle, était pleinement authentique.

Louis Chaigne dira de lui : C’est sous ses traits que je me plairais à imaginer le bon Pasteur. Et ce berger de sang royal, inquiet de ses bergeries dispersées et lointaines, se trouvait toujours par voies et par chemins pour les visiter et les secourir (« La Croix », 23 janvier 1955).

Son amour des âmes, sa soif de leur relèvement et de leur salut, son attachement aux malheureux sont si intenses qu’ils vont lui suggérer la plus sublime équipée.

Il se perd en Dieu pour ne plus remplir que le rôle d’un instrument docile dans la main de son Créateur, justifiant l’une de ses « Pensées » :

 

– « N’essaie pas de faire de toi un chef-d’œuvre, mais un outil de bonheur. »

 

Il va s’installer à Villejuif, en pleine « zone rouge » dans une étrange baraque ; il édifie une chapelle comparable à l’étable de Bethléem, dans laquelle il met le Christ à la portée d’une population qui a besoin d’être évangélisée autant que celles qui, aux antipodes de la civilisation, n’ont point encore reçu les lumières de l’Évangile.

Dans la plus petite partie de cette baraque de chemin de fer, devenue demeure royale par la Présence Divine, une planche mobile, fixée au mur, lui sert de couche ; pour préparer sa maigre subsistance, il dispose d’un réchaud à pétrole... Il passera là les nuits les plus rigoureuses de l’hiver sans feu et il avouera ingénument : « Le plus difficile, c’est, au matin, de retirer des cils la glace qui les fige, afin de pouvoir ouvrir les paupières... »

Les premiers contacts allaient être rudes, fertiles en heurts mais l’emprise que sa tendresse, sa douceur, son héroïsme exercent sur des âmes et des cœurs fermés, emprise rendue plus sensible, plus pénétrante, par le sourire délicieux d’une inépuisable indulgence, cette emprise opère des revirements, des transformations, des métamorphoses qui proclameront nettement la toute-puissance de la Grâce :

 

– « Seigneur, si je Vous demande parfois une marque sensible de Votre Grâce, ce n’est pas pour être plus sûr de Vous, c’est pour être plus sûr de moi. »

 

Les bienfaits spirituels et matériels ruissellent sur les pauvres réfugiés arméniens, polonais, italiens, comme sur les chiffonniers et les « mauvais garçons » dont il parvient à se faire aimer.

Prince ayant renoncé aux dignités humaines et à leurs honneurs, il vit d’une vie plus que misérable, offrant joyeusement au Ciel ses prières, ses pénitences, ses sacrifices, pour la conversion de ses frères séparés.

 

 

MONSEIGNEUR GHIKA

 

Cette chapelle, humble parmi les plus humbles, est devenue une source somptueuse de bénédictions... Jésus y trône parmi ceux qui furent les siens. Ce tabernacle, devant lequel Vladimir Ghika, prêtre selon le cœur du Maître, s’anéantit afin que d’autres renaissent à la Vie, cette paillasse minable sur laquelle il souffre dans l’allégresse, toute cette richesse, il doit cependant l’abandonner, dans un déchirement dont il est le seul à sonder la profondeur. En effet, le Cardinal Verdier, archevêque de Paris, lui confie le rectorat de l’Église des Étrangers de la rue de Sèvres. Le chef de l’archidiocèse à évalué le potentiel de son subordonné et ce qu’il peut attendre de ses ressources, en faveur des « déracinés » de toutes races, de tous rangs, de toutes langues. Il sait qu’ils trouveront chez ce prêtre le soutien dont ils ont grand besoin, l’ami, le guide de leurs justes aspirations.

Dans un autre renversement des valeurs, Vladimir Ghika doit à présent fréquenter la haute société, revoir ceux qu’il a voulu fuir, renouer avec les personnes susceptibles de l’aider dans sa nouvelle tâche : Jacques Maritain, Paul Claudel, François Mauriac, Henry Bordeaux, Francis Jammes, Zeller...

L’affection qu’on lui porte, l’admiration dont il est entouré font que, malgré sa résolution de passer inaperçu, il est élevé, par Pie XI, à la dignité de Protonotaire Apostolique. Le Saint-Père savait qu’un reflet de violet sur la désastreuse soutane de l’apôtre des miséreux contribuerait à l’efficacité de sa mission.

Vladimir Ghika eut connaissance de son élévation par son frère, devenu ministre des Affaires Étrangères de Roumanie, à qui Pie XI, au cours d’une audience durant l’automne de 1931, s’est complu à louer l’activité de celui qu’il a voulu prêtre.

 

 

HÉRAUT DU CIEL

 

Mgr Ghika remplit alors diverses missions, notamment, au Japon ; puis, en qualité de membre des Comités-directeurs, il prend part aux Congrès Eucharistiques internationaux de Buenos Aires, de Manille et de Budapest.

Entre-temps, durant ses séjours à Paris, il prêche le carême à l’Abbaye de Sainte-Marie, où on le voit, absorbé en de longues oraisons, durant des heures, devant l’autel de la Vierge, ou au pied du reposoir, en adoration, pendant toute la nuit du jeudi au vendredi saints, se conformant en cela, disait-il, à la pure coutume de l’Orient.

Durant l’été de 1939, il se rend en Roumanie, parmi ceux de sa famille qu’il affectionne d’une tendresse grandie encore par l’Amour Divin.

Bouleversé au spectacle du désarroi et de la misère des réfugiés polonais, avec la permission du Cardinal Suhard, archevêque de Paris, il obtient de rester sur place pour soulager, comme naguère dans la zone parisienne, la multitude des âmes désemparées, auxquelles il prodigue les secours de l’Esprit et ceux du corps.

 

 

DANS LA TOURMENTE

 

La seconde guerre mondiale va lui permettre d’étendre son champ d’action. Il multiplie ses interventions auprès des pouvoirs en faveur des prisonniers politiques et il s’occupe des étudiants catholiques auxquels il donne des conférences, prêche des retraites à l’Église Catholique Roumaine de rite byzantin de la rue de Pologne.

Beaucoup de ces étudiants, chassés par la persécution soviétique et maintenant exilés, se souviennent du charme exquis, de la délicate compréhension des nécessités de chacun, de la douceur spirituelle, dont ces entretiens étaient empreints.

Combien cette réflexion du livre de ses « Pensées » cristallise son amour du prochain :

 

– « Tous les nouveaux venus que tu croises durant la suite des jours sur les chemins de la vie, regarde-les pour leur faire place en ton âme, avec le regard qu’avait le Patriarche de jadis pour l’hôte, l’hôte de passage toujours mystérieux et sacré. Dans le plan divin, nulle rencontre n’est indifférente, et là doit encore s’exercer cette vertu aux occasions maintenant périmées, cette vieille vertu de l’hospitalité... »

 

Lorsqu’en 1944 Bucarest connaît les terribles bombardements qui faucheront des milliers de victimes, il refuse de quitter la ville, pour ne point cesser, dans une abnégation totale, de prodiguer le réconfort de la Charité du Christ à ceux que frappe l’adversité.

Il était dans l’ordre strict du plan Divin qu’une telle existence dût s’achever par le plus grand et le plus beau des sacrifices, qui est de donner sa vie pour ceux que l’on aime...

 

 

PENSEUR

 

Nous avons déjà emprunté plusieurs citations au précieux recueil de « Pensées pour la suite des jours » ; Mgr Vladimir Ghika l’écrivit alors qu’il était en plein apostolat chez les plus humbles.

Glanons au hasard, dans ce florilège de l’Amour.

D’abord, l’idée motrice qui ne cessera d’animer toute son activité sacerdotale :

 

– « Qui se dépouille pour autrui se revêt du Christ. »

 

On a vu quelle était sa conception du prêtre, elle lui inspirera d’émouvantes exhortations à travers lesquelles passe le souffle de l’Amour Suprême :

 

– « Si tu cherches Dieu, c’est que Dieu t’a cherché ; et ne t’étonne pas si, étant Dieu, Il te trouve avant que tu ne l’aies trouvé. »

 

Pour trouver Dieu :

 

– « Il faut vouloir Le chercher, en toutes choses ; celui qui ne sait pas chercher Dieu partout, risque fort de ne le reconnaître nulle part... »

 

Et la constatation plénière :

 

– « Ce n’est jamais Dieu qui vient à manquer, c’est nous qui manquons à Dieu. »

 

Mais...

 

– « Pour commencer à entrevoir Dieu, il faut déjà s’être perdu de vue. »

 

Car :

 

– « On ne peut songer à vouloir tout donner à Dieu qu’après avoir appris à ne rien Lui refuser. »

 

Poursuivons cette sorte de Cantique des Cantiques de l’Amour :

 

– « Seigneur, donnez à d’autres ce que vous m’enlevez ! »

– « Que tout ce qui me manque signifie de Ta part, ô mon Dieu : « Je l’ai donné à quelqu’un de tes frères, réjouis-toi... »

– « Plus on donne de son cœur, moins on s’appauvrit. Plus on se sacrifie, plus on s’amplifie. »

 

Car :

 

– « En Amour, la possession n’est pas la propriété. »

 

C’est pourquoi :

 

– « Seigneur, donnez-moi ce qu’il faut que je donne, afin que j’aie d’où le donner vraiment, et de telle façon que l’on sente que c’est bien Vous qui donnez à travers moi. »

 

Avec quels accents il exaltera l’Humilité qu’il a si saintement observée :

 

– « L’humilité qui met les choses à l’échelle de Dieu est aussi l’échelle qui permet de monter à Dieu. »

 

Au regard de cette Humilité, si chère à son âme si pleinement sacerdotale, éclate la fière apostrophe qui flagelle l’orgueil humain :

 

– « La vanité est la plus indéniable des rotures ; il n’y a pas de noblesse dont elle ne fasse déchoir. »

 

Et :

 

– « L’Orgueil le moins facile à déraciner : celui des gens qui croient n’en pas avoir. »

 

Puis il rappelle aux superbes qui professent l’orgueil de leur savoir que :

 

– « Dans la science, l’homme ne fait que mendier aux choses quelques secrets de leur obéissance à Dieu... »

 

En conséquence :

 

– « Faire grandement les plus petites choses et très humblement les plus grandes. »

– « Y a-t-il, d’ailleurs, de grandes et de petites choses quand on fait tout pour l’amour de Dieu et rien que pour LUI ? »

 

Cela, dans une oblation, une prière de tous les instants, car c’est :

 

– « Une heureuse surprise que celle de constater de quelle prodigieuse façon prier enseigne à vouloir. »

 

 

L’APÔTRE

 

Mgr Vladimir Ghika donnait le plus haut exemple des vertus auxquelles il conviait les autres avec tant de force et de délicatesse.

Il puisait le courage de cet exemple à la source même de son ministère : dans la célébration du saint sacrifice qui était pour lui l’acte d’union complète avec le Christ. Il vivait les souffrances, l’agonie, la mort de Jésus, et il est certain que sa dernière messe aura été l’offrande de sa vie, car il avait souhaité le martyre qui lui a été accordé.

L’exemple étant la plus puissante prédication, un simple contact avec Mgr Ghika, quelques paroles de lui suffisaient à transformer ceux qui l’approchaient ; les indifférents et les tièdes, aussi bien que les occultistes, les incroyants, les pécheurs enracinés dans le vice, les blasphémateurs.

Il souffrait au spectacle du péché volontaire, justifiant la pensée de Pascal : « Jésus-Christ sera en agonie jusqu’à la fin des temps », il pleura bien des fois en entendant ceux qui, en confession, se déchargeaient des plus lourdes turpitudes, et les larmes qu’il versait ont contribué à la conversion de nombre d’entre eux.

Pour les ramener dans le droit chemin, il usait surtout de la prière en laquelle sa confiance était infinie. Sa concentration spirituelle était si intense que, silencieuse, elle revêtait une efficacité dominatrice.

Un jour où il avait été prié de prêcher une heure sainte, il fut averti que parmi les assistants se trouveraient deux protestants, curieux de l’entendre.

Après que Mgr Ghika eût exposé le Saint Sacrement, il se tourna vers l’auditoire et dit : « Si nous croyons en la réalité de Jésus-Christ ici présent, et Il y est réellement présent, il ne convient pas de parler mais de se taire. Je prêcherai cette heure sainte en observant le silence devant le Christ. »

Puis il s’agenouilla... Ceux qui étaient au courant de la présence des deux protestants jugèrent quelque peu insolite le moyen employé pour satisfaire leur curiosité. Mais l’attitude de Mgr Ghika avait été si éloquente, sa longue oraison venait témoigner si puissamment de sa Foi, qu’à l’issue de l’heure sainte, les deux protestants vinrent lui demander de les aider à entrer dans l’Église Catholique.

Il a été l’artisan de nombreux retours au catholicisme, obtenus sans préparation aucune et presque toujours de façon surprenante, par le seul pouvoir de la Grâce que ses prières et ses pénitences attiraient.

Il est indéniable que son pouvoir s’étendait aussi aux misères physiques et qu’il obtint des guérisons d’origine surnaturelle. Dans son humilité profonde, il les attribuait à une parcelle de la sainte Couronne d’Épines, enfermée dans une custode, qu’il portait toujours sur lui.

 

 

SOUS LE REGARD DIVIN

 

Un incroyant disait du Curé d’Ars : « J’ai vu Dieu dans un homme. » L’affirmation s’applique à Mgr Ghika, tant il vivait en la présence et de la présence de Dieu en lui.

Toute sa vie n’aura été qu’une prière, qu’une invocation ininterrompue qui incitait à prier ; son attitude était une prière, son regard était une prière, sa prédication était une prière.

La présence de Dieu fut le point central de sa spiritualité. Il voyait Dieu partout et en tout. Dans tout être humain, quel qu’il fût, il voyait Dieu à aimer, à servir. Il entreprit parfois un voyage représentant l’étendue du quart de la planète pour atteindre une seule âme dont il avait reçu l’appel angoissé. En dépit de difficultés souvent extrêmes, il trouvait toujours la possibilité d’accorder les secours spirituels et matériels à celui qui les sollicitait.

C’est ce qu’il a nommé, dans une brochure mince de pages mais riche d’inspiration : « La Liturgie du prochain », qui n’est autre qu’un hymne à la charité :

 

– « Dieu est Charité. C’est le nom de Dieu vis-à-vis du monde, c’est la forme même de sa vie à notre égard. Les créatures qui veulent être de charité, pour en vivre et pour porter efficacement autour d’elles un reflet de ce nom, de cette œuvre et de cette réalité bénies, ont à se pénétrer de Dieu, tout d’abord ; et Dieu s’y prête avec une étrange intensité d’action, tandis que nous y trouvons autant de consolation que de force. »

– « Vouloir vivre tant soit peu de Charité, c’est, ne fût-ce que par intervalles, toucher en nous-mêmes par la grâce de Dieu, la substance de notre éternité. C’est constater, trouver, goûter en soi ce qui non seulement provient directement et sûrement de Dieu, mais forme la réalité même de notre vie de toujours.

En cette vie, l’acte de Charité seul atteint Dieu et nous met seul là où nous devons rester. Tout le reste passe et est fait pour passer. »

– « Double et mystérieuse liturgie : du côté du pauvre voyant venir à lui le Christ sous les espèces du frère secourable, du côté du bienfaiteur voyant apparaître dans le pauvre le Christ souffrant sur lequel il se penche. Et liturgie unique, par cela même, car si le geste est de part et d’autre ce qu’il faut, il n’y a plus des deux côtés que le Christ rejoint dans deux êtres, à travers deux êtres, le Christ bienfaiteur venu vers le Christ souffrant pour se réintégrer dans le Christ victorieux, glorieux et bénissant. »

– « Puissiez vous remplir à souhait cette sorte de sacerdoce royal si généreusement dévolu, sans condition, à toute âme chrétienne, et dont Jésus nous dit qu’il servira de pierre de touche pour établir la valeur même de nos âmes au jour du Jugement. »

– « Puissiez-vous, à ce jugement, et au jugement plus proche de la fin de chacune de nos vies, entendre dire, pour clore cette liturgie, par le Prêtre Éternel, à votre âme envoyée vers son Dieu, une sorte d’Ite missa est, auquel viendra faire écho, avec le Deo Gratias de cette âme, le Deo gratias reconnaissant de tous ceux que vous aurez secourus. »

 

Cette présence perpétuelle de Dieu était l’essence de son enseignement, il la vivait dans un réalisme extraordinaire.

C’est pourquoi il s’élevait contre ceux qui voient en Dieu un « idéal ». Pour lui, Dieu est une réalité première essentielle. C’est par Dieu que toutes les réalités existent, et rien n’est plus réel que Dieu.

 

– « Il s’agit que notre amour aille toujours dans le sens des préférences divines, de donner une place au laïcat, lui enseignant d’être, à travers tous les évènements, disponible pour répondre à tous les appels de Dieu et à toutes ses préférences. »

 

À l’Abbaye de Sainte-Marie, il entreprit la fondation de l’Ordre de Saint Jean, s’affirmant ainsi le précurseur des foyers de Charité qui ont repris l’orientation spirituelle de se consacrer à une seule règle : répondre toujours à toutes les exigences de la Charité.

 

 

L’HOLOCAUSTE

 

Nous sommes en 1948, les communistes se sont emparés de la Roumanie où ils ont instauré le règne de la Terreur. Dès les prodromes de la tragédie, Mgr Ghika était revenu parmi ses frères menacés.

Le roi Michel, malgré son juvénile courage, est contraint d’abdiquer. Il part pour l’exil.

Le jeune souverain qui sait le patriotisme et l’abnégation de Mgr Ghika décide de l’emmener ainsi que son frère, ancien Ministre des Affaires Étrangères, dont la femme était dame d’honneur de la reine-mère.

Mgr Ghika préféra demeurer là où l’on souffrait et où il prévoyait que la souffrance allait commander le sacrifice total. Il savait les malheurs qui allaient fondre sur sa Patrie et l’acharnement que les usurpateurs allaient déployer pour réduire les esprits et broyer les âmes.

À deux reprises, il eut la possibilité de quitter le territoire de la Roumanie, de fuir le péril, pour gagner l’Ouest de l’Europe où il aurait été en sécurité. À Paris, il eût trouvé de nombreux amis, des admirateurs qui l’eussent accueilli avec joie. Dans cette France qu’il aimait, il eût pu continuer à œuvrer pour la conversion de son Pays... Il n’en fit rien.

Il remplira, jusqu’en 1952, les fonctions d’aumônier des Sœurs de Saint Vincent de Paul, célébrant ostensiblement, chaque jour, la messe à la chapelle, pour se dévouer ensuite auprès des malades, des persécutés, des malheureux ; réconfortant, convertissant, baptisant, en dépit de l’étroite surveillance et du rigoureux contrôle des miliciens communistes, qui observaient chacun des gestes de l’infatigable Homme de Dieu.

« Sans la présence de Mgr Ghika, que deviendrions-nous ? », disait-on ; et les conversions au catholicisme se multipliaient, à la colère et à l’exaspération des communistes qui prirent des mesures pour mettre fin à son activité.

Placé d’abord en résidence surveillée, forçant le respect de ses geôliers, il est relâché, en raison de son grand âge ; il venait d’avoir 80 ans.

Il allait être arrêté, à la suite d’un incident aussi étrange que typique des mœurs d’un certain soviétisme.

Dans la rue, Mgr Ghika attendait que soit donné le libre passage des piétons.

Le policier de service, qui avait surpris sa fatigue, considérant sa pauvre soutane élimée, sa stature courbée, sa barbe et ses cheveux blancs, fit stopper les autos, le prit par le bras, et, le conduisant au trottoir opposé, lui demanda sa bénédiction...

Il ne nous a pas été dit ce que coûta à cet homme son acte de courage. Mais la scène n’était point passée inaperçue de certains spectateurs, animés d’un autre courage, qui s’empressèrent de la dénoncer aux maîtres du moment.

Après un odieux jugement sommaire qui le condamnait à trente ans de détention, Mgr Ghika fut emprisonné dans l’un des plus abjects cachots du fort de Jilava, où il eut à subir des sévices qui clouent au pilori ceux qui les ordonnent ou seulement les tolèrent.

L’échéance fixée par Dieu pour la glorification de son serviteur était proche.

Lui qui était né dans un palais va mourir dans le cachot d’une prison soviétique, victime d’un raffinement de vengeance, en haine de la Foi.

Comme il avait voulu que toute sa vie de prêtre s’écoulât dans l’effacement, sa fin sera ignorée. La nouvelle de sa mort ne parviendra qu’au début de 1954 (16 janvier), à ses frères, à ses amis, réfugiés sur des sols où règne encore le respect de la dignité humaine.

La douloureuse et exaltante annonce de sa fin sublimée par l’Amour fut accueillie en France, à Paris notamment, par des manifestations placées sous l’égide du Représentant du Saint Siège et du Cardinal archevêque de Paris 1 pour témoigner du respect et de la vénération dont le Prince Ghika était entouré.

Plus qu’une prière pour la grande âme de Monseigneur Vladimir Ghika, c’est un Magnificat que l’on doit entonner à sa pure mémoire.

 

 

LA MOISSON...

 

À Villejuif, naguère sol hostile, terre de désolation, de misère et de désordres, que l’abbé Ghika disputa au Mal, pied à pied, pour y implanter la Croix et l’ensemencer de l’Amour Divin ; sur l’emplacement de cette sordide baraque de chemin de fer où l’apôtre des déshérités installa le trône du Roi de l’Univers, s’élève, aujourd’hui, l’une des nouvelles églises de la périphérie parisienne, paroisse nombreuse et prospère dont l’essor proclame que les persécutions et le sang des martyrs sont bien une promesse éternelle de Résurrection et de Vie pour l’Église.

Vladimir Ghika n’avait-il pas entrevu mystérieusement ce triomphe lorsque, de son âme frémissante de Foi et d’Amour, s’élevait cette prière :

 

– « Morts et poussières, bénissez le Seigneur,

Ma mort à moi, bénis le Seigneur,

Ma pourriture, bénis le Seigneur !

Choses qui naîtront de moi quand

je ne serai plus de ce monde, bénissez le Seigneur,

Silence autour de ma mémoire,

          bénis, toi aussi, le Seigneur...

Mon âme, mon âme qui jamais ne devras mourir,

crie ton éternité déjà commencée, en bénissant,

dès cette heure, éternellement le Seigneur ! »

 

 

Pierre GHERMAN.

 

Recueilli dans Convertis du XXe siècle,

3e volume, 1963.

 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

 

      Œuvres de Mgr Ghika :

 

La Visite des Pauvres (éd. Beauchesne Paris, 1923).

Les intermèdes de Talloires (Paris, 1924).

L’Heure sainte (Beauchesne, 1928).

La Présence de Dieu (Beauchesne, 1932).

La Souffrance (Beauchesne, 1932).

La Liturgie du Prochain (Beauchesne, 1932).

Pensées pour la suite des jours (Beauchesne, 1936).

La Sainte Vierge et le Saint-Sacrement (1929).

La femme adultère, mystère évangélique (chez Énault, 1931).

La Messe byzantine dite de St-Jean Chrysostome (Desclée, 1934).

Les réalités de la vie dans la foi (Beauchesne, 1961).

___

 

Jean Daujat : « L’apôtre du XXe Siècle – Vladimir Ghika » (La Palatine, 1957).

Michel de Galzain : Une âme de leu, Monseigneur Vladimir Ghika, d’après les documents réunis par Mgr Barlea (Beauchesne, 1961).

 

 

 

 

 

 

 

 

 



1 – Le 21 novembre 1954, la Mission Catholique Roumaine de Paris célébrait une messe solennelle de rite byzantin, sous la présidence de Son Excellence Mgr Marella, Nonce Apostolique, en la chapelle de l’Abbaye de Sainte Marie, et le 27 novembre avait lieu une soirée de commémoration sous la présidence de S.E. le Cardinal Feltin, archevêque. Cette séance était organisée par les amis et les admirateurs de Mgr Ghika, au Siège de la Mission Roumaine, 38, rue Ribéra, à Paris.

 

 

 

 

 

 

 

 

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