Une âme romantique, Théodore Jouffroy

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Victor GIRAUD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je ne sais pourquoi l’on a choisi, pour célébrer le centenaire du Romantisme, l’année 1827, qui est la date de la Préface de Cromwell. On aurait pu tout aussi bien, et même beaucoup mieux, choisir l’année 1802, qui vit paraître le Génie du Christianisme, ou l’année 1830, qui vit représenter Hernani. Mais ne chicanons pas. Et puisque d’ailleurs le Romantisme n’est pas une œuvre, ni un homme, dont on puisse exactement dresser l’acte de naissance, mais un mouvement d’idées, un ensemble d’aspirations littéraires, profitons de cette incertitude même pour prolonger un peu la période des commémorations.

Parmi toutes les innombrables publications qu’a fait surgir l’approche de ce centenaire, il faut mettre à part, avec la copieuse et substantielle Histoire du Romantisme en France (1927) de M. Maurice Souriau, la très intéressante collection de textes que M. Henri Girard a entrepris de nous donner sous le nom de Bibliothèque romantique (1923-1927). M. Henri Girard, qui est actuellement conservateur de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, et auquel nous devons une excellente étude d’ensemble sur Émile Deschamps, s’est avisé que la vie spirituelle du Romantisme et des écrivains romantiques ne nous était point suffisamment connue et il s’est proposé pour mission de nous la faire mieux connaître. Dans ce dessein, il a exhumé, en une série d’élégants volumes illustrés, ou remis en circulation un certain nombre de textes ou inédits, ou peu connus et depuis longtemps épuisés. La collection comprend actuellement une quinzaine de volumes. Chacun d’eux, confié à un spécialiste, est précédé d’une étude très fouillée et très précise, qui nous renseigne avec abondance sur l’auteur et sur son œuvre. Ces textes sont assurément d’inégale valeur : mais il n’en est aucun qui n’enrichisse de quelque nuance nouvelle l’image que nous pouvions nous former de la personnalité particulière de leur auteur et, d’une manière générale, de l’état d’âme romantique.

Prêchant d’exemple, M. Henri Girard a réédité la curieuse Préface des études françaises et étrangères d’Émile Deschamps, laquelle « compte parmi les manifestes essentiels de l’École romantique ». M. Jules Marsan, l’historien si ingénieusement informé de la Bataille romantique, a réimprimé et préfacé les parties essentielles de l’ouvrage posthume d’Alphonse Rabbe, l’Album d’un pessimiste. M. René Descharmes a publié diverses œuvres inédites d’Alfred Le Poittevin, qui fut l’ami de Flaubert et l’oncle de Guy de Maupassant. M. Georges Brunci a, sous le titre de les Vespres de l’Abbaye du Val, extrait des œuvres de Jules Lefèvre-Deumier un certain nombre d’intéressants morceaux de prose et de vers. M. Henry Moncet a détaché des œuvres de Doudan le suggestif essai Des Révolutions du goût. M. Pierre Poux a retrouvé, avec quelques lettres inédites, et nous a révélé le Cahier vert de Jouffroy ; il nous a d’autre part, donné une précieuse édition du roman de Sainte-Beuve, Volupté. M. Georges Roth, sous le titre de la Couronne poétique de Byron, a composé un florilège des plus belles et significatives pages qui ont célébré chez nous le génie et la mémoire du grand poète anglais. M. André Monglond, qui va se faire l’historien du préromantisme, et qui a préludé à cette étude par un volume de Vies préromantiques, a découvert et mis au jour un premier roman ignoré de Senancour, Aldomen, ou le bonheur dans l’obscurité. M. Albert de Luppé a tiré des archives de sa famille de larges extraits des Lettres inédites du marquis de Custine au marquis de La Grange. M. Alfred Pereire a réimprimé le livre que Saint-Simon faisait paraître en 1814 sous le titre De la réorqanisation de la société européenne. L’abbé Bremond a réédité, préfacé, commenté avec sa pénétration habituelle le curieux roman d’Arthur d’Ulric Guttinguer. M. René Jasinski, qui prépare un important travail sur Théophile Gautier, a publié avec une savante introduction et des notes le Journal intime d’Antoine Fontaney. M. Marcel Hervier nous a donné une nouvelle édition du poème Feu et Flamme de Philothée O’Neddy, de son vrai nom Théophile Dondey, et y a joint la correspondance inédite du poète et de son ami Ernest Havet. M. Amand Rastoul a réédité les parties essentielles de la Ville des expiations de Ballanche, dont M. Joseph Buche, si je suis bien informé, doit nous restituer le si curieux livre Du Sentiment. On nous annonce aussi une nouvelle édition des Consolations de Sainte-Beuve. Et tel est, sèchement résumé, le bilan actuel de la Bibliothèque romantique.

Il serait assurément excessif de prétendre que tous ces documents réunis renouvellent de fond en comble l’histoire du romantisme ; mais ils précisent, sur toute sorte de points, ce que nous savions déjà ou ce que nous pressentions de l’histoire individuelle ou collective des écrivains et des doctrines romantiques ; et les historiens de l’avenir y puiseront à pleines mains pour décrire l’évolution des âmes et retracer le mouvement des idées dans la première moitié du XIXe siècle français.

Voici, par exemple, Jouffroy. Une œuvre philosophique de second ordre, un peu fragmentaire d’ailleurs, et qu’on ne lit plus guère ; quelques articles de journal ou de revue, dont l’un au moins, Comment les dogmes finissent, fit du bruit en son temps ; quelques pages émues, vibrantes, d’une éloquence ardente et mélancolique : voilà tout ce que l’on connaissait de lui jusqu’à la fin du siècle dernier. Qu’on joigne à cela une étude un peu hautaine, mais sympathique, de Taine, quelques articles, comme toujours, pleins de suc et de substance, de Sainte-Beuve : cette « littérature » avait à peu près suffit à Ollé-Laprune pour écrire sur Théodore Jouffroy un livre ingénieux, exact, pénétrant, et qui, aujourd’hui encore, se lit avec grand profit. Depuis lors, en un volume qui, ce me semble, n’a pas été assez remarqué, Adolphe Lair a publié la très intéressante correspondance du philosophe avec ses deux amis Damiron et Dubois : un Jouffroy assez nouveau y apparaissait par endroits : un Jouffroy cordial et gai, généreux, curieux de tout, grand liseur de romans, par-dessus tout poète et artiste. Dans l’étude très fouillée qu’il vient de consacrer à l’auteur des Mélanges philosophiques, M. Pierre Poux a bien mis en relief les principaux traits de cette originale figure ; et il nous révèle en même temps, en publiant le Cahier vert, recueil de pensées où le disciple de Cousin consignait au jour le jour les résultats de son expérience, le Jouffroy moraliste que nous soupçonnions bien un peu, mais qui, désormais, se montre à nous en pleine lumière. En usant de tous ces secours, je voudrais, à mon tour, esquisser l’attachante physionomie morale de ce Vauvenargues de l’éclectisme.

 

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Il est né en 1796, dans un village perdu du haut Jura français, où les mœurs s’étaient conservées simples, graves, un peu patriarcales. Son oncle était prêtre insermenté ; son père, paysan aisé, était un robuste chrétien que la foi révolutionnaire n’avait pas entamé tous deux, taillés en hercules, et le second « une espèce de Rob Roy, la terreur des gendarmes et la providence des émigrés ». La mère, excellente ménagère, sensée, prudente et fine, ressemblait à son fils. Celui-ci, dans ce milieu modeste et pieux, mais peu banal, acquit de bonne heure une certaine hauteur un peu dédaigneuse de pensée, l’habitude du recueillement et de la vie intérieure, et, en même temps, un goût très vif de la nature : il s’intéressait aux choses et aux travaux de la campagne ; à l’occasion, il en prenait sa part, et on le voit, à vingt-six ans, professeur déjà réputé, « faire ses foins », comme un vulgaire fermier.

L’enfant promettait : on l’envoya au collège, à Lons-le-Saulnier, puis à Dijon. À ses moments perdus, il rimait, lisait beaucoup, surtout des romans, ceux de Florian, de Mme Cottin, de Bernardin, – il met Paul et Virginie bien au-dessus d’Atala, – il s’essayait même à des comédies. À Lons-le-Saulnier, quoique les professeurs fussent des prêtres, Voltaire et Rousseau avaient leurs entrées, probablement secrètes ; un vent d’incrédulité soufflait sur cette jeunesse, et il est à croire que Jouffroy, lui aussi, en fut atteint. À Dijon, en 1813, un inspecteur général le remarqua et lui proposa de le faire entrer à l’École normale : il souhaitait sans doute, avec tous les siens, « la chute du tyran » et il fut ravi d’échapper à la conscription : il accepta.

Il ne semble pas que Paris lui ait été un enchantement : son âme un peu solitaire, distante, vite effarouchée de provincial et de montagnard s’accommodait mal de la grande ville bruyante, et du strict régime intérieur de l’Ecole. Trois ans plus tard, y rentrant comme répétiteur, il se dit encore « malheureux de se lever matin, ennuyé des longues messes et des plats sermons, des petites vexations du chef, du portier, des pions et du règlement. » « J’ai quitté, disait-il encore, mon pays, ces personnes, cette maison, ce village que j’adore et dont le souvenir me fait pleurer, maintenant que je n’ai plus d’amis ici pour m’en adoucir le regret. Ah ! Damiron, vous ne concevez pas la force des choses qui m’attachent à ma patrie ; vous avez quitté votre province trop jeune et Paris n’est pas une patrie... De ma vie je n’ai eu le cœur si serré ; il a fallu pleurer et pleurer longtemps, quelque effort que je fisse pour raisonner et me convaincre moi-même de ma folie !... Je puis dire que je connus ce soir-là ce que c’est que le désespoir. » Pour un jeune homme de vingt-et-un ans, voilà une sensibilité qui pourra paraître insuffisamment virile. « Sa haute taille, nous rapporte Sainte-Beuve, ses manières simples et franches, une sorte de rudesse âpre qu’il n’avait pas dépouillée, tout en lui accusait ce type vierge d’un enfant des montagnes, et qui était fier d’en être ; ses camarades lui donnèrent le sobriquet de Sicambre. » Peu à peu, d’ailleurs, il s’apprivoisa et il sut se faire, parmi ses condisciples, d’excellents, de fidèles amis.

L’enseignement de l’École qui, la première année, fut exclusivement littéraire et historique, lui aurait peut-être laissé un assez médiocre souvenir si, en 1814, précisément, Cousin n’avait été chargé d’organiser, à l’École même, l’enseignement philosophique. Ce fut pour Jouffroy une révélation : il s’attacha au tout jeune maître de tout son cœur et de tout son esprit. Cousin, c’est entendu, n’était pas un vrai philosophe, et il y a eu trop de rhétorique, trop de charlatanisme et trop de politique dans son cas ; mais c’était un merveilleux excitateur d’esprits : il eut en Jouffroy, qui était essentiellement une « âme seconde », le plus enthousiaste et le plus candide des disciples. C’est qu’à vrai dire, le futur auteur des Nouveaux Mélanges était alors en état de grâce pour accueillir avec ferveur la bonne parole philosophique. Lui-même, dans une page justement célèbre, et qui dut déterminer, ou du moins encourager, plus d’une conversion à rebours, – celle de Renan entre autres, – nous a conté dans quelles circonstances il avait perdu la foi de son enfance, et comment, cessant d’être chrétien, il était devenu philosophe. On se rappelle cette « nuit de décembre » aussi fameuse et aussi pathétique que celle de Musset, et que Taine a jadis si éloquemment commentée. Pourquoi faut-il que cet émouvant récit ne soit pas exactement daté, et que ses amis puissent soupçonner l’auteur d’avoir un peu arrangé la réalité, d’avoir ramassé en cette « nuit » symbolique d’autres « nuits » peut-être aussi décisives, eu tout cas, bien des impressions antérieures, bien des « moments » d’une évolution intime qui semble avoir remonté assez haut, bref, d’avoir quelque peu sacrifié à l’effet littéraire ? La page reste admirable et d’une très suffisante vérité morale : elle nous explique à merveille pourquoi Jouffroy s’éprit de Cousin et d’une philosophie qui n’était point sans ressembler à celle du Vicaire savoyard.

Jouffroy a été, comme l’on disait alors, un héros ou une « victime du doute », et si les lettres de jeunesse, – celles du moins que nous avons entre les mains, – ne traduisent pas cet état d’âme éminemment romantique avec toute la netteté, et toute l’éloquence que l’on pourrait souhaiter, ce n’est peut-être là qu’un pur hasard. En revanche, elles nous font bien saisir tout ce qu’il y avait dans cette âme de lyrisme inassouvi.

 

Quand d’épaisses brumes rampent lentement le long des montagnes ; que la bise rapide s’élance tout à coup du nord au midi ; le voile épais des brouillards est déchiré et des lambeaux épars fuient dans les airs ; d’immenses tourbillons de neige soulevés de terre s’agitent et tournent sur eux-mêmes, se confondent et remplissent l’air d’une vague poussière ; alors les cheminées disparaissent, de nouvelles montagnes s’élèvent, l’aigle et le corbeau fuient au plus haut des airs en poussant de lugubres cris, les loups sans asile hurlent de froid et de faim, tandis que les familles s’assemblent au bruit des toits ébranlés et prient Dieu pour les voyageurs !

 

Cette page, j’allais dire cette strophe, est antérieure de trois ans aux Méditations. À chaque instant d’ailleurs, – Adolphe Lair en avait déjà fait la remarque, – dans cette prose juvénile, les thèmes lamartiniens se reprennent et s’esquissent. Un jour, c’est l’Isolement, et un autre jour, c’est le Lac :

 

Le lac allongé se voyait jusqu’au fond, et ses rives et les villes nombreuses qui les couvrent se détachaient parfaitement de la surface de l’eau... La nuit était venue, et, tandis que la lune reposait sur nos têtes et blanchissait d’une pâle lumière ces vagues du lac, les éclairs sillonnaient les nuages obscurs devant nous et à notre droite... Nous avions trois rameurs qui faisaient voler la barque sur la face du lac... Le silence continuait et n’était interrompu que par quelques mots et le bruit des rames... Par une alliance d’idées subite et inspirée par tout ce qui m’environnait, le chant du Sanctus, Sanctus se trouva dans mon cœur et sur mes lèvres. Je l’entonnai à demi-voix ; mon voisin m’accompagna sur le même ton ; peu à peu les sons s’élevèrent, tout le monde s’en mêla, et les rives protestantes du lac d’Yverdon retentirent du sublime Hosannah in excelsis lentement et solennellement exécuté par dix voix réunies...

 

Relisez toute la lettre, qui est postérieure de deux ans aux Méditations. Il y a là non seulement du Lamartine, mais du Rousseau et du Chateaubriand. Né lui aussi « parmi les pasteurs », Jouffroy a senti comme personne la poésie de la nature, et, à plus d’une reprise, il a essayé de la rendre dans une langue chaude et nombreuse qui n’est pas indigne d’être rapprochée de celle de ses grands contemporains.

Assurément, il a subi leur influence. Mais il lui arrive aussi, en vertu d’une sorte d’harmonie préétablie, de concevoir et d’exprimer des sentiments et des idées qu’on attribue d’ordinaire plus exclusivement à d’autres. Âme ardente et chastement passionnée, très sensible au charme féminin, il a en lui aussi sa Sylphide, tout comme Chateaubriand, dont il n’avait pu lire les Mémoires d’outre-tombe :

 

Je rêvais jadis, je rêvais longuement et amplement... Je filais en paix mes amours solitaires ; je dessinais lentement le visage et la taille de mon amante idéale ; j’arrangeais l’un après l’autre tous les plis de ses vêtements, toutes les boucles de ses cheveux ; je décidais avec autorité quelle couleur auraient ses yeux, quelle forme sa robe blanche, quel son ses paroles. Dieux ! comme j’étais longtemps à me figurer sa chambre, et les bois qu’elle parcourait, et les gazons fleuris où je l’endormais ! Et ses aventures, et ses vertus, et ses discours, tout était composé à la longue, sans précipitation et sans effort ; aussi tout était beau, d’une beauté dont rien de mortel ne pouvait approcher...

 

Jouffroy n’a pas été mêlé au mouvement romantique ; mais, on le voit, l’état d’âme romantique ne lui a pas été étranger ; et si les circonstances s’y étaient prêtées, il aurait, lui aussi, pu jouer son bout de rôle dans la bataille d’Hernani.

Mais Cousin veillait. D’autre part, Jouffroy était le contraire d’un dilettante. La foi religieuse, en se retirant de son âme, avait laissé intact ce culte hautain du devoir qui était le trait distinctif de sa nature, et qui l’avait préservé, on le devine, de bien des passions vulgaires. « Peu de personnes, a dit Renan, ont le droit de ne pas croire au christianisme » ; et il n’est pas sûr que ce droit, dans l’ignorance tranchante de ses vingt ans, Jouffroy l’eût pleinement. Mais le scepticisme intellectuel et moral n’était point son fait. Incrédule, il détestait l’incrédulité. De la meilleure foi du monde, il s’imagina que la raison toute seule suffirait à reconstruire sur un fondement plus solide les salutaires convictions que sa juvénile raison mal défendue avait arbitrairement ruinées ; et avec une ardeur touchante il se mit à philosopher pour se refaire une croyance. Le résultat n’a guère répondu à son effort et, n’étant appuyés ni sur la religion, ni sur la science, les fragments de théories qu’il a laborieusement édifiés sont vite allés rejoindre dans la nécropole où ils dorment leur dernier sommeil les innombrables systèmes éphémères qu’a enfantés au cours des siècles l’inquiète pensée humaine.

Mais les choses n’en sont pas encore là. Dans la première fièvre de son orgueil intellectuel, enflammé par l’exemple et par la parole de Cousin, Jouffroy croit inventer la philosophie qu’il enseigne. Il s’est fait recevoir docteur par deux thèses sur le Beau et le Sublime et sur la Causalité. Répétiteur, puis maître de conférences à l’École normale, en même temps que professeur au collège Bourbon, il s’initie à la philosophie écossaise, et, les maladresses du pouvoir aidant, lui qui, naguère, s’était, au retour de l’île d’Elbe, enrôlé, avec Cousin, parmi les volontaires royaux, il éprouve de moins en moins de sympathie pour les défenseurs attitrés du trône et de l’autel ; il passe au libéralisme, et même, à la suite de Cousin et d’Augustin Thierry, au carbonarisme. De plus en plus, il se détache du christianisme, et, en dépit de sa prudence professionnelle, ses idées nouvelles durent percer plus d’une fois dans son enseignement, puisqu’un jour Royer-Collard le tança avec une sévérité qui, paraît-il, lui arracha des larmes. Cousin avait vu son cours suspendu en 1820. En 1822, l’École normale est supprimée, Dubois, puis Jouffroy destitués. Celui-ci du moins recouvrait sa liberté.

Sa réponse à ces tracasseries, ce fut l’article Comment les dogmes finissent. Il écrivit d’un seul jet, « sans une rature », cette déclaration de guerre au catholicisme, qui ne parut d’ailleurs que deux ans plus tard. M. Pierre Poux a réimprimé dans son livre ce célèbre factum qui, s’il était publié aujourd’hui, passerait fort inaperçu. Nous en avons vu tant d’autres ! On a tué tant de fois des morts qui se portent bien ! Mais, à l’époque de la Restauration, les esprits étaient moins blasés que de nos jours ; les passions politiques et religieuses étaient très excitées ; de plus, la personnalité morale de Jouffroy prêtait à ses propos une autorité indéniable. Très sincèrement, il se croyait appelé à fonder, ou du moins à collaborer à la fondation d’une sorte de religion laïque, purement rationnelle, exactement adaptée aux besoins de l’homme moderne, surtout à ses besoins moraux, et qui nous fournirait enfin la solution, – une solution non chrétienne, – de l’angoissant problème de la destinée humaine. Ce problème, dont l’obsession lui venait, à son insu, du christianisme, a été, toute sa vie durant, la grande hantise de Jouffroy, et sous mille prétextes, il y revenait toujours. N’ayant plus de chaire officielle, mais désireux de communiquer les vérités qu’il croyait avoir découvertes, il ouvrit chez lui, dans sa petite chambre de la rue du Four-Saint-Honoré, un cours privé, à l’usage de quelques rares privilégiés. Sainte-Beuve, qui fut un de ces privilégiés, a vivement décrit la physionomie presque religieuse de ces prédications philosophiques qui avaient lieu une fois par semaine.

« Quand les quinze ou vingt auditeurs s’étaient rassemblés lentement, que la clef avait été retirée de la porte extérieure et que les derniers coups de sonnette avaient cessé, le professeur, debout, appuyé à la cheminée, commençait presque à voix basse, et après un long silence. La figure, la personne même de M. Jouffroy est une de celles qui frappent le plus au premier aspect, par je ne sais quoi de mélancolique, de réservé, qui fait naître l’idée involontaire d’un mystérieux et noble inconnu. Il commençait donc à parler ; il parlait du Beau, ou du Bien moral, ou de l’immortalité de l’âme ; ces jours-là, son teint plus affaibli, sa joue légèrement creusée, le bleu plus profond de son regard, ajoutaient dans les esprits aux réminiscences idéales du Phédon. »

Le débit, d’abord un peu monotone et lent, s’animait peu à peu, s’élevait jusqu’à l’éloquence, et, dans le jour finissant qui « agrandissait la scène », on se séparait, ému, pénétré, « et en se félicitant des germes reçus ». Rarement, il faut en convenir, l’initiation philosophique a plus naïvement affecté le caractère d’une religion.

S’il faut en croire toujours Sainte-Beuve, Jouffroy avait une grande facilité de parole, mais une certaine « indolence de plume ». Bien qu’« il se déterminât malaisément à écrire », il écrivait pourtant, et le Globe, que dirigeait son ami Dubois, s’étant fondé en septembre 1824, il donna au nouveau journal une quarantaine d’articles sur les sujets les plus divers, qu’il ramenait à ses préoccupations essentielles : cela sans raideur du reste, sans dogmatisme excessif, essayiste autant que philosophe, critique littéraire même à l’occasion, multipliant les preuves de sa haute conscience, de son souple talent, de son active curiosité d’esprit. C’est au Globe que parut, en 1825, l’article Comment les dogmes finissent. Quelques-uns de ces articles ont une pointe assez vive dirigée contre le catholicisme et les catholiques. Il semble qu’il soit alors au premier rang de l’opposition libérale, politique et religieuse.

La Révolution de juillet éclate. Jouffroy, que le ministère Martignac a réintégré dans l’Université, est nommé maître de conférences à l’École normale ; il entre à la Sorbonne, puis au Collège de France, Puis à l’Institut. Et tandis que quelques-uns de ses amis du Globe « vont de l’avant », poussent à la roue démocratique et se font même les adeptes de la religion saint-simonienne, lui s’arrête assez brusquement, si même il ne réagit pas un peu contre ses propres tendances de la veille. Faut-il admettre que, suivant l’exemple de ces farouches révolutionnaires qui deviennent d’ardents conservateurs, dès qu’ils ont quelque chose à conserver, il se soit subitement assagi en redevenant un personnage officiel ? N’a-t-il pas été plutôt froissé dans ses intimes délicatesses par les puériles vulgarités du saint-simonisme, vers lequel les Sainte-Beuve et les Pierre Leroux s’efforcent de l’entraîner, et avec lequel il rompt vigoureusement en visière ? Ou encore, les progrès de l’âge, de la réflexion intérieure l’ont-elles guéri de certaines de ses illusions doctrinales ? Ou enfin, revenait-il tout simplement à sa vraie nature, qui semble avoir été plus timide que hardie, plus discrètement recueillie que bruyamment militante ? Nous ne savons trop, les documents directs et les témoignages extérieurs nous faisant ici défaut. En tout cas, le fait est là, certain : il y aura désormais dans les attitudes et dans la pensée de Jouffroy quelque chose d’un peu désabusé et comme un arrière-goût de scepticisme douloureux.

Sainte-Beuve, qui n’a rien négligé pour tirer Jouffroy du côté de la littérature d’imagination, du roman en particulier, – n’a-t-il pas tenté de le mettre en relations suivies avec George Sand ? – Sainte-Beuve devait savoir que plus d’une fois il s’était essayé à ce genre d’écrits. Mais l’avisé critique ne paraît pas avoir connu le Cahier vert, qui aurait confirmé ses vues sur « la psychologie réelle » de Jouffroy, laquelle, disait-il, « consiste en observations détachées plutôt qu’en système ». Cueillons, pour nous en convaincre, quelques-unes des pensées de ce discret moraliste.

 

La vie est comme un musicien habile qui combine de mille manières en nous les éléments de la nature humaine qui y sont. Chacune de ces combinaisons est un caractère. Le nôtre est celle qui persiste ; les autres ne sont qu’un moment ; mais cette existence passagère suffit pour nous en dominer une idée, et c’est avec cette idée que nous comprenons tous les caractères possibles que nous offrent le monde, les romans et l’histoire.

Si la grande morale tue la petite, la petite le lui rend bien.

Il ne faut pas livrer bataille aux passions ; il faut leur couper les vivres.

Si la jalousie survit à l’amour, c’est que l’amour-propre lui survit aussi.

On passe la moitié de sa vie à espérer le bonheur, et l’autre moitié à regretter cette espérance.

Il faut bien du goût pour échapper à celui de son siècle.

La nature est un symbole que notre âme nous explique ; nous le lisons mieux à mesure que nous nous connaissons davantage.

La vie nous console de mourir, et la mort de vivre.

Dieu est ce qui nous manque ; c’est pourquoi les grandes âmes sont plus religieuses que les petites.

Notre vie se passe à chercher Dieu, car elle se passe à chercher ce qui nous manque.

 

Cela est fin, ingénieux, pénétrant ; la pensée a du trait et du mordant ; la forme, sobre, aisément imagée, ne manque ni de vigueur, ni d’éclat ; l’accent est très personnel. Il serait assurément un peu téméraire de vouloir juger à fond un écrivain sur une cinquantaine de pages de sa prose, sur quelque deux cents pensées qu’on nous offre de lui. Il semble pourtant qu’on puisse dire que, si, par ce mince recueil, Jouffroy ne se classe point parmi nos grands moralistes, – un Pascal, un La Rochefoucauld, même un La Bruyère, – il est digne d’occuper un rang assez distingué parmi nos petits moralistes, entre Vauvenargues, par exemple, et Joubert.

« La religion, lisons-nous dans le Cahier vert, c’est la philosophie qui se baisse pour prendre les enfants. » Cette conception un peu bien aristocratique, peut-être, de la religion, on la retrouve au fond des leçons ou articles qui composent l’œuvre de Jouffroy après 1830. Mais il semble qu’au contact de la vie réelle, elle l’ait de moins en moins satisfait. Après avoir naguère, dans de belles déclarations romantiques, jeté feu et flamme contre le mariage, il s’était marié en 1833 avec « une femme sans fortune, et qui n’était ni jeune ni brillante », mais qui lui « apportait une dot négative par sa modestie, son économie et sa science du malheur et de la pauvreté » : « c’est le mariage de Dominique », dit spirituellement M. Poux. Sentant bien que la philosophie, même « épurée », ne saurait servir de guide à tous les hommes, il se retourne du côté du christianisme, dont la disparition ne lui paraît ni souhaitable, ni même possible ; il le proclame « aux trois quarts vrai », et s’il admet à vrai dire « qu’il doive subir une épuration et recevoir une forme nouvelle et des additions notables », il faut reconnaître que ce langage, tout vague qu’il soit, est assez différent de celui qu’il tenait à l’époque de l’article Comment les dogmes finissent.

En même temps, sa santé, qui n’avait jamais été très robuste, fléchissait, et il subissait les premières atteintes du mal qui devait l’emporter. En 1836, pour se rétablir, il se fit donner par Guizot une mission en Italie, où il resta huit mois. Ce fut presque le dernier rayon de cette existence mélancolique : il retrouva sa verve de jeunesse, son âme de poète et d’artiste pour décrire, en de longues lettres à ses amis, les mœurs et les paysages, les monuments et les types : ses pages sur Assise sont curieuses à relire aujourd’hui. Rentré en France, repris par l’enseignement, la méditation philosophique et la vie d’action, – il était entré à la Chambre, – toujours absorbé par l’énigme de la destinée humaine, parfois il se flattait de pouvoir réconcilier la foi chrétienne, – une foi peu rigide et peu dogmatique, – avec le libre et ardent spiritualisme dont il était épris ; d’autres fois, il en doutait douloureusement et c’est ce sentiment qui paraît lui avoir dicté le célèbre discours où, devant des collégiens, un jour de distribution de prix, il s’attardait tristement à contempler la pente descendante de la vie, « le pâle soleil qui l’éclaire, et le rivage glacé qui la termine ». Pourtant, il est visible que « si le mystère et le miracle l’arrêtaient encore à la porte du sanctuaire », au témoignage de son ami Dubois, et l’y ont sans doute toujours arrêté, à mesure qu’il vieillissait, il se rapprochait de plus en plus du christianisme. « Monsieur le curé, disait-il dans les tout derniers jours de sa vie, à l’abbé Martin de Noirlieu, tous ces systèmes ne mènent à rien : mieux vaut mille fois un bon acte de foi chrétienne. » On voudrait croire que cette âme partagée et inquiète avait enfin trouvé l’apaisement de son inquiétude.

 

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On se rappelle les pages pleine de verve et d’humour des Philosophes classiques, où Taine, transportant Jouffroy dans un autre siècle, « gardant l’homme », mais « refaisant les circonstances », l’imaginait né en 1860, dans le comté de Kent, et faisait de lui un Anglais protestant, philosophe et bien portant. La vérité est peut-être à la fois plus simple et plus complexe. Jouffroy nous représente excellemment ces agrégés de philosophie, comme nous en avons tant connu, qui, dans l’ivresse des premières idées générales, faisant, à l’instar de Descartes, « table rase » de toutes leurs croyances antérieures, reconstruisent superbement le monde, expliquent intrépidement la vie et se flattent de faire tenir l’univers et l’homme dans l’enceinte d’un bref syllogisme. Ils se croient « philosophes » ; ils veulent l’être ; et ils se livrent, toute leur vie durant, à d’inutiles spéculations. Plus modestes, ils auraient pu être d’aimables et fins lettrés, d’ingénieux historiens, d’élégants essayistes, de pénétrants moralistes, et leurs œuvres, plus durables, auraient heureusement bénéficié de la subtilité ou de la force de pensée qui leur a été réellement départie. Ils ont dédaigné les Muses, et les Muses se sont vengées.

Pareille aventure est arrivée à Jouffroy, et l’on peut, à l’exemple de Taine, lui recomposer une carrière idéale. Il n’est pas entré à l’École normale : il n’a pas connu Cousin ; il n’a pas cru devoir se travestir en philosophe. Il est né avec une âme vibrante et mobile de poète et d’artiste ; il aime passionnément la nature ; il a une profonde vie intérieure ; il a des idées et de beaux dons d’écrivain ; il sait observer, décrire et peindre. Il fréquente chez son compatriote Nodier. Il fait partie du Cénacle. Il s’est lié d’amitié avec Lamartine, avec Victor Hugo, avec Sainte-Beuve et Vigny surtout. Il a essayé la poésie et le théâtre ; il a composé de curieux et suggestifs essais de critique littéraire et morale ; surtout il a obéi au vœu de son ami Sainte-Beuve, et il a écrit de nombreux romans où il s’est exprimé tout entier et dont l’intérêt dramatique et vivant est comme rehaussé par la noblesse de l’inspiration et par la richesse pénétrante de l’observation morale. Mort trop jeune pour avoir donné toute sa mesure, il a laissé une œuvre intéressante, et qui compte, et qu’on relira longtemps encore. Et il aura été quelque chose comme le Bourget du romantisme.

 

1er septembre 1928.

 

 

 

Victor GIRAUD, Portraits d’âmes, 1929.

 

 

 

 

 

 

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