Psychologie religieuse et littérature

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Pierre GODMÉ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Henri MASSIS.

 

I

 

Georges Sorel était de la petite troupe de ces esprits aigus qui sur les routes de l’intelligence jouent dans chaque siècle le rôle périlleux d’éclaireurs. Il excellait à frayer, dans le désarroi des tendances intellectuelles de son époque, de profonds chemins de lumière. Entre tous, il savait, malgré des erreurs constructives étonnantes chez un génie de son rang, discerner parmi le fatras des possibles, les puissances fécondes qui se réaliseront demain.

Aurait-il eu raison, une fois de plus, lorsque, parvenu au couchant de sa vie, il confiait à l’auditoire brûlant des Cahiers de la Quinzaine : « Je crois reconnaître à certains indices que déjà commence à se former l’ère qui attribuera la place qui convient à la métaphysique du mal. »

Longtemps après les Diaboliques du Connétable et les Possédés de Dostoïevsky, le récent roman de M. Georges Bernanos viendrait-il apporter, du point de vue de la psychologie religieuse moderne, un témoignage nouveau à l’appui de la prévision sorélienne ?

Certes, la réalité de Satan telle que l’Église la définit dans le poignant chapitre du rituel consacré aux exorcismes, est encore très loin de s’imposer à bien des esprits modernes ! Les catholiques eux-mêmes n’en font-ils pas trop abstraction ?... Ne voudraient-ils pas, en trop grand nombre, jetant un voile sur le dogme de l’Enfer, « habiller, comme dit Claudel, notre pauvre vieille mère l’Église avec des corsets droits et des chapeaux à cloche, et cela est plus ridicule qu’odieux 1 ! »

Depuis le temps où le Malin hurlait de rage sous le talon de la Vierge au portail de nos cathédrales, une certaine apologétique chrétienne n’a-t-elle pas tout fait – avec Malebranche et, plus tard, les romantiques en particulier – pour ne pas aborder de front le redoutable problème du mal ?...

Cette surprenante méconnaissance aurait certes pu constituer un grave obstacle à la compréhension d’un roman comme celui de M. Bernanos, dont le sujet tout entier se situe « Sous le soleil de Satan » ; car « c’est une grande gêne pour l’artiste d’être désaccordé du rythme intellectuel de son temps 2 ».

Par bonheur, des poètes se sont levés qui possédèrent au plus haut degré, et jusqu’à l’obsession, le sens de la réalité vivante de Satan : Baudelaire et Rimbaud. Vinrent ensuite Barbey d’Aurevilly, Villiers de l’Isle-Adam et le « mendiant ingrat » qui reconnurent la puissance de ce « lion rugissant » avide de dévorer les âmes. L’œuvre de Claudel surtout, toute entière baignée des ondes de la Grâce, restitua au domaine littéraire ce sens catholique et vivant du bien et du mal, que notre Robert Vallery-Radot a si puissamment évoqué dans son prestigieux « Devant les idoles ».

Il n’est pas jusqu’à M. André Gicle qui, dans sa perversité subtile, ne reconnaisse l’Être au principe du Mal, pour en faire le centre même de son esthétique et la délectation secrète de « son trouble intérieur 3 ».

Et Marcel Proust lui-même, qui dans toutes ses œuvres ignore Dieu et la notion catholique du péché, n’avoue-t-il pas avec une sorte de mélancolie révélatrice : « Mon sort était de ne poursuivre que des fantômes 4. » Il y a là un aveu singulier qu’il faudrait rapprocher de celui que le grand analyste Jacques Rivière faisait lors de sa crise d’avant-guerre : « Il n’y a pour moi que le christianisme de Claudel ou le néant. » Heureux, en effet, mille fois heureux l’artiste qui a planté la croix au centre de son carrefour et qui possède pour apaiser son esprit et son cœur, pour élargir sa vision, pour discipliner son art, les inébranlables synthèses catholiques !...

Ce bienfait de la psychologie religieuse, beaucoup d’écrivains contemporains, de Baumann à Artus et à Cocteau 5, l’ont compris. La vie profonde et les vastes échanges entre les âmes dans la « communion des Saints », la lutte livrée au plus intime de notre être entre Satan et Dieu, tout cela retient, conquiert et fascine un bon nombre des meilleurs esprits d’aujourd’hui. L’aveu de Rivière, des milliers de bouches le reprennent dans le désarroi de leur douleur abandonnée. Pour ceux qui savent, sous l’anarchie des tendances, découvrir les courants en profondeur, nous sommes, comme le dit Léon Daudet, « en plein événement mystique 6 ».

Jamais, sans doute, une génération n’avait été plus visiblement, plus atrocement partagée entre la tentation et la grâce, entre Dieu et Satan. Jamais on a mieux discerné sous les appétits contradictoires les forces jaillissantes des esprits mis à nu par trois siècles de protestantisme et de déséquilibre intérieur. Jamais le dogme catholique de la réalité de Satan n’a plus exactement expliqué les âmes.

 

 

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                « Le démon dans ma chambre haute 7

                Ce matin est venu me voir... »

 

Il y est entré avec le livre poignant de M. Bernanos ; tentateur subtil et tenace qui sait, par des approches insoupçonnées et par des tranchées invisibles, forcer les cœurs les mieux défendus et les plus hauts... Il y est entré, mais non pas seul. Une silhouette, étrangement humaine et surnaturelle à la fois, l’accompagnait : celle du saint curé de Lumbres qui, par la vertu pénitente de sa vie, convertit Mouchette la fille perdue à l’heure des suprêmes retours ; mais qui pour être un saint n’en est pas moins un homme ; sujet aux tentations les plus insidieuses et les plus fortes : le désespoir et l’orgueil.

Tout le sujet du roman est là, dans ce combat intérieur qui a pour champ l’âme simple et déchirée du vicaire de Campagne, pour antagonistes Dieu et Satan, pour sang versé les mâles pleurs d’un cœur qui tour à tour s’exalte et s’abandonne, étreint éperdument la Croix ou se laisse un moment séduire par les yeux mobiles du maquignon, figure de Satan renouvelée du grand Benson.

Cependant, si haut que l’on puisse placer l’auteur de « La Lumière invisible », Bernanos se classe, à notre avis, fort au-dessus... En effet, dans Benson, comme d’ailleurs chez Louis Artus, une solide charpente extérieure soutient l’œuvre. Les manifestations du Malin sont visibles ; il opère des changements mauvais, non seulement dans les âmes mais encore sur la matière... Ici, rien de tout cela, tout le drame est psychologique. Si Bernanos nous avait peint, comme Benson, un démon qui corrompt en s’y réfugiant, une miche de pain dorée, l’esprit moderne se serait sans doute révolté et de sceptiques sourires auraient fleuri sur bien des lèvres... Ici l’auteur impose littéralement l’existence des deux grands acteurs invisibles de sa tragédie spirituelle. Dieu et Satan y vivent de leur vie propre ; ils agissent dans l’âme du curé de Lumbres exactement comme nous les sentons agir en nous. Aussi nous semblent-ils plus réels, plus présents encore que les visages de chair que Bernanos évoque d’une plume puissante. Rien dans la psychologie de l’abbé Donissan ne serait explicable sans la grâce, rien en lui ne serait possible sans Satan. Les secrets replis d’un cœur livré à lui-même, les plus hautes tendances d’une âme ne suffisent pas à déchaîner pareilles tempêtes, pareilles tortures et pareille victoire. Le surnaturel s’impose.

Tout le postule, tout l’appelle, tout le crie.

Nous avons franchi avec Bernanos les bornes périssables de la chair ; parfois même les régions sereines de l’intelligence sont dépassées ; d’un coup d’aile nous atteignons les horizons lointains où les lueurs et les ombres parlent plus de Dieu et de Satan que des hommes...

Et c’est si vrai que l’unité de l’œuvre est réalisée par les sommets. Apparemment rien de plus mal construit que ces épisodes disjoints où apparaissent tour à tour Mouchette et ses débauches, l’abbé Menou-Segrais et ses craintes ecclésiastiques, le saint de Lumbres et ses tentations vaincues, M. Saint-Marin et son visage bellement flétri de vieillard qui n’attend plus rien de la vie...

Eh ! bien si, la première lecture achevée, on essaie dans le secret de son esprit d’opérer une synthèse reconstructive, on saisit alors la merveilleuse cohésion intérieure de l’ouvrage. Le soleil de Satan y jette vraiment sur les visages et sur les choses un jour unique.

L’ouvre de M. Bernanos appartient à ce genre très spécial et très difficile de romans que M. Émile Baumann qui s’y connaît ne craint pas d’appeler « romans théologiques ». Il faut ici, pour comprendre, juger de l’intérieur et du centre même des âmes.

C’est ce que M. André Thérive a oublié...

 

 

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Un critique compliqué, qui signe Anselme dans un quotidien de Paris, et dont les mauvaises langues chuchotent tout bas qu’il se nomme encore André Thérive, se refuse à admettre le livre avec un courage qui point sous la prudence des mots. « Roman impossible », écrit-il en titre de son papier. Impossible ?... Oui, parfaitement, M. Thérive déclare impossible une œuvre conçue, bâtie et puissamment réalisée ! Il accuse M. Bernanos d’avoir accumulé à plaisir des difficultés insurmontables, et pour preuve de son allégation, il ne craint pas de citer le sage Boileau :

« De la foi d’un chrétien les mystères terribles... »

– C’est bon, vous devinez le reste !... Donc, M. Thérive va nous rendre compte de ce roman déclaré impossible a priori sur la foi du bourgeois d’Auteuil qui ne prévoyait guère, sans doute, une pareille application de ses verdicts.

Premier grief d’Anselme contre Bernanos : « La progression, le dramatique et au sens grossier du mot (hélas) le vraisemblable manquent dans ce récit. » La remarque est évidemment subtile. C’est de la part de M. Thérive une bien grande habileté que de reprocher à une œuvre toute entière située « à l’intérieur » de manquer de vraisemblable et d’action ?

Mais... ne jugeons pas sur les apparences et voyons plutôt le fond du procès. M. Thérive a bien du mal à admettre qu’une œuvre qui fleurit en plein dogme catholique ne soit pas une œuvre manquée, ou mieux encore une œuvre impossible.

Nous voici donc ramené par Anselme à l’éternel problème des relations de l’art et du catholicisme. Faut-il rallumer le débat, au risque de paraître importun ? Après tout, pourquoi pas, s’il reste quelque chose à dire !...

 

 

 

II

 

LA VALEUR DRAMATIQUE

DE LA PSYCHOLOGIE RELIGIEUSE

 

Personne n’est encore venu, à propos de M. Bernanos, réduire le problème aux données mal posées d’une soi-disant incompatibilité de l’art et de la morale. Et c’est déjà un gros point d’acquis.

La querelle sur l’Oronte n’aura pas été tout à fait inutile, quoi qu’en dise M. Brémond !...

En effet, que tels ou tels passages de « l’Histoire de Mouchette » scandalisent une morale puritaine à laquelle quelques esprits bien intentionnés voudraient abaisser le catholicisme, peu nous en chaud ! D’ailleurs qui donc oserait dans le cas présent reprendre la défense de ce moralisme périmé ?... Il y a heureusement des bêtises qu’on ne peut plus dire depuis l’étude définitive d’Henri Massis dans ses « Jugements ».

Pour personne, catholique ne signifie plus uniquement moraliste. La religion qu’enseigne l’Église exige d’abord la foi en certains dogmes qui seuls lui permettent d’imposer aux hommes une règle de vie. Le mal existe au sein de la société chrétienne, mais il y existe à son rang de châtiment et de privation de bien. Et la meilleure preuve de tout cela c’est que l’Église met à la disposition de ses fidèles un sacrement de pardon destiné à arracher les cœurs au flot montant du mal...

Le catholicisme n’est pas un règlement de police à l’usage des âmes, mais une ordination de toute la vie à la vérité même. Il réalise incomparablement l’unité supérieure du moral et de l’intellectuel. II n’insère pas, comme le croyait Barrès, la morale dans l’art ou dans la vie, il est la vie...

Ceci est un point solidement acquis, que nul depuis la fameuse querelle n’a plus osé contester. Si quelque étourdi venait à l’oublier, il vaudrait mieux passer avec un sourire attristé. On n’ouvre pas les yeux de celui qui ne veut pas voir !...

Quant à M. Thérive, sa position est à la fois plus délicate et plus perfide que l’ancienne position de Barrès. Il ne considère pas l’artiste catholique comme gêné par les exigences morales de sa religion. Il accuse le roman théologique, non pas d’être illégitime à cause des restrictions qu’il impose à la liberté de l’artiste, mais d’être impossible, irréalisable à cause même de son caractère surnaturel. « On attend toujours, écrit-il, des précisions sur l’ineffable, l’expression de l’inexprimé ; bien entendu cela n’arrive jamais, cela sort des données du problème... » Et, résumant le fond même de sa pensée, il ajoute : « Le surhumain n’est pas fait pour la littérature qui n’est qu’humaine. »

La position de M. André Thérive est donc claire et son grief est double contre le roman théologique. Il manque d’abord de dramatique et de vraisemblance. Il est en outre téméraire, car il veut enfermer – dit Anselme – le surnaturel dans des formules humaines.

 

 

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S’il est un fait incontesté dans la psychologie individuelle, c’est bien celui d’une lutte incessante entre deux puissances en nous, entre deux courants qui se croisent, entre deux forces qui s’affrontent au carrefour même de notre vie intérieure. Et pour un romancier, croyant ou incroyant, ce combat intime est le seul élément dramatique qui lui vienne de l’intérieur de son héros. Un personnage de roman ne nous saisit qu’autant que nous le sentons partagé entre deux tendances contraires, qu’autant que nous sentons un trouble profond en lui.

Cette nécessité du « trouble intérieur », le plus subtil des analystes modernes, M. André Gide, l’a bien reconnue. Aussi nous révèle-t-il dans ses héros cette lutte entre nos désirs et notre dignité, entre nos aspirations et notre volonté de les dominer ou de les utiliser. Mais chez Gide, sous ces mots de désir, de dignité, d’aspiration : qu’y a-t-il ? Un ensemble d’habitus acquis par l’expérience ?... De pures conventions ? ou des réalités profondes ?... Des forces distinctes ou incorporées à l’homme ?

M. Gide est incapable de le dire, incapable d’éclaircir lui-même ses propres analyses et de nommer ces forces mystérieuses qui luttent en lui. Aussi conclut-il à l’immoralisme...

« Il y a dans tout homme deux positions simultanées (et c’est Gide qui souligne), l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. » L’auteur des Faux-monnayeurs – « cette œuvre manquée », dit avec raison Bernanos – éprouve, sans pouvoir la sonder, toute la vérité riche de souffrances du mot de Baudelaire... Ne pouvant ni ne voulant, par perversion intellectuelle et par orgueil, voguer vers Dieu, Gide s’est attaché à la barque de Satan et s’est fait son sujet et son panégyriste. Impuissant à expliquer la psychologie des hommes normaux, Gide s’est jeté dans le morbide, le spécial, l’étrange ; et cela précisément parce que ce problème du bien et du anal hantait son œuvre. Les moyens lui manquant de « tenir les deux bouts de la chaîne », il s’est accroché désespérément au mal. Ainsi devient-il véritablement démoniaque avec son « âme affreusement lucide dont l’art s’applique à corrompre 8 ».

Le plus pervers et le plus retors des romanciers modernes n’a pas donc pu écarter de sa route ce problème inéluctable. N’ayant pas la foi, il n’a pas pu en sonder les abîmes. Et toute la faiblesse de sa psychologie est là, là se trouve la raison de l’échec de ses « Faux-monnayeurs » et, plus encore peut-être, celle du fiasco de ses « Caves du Vatican » qu’il n’a même pas trouvé la force et les moyens de terminer. « Il n’y a pas d’œuvre d’art sans la collaboration du démon », affirme André Gide. Du point de vue psychologique où il se place, c’est vrai. Mais à lui seul Satan ne suffit à rien...

Satan et Dieu, voilà toute l’explication des mystères profonds de l’âme, la clef de cette énigme que « le romancier est très fier de trouver après une foule d’expériences et que sait depuis longtemps le plus petit clerc 9 ».

On a voulu faire croire que le catholicisme était l’art de vivre, dans une quiétude bourgeoise, « avec tous ses péchés qui sont comme s’ils n’étaient pas, pourvu que nous les tenions cachés 10 ». Rien n’est plus stérile, ni plus faux. « Je ne suis pas venu pour apporter la paix mais le glaive », affirme le Christ à ses disciples de toujours. Le ferment spirituel de la Grâce que le baptême dépose dans l’âme du catholique, ne lève pas sans rencontrer des obstacles, des résistances, des inerties coupables qui déchaînent les plus ardents tourments et les luttes les plus sacrées. « La force du christianisme, c’est qu’il est un principe de contradiction 11. » Henri Massis nous le dit et sa parole sonne la vérité. Le Christ apporte aux âmes, sur la terre, non pas la quiétude paresseuse mais la croix. La religion n’est pas la fin de la recherche douloureuse, mais elle lui fixe un sens fécond. Elle n’est pas un Thabor d’où les yeux ne distinguent plus que la divine lumière, mais un Calvaire qui ouvre des horizons nouveaux sur les misères de Jérusalem. Elle n’est pas l’abandon du combat, car elle désigne à l’âme son plus redoutable ennemi, secret, insaisissable et puissant : Satan...

« Le jour où vous aurez reçu Dieu en vous, écrit Claudel à Jacques Rivière, vous aurez l’hôte qui ne vous laissera point de repos, ce sera le grand ferment qui fait éclater toutes les voies, ce sera la lutte, la lutte contre les passions, la lutte contre les ténèbres de l’esprit, non point celle où l’on est vaincu, mais celle-là où l’on est vainqueur... 12 »

Comment dès lors soutenir avec André Thérive que l’analyse des tréfonds de l’âme, faite de ce point de vue catholique, ne saurait fournir matière à un roman par manque de dramatique ?

Ces luttes, ces envolées, ces ravissements ; ces chutes et ces rechutes ; ces déchirements et ces ivresses, ces heures d’amour et ces heures de dégoût, ce Christ qui frappe à la porte de l’âme et qui n’est pas entendu parce que Satan prince des ténèbres y est entré par la fenêtre, comme un voleur ; cet incessant antagonisme entre ce qui monte et ce qui descend dans l’homme, quoi de plus poignant, de plus nuancé, de plus dramatique, de plus indiciblement vrai ?

Car le chrétien n’est pas passif devant les faits. Il réagit dans un sens constant. Il jette sur leur masque trompeur la lumière de ce qu’il sait. Par sa vie intérieure il résiste aux épreuves des évènements et, même lorsqu’il est submergé par le flot montant de ses fautes, il ne s’abandonne pas encore au courant. « Dominant le sentiment par l’idée et l’instinct par le sentiment, écrit magnifiquement Léon Daudet, tirant de la pitié et de la douleur des motifs d’espérer et d’agir, cette vie spirituelle reconquiert à mesure, de haut en bas, ce que les vicissitudes de la vie organique nous faisaient perdre de bas en haut. La lutte est continuelle 13. »

C’est précisément cette lutte que les mystiques appellent « le combat spirituel contre la concupiscence 14 ».

C’est l’assaut de la Chair contre l’Esprit, le défi jeté dans la nuit de l’âme par les obscurités de Satan aux lumières de Dieu.

Sans être un « mystique », le plus humble catholique, s’il est intelligent et fort de sa foi, sait les obstacles, les prévoit, les débusque, les nomme. Il sait le Malin et les secrètes ficelles qu’il tire, derrière le rideau frissonnant de nos états d’âme...

Tous les préjugés ne feront pas que cette mentalité catholique, infiniment riche, claire et souple ne fournisse à l’artiste un merveilleux ressort dramatique.

 

 

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Et que dire alors si, dépassant les limites de l’individu, nous considérons les splendides et dramatiques correspondances entre les âmes dans « la communion des saints » ? Que dire de la lutte gigantesque engagée contre le mal par les sacrifiés volontaires qui, comme l’abbé Donissan, offrent leurs affres et leur détresse, pour le rachat des autres... Que dire de ce prolongement de l’immense lutte de Gethsémani, qui, par les contemplatifs, perpétue l’agonie du Christ, jusqu’à la fan du monde !

Non, prétendre que notre catholicisme ne saurait guère fournir matière à l’art, c’est méconnaître son caractère humain ; c’est en faire tour à tour, comme Luther et Descartes, la chose d’une bête ou celle d’un ange. Nier son caractère dramatique, c’est le détruire ; car le catholicisme nous enseigne comme un dogme que l’Église toute entière de la terre est militante.

 

 

 

III

 

« MATIÈRE INEXPRIMABLE ? »

 

« Comme un homme qui vient d’être fait, comme une invention toute neuve et intacte

Toute puissance en moi a son objet et toute prière est un acte 15 ».

Il y a là l’expression aussi adéquate que le permet la pauvreté des vocables humains, de la correspondance magnifique qui existe entre les tendances profondes de l’âme et l’explication qu’en donne le dogme catholique. La religion y apparaît vraiment, sous son vrai jour, comme la réalisation complète de l’être...

Cela, M. André Thérive, malgré ses réticences subtiles, ne pourrait guère le nier. Le reproche qu’il fait à la psychologie religieuse considérée comme matière littéraire est à la fois plus fin et plus sérieux. « On attend toujours des précisions sur l’ineffable, écrit-il, bien entendu cela n’arrive jamais. Cela sort des données du problème. Le surhumain n’est pas fait pour la littérature qui n’est qu’humaine. »

Terrible reproche dont Anselme n’a sans doute pas sondé toute la portée !

Certes, nous reconnaissons, mieux que quiconque, la transcendance du plan surnaturel par rapport à la nature humaine. L’esprit, emprisonné en quelque sorte dans son vêtement de chair et cependant indissolublement uni à lui dans la communion d’une seule personne, n’arrive pas à percevoir d’une intuition immédiate les réalités spirituelles. L’homme n’est pas un ange, et c’est pour l’avoir cru que Descartes a ouvert les voies à l’idéalisme intellectualiste qui devait conduire à la raison pure de Kant. Mais de là à prétendre que l’homme est incapable d’exprimer les plus profondes réalités qu’il découvre en lui, il y a loin ! Dire que, pour un catholique qui vit de la grâce, qui sait la tentation et qui sait la prière, il est impossible d’exprimer, même d’une manière approximative, la lutte intérieure de son âme, sous prétexte qu’elle est surhumaine, c’est, à notre avis, condamner toute psychologie. Car enfin, si l’introspection vaut en psychologie, elle ne se dérobe pas à l’usage du romancier ; et si l’introspection est un procédé légitime de connaissance interne, M. André Thérive lui-même, qui est catholique, doit pouvoir exprimer confusément mais réellement sa foi. Car la foi n’est pas extérieure au chrétien, elle l’introduit dans la réalité même et non plus dans la réalité limitée à celle que perçoit l’observation naturelle. L’artiste catholique n’a donc pas à « faire du religieux ». Pour ordonner son art à sa foi, il n’aura qu’à reproduire totalement, intégralement l’ordre même des choses, avec les moyens que lui fournit sa raison et qu’affirme son art. Dieu y trouvera plus ou moins sa créature.

Hélas ! nous savons bien que les pauvres mots humains gardent sur les lèvres des hommes un étrange et âpre « goût de chair » ; nous savons qu’ils sont impuissants à étreindre la réalité spirituelle sous le manteau de musique dont ils la vêtent. Mais n’est-ce pas précisément l’art de l’écrivain et son suprême mérite, que de restituer aux mots leur valeur originelle et de faire tendre l’expression transitoire, le signe fictif vers l’immuable essence des choses et l’ordre pérenne des êtres ?

Non seulement il n’est pas impossible à l’artiste de jeter dans les pauvres balbutiements de ses livres la certitude ardente qu’il a des plus profondes réalités, mais encore il faut remarquer combien le catholicisme grandit l’art parce qu’il le réalise pleinement.

« La liberté d’invention de l’art trouve sa limite normale dans la nature des choses réelles qui est leur vérité, dans la mesure du possible qui est leur raison 16. »

Or, oui ou non, les catholiques croient-ils que la foi les introduit au cœur même du réel ? Si oui, du simple point de vue de leur art, ils doivent tenir compte de ces réalités transcendantes – Dieu et Satan – et leur œuvre n’est pas complète si elle n’en révèle pas l’action. C’est aux sources mêmes de la vie que la foi jette ses amants et ces sources chantent des musiques divines qui saisissent l’homme tout entier et que seuls peuvent redire ceux qui les ont une fois possédées dans le silence de leur cœur purifié.

C’est ici qu’il faudrait rappeler le grand principe thomiste : « La parfaite connaissance est identique à l’amour. »

Le surnaturel n’est absolument inexprimable que pour celui qui n’a jamais été blessé d’amour divin... Il est au contraire le suprême objet des désirs de celui dans lequel la plaie ouverte par le Christ est encore saignante.

Pour faire œuvre catholique, il faut commencer par prier. « L’art pour Dieu suppose Dieu dans l’âme. Avec l’Eucharistie, vous pourriez l’impossible, toucher la poésie sans en mourir 17. »

Sans doute cet art divin est-il réservé à un petit nombre d’élus qui savent et le bien et le mal, et la tentation et la grâce. Il suppose à la fois des moyens supérieurs et une profonde connaissance des âmes qui se tourne en un grand amour... Mais après tout ne serait-ce pas là la suprême récompense de ceux qui savent retrouver Dieu dans le langage voilé de sa créature ?

 

 

*

*    *

 

Il y a vraiment autre chose dans notre christianisme, autre chose que de l’inexprimable.

Il renferme ces choses invisibles, cette réalité souterraine qui à la longue saisit notre raison et nous étreint le cœur. Certes on ne saurait mesurer le surnaturel au compte-gouttes impuissant des mots. La réalité religieuse déborde de tous côtés la misère de nos vocables d’un jour, mais ceux-ci n’en peuvent pas moins jeter un reflet, imparfait sans doute, mais sincère de ces choses qui nous sont chevillées au fond de l’être. Aucune forme muable ne contiendra jamais la réalité mystique, n’éteindra le surnaturel ; le surnaturel et le mystique n’en confèrent pas moins à la forme un resplendissement supérieur : « ce resplendissement de la grâce que les Anciens n’ont pas connu 18 ».

Et ce resplendissement de la grâce n’est pas un vain mot. On le sent éclater à travers les œuvres d’Hello, de Benson, de Bloy, de Barbey, de Villiers de l’Isle-Adam. M. André Thérive prétend qu’il « fatigue les âmes simples ». Il ne lasse au contraire que celles qui ignorent la simplicité de ceux dont l’Apôtre pouvait dire « Oculus simplex ».

L’humble oraison du chrétien ouvre à l’artiste des perspectives insoupçonnées, des abîmes d’âmes. Tantôt elle est poussée éclatante de sève, lumière ardente, jaillissement droit. Tantôt elle est ordre, harmonie, équilibre et paix.

C’est au resplendissement de la Grâce que toute une génération doit d’avoir retrouvé dans Claudel « l’impression vivante et presque physique du surnaturel ». C’est lui qui jette de puissantes clartés sur l’œuvre de M. Bernanos.

C’est grâce à lui qu’au delà des apparences la vision catholique presse les substances et recreuse les cryptes de l’âme.

Le resplendissement de la Grâce marque au front l’art humain transfiguré par l’Amour, il en fait « l’art de l’humanité rachetée ».

 

 

 

Pierre GODMÉ.

 

Paru dans La Revue fédéraliste en juillet 1926.

 

 

 

 

 

 



1 P. Claudel. Correspondance avec Jacques Rivière, p. 111. 

2 Jacques Maritain. Grandeur et Décadence de la Métaphysique. 

3 L’étude consacrée à André Gide par M. Henri Massis dans ses Jugements. 

4 Marcel Proust. Sodome et Gomorrhe, t. II, chap. III, p. 36. 

5 Voir le rappel à l’ordre et la lettre à M. Maritain récemment parue. 

6 Léon Daudet. Le rêve éveillé. 

7 Baudelaire. 

8 H. Massis. Jugements. A. Gide. 

9 G. Bernanos. Interview avec F. Lefèvre. 

10 P. Claudel. Feuilles de Saints. 

11 H. Massis. Jugements. 

12 P. Claudel. Correspondance. 

13 Léon Daudet. Le Rêve éveillé. 

14 St Jean de la Croix. 

15 Paul Claudel. Corona Benignitatis Anni Dei

16 Ch. Maurras. Romantisme et Révolution. 

17 J. Maritain. Réponse à Jean Cocteau. 

18 J. Maritain. Art et Scolastique.

 

 

 

 

 

 

 

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