La civilisation chrétienne est-elle en péril ?

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Graham GREENE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

JE DOIS avant tout vous dire combien je suis sensible à l’honneur que vous me faites en m’invitant à parler aux « Grandes Conférences Catholiques ». Mon seul regret est de ne pouvoir m’exprimer en français, aussi vous suis-je très reconnaissant de vouloir bien m’écouter dans ma propre langue. Cet honneur que vous me faites s’ajoute à celui de m’avoir placé sur cette estrade aux côtés de M. Mauriac que, depuis mon adolescence, je considère comme le plus grand romancier vivant.

Le romancier français, sans doute parce qu’il continue une tradition ininterrompue d’état d’esprit, de pensée, de style chrétien, semble se mouvoir avec facilité parmi les abstractions : elles ont entouré son enfance, la liturgie lui est aussi familière que les chansons de sa nourrice. Dans les romans de M. Mauriac, lorsqu’une porte s’ouvre, nous avons, avant même de quitter les ténèbres pour entrer dans la pièce éclairée où sont réunis les personnages, la conscience immédiate des forces du Bien et du Mal qui se pressent contre les murs, appuient leurs doigts aux vitres, s’apprêtent à entrer en foule ; or cette conscience est en général bannie du roman anglais. C’est peut-être parce que nous habitons une île nordique où le soleil brille si spasmodiquement, où il arrive que nous soyons isolés du continent plusieurs jours de suite par le brouillard ou la tempête – une île où le Christianisme est venu en traversant la mer comme un voyageur étranger, que nous avons tendance à montrer des réactions d’un plus grand matérialisme, une imagination plus concrète que les habitants des terres ensoleillées qui peuvent se permettre le luxe de l’ombre. Le romancier anglais, suivant sa tradition, établie par Fielding et qui se continue jusqu’à nos jours en passant par Dickens et Trollope, a pris l’habitude de se passer de l’éternité. Dans les œuvres de Dickens, le Mal n’apparaît que comme un facteur économique et rien de plus. Le christianisme est une femme qui porte de la soupe aux indigents. Qu’elle est vivante l’image des rues dans le silence dominical, celle des petites impasses noires et sordides près du fleuve, celle des bâtiments de la prison, mais comme la vie de l’esprit y est sèche et terne ! Le Mal a perdu, chez Dickens, sa qualité surnaturelle : il est devenu une chose que la puissance de l’argent, un amendement de la loi, ou même tout simplement la mort peuvent abolir, car lorsqu’un personnage meurt, le mal meurt avec lui. Le roman anglais nous fait toujours vivre dans le temps.

« La civilisation chrétienne est-elle en péril ? » Pour chacun de vous, ces mots abstraits possèdent la solidité des statues ; vous cheminez au milieu d’eux comme un homme marche le long des chapelles surpeuplées d’une grande cathédrale – l’Immaculée Conception vous tend ses bras de pierre, le Sacré-Cœur est là, fait de bois peint et sculpté, les cierges brûlent d’une flamme tangible. Mais moi j’ai le sentiment d’être environné d’ombres – la civilisation est une chose que j’ai apprise dans les livres, le Christianisme est ce qui se passe ailleurs, hors de ma vue, peut-être dans un autre pays, certainement dans un autre cœur. Les grands mots ballottés claquent au vent dans mon esprit. Je ne puis y toucher qu’on ne leur ait donné forme humaine. Saint Thomas Didyme devrait être le patron des gens de mon pays, car il nous faut voir l’empreinte des clous et mettre la main dans les blessures avant de pouvoir comprendre.

Ainsi cette question devient-elle, avant même que j’aie pu la considérer, trois questions. D’abord, qu’est-ce qu’une civilisation chrétienne en termes de caractères humains, d’actes humains, de commerce humain de la vie quotidienne ? Deuxièmement, cette civilisation a-t-elle jamais existé et existe-t-elle aujourd’hui dans aucune partie du monde ? Ce n’est que si la réponse à cette deuxième question est affirmative qu’il nous sera nécessaire de nous demander si la civilisation chrétienne est en danger.

Il serait, il va de soi, commode d’adopter une attitude rigide et nettement définie : de présenter la civilisation chrétienne comme une organisation corporative de la vie humaine qui permettrait à toute âme de suivre, sans que ses semblables y missent le plus petit obstacle, l’enseignement du Sermon sur la Montagne. Alors, sans plus de façons, nous pourrions considérer notre époque, remonter dans l’histoire, et déclarer que semblable civilisation n’a jamais existé. Mais, en adoptant cette attitude, – et les ennemis du Christianisme se sont servis de ce genre d’argument – nous confondons la cité terrestre avec la cité céleste. La parfaite Imitation du Christ est impossible ici ; mais notre imperfection même est sanctifiée, car Dieu n’a-t-il pas imité l’homme, et le désespoir et l’échec de l’homme n’ont-ils pas été exprimés par Dieu Lui-même sur la croix ? Ne nous laissons donc pas égarer, dans notre définition de la civilisation chrétienne, par la présence de la guerre, de l’injustice et de la cruauté ou par l’absence de la charité. Tout cela peut exister dans un état chrétien. Ces marques ne sont pas celles du Christianisme, elles sont celles de l’homme.

Mais si nous renonçons à toute idée de perfection – ou même à la poursuite de la perfection –, quels indices espérons-nous trouver par quoi la civilisation chrétienne se distingue des civilisations païennes ? Peut-être, en vérité, ne pouvons-nous compter sur rien d’autre que sur l’esprit indécis, la conscience inquiète, le sentiment de l’échec personnel.

Naturellement, ce sens de la culpabilité était déjà présent dans la civilisation grecque ; il pèse sur le drame grec comme un épais nuage, mais c’est l’espèce de culpabilité impersonnelle qu’une littérature chrétienne aurait pu produire sur le thème de la chute de l’homme, s’il y avait eu la Révélation sans l’Incarnation, si nous avions connu l’échec personnel sans avoir reçu le modèle. L’excès dans la littérature grecque est synonyme de crainte, excès de richesse, de bonheur, de chance, de puissance, mais cette crainte n’est qu’une crainte abstraite ; l’homme fortuné croit à une justice en forme de pendule : il suit en même temps que tous ses semblables le mouvement du balancier ; il n’a pas conscience de l’échec individuel qui le sépare des autres hommes également fortunés.

Notre conviction que la conscience chrétienne soit la seule marque satisfaisante de la civilisation chrétienne se renforce du fait que cette empreinte a complètement manqué aux puissances païennes qui, très récemment, ont régné sur le monde. Comme ils se pavanaient, les Nazis à l’heure de leur triomphe, et comme ils se sont trouvé des justifications dans leur chute ! Comme ils ont suivi délibérément et explicitement cette doctrine qui consistait à faire le mal afin d’atteindre à leur bien, à leur propre bien personnel ! L’État totalitaire parvient, en les éduquant, à supprimer chez ses concitoyens tout sens de culpabilité, toute indécision d’esprit. Que l’État endosse la responsabilité du crime, moi je suis innocent. Mon seul crime est mon loyalisme. Les voix de perroquet proclament avec une pathos terrible et résigné : « Mon chef m’avait donné des ordres. » Nul soldat ne fait une croix de bois pour la tendre à sa victime.

Les années que nous venons d’endurer ne sont peut-être pas les pires années que l’Europe ait traversées. Bien des fois dans la civilisation chrétienne, les villes furent mises à sac, les prisonniers torturés, mais ne retrouvons-nous pas toujours chez ces tyrans d’autrefois le sentiment de la culpabilité ? Laissez-moi vous lire un passage des chroniques anglo-saxonnes qui décrit la situation en Angleterre au XIIe siècle, pendant le règne de Stephen. C’est un récit contemporain. Elle est au moins égale en horreur à tout ce que nous avons vu en Europe au cours de ces dernières années :

 

« Ils opprimaient grandement les malheureux, en les faisant travailler à la construction de ces châteaux et quand les châteaux étaient achevés, ils les emplissaient de démons et d’hommes corrompus. Puis ils enlevaient les gens qu’ils soupçonnaient de posséder quelque bien, de nuit comme de jour, appréhendant les femmes aussi bien que les hommes et, pour prendre leur or et leur argent, ils les mettaient en prison et les torturaient en leur faisant subir d’indescriptibles douleurs : car jamais martyrs ne furent suppliciés autant qu’eux. Certains l’on suspendait par les pieds, et on les enfumait à l’aide d’une fumée nauséabonde. D’autres étaient pendus par les pouces ou par la tête et l’on allumait un foyer sous leurs pieds. On liait leur tête d’une corde nouée que l’on serrait jusqu’à ce qu’elle pénétrât dans leur cerveau. On les jetait dans des culs de fosse grouillants de couleuvres, de vipères et de crapauds et on les y laissait mourir peu à peu... Il y en avait qu’on enfermait dans des coffres courts, étroits et peu profonds où l’on mettait des pierres pointues, et l’homme y était écrasé jusqu’à ce que ses os fussent brisés...

« ... Et l’on payait très cher le blé, la viande, le fromage, le beurre, car il n’en restait plus dans le pays. Les pauvres gens mouraient de faim – des hommes qui avaient été riches vivaient d’aumônes ; certains s’enfuirent hors du pays. Jamais il n’y eut plus grande misère, jamais barbares n’ont agi de pire façon que ceux-ci...

« ... Si deux ou trois hommes entraient à cheval dans une ville, tous les habitants fuyaient devant eux pensant qu’ils étaient des voleurs. Les évêques et les prêtres lançaient contre eux leur anathème, mais ils n’en avaient cure, étant depuis longtemps maudits, parjures et réprouvés. La terre ne produisait plus de blé, on aurait pu tout aussi bien labourer l’Océan, car le sol avait été pourri par de tels actes, et l’on disait ouvertement que le Christ et ses saints dormaient. Voilà ce que nous souffrîmes pendant dix-neuf années, en châtiment de nos péchés et nous ne pouvons tout dire... »

 

Je ne refuserai pas le nom de civilisation chrétienne à ces sombres années elles-mêmes ; en effet, n’avons-nous pas, en lisant cette chronique, le sentiment d’une mauvaise conscience, un sens aigu de culpabilité ? Il restait encore des gens qui faisaient entendre leur voix : la Chronique nous le dit. Les saints dormaient, mais ils n’étaient pas reniés. Les ténèbres régnaient sur l’île, mais le Christianisme s’agitait toujours dans les ténèbres. La possibilité d’un repentir énorme égalait la possibilité d’énormes crimes. Prenons un exemple dans l’Histoire d’Angleterre. Notre grand roi Henri II, délibérément, et parce qu’il avait le cœur déchiré, fit alliance avec l’ennemi de Dieu. Quand il vit brûler sa ville natale de Normandie, il fit ce grand serment (si chrétien, même dans son reniement du Christ) : « Ô Dieu, puisque vous avez jugé bon de m’enlever cette chose que j’aimais plus que tout, la cité où je suis né et où j’ai grandi, je jure que moi aussi je vais vous enlever ce qu’en moi vous aimez le mieux. » Comment pourrions-nous le ranger parmi les ennemis de Dieu ou de l’Église, ce saint à rebours qui nous donna un saint, saint Thomas de Canterbury, et qui, après le meurtre de saint Thomas, exigea d’être flagellé publiquement par les moines ? Le repentir était né en même temps que le crime : naissances jumelles du péché et du châtiment.

Nos ennemis peuvent citer en témoignage bien des crimes commis au nom du Christ ; mais au bout du compte, quelle importance ces crimes ont-ils ? Dans toute notre poésie, vous pouvez percevoir une note commune, la note de ce que j’ai appelé l’esprit indécis. Empruntons pour le décrire, et pardonnez-moi si la plupart de mes citations sont tirées de la littérature de mon pays, la voix de Sir Thomas Browne, un écrivain du XVIIe siècle : « Il y a en moi un autre homme qui est mécontent de moi. » Environ trois cents ans après l’époque dont parle la Chronique anglo-saxonne, nous trouvons le même sentiment exprimé dans une vieille ballade !

 

If ever thou gavest meat or drink

Every nighte and alle

The fire shall never make thee shrink ;

And Christe receive thye saule.

 

If meate or drinke thou ne’er gav’st nane ;

Every nighte and alle

The fire will burn thee to the bare bane ;

And Christe receive thye saule 1.

 

Deux autres siècles passent, et cette même note se fait entendre dans la plupart des pièces de Shakespeare. L’oncle de Hamlet, qui a assassiné son frère, essaie de prier et sa prière prend la forme d’un aveu de culpabilité :

 

Try what repentance can : what can it not ?

Yet what can it when one can not repent ?

O limed soul that struggling to be free

Art more engaged 2.

 

Cinquante ans encore et John Donne écrit :

 

Wilt thou forgive that sinn, by which I have wonne,

Others to sinn, and made my sinn theire dore ?

Wilt thou for give that sinn which I did shunne

A yeare or twoe, but wallowed in a score ?

When thou hast done, thou hast not done

For I have more 3.

 

Et ceci continue jusqu’au jour si proche où Thomas Hardy écrivait dans la même veine :

 

You taught not that which you set about,

Said my own voice talking to me ;

« That the greatest of things is Charity. »

And the sticks burnt low, and the fire went out,

And my voice ceased talking to me 4.

 

Telle est la signature, le sceau de la civilisation chrétienne. Nous pouvons, devant nos ennemis, admettre nos crimes, car tout au long de l’histoire, il nous est possible aussi de montrer notre repentir.

Si vous acceptez ma définition de ce qui distingue une civilisation chrétienne, nous pouvons dès lors répondre aisément à ma seconde question : « A-t-elle existé ? Existe-t-elle encore ? » La réponse est : « Oui. » Dans une vaste partie du monde, la conscience de l’homme reste sensible à l’échec moral. Ce n’est pas seulement une politique opportuniste qui a libéré l’Inde – pour ne prendre qu’un exemple récent. Voici moins d’un demi-siècle, il eût paru absurde de suggérer que cette civilisation se trouvait en danger. Il y a eu tant de guerres, tant de révolutions, que quelques-unes de plus importent peu aux yeux de l’histoire. Aucune arme nouvelle ne peut tuer l’essor chrétien ; si cela se pouvait, la poudre à canon l’aurait supprimé. La bombe atomique ne peut rien contre la conscience. Mais, dans les vingt dernières années, nous avons été témoins d’un effort tenté pour la tuer à l’aide d’une nouvelle philosophie, pour persuader les hommes que Lazare est sans importance. Dives, vêtu d’un uniforme de fantaisie, reçoit les acclamations du peuple, dans les rues de Berlin ou sur le balcon de la Place Rouge. Peut-être mes compatriotes n’ont-ils pas eu complètement tort de se méfier des mots abstraits qui ont permis à Dives de devenir un héros en remplaçant Lazare par « le peuple », ou « le prolétariat » ou « la classe ouvrière » ? Dans les pays qui jadis furent démocratiques, et maintenant dans les pays qui sont encore démocratiques, nous avons vu les abstractions étendre leur domaine dans la pensée des hommes et quitter leur place assignée en philosophie et en théologie pour gagner l’histoire, l’économie, la politique, sujets qui, par leur nature, devraient se traiter en termes concrets. Lisons n’importe quel article de la presse populaire – fût-il sur un sujet aussi pratique que l’extraction du fer ou la façon dont la récolte s’annonce – et nous y chercherions en vain une image concrète. On a administré aux démocraties l’abstraction comme un stupéfiant. Une phrase telle que « rendre à César » a été traduite par les journalistes politiques sous cette forme « nos responsabilités envers l’État ». L’expression abstraite a aidé les dictateurs à prendre le pouvoir en troublant l’eau vive de la pensée. William Blake écrivait : « Quiconque veut faire du bien à son semblable le doit faire dans les petites circonstances. Le bien général est invoqué par le gredin, l’hypocrite et le flatteur. »

Non, nous ne pouvons plus traiter avec indifférence le danger qui menace la civilisation chrétienne. Entre 1933 et 1945 la civilisation était presque complètement détruite en Allemagne. Un abcès a été crevé à ce moment-là, mais le poison totalitaire peut encore gagner certains pays qui avaient échappé à la première infection. Et dans le grand empire russe, l’idée chrétienne semble avoir tout à fait cessé d’exister. Il est terrifiant de penser au chemin parcouru par la Russie en moins de cent ans. Rappelez-vous, dans les Frères Karamazov, Aliocha se dépouillant pour le service de Dieu : « Je ne puis donner deux roubles au lieu de donner tout, et me contenter d’aller à la messe au lieu de Le suivre. » Rappelez-vous aussi le Père Zosime et sa charité qui embrasse tout : « Ne haïssez pas les athées, ceux qui enseignent le péché, les matérialistes, ne haïssez pas même les méchants. Mentionnez-les ainsi dans vos prières : “Sauve, ô Seigneur, tous ceux pour qui personne ne prie, sauve aussi tous ceux qui ne veulent pas prier.” » Pensez ensuite au Procès de Moscou, au Procureur Vichinsky, et à ce personnage gris, inaccessible du Kremlin, avec sa bonhomie à fleur de peau réservée aux banquets et son regard noir tout au fond des yeux.

Et pourtant, ce serait assurément pécher contre la Foi que d’exagérer le danger. Nous avons le devoir de croire que le Christianisme ne peut pas mourir. Cent ans, en somme, est un temps très court. Peut-être se découvrira-t-il que c’est Mitia Karamazov qui règne en Russie aujourd’hui. Vous vous rappelez ses paroles : « Quand je me jette dans la fosse, j’y saute tête première, les talons en l’air, et me réjouis d’y tomber dans cette attitude dégradante, et je m’en enorgueillis. Et du fond même de cette dégradation, j’entonne un hymne de louange. » Peut-être, si nous étions assez bien renseignés, pourrions-nous discerner çà et là, en Russie, aussi, les signes d’une conscience inquiète. Car n’oublions pas qu’aux pires jours de l’Allemagne, la conscience se faisait entendre de loin en loin, jamais parmi les chefs de l’État, mais parmi les chefs des églises, Faulhaber, Galen, Niemöller, et parmi d’autres trop obscurs ou trop peu influents pour échapper à la hache. Je me rappelle un de mes amis, Von Bernstorff. Avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir, il était premier secrétaire de l’Ambassade allemande à Londres. Il démissionna en 1933 et fut exécuté en 1944 à Dachau parce qu’il appartenait à une organisation secrète qui avait continué d’aider les Juifs à s’enfuir d’Allemagne même pendant les années de guerre. Qu’elle est étrange la destinée qui transforma ce gros homme superficiel, aimant la bonne vie et d’humeur plaisante, avec sa paresse aristocratique et son goût du vieux cognac, en un martyr pour la cause de la charité !

Comme je l’ai dit, nous sommes tenus de croire que la Foi ne peut mourir. Elle peut subir des revers, de vastes espaces du monde peuvent être conquis par ses ennemis, mais il restera toujours des zones de résistance chrétienne. En Angleterre, pendant la sinistre année 1940, nous avions pris l’habitude de dire : « Regardez simplement la carte du monde. » Cela signifiait que si notre île nous paraissait minuscule et désespérément en danger quand nous considérions l’Europe, par contre l’espoir renaissait à la vue de nos territoires alliés d’Afrique, d’Australie, du Canada. Les chrétiens aussi doivent regarder de temps en temps la carte du monde. Supposez que l’Europe entière devienne un État totalitaire, nous ne sommes pas le monde. Même l’Amérique tomberait-elle qu’il resterait encore l’Afrique.

Il n’est pas impossible que nous voyions le monde entier sombrer dans un régime totalitaire et athée. Alors, en vérité, il serait bien inutile de faire appel à nos alliés. Mais ce ne serait pas encore la fin. Dans ce cas, nous, les espions de Dieu, il nous faudrait relever, sur petite échelle, au dix millième, le plan de chaque ville et de chaque village. Là, dans telle rue, derrière le café, à la croisée des routes, dans le hameau de X..., la quinzième maison à droite possède une cave, et dans cette cave un enfant trace maladroitement, pour jouer, la forme d’une croix sur le mur de plâtre...

Permettez-moi de terminer par une histoire que j’ai eu autrefois l’intention d’écrire – une création fantastique en forme de mélodrame, qui se situe dans un avenir lointain, mettons deux siècles, quand le monde entier sera gouverné par un seul parti, organisé avec une efficacité que nous ignorons encore. Le rideau se lève sur un petit hôtel sordide, situé soit à New York, soit à Londres, peu importe. C’est le soir, tard ; un vieil homme fatigué, abattu, sans aucune distinction, vêtu d’un imperméable râpé et portant une valise toute cabossée, arrive au bureau de la réception et prend une chambre. Ayant donné son nom, il monte l’escalier d’un pas las (l’hôtel est trop pauvre pour avoir un ascenseur) et disparaît. Le détective chargé de la surveillance du pâté de maisons regarde le registre et dit à l’employé :

– Vous avez vu qui c’est ?

– Non.

– C’est le Pape.

– Qui c’est ça, le Pape ?... demande l’employé.

Le catholicisme a été étouffé avec succès ; seul, le Pape survit, élu trente ans auparavant par le dernier conclave qui se soit réuni (secrètement à ce que croyaient ses membres, mais en réalité sous l’œil d’une police encore plus secrète) et destiné à régner sur une Église qui a déjà virtuellement cessé d’exister. Après le conclave, les cardinaux ont eu le sort des autres prêtres : un mur blanc et un peloton d’exécution. Mais le Pape a été autorisé à vivre. Il reçoit même une maigre pension de l’État, car il est utile en ce qu’il illustre à quel point l’Église est morte, et parce qu’il reste toujours la possibilité qu’un survivant se trahira en essayant de communiquer avec lui. Mais il n’y a plus de survivants. Rome, naturellement, est rebaptisée depuis un siècle.

Je décrivais ce petit homme, ce petit Pape, errant misérablement de-ci de-là, sans fonction, animé du vague espoir qu’un jour, dans quelque endroit, il pourrait trouver un signe qui lui apprendrait que la Foi survivait, et qu’il ne serait plus hanté par la crainte que ce qu’il avait enseigné comme une chose éternelle allait peut-être mourir avec lui. Je ne vous importunerai pas du récit de ses inutiles vagabondages et de ses déceptions, signalés et catalogués au quartier général de la police mondiale. À la fin, le Chef se fatiguait de ce jeu. Il voulait en voir la fin de son vivant, et bien qu’il n’eût que cinquante ans, tandis que le Pape avait depuis longtemps dépassé soixante-dix ans, des accidents arrivent aux Chefs, et il ne voulait pas renoncer à occuper dans l’histoire la place de l’homme qui, de son propre doigt posé sur la gâchette d’un revolver, avait mis fin au mythe chrétien.

Donc, à la fin de cette histoire que je n’ai jamais écrite, le Pape était amené par des policiers jusqu’à la chambre secrète du Chef dont les murs sont impénétrables aux bruits comme aux balles, et là, dans le silence capitonné, le Chef, après avoir offert au Pape une cigarette qu’il refusait et un verre de vin qu’il acceptait, lui déclarait qu’il allait mourir là même et à l’instant. Le dernier chrétien, le dernier homme au monde qui eût encore la foi. Le Chef, après avoir renvoyé les détectives, prenait un revolver dans le tiroir de son bureau. Il accordait au Pape un instant pour prier – il avait lu dans un livre que c’était la coutume, mais il ne prenait pas la peine d’écouter la prière. Ensuite il le tuait d’une balle dans le sein gauche et se penchait sur le corps pour lui donner le coup de grâce. À ce moment-là, entre la seconde où le doigt appuie sur la détente et celle où le crâne éclate, une pensée traversait l’esprit du Chef : « Serait-il possible que ce que cet homme croyait fût la vérité ? » Un nouveau chrétien naissait dans la douleur.

 

 

 

Graham GREENE, Essais catholiques, Seuil, 1953.

 

Conférence prononcée à Bruxelles aux

Grandes Conférences Catholiques

en janvier 1948.

 

Traduit de l’anglais par Marcelle Sibon.

 

 

 

 

 



1 BALLADE DU XVe SIÈCLE.

 

Si toujours tu donnas boire et manger

    Chaque soir l’un après l’autre,

Jamais le feu ne te consumera ;

    Que le Christ accueille ton âme.

 

Si toujours tu refusas boire et manger

    Chaque soir l’un après l’autre,

Le feu te consumera jusqu’à l’os ;

    Que le Christ accueille ton âme.

 

2 HAMLET (acte III, scène III).

 

Essayer ce que peut le repentir : que ne pourrait-il pas ?

Oui, mais que peut-il pour celui qui ne peut se repentir ?

Ô âme engluée qui, luttant pour se libérer,

S’enfonce de plus en plus.

 

3 JOHN DONNE (1573-1631).

 

Me pardonneras-tu ce péché qui me fait entraîner

Autrui à pécher en imitant mon péché ?

Me pardonneras-tu ce péché que j’ai fui

Un an ou deux, mais où je me vautrai vingt ans.

Quand tu auras fini, tu n’auras pas fini

Car j’en ai commis d’autres.

 

4 THOMAS HARDY.

 

« Ce que tu avais commencé d’enseigner, tu ne l’as pas enseigné. »

Me dit ma propre voix,

« Que la plus grande chose est la Charité. »

– La flamme des tisons baissa, le feu s’éteignit –

Et ma voix cessa de me parler.

 

 

 

 

 

 

 

 

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