La maison de Bernadette

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Émile-Jules GRILLOT DE GIVRY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lorsqu’on s’est mêlé aux manifestations grandioses, lorsqu’on a assisté aux miracles, lorsqu’on a parcouru toute la gamme des émotions fortes, inéprouvées auparavant ; après la Grotte, après la source, après les messes pompeuses et les processions ruisselantes d’ors, de prières et d’encens, il reste encore à Lourdes un coin obscur et humble, ignoré de la plupart des visiteurs, où les impressions les plus intenses m’étaient pourtant réservées. C’est la maison de l’enfant pauvre, qui inconsciemment, fut la promotrice de ces mouvements considérables de peuples et de l’édification de ce sanctuaire immense. Tant de simplicité à l’origine de ces évènements qui changeront la face du monde, indique le doigt de Dieu et révèlent l’ordre de la Providence.

La maison familiale de Bernadette Soubirous était autrefois isolée au bord du Gave, comme le montre une ancienne gravure ; elle semblait un petit bâtiment de ferme, d’aspect rustique et champêtre ; mais la rivière ayant été détournée, de nouvelles maisons et une rampe énorme ayant été construites, elle se trouve maintenant enclavée dans des bâtisses plus hautes, au détour d’une petite rue obscure où nul ne saurait soupçonner son existence. C’est une minuscule construction d’un étage, surmontée d’un toit aigu et cahoteux et percé de petites mansardes, avec un colombier naïf, une de ces maisons chétives et ordinaires, bien sombre, avec ses fenêtres et ses portes basses, triste et silencieuse comme il en existe tant en province et que Balzac a su si bien décrire, où la vie arriérée et paisible prend un certain caractère solennel, avant-coureur de la mort. On croirait que cette maison qui ressemble à tant d’autres était cependant prédestinée aussi et qu’elle avait conscience qu’elle recevrait un jour les visites nombreuses et les hommages de ceux que la piété y conduirait ; l’habiter ne semble plus possible ; rien n’y a été changé et pourtant elle paraît un sanctuaire.

La famille de Bernadette était d’une simplicité absolue ; elle-même qui avait environ quinze ans à l’époque des apparitions, était totalement illettrée ; elle n’apprit que plus tard à écrire et ne le sut jamais parfaitement, comme le prouvent ses lettres. Toute sa science religieuse consistait dans la récitation du chapelet, dans ce culte de la Vierge dont elle ne comprenait pas encore la véritable profondeur ; car lorsque l’apparition la frappa, elle ne sut la désigner que sous le nom de « Dame ».

Elle n’avait pas encore fait sa première communion et nulle chose, avant ses extases, n’aurait pu la distinguer des autres enfants, sinon une innocence absolue et cette pureté de cœur adorable qu’elle ne cessa de conserver toute sa vie. C’était une de ces fleurs intactes, un de ces lis purs dont la vêture d’âme est plus splendide que le manteau de Schelomoh ; elle n’avait laissé entrevoir aucune prédisposition marquée pour les contemplations du mysticisme ; elle était volontiers vive et enjouée, mais elle aimait la prière simple et droite qui sublime l’âme et l’élève près de Dieu.

À l’époque des apparitions, comment n’eût-elle pas aimé la prière, son seul refuge dans la nuit profonde de l’indigence où elle gisait avec sa famille ? La maison paternelle avait été abandonnée et on montre dans une rue haute, accolée aux flancs de la colline du château, un logis appartenant maintenant à un indifférent, une seule pièce noire, dont le souvenir me reste comme une sombre vision d’horreur, s’ouvrant à peine sur un escalier où s’entassaient les parents avec Bernadette, sa sœur et ses deux jeunes frères. Nulle trace de respect pour ce pauvre lieu ; le souvenir a préféré la maison familiale reconquise plus tard ; et pourtant c’est là qu’elle apprit à faire luire la lumière de la contemplation sacrée au milieu des ténèbres de l’extérieur et des affres des heures sombres ; c’est là qu’elle apprit à se conduire en union avec le Christ dans la douloureuse pérégrination de la vie. « Heureux sommes-nous, disait quelques années avant elle l’extatique Catherine Emmerich, car nous n’avons plus à descendre seuls et sans protection dans ce désert de la nuit intérieure ; Jésus a jeté dans cet abîme de délaissement, son propre délaissement » (La Douloureuse Passion, XLIV). Cette parole me revint à l’esprit et ne me parut jamais aussi compréhensible qu’en voyant cette petite salle obscure et inhabitable où la vie n’a pu être possible qu’éclairée par un rayon d’en haut.

Formée à une telle école, Bernadette acquit une vertu, la plus parfaite et la plus difficile de toutes à posséder : l’humilité. Elle fut humble ; et ce mot résume sa conduite. « Il y a beaucoup de vierges, mais il n’y a pas d’âmes humbles en enfer », disait Notre-Seigneur à Sainte Magdeleine de Pazzi (Vita Cap. V). Bernadette semblait avoir compris cette parole qui est en quelque sorte une promesse de salut formelle, un gage assuré de salvation de l’âme, pour celui qui s’abaisse ; c’était une clef des cieux, dont, à défaut d’autre science, elle s’était emparée ; toujours elle se place au-dessous des autres ; et des traits dignes des plus grands saints, en ce sens, ont orné sa vie. Plus tard, lorsqu’elle eût revêtu le voile au couvent de Nevers et fut devenue sœur Marie-Bernard, elle ne voulut jamais rien laisser paraître des grâces extraordinaires qu’elle avait reçues ; et elle qui fut vraiment, avec Catherine Emmerich, la plus grande privilégiée mystique du siècle passé, elle était semblable à toutes et se renfermait en elle-même, dans la dilection du Christ.

Spectacle vraiment réconfortant à côté des mondanités stupides, des perversions atroces qui s’étalent vaniteusement chaque jour ! Nous n’avons pourtant qu’une vie à dépenser et qui doit déterminer notre salvation ou notre perte, et cependant que de diversités en la conception de ce Grand Œuvre : la Vie ! Les uns la conservent pure et intacte, comme sœur Marie-Bernard ; d’autres la noient dans les prostitutions et meurent sans avoir accompli un acte méritoire, émis une pensée élevée ! À une époque où l’homme ne se donne plus la peine de vivre dignement sa vie, cette leçon venue d’une simple fille est la plus belle vengeance que l’idéalité bafouée puisse tirer de la lâcheté des mœurs modernes.

Il est certes impossible de scruter l’intérieur des âmes ; quelque perfection dans les vertus crue les saints aient laissée paraître, nous ne pouvons évaluer le degré véritable de ces vertus, et il est à croire qu’il dépasse notre compréhension. Mais il est permis de penser que chez Bernadette, quoique peu éclatantes en apparence, elles atteignirent dès l’enfance la limite dernière de l’héroïcité, et nulle âme dans la catholicité entière n’offrait peut-être à cette époque un miroir plus limpide aux yeux de Dieu, puisqu’il daigna la récompenser par le suprême bonheur auquel les Mages de la grande légende ne parvenaient qu’après de longues années d’études, et après avoir sublimé leur esprit par toutes les voies de la perfection.

 

 

 

Émile-Jules GRILLOT DE GIVRY,

Les villes initiatiques : Lourdes,

p. 198-203.

 

Recueilli dans

Anthologie des meilleurs écrivains de Lourdes,

par Louis de Bonnières, 1922.

 

 

 

 

 

 

 

 

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