L’an mil

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean GUIRAUD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

SOMMAIRE. – Les terreurs de l’an mil, légende née au XVIe siècle, propagée de nos jours par des historiens peu au courant et par des pamphlétaires anticléricaux. – Mauvaise interprétation des documents. – Aucun texte du Xe siècle ne fait allusion à la fin du monde prochaine. – Aux environs de l’an mil, les hommes se conduisent comme si le monde devait durer. – Ignorance ou mauvaise foi de ceux qui exploitent contre l’Église une croyance qui n’a pas existé.

 

 

 

 

EXTRAITS DE MANUELS SCOLAIRES

 

BROSSOLETTE (Cours moyen, p. 30) : On dit même qu’en l’an mil, les hommes accablés attendaient la fin du monde. Échappés à cette crainte, ils se mirent à bâtir en grand nombre des cathédrales, des églises, des couvents. Le clergé devint alors très puissant.

DEVINAT (Cours moyen, p. 10) : Vers l’an mil, une affreuse famine désola le royaume et chacun crut à la prochaine fin du monde.

GAUTHIER et DESCHAMPS (Cours supérieur, p. 30) : La fin du monde était prédite pour l’an mil.

GAUTHIER et DESCHAMPS (Cours moyen, p. 7) : Les gens à cette époque sont si malheureux qu’ils croient à la fin prochaine du monde. L’an mil, une grande partie des nobles, par terreur de la damnation éternelle, donnent à l’Église leurs fiefs, pensant se sauver ainsi. Dès lors, immensément riche, l’Église devient la base de toute souveraineté.

GUIOT et MANE (Cours moyen, p. 44) : L’an mil approche. Une croyance universellement répandue fixe à cette époque la fin du monde ; le seigneur féodal est pris de peur... il donne tout à l’Église, châteaux, terres et serfs.

GUIOT et MANE (Cours moyen, p. 47) : Devoir : l’Église au Moyen Âge. Plan : l° L’Église devenue riche grâce à la terreur de l’an mil.

 

 

 

 

 

Depuis la fin du XVIe siècle, beaucoup d’historiens ont cru aux terreurs de l’an mil : d’après eux, les populations de l’Europe entière qui vécurent au Xe siècle, auraient cru que l’an mil verrait la fin du monde et tous les bouleversements prédits par l’Évangile pour cette terrible échéance ; elles s’y seraient préparées dans la terreur et, pour racheter le pardon de leurs fautes, elles auraient abandonné presque tous leurs biens à l’Église. L’inspirateur de nos faiseurs de manuels, Michelet, a donné tête baissée dans cette légende, sans chercher à en éprouver la valeur historique ; elle répondait trop bien à son esprit apocalyptique et à son imagination malade, avide de scènes tragiques et de tableaux aux couleurs heurtées et éclatantes. C’est en termes mélodramatiques qu’il raconte les angoisses du peuple, le moment terrible ou le monde allait s’effondrer dans le feu et le chaos.

Les historiens anticléricaux ont fait écho à Michelet ; car dans ces frayeurs chimériques de l’an mil, ils voulaient prendre l’Église en faute, convaincre d’erreur ceux de ses prophètes qui avaient annoncé de bonne foi la fin du monde, mais surtout jeter le discrédit sur la propriété ecclésiastique démesurément agrandie, en l’an mil, par l’exploitation de la crédulité populaire, à la faveur d’une erreur qui, profitant à l’Église, avait toutes les apparences d’une supercherie intéressée. Henri Martin, Duruy, Flammarion renchérirent sur les affirmations de Michelet et insistèrent sur le prétendu profit que retira l’Église des terreurs de l’an mil. Enfin nos modernes anticléricaux s’empressèrent de relever chez ces historiens cette nouvelle preuve de l’indignité de l’Église, et les débitèrent aux simples sous forme d’articles de journaux, de conférences, de pamphlets historiques et d’images. « L’enseignement patriotique par l’image », œuvre maçonnique par excellence, a édité une gravure sur l’an mil. « Que voyons-nous ? Des êtres humains à demi nus, aux longs cheveux embroussaillés, à la barbe hirsute. La faim a creusé leurs visages et enfoncé leurs yeux. Ici un vieillard dévore des racines, là des hommes viennent de déterrer un cadavre pour le manger ; des os, horribles à voir, gisent à leurs pieds.... Plus loin, sur le seuil d’un monastère, des moines énormes et repus se tiennent. Voici l’abbé, la crosse en main qui reçoit des fruits, des oies grasses, des poulets dodus. À côté de lui, un moine, un bâton à la main, relève ses manches pour frapper à tour de bras sur des miséreux qui sollicitent les miettes du festin, sur une femme dont l’enfant expire à ses pieds, cependant qu’arrivent, du fond de la campagne, de longues théories de manants surchargés de victuailles 1. » Voilà où nos manuels sont allés chercher leurs affirmations.

 

 

 

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Or ces assertions des historiens anticléricaux, des pamphlétaires et des manuels laïques sont purement imaginaires : elles rapportent et exploitent des légendes qui ont fait leur première apparition à la fit du XVIe siècle, c’est-à-dire sept cents ans après les prétendus évènements qu’ils racontent. Elles sont la preuve de ce manque absolu de critique que nous avons maintes fois relevé chez les auteurs de manuels laïques et chez les écrivains qui leur tiennent lieu d’oracles. En les reproduisant, MM. Brossolette, Devinat, Gauthier et Deschamps, Guiot et Mane prouvent une fois de plus qu’ils ne sont pas au courant des résultats actuels de la science historique et qu’ils acceptent aveuglément, sans le moindre contrôle, les légendes les plus grossières, pourvu qu’elles puissent nuire à l’Église.

Eu interrogeant les documents et les chroniques de l’époque, la science moderne a constaté que les terreurs de l’an mil n’ont pas existé.

Elle a examiné tout d’abord les dix textes où l’on a vu des preuves de cette croyance à la fin du monde. Or les uns, antérieurs d’un siècle à l’an mil, parlent en termes vagues du cataclysme final, comme l’ont fait de tout temps certains mystiques 2 ; d’autres ont été mal interprétés 3 ; d’autres parlent bien de la fin du monde, mais il est prouvé qu’ils ont été écrits après l’an mil 4. Enfin plusieurs sont apocryphes et ne méritent aucune confiance. En réalité, aucun document antérieur à l’an mil ne nous dit formellement que le monde attendait pour cette date sa fin.

En revanche, une multitude de documents parlent de prodiges, de calamités qui se sont produits à la fin du Xe siècle, sans faire le moins du monde allusion à cette croyance ; ce qu’ils n’auraient pas manqué de faire si elle avait vraiment existé. Dans sa savante histoire de Robert le Pieux, l’un de nos meilleurs historiens du Moyen Âge, M. Pfister, professeur à la Sorbonne (et protestant), l’affirme énergiquement : « De 970 à l’an mil, dit-il, absolument aucun texte ne nous autorise à dire que les hommes, quittant tout travail, n’attendaient que la catastrophe finale 5. » Nous avons cent cinquante bulles de papes expédiées pendant ces trente ans : aucune ne fait allusion même de la façon la plus vague à la fin prochaine du monde. Vingt conciles se sont tenus de 990 à 1000 ; aucun ne parle de cette date fatale ; tous au contraire légifèrent pour les années qui suivront l’an mil, preuve que les évêques ne croyaient pas au brusque arrêt de la vie à cette date. C’est ainsi que le concile de Rome de 998 inflige au roi Robert une pénitence de sept ans, par conséquent jusqu’en 1005 6. Voilà comment l’Église annonçait la fin du monde !

Pour prouver l’universalité de cette croyance, Michelet nous dit que les hommes s’enfermaient dans l’inaction d’un morne désespoir : « Ce n’était plus la peine de se battre ou de faire la guerre pour cette terre maudite qu’on allait quitter 7. » Or c’est tout le contraire qui se passe ; les guerres se poursuivent, aux alentours de l’an mil, avec la même intensité qu’auparavant et qu’après.

Le roi Robert le Pieux luttait alors contre le comte d’Anjou, Foulques Nerra, et contre Aldebert de Périgord ; en 997, les paysans normands se soulèvent et s’organisent pour se protéger à l’avenir contre les réactions féodales ; l’auraient-ils fait s’ils avaient attendu dans les trois ans la fin du monde ? En 990, au Puy, en 998 dans une ville dont le nom ne nous est pas parvenu, en l’an 1000, à Poitiers, des conciles établissent pour les années qui vont suivre les règlements de la Paix de Dieu ; l’auraient-ils fait si la croyance à la fin imminente du monde avait été générale ?

Un autre signe plus important témoigne que jamais ces terreurs n’ont existé. Dans les années qui précèdent immédiatement l’an 1000, on commence des constructions civiles ou religieuses qui ne seront terminées qu’au bout de nombreuses années, c’est-à-dire, après l’an mil, et qui supposent que la vie militaire, la vie civile et la vie religieuse se poursuivront encore longtemps après cette échéance. En 990, Hugues Capet fait construire les remparts de Laon ; en 996, il fait fortifier Abbeville. Dans la seule année 997, nous relevons la fondation des monastères de Néauffle-le-Vieux au diocèse de Chartres ; des SS. Gervais et Protais au diocèse de Mende, la restauration de Saint-Étienne de Beauvais, la construction des églises de Saint-Sever en Béarn, de Bray-sur-Seine, de Morienval en Valois, d’Ahun au diocèse de Limoges, de Saint-André de Villeneuve près d’Avignon. En 998, on reconstruit les cathédrales d’Orléans et de Senlis, les abbatiales de Montmajour près d’Arles, de Moutier-en-Der en Champagne, de Saint-Vincent du Mans. « Bref, de 950 à 1000 et en France seulement, près de cent vingt abbayes ou monastères célèbres furent construits ou réparés de toutes parts 8. » Encore une fois, aurait-on élevé des fortifications, des églises et des abbayes si tout avait dû être détruit, dans les deux ans, par le cataclysme final ? En réalité, l’humanité vit, agit, prépare l’avenir, fait des plans et des projets à longue échéance, comme ayant encore devant elle un temps illimité de vie.

Mais alors que devient cette fameuse terreur de l’an mil que l’on nous représente comme universelle et qui, d’après Michelet, paralysait toute activité militaire, intellectuelle, matérielle ? C’est, dit M. Pfister, « une légende entièrement contraire à la vérité. Toujours, après comme avant l’an mil, le roi Robert a agi comme si le monde devait durer encore longtemps ; il a jeté en terre les semences d’une moisson que ses successeurs devaient cueillir 9. » Et cette même constatation est faite par un autre maître de l’histoire du Moyen Âge, M. Noël Valois, membre de l’Institut : « À part des cas exceptionnels, la chrétienté, en général, prêta une attention médiocre aux menaçantes prédictions que certains oracles lui faisaient entendre, et même au Xe siècle, aux approches de cet an mil que la légende représente comme un terme fatal attendu dans l’angoisse par les populations, on ne trouve aucune trace d’un abattement général, d’une torpeur résignée ou d’un accablement fébrile, comme il s’en manifesterait assurément chez un peuple persuadé qu’il arrive au terme de son existence 10. »

Mais si les terreurs de l’an mil n’ont pas existé, l’Église n’a pas pu les exploiter et en tirer parti ; elle ne leur a pas dû les biens considérables qu’elle a reçus des princes et des humbles ; elle n’a pas bâti des églises et des monastères en profitant de la crédulité populaire et de frayeurs imaginaires. Elle n’a pas commis cette grande escroquerie qui aurait consisté à affoler le peuple de craintes chimériques et frauduleusement entretenues. Mais alors que mettront les élèves dans le « devoir » que leur donnent MM. Guiot et Mane sur l’Église devenue riche grâce à la terreur de l’an mil ?

Nous leur conseillerions de répondre ainsi : « La terreur de l’an mil n’ayant pas existé, l’Église ne lui a dû aucune richesse, et ceux qui continuent à affirmer ces terreurs et le parti qu’en aurait tiré le clergé, sont ou bien des ignorants qui ne sont pas au courant du mouvement historique moderne ou des calomniateurs qui persistent à propager une légende fausse, et qu’ils savent fausse, pour combattre l’Église par le mensonge ; dans l’un et dans l’autre cas, ils ne méritent aucune confiance. »

 

 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

F. DUVAL, Les terreurs de l’an mil.

Dom PLAINE, « Les prétendues terreurs de l’an mil », Revue des questions historiques, 1873.

J. ROY, L’an mil. Formation de la légende de l’an mil.

Noël VALOIS, « De la croyance à la fin du monde au Moyen Âge », lecture faite à la séance publique annuelle de l’Institut de France, 1904.

 

 

 

 

Jean GUIRAUD, Histoire partiale, Histoire vraie, 1914.

 

  

 



 1 DUVAL, Les terreurs de l’An Mil, p. 23.

 2 Comme par exemple le Concile de Trosly de 909. (LABBÉ, Concilia, IX, 520.)

 3 Comme par exemple le Libellus de Antechristo du moine Adson (MIGNE, Patrol. latine, tome 101), où il est dit que la fin du monde viendra après l’Antéchrist, mais qu’on ne sait quand viendra l’Antéchrist lui-même.

 4 La plupart des historiens qui parlent de l’an mil s’appuient sur un texte du moine Raoul Glaber. Or le texte en question fait allusion à des faits qui se sont passés en 1033. D’ailleurs, Raoul Glaber est un exalté dont les affirmations ne doivent jamais être acceptées que sous bénéfice d’inventaire.

De même, le texte des Annales de Quedlimbourg que l’on allègue souvent, se rapporte à l’an 1014, et les Miracles des Ayeul, au milieu du XIe siècle, cinquante ans après l’an mil. La croyance à la fin prochaine du monde que l’on relève, d’ailleurs à tort, dans ces documents, serait postérieure à l’an mil.

 5 Essai sur le règne de Robert le Pieux, p. 282.

 6 MANSI, Concilia, 235 et 255.

 7 MICHELET, Histoire de France.

 8 DUVAL, op. cit., 64.

 9 PFISTER, op. cit., 334.

 10 Noël VALOIS, Communications à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, citée par M. Duval, p. 69.

 

 

 

 

 

 

 

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