Les dernières heures de Péguy à la Marne

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Daniel HALÉVY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Charles Péguy, mobilisé le 4 août 1914, rejoignit à Coulommiers le 276e d’infanterie, où il servait depuis vingt ans. Chaque automne on l’y voyait revenir, en volontaire, pour une période d’un mois, courte détente annuelle d’une vie chargée de travaux et de peines. Il était donc de la famille, de la famille active : en 1910, âgé de trente-cinq ans, il avait demandé, et obtenu, de n’être pas versé dans la territoriale.

Le 11, le 276e débarquait à Saint-Mihiel, prenait la route, marchait en direction de Metz. Le 19, Péguy était cantonné, avec la 19e compagnie dont il avait reçu le commandement, dans une ferme mosellane. Là, il avait appris à connaître ses hommes, ses hommes à le connaître. Parisiens et Briards, écrivait-il, c’est un recrutement très bon.

Tout à fait bon, assurément, pour un régiment destiné à combattre sous les forts de Paris dans la plaine de Brie. Tous devaient y revenir bientôt. Péguy, terrien obstiné, ne s’était jamais trouvé si loin de son terroir. Il avait constamment vécu entre le faubourg d’Orléans, où il était né, le quartier Latin à Paris, où il travaillait, et Notre-Dame de Chartres, cathédrale des plaines parisiennes, où il allait prier. Il fallait qu’il rentrât dans ses horizons.

Le 24 août, sa compagnie, soudain rappelée, quitta la ferme mosellane ; le 276e, soudain concentré, fut porté en chemin de fer, traversant des régions bouleversées par l’avance allemande, de l’une à l’autre extrémité du front. Joffre, vaincu en Belgique, préparait sans retard l’exécution du plan qui, dans moins de deux semaines, ramènera la victoire. Il rassemblait de grandes forces intactes à sa gauche pour attaquer de flanc et mettre en désordre les armées allemandes apparemment victorieuses.

Péguy et ses hommes étaient de ceux qui devaient exécuter la pensée du chef. Le 28 août, le 276e se trouvait en Picardie, où Joffre essaya, dès lors, un premier essai d’offensive. Le 276e y participa, et, très particulièrement, la 19e compagnie. M. Victor Boudon nous montre, dans son récit, Péguy animé par la première rencontre du feu, serrant les dents, son regard étincelant, parlant aux hommes d’une voix violente et brève. Très vite, l’engagement fut rompu. La 19e compagnie combattit la dernière, et fut citée à l’ordre du jour pour sa belle contenance sous le feu. Le chef n’est pas nommé, et c’est bien mieux ainsi.

Ainsi le 276e se trouva entraîné dans la retraite des armées. Le 2 septembre, il atteignait Senlis où l’Intendance brûlait, détruisait elle-même ses dépôts de fourrage. Les hommes traversèrent la ville enfumée. L’ordre était de marcher toujours. Ils suivirent la grand-route qui descend vers Paris, entre les forêts de Chantilly et d’Ermenonville. La fatigue les avait réduits en nombre et dispersés. « En avant, la 19e ! » commanda Péguy à la fin d’un court repos qui leur avait été laissé. « La 19e, fit une voix gouailleuse, il n’y en a plus ! – Tant que je serai là, répliqua Péguy, il y aura une 19e ! » Il partit sans regarder en arrière, et les hommes se levèrent pour le suivre.

Au sortir des futaies, les hommes lurent sur un panneau routier : « Paris, 24 kilomètres. » Alors s’éleva une rumeur parmi ces Briards qui retrouvaient leurs plaines, ces Parisiens qui rentraient dans leur ville. Où les menait-on ? Si Paris était livré, c’était la fin de la guerre ; si Paris était défendu, c’était la grande bataille. Or, il était impossible que Paris fût livré. La guerre, pensèrent donc les hommes, commence pour tout de bon.

À ce point même, le 276e termina sa retraite, et les compagnies reçurent ordre de cantonner dans les villages. La 19e fut dirigée vers Saint-Witz.

Arrêtons ici, comme s’arrêtent, pour un court repos, ces hommes que nous suivons. Saint-Witz n’est pas un lieu réputé, et il est très probable que Péguy en ignorait le nom. C’est pourtant un lieu remarquable, un des beaux sites de l’Île-de-France, un des mieux faits pour que Péguy y passât les grandes heures finales de sa vie.

Imaginez, à la lisière des bois qui couvrent Paris vers le nord, une butte, ce qu’on appelait au moyen âge une motte. Haute de deux cents mètres (c’est beaucoup pour la région), cette « motte » domine les horizons d’Île-de-France, comme la montagne de Sion domine la plaine lorraine. Par temps clairs, on aperçoit, du sommet, les clochers blancs du Sacré-Cœur. Dès qu’on s’en approche, venant d’en bas, on s’étonne du spectacle qui s’offre. Au bas des pentes, une demi-douzaine de maisons. Moins qu’un village, un hameau. Tout en haut, une ruine féodale, où des éclaireurs allemands, vers le 30 août, étaient montés. Au long des pentes, de vieux murs enveloppant des arbres ; l’espace d’un monastère détruit par la Révolution. Disséminées sur cet espace, trois chapelles, dont deux entourées par des tombes. Tout annonce un lieu fortement occupé par l’histoire. Sur l’autre versant, du côté du levant, à mi-côte, des chênes robustes ombragent une source nommée la source des Ermites. Une des trois chapelles contient une Vierge médiévale visitée depuis des siècles par les pèlerins. Ainsi se rassemblent tous les signes d’une vénération très ancienne, sans doute antérieure au christianisme : le culte des sources, en pays celtique, est sans âge.

Il n’est pas douteux que Péguy, installant ses hommes, causant avec les habitants, avec l’abbé gardien du pèlerinage, ne fût vite renseigné sur les usages et l’histoire du lieu où il se trouvait conduit. Il entra dans la chapelle où est gardée la statue de la Vierge ; la voici debout, son enfant dans les bras. Quel simple décor. Nous sommes dans cette grange où la statue fut cachée, en 1793, et sauvée, sous le foin. Péguy l’a su, car une inscription, sur la porte d’entrée, mentionne le fait. Les vieilles poutres visibles sont là, et le blanc de chaux sur les murs. Je pense que Péguy, âme constamment remuée par des pressentiments et éclairée par des signes, a discerné, dans la rencontre de ce lieu, un signe. Disons même un dernier signe. Depuis plus d’un an, il attendait la mort, son œuvre le dit, le répète, avec une insistance étrange. En cette veille de bataille, Saint-Witz surgissait devant lui pour le recevoir, le combler, l’inspirer. Il cueillit des fleurs, les porta dans la grange consacrée. Le soir venu, les hommes reposant en paix, Péguy retourna dans la chapelle pour une nuit de prières.

Ces faits sont connus par le témoignage de Claude Casimir-Perier qui, officier au 276e, rencontra Péguy le 4, et fut renseigné par lui-même. Ajoutons que Claude Casimir-Perier garda de cette rencontre une impression très forte et l’intime persuasion qu’il voyait Péguy pour la dernière fois.

Le 4, repos. Le régiment regroupa ses enfants dispersés, les hommes coururent leurs boutons et nettoyèrent leurs armes. Détente pour eux, et pour eux seuls. Pour les chefs, tension extrême. Ils délibérèrent, décidèrent la bataille. Gallieni, commandant Paris et ses armées, voulait attaquer sans retard. Joffre, ayant écouté et pesé les avis, décida, au cours de l’après-midi, qu’on attaquerait le 6, et dicta cet ordre du jour que les Français n’ont pas oublié.

Il y allait du sort de tous, mais premièrement de ceux qui reprenaient souffle au sud de la forêt de Senlis, et qui devaient, avant tous autres, rencontrer l’adversaire.

Le 5 au matin, le 276e se mit en route. Le capitaine Guérin avait pris le commandement de la compagnie. Péguy l’aurait gardé, s’il avait su monter à cheval. N’ayant pas ce talent, il rentra dans la piétaille. Toujours un même temps splendide : l’été déjà adouci par l’automne.

Le 276e descendit dans la plaine. Il ne s’agissait pas, ce jour-là, de combattre, mais simplement de former le front d’armée qui, le lendemain, attaquerait. On marcha vers l’Est. Les horizons, très vite, grandissent. Les Briards virent commencer leur Brie. Vers midi, le régiment fit halte à un carrefour que plusieurs connaissaient et nommèrent par son nom : c’était le carrefour de la Niche. En avant, à courte distance, des villages dont on disait les noms : à droite, Villeroy ; à gauche, Yverny... Quel inattendu de la guerre ! On riait, plaisantait. « J’en connais un, fit une voix amusée (celle de ce Tellier qui nous a montré les lieux), j’en connais un qui ce soir couchera chez lui ! » Et c’est vrai qu’il y en eut un qui, ce soir même, reposa dans son jardin : une balle allemande l’y avait étendu. Ce n’était pas celui qui avait plaisanté.

Quelques-uns aperçurent, sur une pente qu’ils avaient devant eux, vers Monthyon, des soldats qui se défilaient à la lisière des bois. Leurs uniformes, couleur punaise, n’étaient pas français. « Ce doit être des Anglais », pensèrent bonnement les hommes. Une volée d’obus, éclatant soudain, les détrompa. Il y avait du nouveau dans le voisinage, et du mauvais. Sur l’ordre des officiers, on tira des musettes la viande froide et le pain. On déjeuna. Cà et là, au loin, montaient des fumées : habitations, granges ou meules qui brûlaient ; çà et là, au loin, crépitaient des combats invisibles.

Il arrivait ceci, que le commandement du IVe corps allemand de réserve, aligné vers Monthyon, étonné des mouvements insolites qui se produisaient sur son flanc, prononçait une attaque pour obliger les Français à démasquer leurs forces, et voir clair.

Vers deux heures, le 276e reprit sa marche, cette fois formé et déployé pour le combat. La 19e compagnie s’appuyait, sur sa gauche, à une ligne saules orientée, à travers champs, vers les toitures de Villeroy.

À hauteur de Villeroy (le parcours est de quinze cents mètres environ, on piétine beaucoup à la guerre), nouvelle halte. La 19e compagnie trouva là devant elle une sorte de creux, de cuvette allongée dans un herbage. Au plus bas du creux, un puits. La construction en est rustique. Le pourtour est fait de grosses pierres visibles sous l’enduit écaillé. Deux moignons le surmontent, dressés pour porter la poulie du seau. C’est le puits de Rébecca, le puits de la Samaritaine, surgi du fond des âges dans un herbage d’Île-de-France. Penchés sur la margelle, les hommes regardèrent l’eau, toute proche, lisse et dormante. Etait-elle bonne ? Très bonne et très fraîche, assurèrent ceux qui étaient du pays. Le seau descendit, remonta ; les quart furent remplis et vidés : chacun voulut en boire. « Le lieutenant Péguy, dit Tellier, a bu ici sa dernière eau. »

La halte fut longue ; une heure, deux heures peut-être. Toujours les fumées au loin et les crépitements. Les hommes dormaillaient, bavardaient sous la menace. Péguy se tenait au milieu d’eux. Quatre clochers, pointant à Yverny, Monthyon, Neuf-moutiers, Villeroy, encadraient l’horizon devant lui.

Aux environs de cinq heures, nouvel ordre de marche. Les hommes s’espacèrent en tirailleurs sur un chaume hérissé. À huit cents mètres, ils rencontrèrent une route parallèle à leur front et légèrement encaissée entre les cultures. Ils se pelotonnèrent derrière le talus. Au delà, qu’avaient-ils devant eux ? On interrogeait ceux qui savaient. Le champ dévale, disaient-ils ; en face, et plus haut que le champ, il y a un bois et un chemin creux en lisière du bois. Ça n’est pas bon.

Arrêtons-nous ici. La suite ne saurait être dite. Les traditions vacillent, les précisions s’effacent dans la violence du feu qui va sévir. À peine entrevoit-on qu’un officier d’état-major, accouru de la droite, où on se bat violemment, aborde le capitaine Guérin, lui parle. Le capitaine retourne vers ses hommes. « En avant ! » commande-t-il. Tous s’élancent, il s’élance avec eux. La course est brève. Les mitrailleurs allemands, cachés dans les bois qui dominaient la pente, avaient repéré les Français au long de ce talus où ils s’étaient terrés, et les guettaient. Tous ou presque tous tombèrent, fauchés par une rafale de plomb.

Le lendemain, un officier d’état-major, droit venu du Maroc, et chargé d’organiser la relève du 276e décimé, traversa ces champs où la veille on s’était battu. Il aperçut, parmi les betteraves, des taches rouges et bleues, presque régulièrement disposées, qui l’étonnèrent. Il marcha vers ces taches, pour en comprendre la nature, et s’aperçut que cette floraison inattendue, c’était toute une ligne de fantassins du 276e, couchés en tirailleurs à larges intervalles.

Je souligne ces mots, soulignés par le commandant Dufestre, dans un émouvant article que publia le Figaro du 8 novembre 1932, et que je vais maintenant transcrire :

 

Leur aspect n’offrait rien de macabre, même en les regardant de près, ce que nous fîmes très attentivement. Tombés de la veille, moins de vingt-quatre heures avant, foudroyés par d’épaisses rafales de balles, la mort avait respecté leur attitude et simplement blêmi leur teint, figé leurs traits et leurs membres dans une immobilité marmoréenne.

Aucune trace de blessures. Les balles ont dû porter en plein corps, et le sang, depuis longtemps coagulé, n’apparaît pas sur le bleu foncé des capotes, sur la garance des pantalons.

...Premier de la ligne, le chef de section, un lieutenant, est tombé à sa place réglementaire, alors qu’il menait ses hommes à l’attaque.

Je l’examine avec un soin particulier, minutieusement, pieusement. Même sort ne m’adviendra-t-il pas tout à l’heure ? À ces divers titres, il s’inscrira dans ma rétine d’une façon indélébile.

C’est un petit homme d’apparence chétive à côté de son voisin au type de colosse. Il est couché sur le ventre, le bras gauche replié sur la tête. Ses traits, que je vois de profil, sont fins et réguliers, encadrés d’une barbe broussailleuse, teintée de blond, mais paraissant grisâtre du fait de la poussière, car il est jeune encore, trente-cinq à quarante ans tout au plus. L’expression du visage est d’un calme infini. Lui aussi paraît plongé dans un profond sommeil. À son annulaire gauche, une alliance.

Je me penche sur la plaque d’identité : Péguy. Il s’appelait Péguy. Ce nom ne me dit à ce moment absolument rien, car je suis à mille lieues par la pensée des Cahiers de la Quinzaine, du poète de Jeanne d’Arc et de toute littérature. Avant de partir, je repère toutefois sur la carte le point où est tombé ce camarade inconnu, le Premier que je rencontre couché sur un champ de bataille. C’est très sensiblement celui qu’on voit marqué par la queue de l’y du mot Villeroy. Je note sommairement tous ces détails sur mon carnet de guerre.

 

Rappelons maintenant les strophes fameuses :

 

Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles,

Couchés dessus le sol à la face de Dieu.

 

Ainsi le commandant Dufestre, témoin donné par chance singulière et regardant avec des yeux non avertis les morts de la 19e compagnie étendus comme ils étaient tombés, a vu, et aussitôt noté sur son carnet, la saisissante image matérielle de la vision lyrique qui, quelque douze mois auparavant, avait inspiré Charles Péguy.

P.S. – Ce récit est essentiellement fondé sur le livre de M. Victor Boudon, En campagne avec Charles Péguy, et sur les renseignements donnés de vive voix et sur les lieux mêmes par M. Alphonse Tellier, cultivateur à Yverny, ancien soldat de la section que commandait Péguy.

 

 

Daniel HALÉVY.

 

Recueilli dans Suites françaises,

Brentano’s, 1945.

 

 

 

 

 

 

 

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