Le prince des lettres françaises

 

VILLIERS DE L’ISLE-ADAM

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

José HENNEBICQ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À MON AMI L’ABBÉ HENRY MOELLER, EN COMMÉMORATION DE NOS MÉDITATIVES CAUSERIES ÉVOCATRICES DE L’ŒUVRE DU PRINCE DES LETTRES FRANÇAISES

 

 

Comprendre, c’est le reflet de créer.

VILLIERS-AXËL.

 

 

MESDAMES, MESSIEURS,

 

SERVANT d’Idéal, c’est dans l’attitude du respectueux que je tenterai d’évoquer devant vous cette princière figure, qu’est dans les Lettres françaises, Philippe-Auguste-Mathias Comte de Villiers de l’Isle-Adam.

 

Dieu a donné, à la France, la grâce de posséder, en ces temps, quelques rares génies qui traversent sa décadence ainsi que de fulgurants météores.

Le Comte de Villiers fut un de ces rares génies 1.

Parmi les blasphématoires polissonneries, parmi les immondes « productions » de la basse littérature contemporaine, – que la foule accueille de ses inconscients applaudissements et que le penseur accepte ainsi que de parfois nécessaires vomitifs – l’œuvre du poète d’Axël apparaît, tel un lys éblouissant éclos sur de pestilentiels fumiers.

Il ne fut ni de son pays ni de son siècle ; il n’eut pas cette tare qu’on appelle « l’esprit français », il ne connut pas les ridicules chauvinismes de ses compatriotes et il ne fut pas non plus affligé de ce grimaçant rictus du rire moderne sinistrement vide. Il vécut en France forcément puisqu’enfin c’était « la patrie », mais son pays d’élection fut le Rêve impersonnel et idéal.

Il ne fut pas davantage de son siècle. Il le considéra du haut des altiers sommets où il s’était hissé et ceux de son temps ne furent pour lui que des passants, que des indifférents dont toute la destinée n’est que de passer en cette vie.

« Il est des êtres ainsi constitués que même au milieu de flots de lumière, ils ne peuvent cesser d’être obscurs. Ce sont les âmes épaisses et profanatrices, vêtues de hasard et d’apparence et qui passent murées dans le sépulcre de leurs sens mortels 2... ».

 

« J’habite, ici, dans l’Occident, cette vieille ville fortifiée, où m’en chaîne la mélancolie. Indifférent aux soucis politiques de ce siècle et de cette patrie, aux forfaits passagers de ceux qui les représentent, je m’attarde quand les soirs du solennel automne enflamment la cime rouillée des environnantes forêts. Parmi les resplendissements de la rosée, je marche, seul, sous les voûtes des noires Allées, comme l’Aïeul marchait sous les cryptes de l’étincelant obituaire ! D’instinct aussi j’évite, je ne sais pourquoi, les néfastes lueurs de la lune et les malfaisantes approches humaines. Oui je les évite, quand je marche ainsi, avec mes rêves !... Car je sens alors, que je porte dans mon âme le reflet des richesses stériles d’un grand nombre de rois oubliés 3. »

Et dans le Monde tragique, Axël ayant tué, en un duel loyal, le commandeur d’Auersperg, adresse ces mots à son adversaire déjà inerte :

« Passant, tu es passé. Te voici t’abîmant dans l’Impensable. En ton étroite suffisance, ne s’affinèrent, durant tes jours, que les instincts d’une animalité réfractaire à toute sélection divine ! Rien ne t’appela jamais de l’Au-delà du monde et tu t’es accompli. Tu tombes au pro fond de la Mort comme une pierre dans le vide, sans attirance et sans but. La vitesse d’une telle chute, multipliée par le seul poids idéal, est à ce point... sans mesure... que cette pierre, en réalité, n’est plus nulle part. Disparais donc ! même d’entre mes deux sourcils... »

 

Par la bouche d’Axël le poète jetait ces méprisantes paroles aux hommes de son temps.

Trop haut pour les haïr, il ne fit que les dédaigner et encore son dédain fut-il impassible et serein. En feignant d’acquiescer aux actes les plus absurdes et aux pensées les plus égoïstes, il atteignit le paroxysme de la raillerie sans rire ni pleurer.

S’il ironisa inexorablement ce ne fut pas « en tombant le bourgeois » selon une recette chère à certains gendelettres dont toute la vie se passe à « abominer le mufle ; il ne le fit pas non plus par analyse, mais en synthétisant les travers de son temps sous les traits, d’une meurtrière cruauté, de Tribulat Bonhomet.

L’illustre docteur Tribulat Bohomet – qui tue les cygnes afin d’entendre leur suprême chant – est la légionnaire incarnation de ce pauvre Sens-commun, dont l’aveugle positivisme nie l’Invisible et le Supra-Sensible. À côté du docteur « philanthrope et homme du monde », se dressent ces rétorsives entités : la Foi et la Science éclairée que symbolisent la douce et croyante Claire Lenoir et le Docteur Lenoir. Les Cygnes sont les Poètes que les Bonhomets étranglent de leur main gantelée de fer.

Avec Tribulat Bonhomet ces Contes cruels – dans lesquels le génie de Villiers railla l’esprit pratique, la suffisante bêtise de ce siècle vaniteux et réclamier, ignominieusement vautré devant l’Or-Dieu : l’Affichage céleste, la Machine à gloire, l’Appareil pour l’analyse chimique du dernier soupir, Deux Augures, Virginie et Paul 4 resteront les Archétypes de l’Ironie transcendantale.

Ces implacables lignes de l’Affichage céleste vous l’attesteront surtout :

 

« Chose étrange et capable d’éveiller le sourire chez un financier : il s’agit du Ciel ! Mais entendons-nous : du Ciel considéré au point de vue industriel et sérieux.

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   

À quoi bon, en effet, ces voûtes azurées qui ne servent à rien, qu’à défrayer les imaginations maladives des derniers songe-creux ? Ne serait-ce pas acquérir de légitimes droits à la reconnaissance publique, et disons-le (pourquoi pas ?), à l’admiration de la postérité, que de convertir ces espaces stériles en spectacles réellement et fructueuse ment instructifs, que de faire valoir ces landes immenses et de rendre, finalement, d’un bon rapport, ces solognes indéfinies et transparentes ?

Il ne s’agit pas ici de faire du sentiment. Les affaires sont les affaires.

Il est à propos d’appeler le concours, et, au besoin, l’énergie des gens sérieux sur la valeur et les résultats pécuniaires de la découverte inespérée dont nous parlons.

De prime abord, le fond même de la chose paraît confiner à l’Impossible et presque à l’Insanité. Défricher l’azur, coter l’astre, exploiter les deux crépuscules, organiser le soir, mettre à profit le firmament jusqu’à ce jour improductif, quel rêve ! Quelle application épineuse, hérissée de difficultés ! Mais, fort de l’Esprit de progrès, de quels problèmes l’Homme ne parviendrait-il pas à trouver la solution ? »

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   

C’est encore lorsqu’il consentit à regarder en bas et non en haut, que lui apparurent de radieuses vies héroïquement et voulûment brisées, comme celle de Duke of Portland ; ou qu’il analysa d’étranges perver sions morales, de sadiques cruautés, de quintessenciés diabolismes : l’Incomprise, la Torture par l’Espérance, le Secret de la belle Ardiane, la Reine Ysabeau.

La Révolte, contient en soi l’antagonisme entre l’être de rêve (Élisa beth) et l’homme d’affaires (Félix).

 

Mais en cette évocation – issue de méditatives lectures – je voudrais m’efforcer de vous donner une clef.

Et puis les œuvres du poète ne sont-elles pas pareilles à ces précieux flacons – prisons fragiles d’essences pénétrantes – qu’il ne faut entr’ouvrir que soi-même pour en respirer les subtils parfums !

Vous les avez entr’ouverts déjà et souvent, j’en suis persuadé 5.

 

Le comte de Villiers de l’Isle-Adam, dis-je, ne fut ni de son pays, ni de son temps.

L’extraordinaire dépersonnalisation à laquelle il était parvenu avait inconsciemment frappé M. Edmond Picard, mais combien peu il l’avait comprise pour écrire :

« Villiers de l’Isle-Adam, par tout ce qu’on en raconte, était un humain chez qui la multiplicité des personnalités devait être extrême, car elles sont plus ou moins nombreuses, bizarres, normales, fantastiques, suivant les individus, ces visionnaires entités qui nous habitent, qui nous peuplent. Je ne puis penser à lui, à la chambre noire de son âme, sans que devant mes yeux s’ouvre un volet laissant trans paraître cette œuvre d’Odilon Redon, le Masque de la Mort rouge, avec ses figures étrangement équipées, ses fantaisies monstrueuses comme la folie... » Il fut au contraire – ainsi que l’appela très heureusement un jour l’abbé Henry Mœller – une Âme de lumière.

Poète, et je me plais à le dire, quoiqu’il ait publié fort peu de vers, l’écrivain de l’Ève future et d’Axël est peut-être le plus grand poète de ce siècle – poète, c’est-à-dire Créateur, il a réalisé son œuvre dans l’Impersonnel.

L’Impersonnel ! N’est-ce pas le domaine de l’immatériel, du supra sensible, de l’Intangible ? N’est-ce pas l’hyperphysique et le supra humain, comme le personnel est le physique et l’humain.

Se dépersonnaliser c’est donc projeter son être dans l’Impersonnel. Et ce qui n’est pas personnel n’étant pas mortel, l’Impersonnel est donc aussi l’Éternel.

Se dépersonnaliser, c’est donc encore se projeter dans l’éternité. C’est dépouiller l’hominale enveloppe pour n’être plus que l’ange, c’est rejeter tout vain orgueil du moi ; c’est s’arracher aux contingences qui amoindrissent et qui souillent ; c’est se détacher des choses terrestres, c’est quitter l’accessible pour l’Inaccessible, c’est « voir », c’est « pénétrer ».

Dans l’éclatante lucidité de son esprit, Villiers de l’Isle-Adam parvint à ce degré suprême.

Va oultre ! était la devise de sa race. Ne vous semble-t-il pas voir une main se tendre – en un geste impérieux, indicateur d’étoiles – vers d’infinies clartés, tandis qu’une voix ordonne : Va oultre !

Va, sans te laisser arrêter par de vains impédiments, sans connaître la peur, bardé de foi, heaumé de volonté. Jette bas les obstacles, culbute les scrupules, et que l’adverse fortune te trouve impavide.

Va oultre ! Évade-toi de l’illusoire et menteuse réalité pour t’efforcer vers l’Abstrait. Appareille vers les soleils et tente de con quérir – unique Toison d’Or – la possible somme de parfait concédée par Dieu !

Philippe-Auguste Mathias alla Oultre et s’éleva très haut.

Et que m’importent les parfois inévitables promiscuités, les fatales faiblesses de sa vie. Que livrait-il à ceux qu’il frôlait ? Si peu de lui ! Ne s’était-il pas dépersonnalisé !

Il vainquit la double illusion de l’or et de l’amour, ces deux passions suzeraines dont ne put triompher Axël. L’argent – cette chose vile, ce fatal adjuvant – il le méprisa jusqu’à la misère ; l’amour ne fut pour lui peut-être que le précieux cordial, que le réconfortant viatique : il ne fut pas le but du terrestre voyage. Son réel amour fut l’amour du Divin et de ses reflets : le Beau et l’Idéal. Il s’éleva très haut ; et on ne peut lui assigner comme pairs, parmi les écrivains ou poètes modernes, qu’Ernest Hello et Edgar Poe.

Barbey d’Aurevilly, son contemporain – et pour certains, erroné ment, son émule – n’atteignit pas son génie qui s’épanouit en de transcendantales conceptions.

Les êtres, héros et héroïnes, que fit surgir en ses œuvres, – certes de très insigne littérature, – d’Aurevilly, ne frissonnent pas de cette vie sublimée qui anime ceux que créa l’écrivain de l’Amour suprême.

D’Aurevilly imagina des êtres humains encore, frêles jouets de leurs passions et de leurs illusions ; Villiers, qui avait pénétré l’essence et entrevu l’au-delà de la Vie et des Vivants, vit surtout le superhomme et les êtres de son Rêve sont des êtres spiritualisés dont la vie n’est qu’un perpétuel devenir vers la suprême perfection, des êtres d’outre humanité, des êtres d’au-delà !

Le Poète ne crut pas à la possibilité de l’amour absolu sur cette terre et dans la chair ; il ne put croire à l’amour-passion où tout n’est que « vanité sur mensonge, illusion sur inconscience, maladie sur mirage » et – sauf dans la Maison du Bonheur 6 – il conçut d’exceptionnels êtres ayant renoncé aux fugitives jouissances de l’amour terrestre, aux baisers et étreintes, pour se projeter dans la Lumière incréée – :

 

« Ainsi l’humanité subissant à travers les âges, l’enchantement du mystérieux Amour, palpite à son seul nom sacré.

Toujours elle en divinisa l’immuable essence, transparue sous le voile de la vie – car les espoirs inapaisés ou déçus que laissent au cœur humain les fugitives illusions de l’amour terrestre, lui font toujours pressentir que nul ne peut posséder son réel idéal sinon dans la Lumière créatrice d’où il émane.

Et c’est pourquoi bien des amants – oh ! les prédestinés ! – ont su, dès ici-bas, au dédain de leurs sens mortels, sacrifier les baisers, renoncer aux étreintes et, les yeux perdus en une lointaine extase nuptiale, projeter ensemble la dualité même de leur être dans les mystiques flammes du Ciel. À ces cœurs élus, tout trempés de foi, la Mort n’inspire que des battements d’espérance ; en eux, une sorte d’Amour-Phénix a consumé la poussière de ses ailes pour ne renaître qu’immortel : ils n’ont accepté de la terre que l’effort seul qu’elle nécessite pour s’en détacher. »

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   

Ainsi prélude l’Amour suprême.

Rappelez-vous aussi les Amants de Tolède que le grand inquisiteur Torquemada ramène à Dieu par leur propre aversion des joies charnelles et Sœur Natalia qui a déserté « le seuil du salut pour un amour mortel ». Elle en apprend bientôt les désillusions et les opprobres et abandonnée de celui qu’elle aimait, elle revient à celle qu’elle avait quittée, à la clémente madone qui lui pardonne : elle retourne à l’Amour suprême.

Vous citerai-je encore l’Inconnue des Contes cruels ; l’Amour sublime : l’amour dans la prière, dans la duelle ascension vers Dieu ; et le Meilleur Amour : l’amour du rêve, des Propos d’Au-delà ?

Et si deux êtres pouvaient s’aimer un seul instant, d’un amour absolu, sans défaillances comme sans désillusions, ne serait-ce pas un supplice, pour eux, de survivre à cet instant non pareil !

Souvenez-vous d’Akédysséril.

Et Axël, cette grande et sombre tragédie qui recèle en elle la lutte entre la spiritualité et la passionnalité et en laquelle le poète rêva d’incarcérer la synthèse de son œuvre :

Sara a renoncé à l’amour le plus pur, l’amour de Dieu ; elle n’a pas accepté la Lumière, l’Espérance et la Vie.

Axël a douté de la parole de Janus et « les dieux sont ceux qui ne doutent jamais ». Il n’a pas su s’échapper dans l’Incréé, il n’a pas su se sublimer et de même que Sara est restée au seuil du Monde religieux, il n’a pu franchir celui du Monde occulte.

Lui aussi a refusé la Lumière, l’Espérance et la Vie et Janus lui a prophétisé le futur :

« Plus d’espérances hautes, d’épreuves rédemptrices, de surnaturelle gloire ; plus de quiétude intérieure. Tu l’as voulu. Tu es devenu ton justicier et tu seras précipité toi-même. Adieu ! »

Le Renonciateur et la Renonciatrice se retrouvent dans le Monde passionnel qui cèle le châtiment. Ils s’aiment ! Mais si leurs transports allaient s’éteindre !

Aussi leur existence est-elle remplie ; ils ont épuisé l’avenir.

« Pourquoi vivre ? » dit Axël à Sara... Pourquoi chercher une à une des ivresses dont nous venons d’éprouver la somme idéale et vouloir plier nos si augustes désirs à des concessions de tous les instants où leur essence même, amoindrie, s’annulerait demain sans doute ? Veux-tu donc accepter avec nos semblables, toutes les pitiés que demain nous réserve, les satiétés, les maladies, les déceptions constantes, la vieillesse et donner le jour encore à des êtres voués à l’ennui de continuer ?... Nous, dont un océan n’apaiserait pas la soif, allons-nous consentir à nous satisfaire de quelques gouttes d’eau, parce que tels insensés ont prétendu, avec d’insignifiants sourires, qu’après tout c’était la sagesse ?

Pourquoi daigner répondre amen à toutes ces litanies d’esclaves ? Fatigues bien stériles, Sara ! et peu dignes de succéder à cette miraculeuse nuit nuptiale, où, vierges encore, nous nous sommes cependant à jamais possédés ! »

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   

Et ils meurent « pendant qu’il en est temps encore » :

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   

« AXËL. – Les lueurs de cette lampe nuptiale pâlissent devant les rayons du jour ! Elle va s’éteindre. Nous aussi.

(Élevant sa coupe) : Vieille terre, je ne bâtirai pas les palais de mes rêves sur ton sol ingrat : je ne porterai pas de flambeau, je ne frapperai pas d’ennemis.

Puisse la race humaine, désabusée de ses vaines chimères, de ses vains désespoirs et de tous les mensonges qui éblouissent les yeux faits pour s’éteindre – ne consentant plus au jeu de cette morne énigme – oui, puisse-t-elle finir, en s’enfuyant indifférente, à notre exemple, sans t’adresser même un adieu.

Sara, toute étincelante de diamants, inclinant la tête sur l’épaule d’Axël et comme perdue dans un ravissement mystérieux :

Maintenant, puisque l’infini seul n’est pas un mensonge, enlevons-nous, oublieux des autres paroles humaines, en notre même infini ! »

Axël porte à ses lèvres la coupe mortelle, boit, tressaille et chancelle ; Sara prend la coupe, achève de boire le reste du poison, – puis ferme les yeux. – Axël tombe ; Sara s’incline vers lui, frémit, et les voici gisant, entrelacés, sur le sable de l’allée funéraire, échangeant sur leurs lèvres le souffle suprême...

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   

C’est parce qu’ils ont refusé la Lumière, l’Espérance et la Vie, qu’Axël et Sara trouvent cette finalité maudite : le suicide « qui les voue à l’exil du ciel ».

« À l’exil du ciel ! » voilà le châtiment, car la mort, c’est le « devenu », l’Impersonnel. C’est la réalité de ce qui maintenant n’est que vision.

Si le suicide était l’épouvantable et fatale issue qui attendait le Renonciateur et la Renonciatrice, un signe – de pardon et d’espoir – pouvait les sauver : leur salut était dans l’Amour suprême, leur réel idéal dans la Lumière à laquelle ils avaient renoncé.

C’était la fin que, dans sa foi chrétienne, Villiers avait assignée à Axël.

Respectueux de ses derniers rêves et de ses ultimes pensées, c’est la seule aussi à laquelle nous songeons en lisant son œuvre.

Il nous a été révélé une variante de dénouement d’Axël où la croix apparaît irradiante et salvatrice, talisman infaillible contre les défaillances, signe de pitié et d’amour, de rédemption et de victoire !

Sara appartient – avec Morgane, Claire Lenoir, Élisabeth (de la Révolte) – à cette race de femmes d’exception, dignes de l’amour du Poète.

Mais l’Ève moderne tenterait en vain d’escalader les hauteurs baignées de lumière où plane le penseur ; aussi est-elle indigne de lui. N’est-ce pas à elle qu’il voue ces rythmiques adieux :

 

           Tu secouais ton noir flambeau ;

           Tu ne pensais pas être morte ;

           J’ai forgé la grille et la porte

           Et mon cœur est sûr du tombeau.

 

           Je ne sais quelle flamme encore

           Brûlait dans ton sein meurtrier,

           Je ne pouvais m’en soucier :

           Tu m’as fait rire de l’aurore.

 

           Tu crois au retour sur les pas ?

           Que les seuls sens font les ivresses ?

           Or je baillais en tes caresses :

           Tu ne ressusciteras pas 7.

 

L’Ève moderne étant morte pour lui, il crée l’Ève Future.

 

Il dédia cette œuvre – qu’il appelait, lui-même, une « œuvre d’art métaphysique » et dans laquelle la myopie de M. Stéphane Mallarmé ne découvrit qu’un « pamphlet » : Aux rêveurs, aux railleurs.

Aux rêveurs qu’il mène jusqu’aux altitudes les plus sereines du rêve et de la pensée en des pages d’une incomparable lucidité et d’une déconcertante profondeur, comme celle-ci :

 

« Tenez : l’abeille, le castor, la fourmi, font des choses merveilleuses, mais ils ne font que cela et n’ont jamais fait autre chose. L’animal est exact, la naissance lui confère avec la vie cette fatalité. Le géomètre ne saurait introduire une seule case de plus dans une ruche, et la forme de cette ruche est, précisément, celle qui, dans le moindre espace, peut contenir le plus de cases, etc. L’animal ne se trompe pas, ne tâtonne pas ! L’homme, au contraire (et c’est là ce qui constitue sa mystérieuse noblesse, sa sélection divine), est sujet à développement et à erreur. Il s’intéresse à toutes choses et s’oublie en elles. Il regarde plus haut. Il sent que lui seul dans l’univers n’est pas fini. Il a l’air d’un dieu qui a oublié. Par un mouvement naturel – et sublime ! – il se demande où il est ; il s’efforce de se rappeler où il commence. Il se tâte l’intelligence, avec ses doutes, comme après ON ne sait quelle chute immémoriale. Tel est l’homme réel. Or le propre des êtres qui tiennent encore du monde instinctif, dans l’humanité, c’est d’être parfaits sur un seul point, mais totalement bornés à celui-là. »

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   

Aux railleurs ! Et n’est-ce pas une déjà mortifiante raillerie le défi du poète, qui fait surgir de son cerveau de génie Hadaly l’Ève future, à l’inventeur Edison inapte à l’imiter ! N’est-ce pas son impuissance, qu’il lui profère, son impuissance à créer même un être artificiel qui soit l’exacte copie de la créature humaine ! N’est-ce pas sa petitesse devant Dieu qu’il crie au sorcier de Menlo-Parck ! N’est-ce pas aussi la faiblesse de la science qu’il raille devant l’omniscience divine !

La raillerie n’est-elle pas encore dans l’abîme que creuse Villiers de l’Isle-Adam, entre Alicia Clary – la bourgeoise qui réunit en elle les marmoréennes splendeurs de la Vénus Victrix – et l’éblouissante Hadaly.

Écoutez incanter l’Ève imaginaire, l’Ève future :

 

« Nuit c’est moi, la fille auguste des vivants, la fleur de science et de génie résultée d’une souffrance de six mille années. Reconnaissez dans mes yeux voilés votre insensible lumière, étoiles qui périrez demain ; – et vous, âmes des vierges mortes avant le baiser nuptial, vous qui flottez, interdites, autour de ma présence, rassurez-vous ! Je suis l’être obscur dont la disparition ne vaut pas un souvenir de deuil. Mon sein infortuné n’est même pas digne d’être appelé stérile ! Au néant sera laissé le charme de mes baisers solitaires ; au vent mes paroles idéales ; mes amères caresses, l’ombre et la foudre les recevront, et l’éclair seul osera cueillir la fausse fleur de ma vaine virginité. Chassée, je m’en irai dans le désert sans Ismaël ; et je serai pareille à ces oiselles tristes, captivées par des enfants, et qui épuisent leur mélancolique maternité à couver la terre. Ô parc enchanté ! Grands arbres qui sacrez mon humble front des reflets de vos ombrages ! Herbes charmantes où des étincelles de rosée s’allument et qui êtes plus que moi ! Eaux vives, dont les pleurs ruissellent sur cette écume de neige, en clartés plus pures que les lueurs de mes larmes sur mon visage ! Et vous, cieux d’Espérance, – hélas ! si je pouvais vivre ! Si je possédais la vie ! Oh ! que c’est beau vivre ! Heureux ceux qui palpitent ! Ô Lumière, te voir ! Murmures d’extase, vous entendre ! Amour, s’abîmer en tes joies ! Oh ! respirer, seulement une fois, pendant leur sommeil, ces jeunes roses si belles ! Sentir seulement passer ce vent de la nuit dans mes cheveux !... Pouvoir seulement mourir ! »

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   

N’est-ce pas elle l’Andreïde – l’artificielle – qui semble la vivante et Alicia Clary – le fantôme !

Lord Ewald – symbole de l’humanité inassouvie d’amour – devait aimer Hadaly puisqu’elle est l’Idéal amour, comme Alicia Clary était l’amour terrestre devenu impossible. Edison est aussi plus qu’un héros de roman : c’est la science qui tente en vain d’être égale à Dieu.

Transitoriis quare aeterna avait écrit le poète au seuil de l’Ève future. La réalité ne fut pour lui qu’un tremplin qui le projetait dans « les régions de l’Idéal où l’insulte des humains n’atteint plus », dans l’Éther pur de son Rêve. Et qu’appelait-il rêver ?

 

« Rêver, c’est d’abord oublier la toute-puissance des esprits inférieurs mille fois plus abjects que la sottise ! C’est cesser d’entendre les irrémédiables cris des spoliés éternels ! C’est oublier les humiliations que chacun subit et que tous infligent et que vous appelez la Vie sociale ! C’est oublier ces soi-disants devoirs qui révoltent la conscience et ne sont autres que l’amour des intérêts bas et immédiats au nom desquels il est permis de demeurer distrait devant la misère des déshérités ! C’est contempler, au fond de ses pensées, un monde occulte dont les réalités extérieures sont à peine le reflet !... C’est se ressaisir dans l’Impérissable ! C’est se sentir solitaire, mais éternelle ! C’est aimer l’idéale Beauté, librement comme courent les fleuves à la mer ! Et le reste des passe-temps ou des devoirs ne vaut pas un soleil dans ces temps maudits où je suis forcée de vivre.

Au fond, rêver c’est mourir ; mais c’est mourir au moins en silence et... avec un peu de ciel dans les yeux !... »

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   

(La Révolte.)      

 

Rêvasser n’est pas rêver ; le rêve étant, avec la prière, l’effort le plus pur et le plus haut. De même que nous pouvons être l’artisan de notre bonheur, nous pouvons être celui de notre réalité. La réalité, telle qu’on la conçoit généralement, n’est qu’un mensonge : Le Rêve est la seule réalité.

 

À ce siècle de Lumière, le comte de Villiers de l’Isle-Adam, préférait la Lumière des siècles.

Il s’était abreuvé aux sources les plus rares du savoir humain, depuis l’antique science occulte jusqu’aux doctrines philosophiques de Fichte et de Hegel.

Les plus récentes recherches, les plus proches découvertes ne lui furent pas, non plus, étrangères ; car ce rêveur était un savant, mais pour qui la science doit augmenter l’âme et non l’amoindrir.

Elle corrobora d’ailleurs sa foi diamantine. Déjà il avait fait dire à Claire Lenoir « puisque la Croyance est la seule base de toutes les réalités, préférons Dieu », et il avait écrit dans l’Ève future « qu’écarter de ses pensées l’idée d’un Dieu ne signifie pas autre chose que se décapiter gratuitement l’esprit ».

La variante de la Fin d’Axël est trop significative aussi, elle révèle trop le suprême état d’âme du Poète pour que je ne la cite pas.

À l’instant où il va mourir, la Croix apparaît à Axel, ainsi qu’un phare sauveur :

 

AXËL. – « Ô croix ! je ne puis te dire adieu ! Voici que je le sens bien : l’amour de toi seule fermente en mon sang. Celui qui fit de toi ce que tu es... m’attire ! Que serait un Dieu – qui n’eut pas fait pour nous ce que sut accomplir le Fils de l’Homme ? – Et que serait alors ce prétendu Dieu devant cet infini, – Jésus, l’Éternel Mage ? Donc, c’est bien lui, Dieu le Verbe même, sinon personne. Et si le Fils de l’Homme s’est trompé, l’humanité n’est qu’un leurre ! Car il ne saurait avoir menti pour nous donner l’Espérance.

... Il faut d’un cœur simple le recevoir, ce qui est le comprendre, et nul ne peut le comprendre que par l’amour... qu’il donne à ses seuls élus... comment limiter Dieu à ne pouvoir être en un homme ?... »

 

Et jetés dans les coins du feuillet ces deux seuls mots : munificence, magnificence et cette phrase lapidaire : Ce qui est c’est croire.

Si cette fin d’Axël est un fervent acte de Foi, la fin de l’Ève future n’atteste-t-elle pas la toute-puissance divine ?

Lord Ewald a perdu cet être d’outre-humanité que lui avait créé Edison : Hadaly, son rêve concrétisé.

Où pourrait-il, dès lors, trouver son suprême Idéal sinon en Dieu qui seul étanche notre soif d’Infini ! Et l’inventeur qu’est-il devant l’omni-créateur !

Ce qui est c’est croire !

Humble Credo dans lequel le Poète reconnaît sa petitesse devant l’Invisible Semeur de mondes ! Sublime parole qui monte au Ciel comme un vol d’âme !

Le comte de Villiers ne fut donc pas seulement un Voyant, il fut aussi un Croyant.

Et c’est ainsi qu’il est, pour ceux qui la pénètrent, une méthode incluse, quoique dispersée, en son œuvre d’hermétique lumière.

Il réalisa, lui-même, cette phrase liminaire de ses admirables pages sur Hamlet :

« Toute libre intelligence ayant le sens du sublime, sait que le Génie pur est, essentiellement silencieux, et que sa révélation rayonne plutôt dans ce qu’il sous-entend que dans ce qu’il exprime. »

Souvent il laisse, lui aussi, deviner plus qu’il n’exprime : une phrase, à dessein inachevée, interrogative ou exclamative, un mot même, une réflexion, dès l’abord jugée inutile, posent au lecteur de troublants problèmes ou lui suggèrent de traditionnelles vérités.

Comment qualifier son Style sinon d’Impersonnel, lui aussi. Il est idéalement adéquat à l’intérieure pensée. C’est le style-type, LE STYLE – majusculairement écrit.

Le prestigieux visionnaire qui sigilla, de sa griffe générale, l’Annonciateur, l’Ève future et Axël, aurait pu répéter avec le surhumain Richard Wagner : Mon art, c’est ma prière.

« L’Art, dit Ernest Hello – ce grand penseur qu’illumina la foi chrétienne – l’Art est le souvenir de la présence universelle de Dieu.

« C’est pour cela qu’il cherche les déserts, il aime la solitude, il se détourne instinctivement quand il aperçoit la multitude. »

Oui, l’Art est l’exaltation du beau Idéal, c’est pourquoi il sera Idéaliste, ou il ne sera pas.

L’œuvre d’art, la plus haute et la plus sublime est celle qui nous laisse entrevoir le Divin et l’Au-delà : il est possible de les assentir en contemplant le Saint-Jean de Vinci comme en entendant la Neuvième Symphonie ou le Prélude de Parsifal.

C’est parce que l’écrivain de l’Amour suprême fut essentiellement idéaliste que son œuvre est celle de dilection des êtres d’exception, de ceux qui s’efforcent vers l’En-Haut : elle ne connaîtra jamais l’encanaillante popularité. Les très rares qui la méditent y trouvent l’Agrément inattendu 8 ; pour eux seuls sont les révélateurs arcanes que le Poète adorna d’une forme impeccable.

Croisé du Verbe, il mania la plume aussi noblement et aussi glorieusement que ses ancêtres avaient jadis tenu l’épée.

Il vécut pauvre, exilé en un siècle où l’Intérêt a détrôné l’Idée et où les humains arborent le flagrant cynisme de cette devise : « Surtout pas de génie » ; sa pauvreté lui fut une pourpre.

 

Le comte de Villiers de l’Isle-Adam qui, comme Morgane 9, portait des cieux en sa poitrine, mourut, ignoré de ses contemporains l’année même 10 où triomphait le mercantile édificateur de la tour Eiffel.

Il expirait – entouré de quelques fervents – dans une très humble chambre chez les Frères Saint-Jean de Dieu. Mais il partait « tranquille » car il savait que – libéré de la vie – il allait franchir le terme de toute servitude pour entrer dans l’Impersonnel. Il mourait en preux et en chrétien sûr qu’il est, pour les purs, de divines récompenses.

Cet aigle planait trop haut : les passants de ce temps ne l’aperçurent point.

Mais ceux qui eurent le précieux bonheur de vivre dans le clair sillage de sa terrestre existence, ceux qui méditent son œuvre – dispensatrice de Normes et de Beautés – se font les buccinateurs de la gloire de ce suzerain qui eut pour fiefs les plus vertigineuses cimes du Rêve et de la Pensée.

Je salue, ici, l’immortel Villiers de l’Isle-Adam :

 

PRINCE DES LETTRES FRANÇAISES

 

 

José HENNEBICQ.

 

Paru dans Durendal en 1896.

 

 

Cette évocation littéraire fut faite à Bruxelles, le 23 janvier 1896, au Salon d’Art idéaliste ; le 27 janvier 1896, au Cercle Léon XIII.

 

 

 

 

 



1  La brute de Médan l’osa qualifier de « raté ». Non margarita ad porcos !

2  Claire Lenoir.

3  Souvenirs occultes (Contes cruels).

4  Aussi l’Inquiéteur, l’Etna chez soi, etc., des Histoires insolites.

5 Je suis heureux – et d’ailleurs n’est-ce pas un devoir – de citer ici la belle étude consacrée au Poète par M. Henry Bordeaux dans son livre : Âmes modernes.

6  Histoires insolites.

7  Rencontre (Contes cruels).

8  L’Agrément inattendu (Histoires insolites) – dédié à M. Stéphane Mallarmé.

9  Voir Morgane (drame), p. 69.

10 En 1889.

 

 

 

 

 

www.biblisem.net