Le calvaire de Louis XVI

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

HENRI-ROBERT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

LE DAUPHIN

 

 

Né à Versailles le 23 août 1754, Louis, duc de Berry, était le troisième enfant de ce Dauphin, fils de Louis XV, qui promettait à la France un nouveau Duc de Bourgogne, avec un caractère peut-être encore plus fort et plus résolu.

Sa mère était Marie-Josèphe de Saxe, fille de cet Électeur de Saxe, roi de Pologne, qui avait été le rival heureux de Stanislas Leczinski. Elle était profondément attachée à tous ses devoirs de mère et d’épouse, chrétienne jusqu’au fond de l’âme. Le Dauphin ne pouvait trouver de compagne plus digne de lui. De cette mère, allemande par la naissance, française par le cœur, le futur Louis XVI tenait la bonté, la patience, la compassion pour les malheureux, la piété et aussi une parfaite droiture de caractère.

Il en avait hérité également ce qu’elle avait apporté de la Saxe : un tempérament un peu germanique, une hésitation, une lenteur qui pouvaient nuire à la rapidité de la décision. Enfin la timidité de l’enfance devait lui rester, bien qu’il eût un courage inné, comme tous les Bourbons.

Une mère est d’ordinaire la première éducatrice de ses enfants et la Dauphine ne se déroba pas à ce devoir. Mais, ni sa position à la Cour, ni la toute-puissante et tyrannique étiquette de Versailles ne lui permettaient de s’en occuper pleinement.

Louis XV, malgré ses vices, avait l’esprit juste. Il avait compris qu’il devait laisser au Dauphin une entière liberté pour l’éducation de ses enfants et abandonner à son initiative le choix des personnes. Celui-ci en profita avec beaucoup de sagesse. Il donna pour gouverneur au futur Louis XVI le Duc de La Vauguyon, un de ces rares grands seigneurs que l’atmosphère sceptique et libertine de l’époque n’avait pas contaminés. Son précepteur fut un évêque, celui de Limoges : Monseigneur de Coëtlogon ; son sous-précepteur, le Marquis de Sinety, auquel on adjoignit l’abbé de Badonvilliers, prêtre assez oublié aujourd’hui, mais qui avait alors de la notoriété.

Le Dauphin, dont toute la vie pouvait être considérée comme une censure du vice et un encouragement à la vertu, allait mourir prématurément. Le 20 décembre 1765, il expirait, à l’âge de trente-six ans, après une agonie de vingt-deux heures.

Le Duc d’Orléans, frappé jusqu’à l’étonnement de la tranquillité avec laquelle il avait envisagé l’approche de sa dernière heure, dit à Louis XV :

« Je n’aurais jamais cru, Sire, qu’aux portes de la mort on pût conserver tant de sérénité et une paix si profonde. – Cela doit être ainsi, répondit le Roi, quand on a su, comme mon fils, passer toute sa vie sans reproche. »

La pieuse Marie-Josèphe de Saxe n’allait pas tarder à suivre son époux dans la tombe. Alors qu’elle se préparait à remplir les derniers vœux de celui-ci, en se consacrant elle-même à l’éducation de ses enfants, le dépérissement de sa santé annonça sa fin prochaine. Le 13 mars 1767, elle mourait à l’âge de trente-cinq ans.

Ainsi disparaissaient, en pleine jeunesse, en plein épanouissement de bonté et de vertus, ce Prince et cette Princesse que vingt-cinq ans plus tard devaient rejoindre, si jeunes également, ceux qui, à leur place, allaient gravir les marches du trône. Ils laissaient cinq orphelins : le Duc de Berry, devenu par cette mort Monsieur le Dauphin, si affecté par sa douleur qu’il ne pouvait se résigner à porter ce titre ; le Comte de Provence (plus tard Louis XVIII), le Comte d’Artois (le futur Charles X), et deux petites filles qui devaient être des modèles de vertu : Clotilde de France, à laquelle l’Église a conféré la dignité de vénérable, et celle qui s’appellera Madame Élisabeth.

Le vieux Roi eut la sagesse de ne point s’immiscer dans leur éducation et de les laisser aux mains des précepteurs qu’avait choisis la volonté paternelle.

Le Dauphin, malgré sa timidité, avait l’esprit ouvert, attentif. Il montrait des dispositions au travail et fit de bonnes études classiques.

Outre le latin qu’il apprit fort bien, il possédait l’anglais à fond, savait assez d’allemand et montrait un goût marqué pour la géographie et pour l’histoire. Mais il y avait dans l’air un courant d’idées dont les esprits les plus pondérés ne parvenaient à repousser entièrement l’influence. Les maîtres du jeune Prince ne paraissent pas y avoir échappé. Peut-être leur enseignement ne lui apporta-t-il pas toujours les leçons nécessaires pour gouverner et pour bien juger les hommes.

 

 

 

 

 

II

 

LE MARIAGE AUTRICHIEN

 

 

Sur cet adolescent loyal, sensible, mais faible et indécis, reposait pourtant, à une heure grave, l’avenir de la France. Il fallait le fixer par un mariage qui donnât des héritiers à la couronne.

Choiseul y pensa. Ce ministre, dont le passage aux affaires marquait une politique de « facilité sans grandeur », sans habileté et qui avait pris le contre-pied de la politique de Louis XIV, eut ce jour-là une bonne inspiration. Partisan de l’alliance avec les grandes puissances qui avaient été nos ennemis traditionnels, au détriment des petits peuples que nous avions jusque-là soutenus et protégés contre les convoitises de leurs voisins, il était l’homme de la politique autrichienne.

Quoi que l’on pense de la politique si longtemps suivie contre la maison d’Autriche (sur laquelle de très bons esprits ne sont pas d’accord), il paraît certain qu’elle était surannée et que, depuis l’avènement de cette puissance nouvelle qui s’appelait la Prusse, elle n’avait plus de raisons d’être.

La guerre faite à Marie-Thérèse, la guerre de la Succession d’Autriche, avait été, de tous points, une faute. Ceux qui s’acharnaient à piétiner l’Autriche, à réclamer sa destruction, étaient des retardataires et ne comprenaient pas nos vrais intérêts. Ce qu’on a appelé le renversement des alliances était d’une bonne politique. L’issue malheureuse de la guerre de Sept Ans ne doit pas le faire oublier. Depuis ce temps, un rapprochement très étroit s’était fait entre Vienne et Versailles. Le rêve de Marie-Thérèse était de placer sa plus jeune fille, sa fille de prédilection, sur le trône de France. Choiseul le savait mieux que personne. Sous le nom de Comte de Stainville, il avait été ambassadeur à Vienne et il connaissait fort bien l’Impératrice.

Il favorisa ses desseins et il eut raison. Le mariage de Louis XVI avec Marie-Antoinette est un des actes qui, avec la réunion de la Lorraine, le relèvement de la Marine et le pacte de famille, lui doit assurer quelque reconnaissance.

Voyons rapidement l’histoire de cette union qui doit marquer si profondément le règne de Louis XVI et qui, vingt ans plus tard, éclairera d’une intimité si touchante, pour le cœur royal meurtri, la captivité du Temple.

Marie-Antoinette avait quinze ans. Elle ignorait la langue française. Elle ignorait tout de la vie. Jeune et sans expérience, les intrigues de la Cour allaient l’entourer dès son entrée sur le sol français. La disgrâce prochaine de Choiseul, artisan de son mariage, les embûches sournoises des courtisans et des ambitieux déçus, devaient créer à la charmante Dauphine une situation pleine de périls.

La première entrevue de Marie-Antoinette et du Dauphin eut lieu à Compiègne. Quand elle arriva à Paris, toute la ville se porta au-devant d’elle pour la voir et l’acclamer. Son carrosse défila entre une double haie de voitures remplies de toutes les élégances parisiennes, au bruit des applaudissements et des ovations sans fin. La bonne grâce de cette enfant de quinze ans, la fraîcheur délicate de son teint, le charme de son sourire, la légèreté de sa démarche, l’éclat de ses yeux, lui attirèrent tous les suffrages et tous les cœurs.

Ses débuts à la Cour de France ressemblèrent à une féerie. L’influence de sa mère, la grande Impératrice, semble s’exercer sur elle à distance. Elle montre dans ses réponses, dans sa conduite, dans toute son attitude, une sagesse bien au-dessus de son âge.

Louis XV lui-même va tomber sous le charme et se sent plein de respect pour cette grâce et cette innocence. Le Dauphin est plutôt timide avec cette jeune épouse qui, vingt ans plus tard, verra cette même foule qui l’acclame rugir sous les fenêtres de Versailles. Il est un peu comme Louis XIII avec Anne d’Autriche ; non par insensibilité sans doute. Mais il est, suivant le mot de Sainte-Beuve, « empêché ».

Le caractère rieur et enjoué que Marie-Antoinette montre durant les fêtes qui entourèrent le mariage, son amour de l’expansion et son besoin d’amitié ne laissent pas encore assez apercevoir au futur Louis XVI le fond de sérieux, la grandeur d’âme qu’il y a en elle, et qu’elle est la vraie fille de Marie-Thérèse.

 

 

 

 

 

III

 

LES DÉBUTS D’UN JEUNE ROI

 

 

Louis XV vieillissait. Vers la fin d’avril 1774, il se sentit particulièrement las et mal à l’aise. Il était écœuré, sans appétit, et ne put rien manger le 26 avril, à Trianon, où il se trouvait avec Mme du Barry.

Le 27 avril il dut interrompre la chasse, plaisir favori du Roi de France, et fut secoué par de longs frissons de fièvre. La Martinière l’examina, jugea que ce n’était point une simple indisposition et dit au Roi avec autorité : « Sire, c’est à Versailles qu’il faut être malade. » Bientôt, la consternation régna dans le clan du Barry : Louis XV avait la petite vérole.

La Dauphine et le Dauphin à qui l’on avait, dès le premier jour, interdit la chambre du Roi, par crainte de la contagion, attendaient, dans la retraite et le recueillement, l’issue de la maladie.

Lorsqu’il fut certain que Louis XV était perdu, on décida que le Dauphin, avec toute sa maison, quitterait Versailles pour Choisy-le-Roi, aussitôt après la mort, afin de ne pas rester dans un air empoisonné par le mal. Tout fut préparé pour ce départ rapide, on tint même les chevaux harnachés et, afin de ne pas perdre une minute, il fut convenu d’un signal, que les postillons pourraient voir de l’écurie. Une bougie allumée en permanence derrière une fenêtre serait soufflée au moment où Louis XV rendrait le dernier soupir.

C’est le 10 mai 1774, à trois heures un quart, que le roi expira et que la bougie fut éteinte.

Presque aussitôt, l’huissier vint à l’œil de bœuf, annonça : « Le Roi est mort », et ouvrit les portes à deux battants. Alors, dit un témoin oculaire, chacun s’empressa de fuir la contagion qu’aucun intérêt ne commandait plus de braver ! Un bruit semblable à celui du tonnerre surprit, dans le salon où ils attendaient des nouvelles, le Dauphin et la Dauphine. Les courtisans accouraient pour saluer les nouveaux maîtres de la France.

Un des premiers actes de Louis XVI, dans lequel il faut bien voir une faute, et l’une de celles qui contribueront plus tard à sa chute, fut de rappeler les parlementaires frondeurs que Louis XV avait exilés à Pontoise. Louis XVI, si respectueux des idées de son père, lui qui ne va pas vouloir reprendre Choiseul, parce que Choiseul avait manqué de respect au Dauphin, méconnaît sur ce point les volontés de son grand-père.

Cette faute mise à part, les premiers actes de son règne semblèrent confirmer toutes les espérances que l’on avait mises en lui.

Il s’agissait alors de nettoyer la Cour de tout le clan de Mme du Barry. La favorite fut envoyée à Pont-aux-Dames, refuge des comédiennes qui ont cessé de plaire. Le Duc d’Aiguillon, l’Abbé Terray, le Chancelier de Maupeou furent priés de rendre leurs portefeuilles.

On s’imaginait que Louis XVI allait rappeler Choiseul et, déjà, celui-ci, quittant sa terre de Chanteloup, s’était empressé de revenir à Paris. Mais le Roi avait contre lui des préventions. Il lui reprochait d’avoir expulsé les Jésuites et le soupçonnait de gestion indélicate. « Choiseul veut dire mangeries, répétait-il ; qu’on ne m’en parle plus. » Et lorsqu’il apprit sa présence à Paris, il s’étonna : « Que n’est-il à Chanteloup ? s’écria-t-il ; quand on a le bonheur d’avoir une terre, c’est la saison d’y être ! » Choiseul, dépité, reprit le chemin de Chanteloup.

On trouvait au jeune Roi toutes les qualités et d’abord une touchante bonne volonté, un désir de bien faire vraiment plein de promesses.

Mais Louis XVI devait être compromis et perdu par son mauvais et trop nombreux entourage. Un Roi doit savoir rester isolé dans sa Cour. Ce fut une des forces de Louis XV, le terrible égoïste. Louis XVI, en dehors du flot des courtisans, avait sa femme, ses tantes, ses belles-sœurs, la foule de leurs amies, ses deux frères qui, tous, prodiguaient leurs avis plus ou moins sincères et contribuaient à créer la confusion, en augmentant l’irrésolution naturelle du jeune Roi.

« Mon Dieu ! protégez-nous ! Nous régnons trop jeunes », s’étaient-ils écriés tous deux à l’annonce de la mort de Louis XV. Plus d’une fois, ce cri dut lui remonter aux lèvres. Près d’un Roi de vingt ans, il eût fallu, pour le guider, un grand ministre, un homme d’un esprit supérieur. Auprès d’un grand cœur il eût fallu un grand caractère. Les Français, pour la plupart, étaient inquiets, tourmentés d’un grand désir de changement. Qui se souvenait alors du mot de Bossuet :

« Où personne ne commande, tout le monde est maître, tout le monde est esclave ! »

Le grand ministre ne se présenta pas. Ceux qui vinrent, sauf quelques exceptions, comme le Comte de Vergennes pour les affaires étrangères, furent, au moins la plupart, ou des utopistes ou des sceptiques. Or, les utopies perdent les nations, et le scepticisme leur enlève la foi.

Le premier sur lequel Louis XVI arrêta son choix fut un vieux courtisan, le Comte de Maurepas. Le Roi avait hésité à désigner un ministre, voulant consulter d’abord deux hommes d’âge et d’expérience, MM. de Machault et de Maurepas, anciens ministres de Louis XV.

M. de Maurepas répondit le premier à l’appel. Louis XVI se proposait de conférer seulement avec lui, de connaître simplement ses idées. Mais, en vieux diplomate, Maurepas sut lui forcer la main.

« Votre Majesté, lui dit-il, feignant de se méprendre, me fait donc premier ministre ? »

« Non, répondit le timide Louis XVI ; ce n’était pas là mon intention. »

« J’entends, reprit Maurepas. Votre Majesté veut que je lui apprenne à s’en passer ? »

Et c’est par ce coup d’audace et par cet esprit d’à propos qu’il escamota la place.

Le Comte de Maurepas avait une certaine pratique des affaires, mais point de solidité dans l’esprit. Ses bons mots faisaient croire à sa supériorité. C’est lui qui conseilla le rappel des Parlements, mesure funeste, mais inspirée au vieillard par le désir de la popularité. C’est lui qui fit appeler Turgot aux finances. Très lié avec les encyclopédistes, ami des philosophes, cet ancien bachelier de Sorbonne, destiné d’abord à l’Église, avait un esprit novateur dont on attendait d’utiles réformes.

En matière financière, Turgot avait des vues assez justes. Placé en face d’une dette de cent trente-cinq millions et d’un déficit annuel de vingt-deux millions, il voulait remédier au mal par deux moyens : la réduction des dépenses au-dessus des recettes et le rendement plus productif des impôts existant déjà par le développement de la richesse publique.

« C’est à Votre Majesté personnellement », écrit-il à Louis XVI, en lui adressant l’exposé de ses premières idées d’administration, « à l’honnête homme, à l’homme juste et bon, plutôt qu’au Roi, que je m’abandonne. »

La politique d’économie permit de réduire assez rapidement les dépenses de vingt-quatre millions. Elle fit cependant crier, car plus d’un courtisan se sentait atteint. Et les courtisans étaient nombreux ! Qui ne se rappelle le passage si pittoresque où Taine nous fait assister au défilé des Officiers de la Cour : « Une ample procession de dos galonnés, de ventres majestueux et rebondis... qui... officient avec ordre et conviction » ?

Turgot faisait appel à la fermeté du Roi : « Il faut, lui disait-il, vous armer contre votre bonté même, considérer d’où vient cet argent que vous faites distribuer à vos courtisans, et compter la misère de ceux auxquels on est obligé quelquefois de l’arracher par les exécutions les plus rigoureuses à la situation des personnes qui ont le plus de titres pour obtenir vos libéralités. » Très vite, tout un parti se ligua contre lui. Louis XVI soutenait son ministre. À un dévot qui lui dénonçait son irréligion, il répondit par cette phrase : « Qu’importe ! Il est honnête homme et éclairé ; cela me suffit. »

Les Philosophes louèrent ce propos qui annonçait « une âme ferme et juste ».

Turgot eut raison en rendant libre la circulation des grains, jusqu’alors emprisonnés, d’une province à l’autre, et si bien emprisonnés qu’en 1693, on avait vu à Lyon la disette, presque la famine, tandis que la Bourgogne regorgeait.

Quoi qu’on en ait dit, le ministre-philosophe ne vit peut-être pas aussi juste lorsqu’il supprima les corporations, les jurandes et les maîtrises. Malgré les restrictions qu’elles apportaient à la liberté et à l’initiative de l’ouvrier, elles étaient une force pour lui comme pour la profession, en les mettant à l’abri de certains abus. On le voit mieux aujourd’hui, à l’heure où les Syndicats règnent en maîtres.

L’abolition de la corvée royale fut bien accueillie. Nombre d’intendants avaient été obligés de reconnaître qu’il n’y avait pas d’opération plus nécessaire au soulagement du peuple que le changement de l’Administration des corvées des chemins. Si l’on songe à la difficulté d’une telle réforme, à la révolution sociale qu’elle accomplissait en supprimant un acte aussi contraire à l’égalité qu’à la dignité des hommes, on comprend déjà le profond amour du peuple qui se cache sous l’assentiment du jeune Roi.

Les ennemis que Turgot s’était attirés par ses différentes réformes finirent cependant par amener sa chute. Le Conseil, la maison royale étaient unis contre lui. La Reine, assure-t-on, menait la campagne. Les tantes du Roi lui étaient hostiles à cause de sa philosophie. Et Monsieur, dans un perfide pamphlet, avait attaqué sourdement son caractère aussi bien que sa politique.

Toujours faible et défiant de lui-même, Louis XVI, en proie à une lourde perplexité, laissa faire. Longtemps il hésita à abandonner son ministre, balançant, malgré sa profonde honnêteté, entre la crainte de poursuivre la réalisation des nouveaux projets et celle de les interrompre brusquement. Mais l’intrigue eut raison de ses incertitudes, en se servant de sa sensibilité toujours prête à s’émouvoir, et de son amour grandissant pour la Reine. On avait imité l’écriture de Turgot dans une correspondance qui contenait des insinuations blessantes à l’égard de Marie-Antoinette et des sarcasmes contre Maurepas. Alors Louis XVI congédia son ministre avec cette décision brusque et cassante que les faibles prennent pour de l’énergie.

Necker, dont la femme avait fait une réputation peut-être au-dessus de ses mérites, succéda à Turgot. Ce banquier genevois n’était pas sans talents financiers, mais les grandes vues lui manquaient. En arrêtant le cours des largesses royales à l’égard des courtisans, il devait paraître à ceux-ci trop bourgeois... Ses mœurs irréprochables contrastaient d’ailleurs trop vivement avec celles de son entourage.

Pourtant, au milieu d’une gestion financière discutée – les loteries mises à l’ordre du jour par Necker étaient accusées de favoriser le goût immoral de la spéculation et on faisait le reproche à ses emprunts d’enrichir l’étranger et de lui permettre d’intervenir dans notre politique – Necker sut, aux côtés du Roi, faire passer sur la France un souffle généreux. Il améliora l’Administration des hospices, organisa des hôpitaux modèles, secourut les pauvres, les malades, améliora l’esprit des ateliers de charité. Il obtint du Roi, qui, sous le ministère de son prédécesseur, avait supprimé la corvée parce qu’il estimait que la dignité humaine était dégradée par le servage, d’abolir, dans ses domaines, la servitude personnelle et la mainmorte et de supprimer, dans tout le royaume, le droit de suite sur les mainmortables. Il s’apitoya sur le régime pénitentiaire, si terrible alors, fit instituer une commission de réforme des priseurs, réforma la procédure criminelle et obtint la suppression définitive de la question préparatoire.

La popularité dont Necker avait joui au début de son ministère ne le mit pas à l’abri. Il tomba à son tour et fut remplacé par Calonne, un dissipateur et un prodigue dont les principes semblent avoir voulu établir que le meilleur moyen d’acquitter des dettes, c’est d’en contracter de nouvelles. Éblouir par de fastueuses dépenses, n’était-ce donner l’assurance qu’on avait des ressources et, par là, inspirer confiance et rétablir le crédit ? La criminelle prodigalité de Calonne ne fit qu’élargir rapidement le gouffre où allait disparaître la monarchie. La nation entière le sentit et l’idole de la veille commença à perdre de son assurance. Calonne voulut faire volte-face, en revenant aux idées de Necker et en établissant, sous le nom de subvention territoriale, un impôt qui frapperait les nobles aussi bien que les roturiers.

Le Parlement, plus frondeur que jamais, ne voulait pas de cet impôt, et Calonne le savait. Pour se tirer d’affaire, il imagina de convoquer une assemblée de notables qui, pensait-il, approuverait son projet. Cette idée, ingénieuse dans une époque différente, eût sans doute fait naître les résultats qu’escomptait le ministre. Mais les notables qui allaient se rassembler étaient, pour la plupart, imbus des idées de leur temps.

Réunis à Versailles le 22 février 1787, ils refusèrent d’examiner les projets d’impôts tant qu’on ne leur aurait pas fait connaître les origines et l’importance du déficit. C’était leur droit. Mais ils allèrent plus loin. Plusieurs d’entre eux (en tête, La Fayette, trop souvent prêt à un geste inopportun) réclamèrent la convocation des États Généraux. Ceux qui se rendaient compte de l’état d’agitation des esprits, ceux qui avaient pris conscience de la température morale de l’époque, purent, dès lors, entrevoir la Révolution.

Cependant Calonne dut partir. Pour le remplacer, le Roi appela un archevêque, très peu homme d’Église, dont la foi même était suspecte : Loménie de Brienne. Ce prélat était poussé par une de ses créatures, l’Abbé de Vermont qui, sous l’œil de Marie-Thérèse, avait enseigné et fait goûter le français à la future Dauphine et qui avait gardé la confiance de son élève devenue Reine. Il ne fut pas plus heureux auprès des notables que ne l’avait été Calonne, et il dut les renvoyer.

Le Parlement (que Louis XVI avait si imprudemment rappelé de l’exil) refusa d’enregistrer l’impôt qui devait peser sur tous et réclama bruyamment les États Généraux. Brienne l’exila à Troyes.

Des émeutes éclatèrent à Rouen et la populace insulta Marie-Antoinette, désignée sous le sobriquet L’Autrichienne. Cette Reine qui avait été accueillie à Paris avec des transports de joie, et dont les Parisiens avaient commencé par faire une idole, était en train de devenir pour eux un objet de haine. Un travail souterrain s’était fait contre elle, à la Cour même, travail odieux et injuste, inspiré en grande partie par la jalousie et dans lequel plusieurs ministres et les tantes, peut-être aussi les frères du Roi, avaient leur part de responsabilité.

Louis XVI rappela de l’exil un Parlement plus arrogant que jamais. Mal conseillé, le souverain oubliait que le manque de suite dans les mesures ne sert qu’à discréditer l’autorité. Le Parlement refusa d’enregistrer les édits qu’on lui présentait. Après une séance de neuf heures, le Roi passa outre, exilant deux conseillers et le Duc d’Orléans qui, ouvertement, lui avait résisté. Brienne se prépara même à dissoudre le Parlement comme, sous Louis XV, avait fait le chancelier Maupeou. Mais ces magistrats rebelles avaient pris conscience de leur force : ils rendirent un arrêt qui était une sorte de déclaration de guerre à la monarchie absolue. Quelles réflexions firent-ils, cinq ans plus tard, lorsqu’au sein de cette Révolution qu’ils avaient appelée, ils gravirent à leur tour les marches de l’échafaud ?

Jusque-là, l’opinion était avec eux. Comme l’a remarqué Taine, à ce moment, la France est folle. D’hommes pratiques et de jugement clair (c’est encore une remarque de Taine) il n’y avait plus guère que les Intendants, les commandants militaires et les évêques, ceux qui, par état, se trouvaient en contact permanent avec les hommes et qui avaient l’habitude des grandes affaires.

Des évènements immenses et douloureux allaient sortir de ces États Généraux que tout le monde appelait. Le Roi (ce Roi qui était la bonté même) commençait, lui aussi, à être vilipendé. On le traitait alors déjà de despote et de tyran !

On convoqua les États Généraux pour le 5 mai 1789.

Loménie de Brienne dut se retirer à son tour ; on connaît sa disgrâce avec le chapeau de Cardinal qu’il devait se rendre indigne de porter après la constitution civile du clergé et qu’il dut renvoyer au Pape.

L’histoire d’Angleterre évoque, dans un de ses chapitres, la fameuse conspiration des poudres. On se rappelle ces vingt-quatre barils de poudre, placés sous la grande salle du Parlement qu’ils auraient fait sauter si l’un des conjurés n’avait tout découvert. En France, il n’y avait qu’un seul baril de poudre : c’était l’Assemblée elle-même.

 

 

 

 

 

IV

 

LA FRANCE SOUS LOUIS XVI

 

 

Avant de résumer ces évènements si pleins d’une sombre grandeur, revenons en arrière. Regardons de plus près Louis XVI. Disons l’influence qu’il exerça, tant qu’il fut véritablement Roi de France, c’est-à-dire de son avènement au trône à l’entrée en scène des États Généraux. Que fit-il pour le prestige de la France en Europe ? À l’intérieur, pour son bien-être matériel et moral ? Quels titres recommandent à la postérité celui que l’on prendrait aisément pour un fantôme de Roi et que nous devons cependant ranger parmi les grands cœurs d’homme ?

Quand Louis XVI, à l’âge de vingt ans, monta sur le trône, quelle était, en Europe, la situation de la France ?

Sans doute la France méritait-elle encore l’éloge que devait, trente ans plus tard, lui décerner un noble étranger qui maniait le français aussi bien que le russe : elle régnait encore sur le monde par sa langue, par ses modes et par sa cuisine.

Notre langue était celle de l’aristocratie européenne ; tous les esprits cultivés se faisaient gloire de la connaître et de la pratiquer. Les étrangers s’ingéniaient bien de temps à autre à remarquer qu’elle était pauvre, et Catherine II, dans une lettre toute remplie d’ailleurs d’adulation et de flagorneries, l’avait insinué à Voltaire. Mais sa merveilleuse limpidité, sa précision, son élégance, la grande littérature, la magnifique phalange de prosateurs qu’elle avait enfantés (la plus nombreuse qu’on eût vue depuis les Grecs), le charme pénétrant de nos poètes, en particulier l’incomparable perfection de Racine, toute cette couronne de gloire littéraire l’avait, depuis plus d’un siècle, imposée au monde.

Au temps de Louis XVI, la France gardait pourtant un autre titre de gloire. Louvois et nos grands généraux avaient fait de l’armée française la première armée d’Europe.

Sans mettre Turenne et Condé au-dessus de César et d’Annibal, il était permis de croire, de Rocroi à Steinkerque et à Nördlingen, que l’armée française était vraiment la première du monde. Les revers de la guerre de la succession d’Espagne, que le Maréchal de Villars sut d’ailleurs faire oublier, ne lui avaient pas ôté cette réputation.

Mais une armée de terre, si bonne qu’elle soit, ne peut suffire à un grand pays, surtout si ce pays possède au loin de vastes colonies à défendre. Louis XIV (ou plutôt Colbert) le savait. En même temps qu’il faisait de la France une des premières puissances coloniales de l’Europe, il lui donnait une splendide Marine qui, pendant vingt ans, fut maîtresse des mers.

La France avait aussi des diplomates éminents. Au traité de Nimègue, qui marque l’apogée de la puissance de Louis XIV, on les avait bien trouvés un peu trop fiers, arrogants même, trop pénétrés qu’ils étaient de l’omnipotence du maître. Mais, malgré tout, c’était une grande école.

Qu’était devenu, en 1774, ce prestige de la France éblouissant le monde par ses magnifiques colonies et sa superbe marine, le dominant par la diplomatie comme par les armes ? Les Goncourt n’ont rien exagéré, lorsqu’au commencement de leur belle histoire de Marie-Antoinette, ils tracent le tableau suivant :

« La France avait perdu l’héritage de gloire de Louis XIV, le meilleur de son sang, la moitié de son argent, l’audace même et la fortune du désespoir. Ses armées reculant de défaite en défaite, ses drapeaux en fuite, sa marine balayée, cachée dans les ports et n’osant tenter la Méditerranée, son commerce anéanti, son cabotage ruiné, la France, épuisée et honteuse, voyait l’Angleterre lui enlever un jour Louisbourg, un jour le Sénégal, un jour Gorée, un jour Pondichéry et le Coromandel et Malabar, hier la Gorée, aujourd’hui Saint-Domingue, demain Cayenne.

« La France détournait-elle les yeux de son empire au delà des mers ? La patrie, en écoutant à ses frontières, écoutait la marche des troupes prusso-anglaises. Sa jeunesse était restée sur les champs de bataille de Dettingen et de Rossbach, ses vingt-sept vaisseaux de ligne étaient pris, six mille de ses matelots étaient prisonniers ; et l’Angleterre, maîtresse de Belle-Isle, pouvait promener impunément, le long de ses côtes, la terreur et l’incendie. Un traité venait de consacrer le déshonneur et l’abaissement de la France. Le traité de Paris cédait, en toute propriété, au Roi d’Angleterre, le Canada et Louisbourg, qui avaient avalé à la France tant d’hommes et tant d’argent, l’île du Cap-Breton, toutes les îles du Golfe et du fleuve de Saint-Laurent. Du banc de Terre-Neuve, le traité de Paris ne laissait à la France, pour sa pêche à la morue, que Saint-Pierre-et-Miquelon, avec une garnison qui ne pouvait excéder cinquante hommes. Le traité de Paris enfermait et resserrait la France dans sa possession de la Louisiane par une ligne tracée au milieu du Mississipi.

« Il chassait la France de ses établissements sur le Gange. Il enlevait à la France les plus riches et les plus fertiles des Antilles, la portion la plus avantageuse du Sénégal, la plus salubre de l’île de Gorée. »

En vérité, aucun traité aussi funeste n’avait été signé par un Roi de France depuis celui de Brétigny. Il était le plus humiliant de toute notre Histoire.

Encore si les esprits avaient ressenti cette humiliation ! Si les cœurs avaient tressailli sous l’outrage ! Mais à Paris même, pendant la guerre de Sept Ans, il s’était trouvé des Français qui, ouvertement, faisaient des vœux pour le roi de Prusse ! Voltaire, lui-même, après la bataille de Rossbach, n’avait pas craint d’adresser des vers à Frédéric II pour le féliciter de sa victoire ! L’Angleterre avait beau nous écraser : une partie de la société était anglomane. Le Duc d’Orléans, le futur Philippe-Égalité, faisait le voyage de Londres, pour apprendre, disait-il, à penser.

Tel était l’état de la France lorsque Louis XVI, âgé de vingt ans, monta sur le trône. Prenons garde de ne pas oublier tout cela si nous voulons le juger sainement. En peu d’années, malgré ses fautes et ses faiblesses, il sut relever l’honneur du drapeau, doter la France d’une marine merveilleuse, humilier l’Angleterre et rendre à la Nation une partie de la considération que le règne honteux de Louis XV nous avait fait perdre.

C’est tout d’abord la Marine qui attira son attention. La France, pour être vraiment digne d’elle-même, doit être une grande puissance navale. La défense même de son littoral le réclame ; la nécessité de tenir en respect une puissance trop souvent jalouse le demande ; la protection de son empire colonial, quand elle en a un, l’exige impérieusement.

Comment défendre ses colonies, si l’on n’est pas maître de la mer ? On l’avait oublié au XVIIIe siècle. Deux grandes illusions avaient égaré les esprits. La politique du médiocre cardinal de Fleury (qui eût mieux fait dans son diocèse qu’à la tête de la France) avait fort contribué à cet état de choses.

Sincère partisan de la paix, très lié avec les deux Walpole, qui étaient aussi des hommes pacifiques, il avait apporté tous ses soins à ne pas donner d’ombrage à l’Angleterre, et c’est dans cette intention qu’il avait négligé la Marine. Il ne savait pas que pour conserver la paix, il faut être en état de l’imposer. Ainsi nous mettait-il à la merci de l’Angleterre qui sortit brusquement des paisibles nuages où on la croyait enfermée, d’abord à l’occasion de la Succession d’Autriche, ensuite pendant la guerre de Sept Ans.

On sait pleinement aujourd’hui que la guerre de la Succession d’Autriche était injuste, contraire à nos vrais intérêts et à la parole donnée par la France. Fleury, qui ne l’ignorait pas, avait laissé faire pour rester au pouvoir. Les Anglais profitèrent de cette faute pour entrer en scène. Ils ne nous enlevèrent pas encore nos colonies. Les brillantes victoires du Maréchal de Saxe dans les Pays-Bas avaient montré – hélas ! pour la dernière fois – la supériorité militaire de la France. Le traité d’Aix-la-Chapelle – traité stérile – nous donnait d’insignifiants avantages. Mais déjà se préparait l’orage qui allait dévaster nos colonies et anéantir ce qui restait de nos escadres.

En pleine paix, sans aucun ultimatum préalable, les Anglais, maîtres de la mer, nous avaient enlevé trois cents vaisseaux marchands montés par six mille matelots, et l’Amiral Boscawen avait capturé deux de nos vaisseaux de ligne. C’était la guerre (et dans quelles conditions !), avec une puissance qui nous a battus toutes les fois que nous n’avions pas la maîtrise de la mer. Cette guerre, nous l’avons dit, fut désastreuse. Nous y perdîmes nos colonies et nos vaisseaux, sans parler de notre prestige.

Un homme eut, à travers ses fautes, le mérite de comprendre qu’avant toutes choses, il importait de relever la Marine : Choiseul. Il s’y employa énergiquement et avec succès. Sur ce point, Louis XVI (qui ne l’aimait pas – et avec raison) continua son œuvre. Il donna à la Marine une telle impulsion qu’en peu d’années, nos flottes purent se mesurer sans désavantage avec celles de l’Angleterre et même les battre.

La guerre d’Amérique allait bientôt mettre en scène le plus grand homme de mer qui ait jamais illustré la France : le Bailli de Suffren. Dans les mers de l’Inde où il combattit, les Anglais n’eurent pas à se féliciter de sa rencontre. Même avec la petite rivalité des officiers de pavillon bleu et des officiers de pavillon rouge, des nobles et des roturiers, notre corps d’officiers de marine était le premier de l’Europe. Les Anglais le savaient si bien que, plus tard, ils favorisèrent de tout leur pouvoir la révolution dans nos ports et l’anarchie sur nos escadres.

Or, cette création superbe qu’anéantit la tourmente révolutionnaire, c’était en partie l’œuvre de Louis XVI. Marie-Antoinette partageait à ce sujet les vues du Roi avec une si noble compréhension qu’elle avait refusé d’acheter une magnifique parure de diamants. « Avec le prix de cette parure, dit-elle, nous pouvons avoir deux vaisseaux de ligne ! »

L’armée elle-même avait été réorganisée par le gouvernement de Louis XVI qui lui avait donné des cadres solides.

« Malgré les réformes faites par Louvois et par ses successeurs », écrit le grand historien Lavisse, en des pages d’une sûre documentation, « l’armée n’était pas encore dans la main du roi... Par l’ordonnance du 25 mars 1776, Saint-Germain répartit l’armée en 16 divisions que commandèrent des lieutenants généraux en activité de service ; les troupes devaient avoir ainsi les mêmes chefs en temps de paix et en temps de guerre, ce qui faciliterait le passage de l’un à l’autre. Les lieutenants de ville et majors de châteaux, dont le nombre fut diminué d’un tiers, leur furent subordonnés, comme ils l’étaient eux-mêmes au secrétaire d’État... Le soin du soldat fut une des grandes préoccupations de Saint-Germain. Choiseul avait introduit le système de la régie pour l’équipement et l’approvisionnement des troupes, et son successeur Monteynard était revenu à celui de l’entreprise. Saint-Germain confia aux corps de troupes eux-mêmes le soin de pourvoir à leurs besoins. Avec des retenues sur la solde, les conseils des régiments assurèrent l’équipement en se conformant aux instructions ministérielles ; ils pourvurent à la nourriture des troupes et ce fut un grand bien pour elles, car « l’ancienne boule de son » fut remplacée par le pain de munition, moitié seigle et moitié froment. Enfin, ils furent chargés d’acheter les chevaux de remonte, les avoines et les fourrages. L’intendance eut la haute main sur la distribution des vivres, les casernements, les étapes. Les hôpitaux et les ambulances furent réorganisés, et les régiments pourvus d’infirmeries...

« ... Grâce aux cent millions attribués au budget de la guerre, Ségur acheva d’organiser l’artillerie et le génie. En 1783, il créa un corps permanent d’état-major, afin que les officiers chargés des fonctions d’état-major en temps de guerre y fussent préparés pendant la paix. Le désir d’entrer dans ce corps poussa les jeunes officiers à étudier la topographie, les sciences et l’art militaire. Ségur renforça la cavalerie légère de six régiments de chasseurs à cheval et porta l’effectif de la cavalerie à trente-trois mille hommes. Par l’ordonnance du 8 mai 1784, il accrut l’infanterie de six bataillons de « chasseurs des Alpes, des Pyrénées, des Vosges, des Cévennes, des Ardennes, du Gévaudan », les recruta parmi les hommes rompus à la marche et les destina au service d’éclaireurs et d’avant-gardes. Ces fantassins devaient prendre dans la suite le nom de chasseurs à pied. Ségur réorganisa les milices avec des cadres de vieux soldats et les mit en état de fournir 76 000 hommes. Des cadres, qui furent aguerris par la guerre d’Amérique, un excellent corps de sous-officiers, des états-majors instruits, des bureaux actifs et d’esprit ouvert, faisaient alors de la France, sans que les étrangers s’en doutassent, la première puissance militaire de l’Europe. »

Mais il ne suffit pas, si magnifiques soient-elles, d’avoir des flottes et des armées : il faut les employer à propos et dans l’intérêt supérieur du pays. La guerre est subordonnée à la politique. D’éclatantes victoires remportées dans une guerre malencontreuse peuvent mener le vainqueur aux pires désastres. Les victoires italiennes de Napoléon III ont conduit à Sadowa et à Sedan, et fourni l’occasion à Bismarck de réaliser par la Prusse l’unité de l’Allemagne.

Louis XVI, qui avait l’esprit juste, comprenait le danger d’une guerre impolitique, au point de vue monarchique. Par certains côtés – il est bien permis d’en faire la remarque aujourd’hui –, la guerre de l’Indépendance Américaine présentait ce caractère. Outre qu’il est dangereux pour un Roi, dont le pouvoir est discuté, dont le trône est ébranlé, de soutenir, à l’extérieur, par les armes, des sujets aux prises avec leur souverain, cette guerre allait développer en France des idées de liberté et d’indépendance et contribuer ainsi à la mise en œuvre d’une révolution qui, à côté de transformations heureuses et indispensables, devait donner au monde une image de mort et de terreur.

Appuyées, à l’origine, sur la loi anglaise elle-même, les revendications des Américains étaient justes. Il y avait là aussi une occasion inespérée pour nous de faire rendre gorge à l’Angleterre. Dès le début, ce point de vue avait frappé Choiseul et le ministre de Louis XV, suivant de près l’évolution de ces évènements lointains, avait commencé, par-dessous main, à soutenir des « Insurgents ». Travaillé entre Turgot, qui ne voulait pas de la guerre (à cause des dépenses), et Vergennes qui voyait là une occasion inespérée de relever notre prestige, le Roi suivit Vergennes, qui avait l’opinion pour lui.

Louis XVI qui, seul, avait répondu à l’appel des Américains, lorsque ceux-ci, dans leur pénurie financière, s’étaient adressés aux cours de France, d’Espagne et aux Provinces-Unies ; qui, avec une générosité dont l’Histoire doit garder le souvenir, leur avait donné six millions et s’était ensuite porté caution pour seize autres, demandés par eux à la Hollande, Louis XVI fit la guerre, et cette guerre, marquée surtout par les succès de notre marine, servit la gloire de la France. Par la paix de Versailles (1783) elle aboutit à l’affranchissement des États-Unis. Elle avait affaibli l’Angleterre, établi que nos amiraux étaient de taille à lutter contre les siens. Par elle également, plusieurs des Antilles et le Sénégal nous étaient restitués.

Cent trente-cinq ans plus tard, l’intervention américaine, qui a contribué à sauver le monde de la servitude, était un souvenir à Louis XVI, et le mot célèbre du Général Pershing : « La Fayette, we are here » un hommage indirect à sa politique...

N’est-ce pas encore Louis XVI qui, dans la succession de Bavière, tint en respect les convoitises des grandes puissances voisines et assura la transmission de l’héritage aux Wittelsbach –ce qui, diplomatiquement, était une victoire française !

On aperçoit de quelle sagesse fut faite la politique étrangère du Roi.

À l’intérieur, il réalisa, conçut ou entrevit de telles réformes qu’il est permis de penser que, sans la dictature de la Constituante et des Assemblées qui suivirent, c’est la royauté elle-même qui eût transformé l’édifice politique, en l’aménageant et en l’adaptant aux besoins nouveaux.

On a dit beaucoup de mal de cette France d’avant la Révolution. On en a fait le symbole d’institutions surannées, la maison des privilèges injustes, le réceptacle de toutes les misères. Pourtant, Robespierre, lui-même, ne fut pas toujours de cet avis. Ne lui est-il pas arrivé de dire : « La génération qui a vu l’ancien régime le regrettera toujours. » Il ajoutait d’ailleurs avec sa terrible logique : « Tout ce qui avait plus de quinze ans, avant 1789, doit disparaître. » Et voici Talleyrand qui dit à son tour : « Quiconque n’a pas vu la France d’avant la Révolution ne sait pas ce que c’est que la douceur de vivre. » Et un jour, plus brutalement : « La Révolution a désossé la France ! »

Dans le premier volume des Origines de la France contemporaine, Taine, en des pages pleines d’une pénétrante critique, a montré quelle était alors la situation morale de la France. Certes, il n’a pas cherché à en déguiser les lacunes, les illusions, les erreurs ; il en a très sûrement discerné le trouble, les besoins de transformation et ces malaises résultant de l’opposition du cadre social avec l’état des esprits.

Louis XVI, heureusement guidé et moins défiant de lui-même, eût mené à bien la restauration nécessaire. Mais c’est un fait singulier que tout conspira contre ce Prince et jusqu’au bien même qu’il accomplit. Ceux-là même qui lui devaient le plus de reconnaissance ; ceux à qui, par trop de sensibilité, de bonté imprudente, il accordait à nouveau des faveurs dont ils s’étaient rendus indignes, furent naturellement les premiers à conspirer contre lui.

Les Parlements rappelés de l’exil sont un triste exemple de cette ingratitude. En toute circonstance, ils vont lui montrer une opposition systématique, maladroite, et contribuer ainsi, pour une bonne part, aux désordres de la Révolution.

 

 

 

 

 

V

 

LES ÉTATS GÉNÉRAUX

 

 

Les États Généraux, si imprudemment convoqués, s’ouvrirent à Versailles, le 5 mai 1789, dans la Salle des Menus-Plaisirs. Ils commencèrent, suivant l’antique usage, par une cérémonie à l’Église Saint-Louis et par la procession du Saint-Sacrement.

Un jeune prélat, récemment sacré et qui devait mourir cardinal, Monseigneur de la Fare, Évêque de Nancy, portait le Saint-Sacrement. Il avait pu voir de près quel souffle d’indépendance passait sur une grande partie du bas clergé, puisque désigné à figurer lui-même (par une raison de convenance tout au moins) aux États Généraux, il avait été élu avec beaucoup de difficultés par ses curés, plus heureux en cela d’ailleurs que plusieurs évêques voisins qui avaient été mis en minorité par leur propre clergé.

Monseigneur de la Fare avait été chargé de prononcer le discours : « Sire, recevez les hommages du clergé, les respects de la noblesse et les très humbles supplications du Tiers-État... » Lorsqu’il parla de libertés publiques, les applaudissements éclatèrent de toutes parts.

À la procession, figuraient les trois ordres : le Tiers (dont on avait doublé la représentation), en habit noir ; le clergé, en habits de chœur ; la noblesse, sous les splendides costumes de Cour ; enfin l’entourage royal et le Roi.

Quand Louis XVI arriva au centre de l’estrade, dans la Salle des Menus-Plaisirs, des acclamations le saluèrent, mais pas un cri ne fut poussé en l’honneur de la Reine qu’on crut voir pleurer. Debout et découvert, le Roi adressa aux députés ce bref discours que nous voulons citer parce qu’il témoigne des sentiments dont Louis XVI était animé.

 

 

« Messieurs,

« Ce jour que mon cœur attendait depuis si longtemps est enfin arrivé, et je me vois entouré des représentants de la Nation à laquelle je me fais gloire de commander.

« Un long intervalle s’était écoulé depuis les dernières tenues des États Généraux et, quoique la convocation de ces Assemblées parût être tombée en désuétude, je n’ai pas balancé à rétablir un usage dont le royaume peut tirer une nouvelle force, et qui peut ouvrir à la Nation une nouvelle source de bonheur.

« La dette de l’État, déjà immense à mon avènement au trône, s’est encore accrue sous mon règne. Une guerre dispendieuse, mais honorable, en a été la cause ; l’augmentation des impôts en a été la suite nécessaire et a rendu plus sensible leur inégale répartition.

« Une inquiétude générale, un désir exagéré d’innovation se sont emparés des esprits, et finiraient par égarer totalement les opinions, si on ne se hâtait de les fixer par une réunion d’avis sages et modérés.

« C’est dans cette confiance, Messieurs, que je vous ai rassemblés, et je vois avec sensibilité qu’elle a déjà été justifiée par les dispositions que les deux premiers ordres ont montrées à renoncer à leurs privilèges pécuniaires. L’espérance que j’ai conçue de voir tous les ordres, réunis de sentiments, concourir avec moi au bien général de l’État ne sera point trompée.

« J’ai déjà ordonné dans les dépenses des retranchements considérables ; vous me présenterez encore à cet égard des idées que je recevrai avec empressement ; mais, malgré la ressource que peut offrir l’économie la plus sévère, je crains, Messieurs, de ne pouvoir pas soulager mes sujets aussi promptement que je le désirerais. Je ferai mettre sous vos yeux la situation exacte des finances et, quand vous l’aurez examinée, je suis assuré d’avance que vous me proposerez les moyens les plus efficaces pour y établir un ordre permanent, et affermir le crédit public. Ce grand et salutaire ouvrage, qui assurera le bonheur du royaume au dedans, et sa considération au dehors, vous occupera essentiellement.

« Les esprits sont dans l’agitation, mais une assemblée des représentants de la Nation n’écoutera, sans doute, que les conseils de la sagesse et de la prudence. Vous avez jugé vous-mêmes, Messieurs, qu’on s’en est écarté dans plusieurs occasions récentes ; mais l’esprit dominant de vos délibérations répondra aux véritables sentiments d’une nation généreuse, et dont l’amour pour ses rois a toujours fait le caractère distinctif : j’éloignerai tout autre souvenir.

« Je connais l’autorité et la puissance d’un Roi juste au milieu d’un peuple fidèle et attaché de tous temps aux principes de la Monarchie : ils ont fait la gloire et l’éclat de la France ; je dois en être le soutien et je le serai constamment.

« Mais tout ce qu’on peut attendre du plus tendre intérêt du bonheur public, tout ce qu’on peut demander à un souverain le premier ami de ses peuples, vous pouvez, vous devez l’espérer de mes sentiments.

« Puisse, Messieurs, un heureux accord régner dans cette assemblée, et cette époque devenir à jamais mémorable pour le bonheur et la prospérité du royaume ! C’est le plus ardent de mes vœux ; c’est enfin le prix que j’attends de la droiture de mes intentions et de mon amour pour mes peuples ! »

 

 

Ferme, prudent et généreux langage ! On en attendait un autre et ce fut une déception pour beaucoup ! Sagement, le roi avait mis les députés en garde contre les nouveautés. Il avait parlé des finances – c’était la préoccupation la plus actuelle –, il avait parlé d’autorité – c’était, bien qu’ils s’en défendissent, le plus grand besoin des esprits. Au fond, il avait vu juste.

Le gouvernement fut moins bien inspiré dans l’accueil qu’on fit au Tiers. Si c’était une faute politique de l’avoir doublé, c’en était une bien plus grande de le traiter de trop haut et de le considérer comme un parent pauvre. Il fallait lui témoigner d’autant plus d’égards qu’on avait plus à craindre de lui et qu’on le sentait porter dans ses flancs la Révolution prête à naître.

Le Duc de Broglie dit quelque part que l’ironie et le dédain sont les dernières armes des aristocraties expirantes. Ces armes ne rappellent que trop le « telum imbelle » du vieux Priam et les grands seigneurs n’allaient que trop tôt l’apprendre.

Dès le lendemain, le Tiers émettait une prétention fort nouvelle, qui choqua tout d’abord les deux autres ordres : celle de vérifier en commun les pouvoirs de chaque élu. Pratiquement, cela équivalait à nier la distinction des trois ordres, qui avait jusque-là existé, c’était donner au dernier la prééminence, en attendant que, suivant le mot de Sieyès, il fût « tout ». La noblesse ne se prêta pas à cette manœuvre. Le clergé, sans faire de réponse qui l’engageât, offrit de s’entremettre entre les deux ordres pour s’efforcer de les concilier. Pendant plus d’un mois, une commission de conciliation délibéra vainement.

Le 10 juin, lassé d’attendre, le Tiers, agissant en maître, prit l’initiative de procéder seul à l’appel de tous les députés et de vérifier seul les pouvoirs. Quelques députés du clergé se joignirent à lui. Le 17 juin, le Tiers, déclarant qu’il représentait les quatre-vingt-seize pour cent de la Nation, se proclama Assemblée Nationale. Acte révolutionnaire, injure grave à la toute-puissance de la royauté. Le Tiers alla plus loin : il décréta qu’Assemblée Nationale, il autorisait la perception provisoire des impôts jusqu’à sa séparation. Pour en percevoir d’autres, il faudrait à l’avenir un vote exprès de l’Assemblée. La Révolution commençait.

Louis XVI fut-il pleinement conscient de l’imminence du danger ? Du moins il vit dans ces actes audacieux un attentat à son autorité : il fit fermer la Salle des Menus, qui fut gardée par des soldats, sous prétexte d’aménagements en vue de la prochaine séance royale. Les natures faibles ont parfois des soubresauts d’énergie ; mais elles s’arrêtent à mi-chemin de la décision entreprise. Les membres du Tiers connaissaient le caractère du Roi. Ils passèrent outre à sa défense et se réunirent dans la Salle du Jeu de Paume, tout proche du Palais.

On connaît la scène. Sous la présidence de Bailly, les députés firent le serment de ne pas se séparer avant d’avoir donné une constitution à la France. Que pouvaient faire les deux autres ordres ? Se ranger aux côtés du Roi, le soutenir, provoquer au besoin la dissolution de l’Assemblée ? Mais le Clergé, dont la majorité des membres se composait d’ecclésiastiques plus voisins du Tiers que de la noblesse, de curés de campagne assez misérables et ouverts, eux aussi, aux promesses qui passaient dans l’air, le clergé, par esprit de conciliation, vint siéger le 22 juin à l’Assemblée Nationale.

« La première reculade que fit mon malheureux frère fut le signal de sa perte », devait dire plus tard Charles X. Cette reculade, Louis XVI ne l’avait pas encore faite. Il puisait encore de l’énergie dans son autorité blessée et dans les conseils malheureusement contradictoires dont on l’entourait.

Le mardi 23 juin, à la séance royale, il parut – pour la dernière fois – dans l’appareil royal, entouré de Monsieur, du Comte d’Artois et des Princes du sang, dans la salle des représentants de la Nation. Sur tous les bancs, exception faite pour quelques travées où siégeaient des membres de la minorité du Clergé, le silence fut absolu. Point d’acclamation.

Dans un premier discours, le Roi se plaignit avec dignité de ce que l’on apportât des entraves à la réalisation de ses vœux pour le bonheur de ses peuples. Puis il parla plus vaguement, prononçant cependant des phrases propres à inquiéter le Tiers. Après lui, le Garde des Sceaux se mit à lire la Déclaration concernant la présente tenue des États Généraux et des sentiments violents s’emparèrent alors d’un certain nombre de députés : ce discours leur faisait connaître en effet les défenses relatives à la manière de délibérer. Louis XVI reprit la parole, au milieu d’un silence encore plus grand, annonçant et promettant de nombreuses mesures incontestablement destinées à procurer plus de bien-être à la France.

Mais une phrase qui parut trop autoritaire produisit sur l’auditoire mal disposé une impression dont le Roi se rendit compte.

« Vous venez, Messieurs, dit-il, d’entendre le récit de mes dispositions et de mes vues ; elles sont conformes au vif désir que j’ai d’opérer le bien public, et si, par une fatalité loin de ma pensée, vous m’abandonniez dans une si belle entreprise, seul, je ferai le bien de mes peuples, seul, je me considérerai comme leur véritable représentant... Réfléchissez, Messieurs, qu’aucun de vos projets, aucune de vos dispositions ne peut avoir force de loi sans mon approbation spéciale... Ainsi je suis le garant naturel de vos droits respectifs ; et tous les ordres de l’État peuvent se reposer sur mon équitable impartialité. Toute défiance de votre part serait une grande injustice. C’est moi, jusqu’à présent, qui fais tout pour le bonheur de mes peuples ; et il est rare, peut-être, que l’unique ambition d’un souverain soit obtenue de ses sujets qu’ils s’entendent enfin pour accepter ses bienfaits. »

Après cette dernière phrase, magnifique de sentiment et d’expression, le Roi conclut d’une voix forte :

« Je vous ordonne, Messieurs, de vous séparer tout de suite, et de vous rendre demain matin dans les Chambres affectées à votre ordre, pour y reprendre vos séances. »

Le Roi parti, la noblesse se retira, mais le Tiers demeura tout entier à sa place et une partie du clergé avec lui. C’est alors que le grand-maître des cérémonies, le Marquis de Dreux-Brézé, s’approcha et dit à ceux qui restaient : « Vous avez entendu, Messieurs, l’ordre du Roi. » On sait la réponse de Mirabeau : « Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté nationale et que nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes. »

Enhardie de voir qu’aucune sanction ne survenait, l’Assemblée décréta qu’elle persistait dans ses arrêtés, puis, sur la proposition du même Mirabeau, craignant qu’on n’attentât à la liberté de ses membres, elle proclama que les représentants de la Nation étaient inviolables ; que tous ceux qui oseraient porter atteinte à leur liberté seraient considérés comme infâmes, traîtres à la patrie et coupables de crime capital. Combien de ces têtes inviolables, peu après ce décret, allaient tomber sous la hache révolutionnaire !

 

 

 

 

 

VI

 

LES FAIBLESSES D’UN GRAND CŒUR

 

 

S’il avait appelé près de lui un chef énergique comme le Maréchal de Broglie, s’il s’était décidé alors à faire venir des provinces quelques régiments fidèles et sûrs, Louis XVI aurait peut-être conjuré le péril. Il se borna à dire avec une sorte de tristesse résignée : « Eh bien ! s’ils ne veulent pas s’en aller, qu’ils restent ! »

C’était la première « reculade ». On sait jusqu’où elle devait conduire l’infortuné souverain.

Faiblesse généreuse qui peint bien la pureté de son âme et la bonté de son cœur, mais qui fut cause de tous ses malheurs. Lui-même, il écrivit aux deux Chambres du clergé et de la noblesse pour les inviter à se réunir à l’Assemblée des États Généraux. Sur les objections de la noblesse contre cette réunion, voici la réponse qu’il fit au Président de la Chambre ; seule elle suffit pour le justifier des intentions qu’on lui a prêtées : « Toutes mes réflexions sont faites ; dites à la noblesse que je la prie de se réunir ; si ce n’est pas assez, je le lui ordonne ; quant à moi, je suis déterminé à tous les sacrifices. À Dieu ne plaise qu’un seul homme périsse jamais pour ma querelle ! »

Désormais, celui qui s’était appelé le Roi de France, et qui avait fait si grande figure en Europe, n’allait plus être qu’un fantôme. Le vrai souverain était l’Assemblée, prête à s’appeler « Assemblée Nationale Constituante » ; souverain aux têtes multiples comme l’hydre légendaire. Il y avait aussi, près de cette hydre, un hercule, c’était la populace de Paris. Nous disons la populace et non pas le vrai peuple de Paris, bon et généreux comme toujours. Menée par des factieux et des sectaires, cette lie de la capitale devait jouer un rôle prépondérant dans les évènements qui suivirent.

Louis XVI, cependant, eut un nouveau mouvement d’énergie. Il fit venir des troupes. On parla de dissoudre l’Assemblée, d’arrêter une soixantaine de ses membres. Le Maréchal de Broglie fut nommé Ministre de la Guerre.

Il renvoya Necker, honnête homme, bon financier (très surfait, cependant), mais trop avide de popularité et qui, dans les Conseils, penchait toujours vers les concessions. Allait-il inaugurer la manière forte, la seule qui eût été capable alors de le sauver ? Le peuple, ou plutôt ceux qui menaient le peuple, savaient qu’il en était incapable.

Le renvoi du banquier genevois servit de prétexte à une émeute. On se porta en masse au Palais-Royal, demeure du Duc d’Orléans, alors idole de la foule. Là, des hommes, montés sur des chaises, haranguaient les passants sous l’œil des marchandes de modes accoudées aux galeries de bois et leur prêchaient la résistance. Dans les tripots et les culs-de-sac du passage Radziwill, s’agitaient des meneurs qui allaient dévaliser les boutiques des armuriers. On avait fait courir le bruit que le Roi avait rassemblé des troupes étrangères pour exercer des représailles dans Paris, pour dissoudre l’Assemblée Nationale et pour s’assurer de la personne des députés amis de l’égalité et de la liberté.

Le dimanche 12 juillet, cette organisation devint une émeute. Le Colonel du Royal-Allemand, Prince de Lambesc, ayant fait faire une charge de cavalerie pour dégager le jardin des Tuileries encombré par la foule, celle-ci passa de l’exaspération à la fureur. Les factieux en profitèrent pour la pousser à la révolte et à l’insurrection.

Le lendemain, on sonnait le tocsin dans toutes les Églises et des bandes d’hommes armés, qui avaient pris des armes chez des armuriers et des fourbisseurs, se répandaient dans la ville. Une garde bourgeoise s’était formée, armée de fusils de guerre et de six pièces de canon arrachés à l’Hôtel des Invalides. Cette milice civique comptait, écrivit-on, « les meilleurs citoyens de la cité ». Elle ne devait pas mériter longtemps ce brevet.

Le mardi 14, vingt-huit mille fusils et plusieurs autres canons ayant encore été enlevés aux Invalides, une masse compacte d’individus se porta vers la Bastille. Le massacre du gouverneur de Launay et d’autres exploits du même genre sont trop connus pour que nous insistions.

La prise de la Bastille ajouta au chagrin du Roi qui capitula, comme le Gouverneur, en attendant d’avoir, ainsi que lui, la tête tranchée. Mais, dans cette faiblesse, que de sensibilité ! « Le 16 juillet, lit-on dans un mémoire justificatif de ses actes, n’écoutant que son cœur et son désir d’apaiser au plus tôt les esprits, il se rend dès le matin à l’Assemblée Nationale, à pied, sans pompe, sans cortège et presque sans gardes. Là, au milieu de la salle, debout et découvert, il parle avec la dignité d’un roi et la bonté attendrissante d’un père. « Je sais, dit-il, qu’on cherche à élever contre moi d’injustes préventions ; je sais qu’on a osé publier que vos personnes n’étaient pas en sûreté. Des récits aussi coupables ne sont-ils pas démentis d’avance par mon caractère connu ? Je ne suis et ne veux être toujours qu’un avec ma nation ; je viens me confier à vous, qui êtes ses représentants ; aidez-moi dans cette circonstance à assurer le salut de l’État. Comptant sur l’honneur et sur la fidélité de mes sujets, j’ai donné des ordres aux troupes de s’éloigner de Paris et de Versailles. »

Cette sécurité, cet abandon firent taire pour un moment tous les factieux ; l’enthousiasme d’un grand nombre de députés fut extrême ; ils voulurent servir eux-mêmes de garde au Monarque, pour le reconduire à son château, au milieu des acclamations.

Ce n’était pas assez pour le cœur de Louis XVI de s’être réconcilié avec les représentants de la Nation ; ce Monarque voulait encore faire sa paix avec son peuple indisposé contre lui. Au sortir de l’Assemblée Nationale, il fait annoncer que, le lendemain, il se rendra à l’Hôtel de Ville de Paris. Pour l’empêcher de partir, sa famille et son Conseil font tous leurs efforts et cherchent à lui inspirer la terreur ; mais, confiant dans l’amour de son peuple, et fort de sa conscience, il reste inébranlable dans sa résolution. Le 17, dès le matin, il part dans un équipage peu fastueux et simplement vêtu ; une députation de l’Assemblée Nationale le suit à pied ; une escorte de plus de cinquante mille hommes d’une populace effrénée, armée de fusils, de piques, d’épées, de haches, de bâtons, est envoyée par la municipalité, au-devant de lui, jusqu’au Pont de Sèvres. Cette cohorte, qui ignorait encore ce qui s’était passé la veille à l’Assemblée Nationale, affecte de garder le plus morne silence, tandis que des groupes apostés à une certaine distance font retentir l’air des cris de Vive la Nation ! Arrivé à l’Hôtel de Ville, le Maire de la Commune, Bailly, lui adresse un discours, auquel il répond avec émotion par ces mots : « Mon peuple peut compter sur mon amour. »

Pendant ce temps, à Versailles, la Reine était dans les plus vives alarmes. Ses enfants ne la quittaient pas. Toute la famille royale tremblait. Le Dauphin, enfant charmant qui bientôt devait connaître, lui aussi, la prison du Temple, ne quittait pas la fenêtre, voulant annoncer lui-même, le premier, le retour de son père. « Il va revenir, Maman, s’écriait-il, il va revenir. Mon père est si bon qu’on ne peut pas lui faire de mal. »

Quand le Roi rentra, Versailles fut dans la joie, et la foule l’obligea à paraître au balcon. Il sentait bien, pourtant, l’infortuné Monarque, l’orage s’amonceler. La veille, il avait été obligé de rappeler Necker. Ce qui semblait dire à la Révolution qu’elle pouvait tout oser. Elle ne le comprit que trop aisément. Le peuple de Paris demeura en armes : ceux qui le conduisaient restèrent, dès lors, les vrais maîtres.

Cette prise de la Bastille qui symbolisait, pour un grand nombre, l’effondrement du régime absolu, eut sa répercussion dans la France entière. Alors commença cette « anarchie spontanée » que l’auteur des Origines de la France contemporaine a décrite d’une façon si saisissante. Une terreur soudaine, une panique, qui nous paraît, aujourd’hui, incroyable, mais qui n’est que trop attestée, agite les populations des campagnes. La France entière, aussi bien que Paris, est en pleine effervescence.

« Des bandes, écrit Taine, se forment autour de la capitale comme dans les contrées où la Société humaine n’a pas encore commencé ou a cessé d’être. Dans les premières semaines, près de Villejuif, il y en a une de cinq ou six cents vagabonds qui veulent forcer Bicêtre et s’approchent de Saint-Cloud. Il en vient de trente, quarante et soixante lieues, de la Champagne, de la Lorraine, de toute la circonférence du pays ravagé par la grêle. Tout cela flotte autour de Paris et s’y engouffre comme dans un égout, les malheureux avec les malfaiteurs, les uns pour trouver du travail, les autres pour mendier, pour rôder, sous les suggestions malsaines de la faim et des rumeurs qui s’élèvent de la rue. »

Une sorte de contagion mentale, d’hallucination collective régna dans toutes les provinces. Les brigands arrivent, se disaient entre eux les paysans, brûlant, coupant les blés, saccageant tout sur leur passage ! Et ils s’armaient et se ruaient sur les châteaux. Cette panique fut une des causes de l’émigration qui, dès le 15 juillet, commença dans l’entourage du Roi.

Les nobles commençaient à s’expatrier. Des critiques impartiaux (qui, pourtant, ne firent pas grief à l’amiral de Coligny, insurgé contre la foi et l’unité française, de s’être allié avec Élisabeth d’Angleterre) leur ont reproché leur alliance avec l’étranger. Il est juste de dire que certains émigrés ont refusé de se solidariser avec l’envahisseur. On sait la réponse de Maury à Léopold II, lui montrant ses troupes magnifiquement exercées en disant : « Voilà de quoi battre vos sans-culottes ! » « C’est ce que nous verrons », dit simplement à l’Empereur le futur Cardinal. Et si le Marquis de Linion rédigea vraiment le fameux manifeste du Duc de Brunswick, n’oublions pas que, plus tard, dans l’exil, le Duc de Berry devait pleurer de joie en apprenant la victoire d’Austerlitz, qui, pourtant, semblait lui interdire à jamais l’accès du trône.

À Paris, cependant, la vague montait, montait sans cesse. La France entière tressaillait. La nuit du 4 août fut marquée d’une fièvre généreuse.

Sur la proposition du Vicomte de Noailles, les privilèges et les droits féodaux furent abolis. Au milieu de larmes et d’embrassements, des noms sept fois centenaires renoncèrent à perpétuer la gloire qui les avait consacrés. Un Montmorency ne fut plus qu’un Houchard, un La Fayette qu’un Motta. On connaît la réflexion de Mirabeau : « Avec votre Riquetti (son nom familial), vous avez désorienté l’Europe pendant trois jours. » L’observation qu’il fit à son valet de chambre, en lui frappant sur l’épaule, est plus pittoresque encore : « Ah ! ça, drôle, j’espère que, pour toi, je suis toujours Monsieur le Comte ! » Le tribun, rejeté dans le Tiers par la noblesse de Provence, était peut-être moins égalitaire qu’on a pu le supposer !

Quels sont alors les sentiments du Roi ? Une émouvante lettre écrite de sa main à un émigré nous les dévoile. La voici. Elle porte la date du 7 septembre 1789.

« Vous vous plaignez, et votre lettre, où le respect et l’amour... guident votre plume, contient des reproches que vous croyez fondés. Vous parlez de courage, de résistance aux projets des factieux, de volonté... Vous n’êtes pas le Roi !

« Le ciel, en me plaçant sur le trône, m’a donné un cœur sensible, des sentiments d’un bon père. Tous les Français sont mes enfants ; je suis le père commun de la grande famille confiée à mes soins. L’ingratitude, la haine arment contre moi ; mais les yeux sont obscurcis, les esprits sont égarés, la tourmente révolutionnaire a troublé toutes les têtes.

« Le peuple croit s’intéresser à sa propre cause et c’est moi seul que j’aurais pu défendre. Je pourrais donner le signal du combat ; mais quel combat horrible, et quelle victoire plus horrible encore ! Pouvez-vous croire que j’eusse triomphé, au moment où tous les ordres de l’État se réunissaient, où tout ce peuple s’armait contre moi, où toute l’armée oubliait ses serments, l’honneur et son Roi !

« J’aurais donné, il est vrai, le signal du carnage et des milliers de Français auraient été immolés... Mais vous direz peut-être, le peuple a triomphé ; il vous a prouvé par ses excès, que ses sentiments n’étaient pas si généreux, qu’il osait abuser de la victoire et poignarder son ennemi vaincu. Ah ! ne comptez-vous pour rien le calme d’une bonne conscience ? J’ai fait mon devoir ; et, tandis que l’assassin est déchiré par le remords, je puis dire hautement : je ne suis pas responsable du sang versé ; je n’ai point ordonné le meurtre ; j’ai sauvé des Français ; j’ai sauvé ma famille, mes amis, tout mon peuple ; j’ai la conscience intime d’avoir fait le bien : mes ennemis ont eu recours aux forfaits. Quel est celui d’entre nous dont le sort est plus digne d’envie ? Cessez, cessez de m’accuser : le temps, les circonstances, et mille causes qu’il serait trop long de détailler, ont fait les malheurs de la France. Il est trop cruel de me les reprocher ; c’est se joindre alors à mes ennemis et déchirer ce cœur paternel... Je me suis sacrifié pour mon peuple ; soyez persuadé que, ce premier devoir rempli, je saurai me sacrifier pour vous et pour les Français qui vous ont suivi. Déjà votre éloignement excite des murmures ; déjà les factieux se promettent bien de nous accuser, et de tirer parti de cette démarche, qu’ils appellent en ce moment une fuite, une conspiration, un attentat. Ces idées se propagent ; elles produisent de funestes résultats, si la tranquillité n’est point rétablie, si votre rappel devient impossible, si je néglige l’occasion favorable de rappeler en France les Français exilés volontairement et qui doivent s’empresser d’obéir au vœu que je me ferai alors un devoir de manifester... »

Toute l’âme chrétienne, scrupuleuse, résignée et faible de Louis XVI apparaît à travers cette lettre.

 

 

 

 

 

VII

 

LES PREMIERS GRONDEMENTS DE L’ORAGE

 

Le Roi avait fait venir à Versailles, soit pour sa protection, soit pour celle de l’Assemblée même (que des éléments révolutionnaires du dehors menaçaient également), le régiment de Flandre : les gardes du corps avaient offert, le 1er octobre, à Versailles, dans la salle des spectacles de la Cour, un banquet aux onze cents hommes du régiment que commandait le Marquis de Nusignem.

Sur la scène, une table de deux cents couverts avait été dressée. Les trompettes des gardes et du Régiment de Flandre composaient l’orchestre. Les convives – officiers des deux corps – avaient fraternisé. Au cours du banquet, on avait chanté le refrain si connu :

 

        Ô Richard, ô mon Roi

        L’univers t’abandonne

Sur la terre il n’est plus que moi

Qui m’intéresse à ta personne.

 

La Reine, avec le Roi et le Dauphin, avaient paru un instant, et des cris d’enthousiasme s’étaient élevés sur leur passage. Cet épisode fut travesti à dessein. On fit courir le bruit que la cocarde tricolore avait été foulée aux pieds, que des paroles injurieuses et menaçantes avaient été proférées contre l’Assemblée.

Il n’en fallait pas moins pour créer un nouveau trouble qui s’aggrava encore par le fait d’une disette plus ou moins factice. Le pain manqua dans quelques boulangeries parisiennes. La désorganisation générale avait sa répercussion même sur les transports, et l’approvisionnement de la capitale commençait à en souffrir. Il semble bien que la disette ait été voulue et organisée, tant elle vint à point, tant elle servit les desseins de ceux qui préparaient la Révolution. À la suite du manque de pain, l’émeute éclata : un mot d’ordre fut donné : à Versailles. Il fallait aller chercher du pain à Versailles !

Le génie de la révolte est toujours le même : quand une émeute éclate, un procédé classique vient mettre des femmes à sa tête. Elles sont, en pareilles circonstances, infiniment plus dangereuses que les hommes. Les Intendants de Louis XIV ne s’y trompaient pas. À Lyon, par exemple, les émeutiers – sauf les plus coupables ou les plus compromis – étaient traités avec une miséricorde relative. Ils n’étaient frappés que du bannissement ou de la prison. Les femmes, au contraire, étaient, le plus souvent, pendues, haut la corde. Ou bien encore, on leur infligeait un supplice propre à faire mourir de honte celles qui avaient conservé un peu de pudeur : elles étaient fouettées en pleine place publique et promenées, sur un âne, à travers la ville, dans le costume des filles d’Ève. En octobre 1789, les femmes de Paris n’avaient pas à craindre de répression aussi vigoureuse.

Le lundi 5 octobre, au matin, tandis que la cloche de l’Église Saint-Eustache donnait le signal, sept ou huit mille d’entre elles, rassemblées dans les Halles, échevelées, en guenilles, criant et réclamant du pain, se mirent en route pour Versailles. Elles portaient des armes et traînaient des canons. Il y avait, parmi elles, beaucoup d’hommes devenus femmes pour la circonstance. Encore un procédé classique que, pendant la Terreur, les contre-révolutionnaires eux-mêmes allaient parfois employer ! C’est ainsi que tel curé de l’Allier, que sa fidélité à l’Église romaine et son refus de prêter serment désigneront à la vengeance, se verra arraché des mains meurtrières par des hommes de sa paroisse déguisés en femmes.

Ceux qui allaient à Versailles sous le costume féminin avaient de tout autres dispositions. Ce qu’ils allaient chercher à Versailles, sous la direction d’un petit huissier à cheval du Châtelet, c’était du pain. – Nous allons ramener avec nous, disaient-ils, le boulanger, la boulangère et le petit mitron !

Un homme pouvait et devait arrêter cette émeute : c’était La Fayette, commandant général de la garde nationale, qui disposait d’une importante force armée. Son devoir de chef et de soldat était tout tracé : il fallait – fût-ce au prix de sa vie – barrer le passage à l’émeute. Le « héros des Deux-Mondes » laissa faire, craignant de perdre sa popularité.

La ruée sanguinaire, dès qu’elle eut fait irruption à Versailles, envahit l’Assemblée et le Château Royal, chercha, pour l’égorger, Marie-Antoinette qui n’échappa à la mort que par miracle, massacra, pour se dédommager, les gardes du corps qu’elle put saisir, exigea le retour du Roi à Paris, et, le traînant comme un captif, le ramena dans sa capitale, avec la Reine et sa famille, tandis qu’on portait devant lui, au bout d’une pique, la tête d’un des gardes du corps égorgés pour sa défense.

Un détail de l’affreuse journée nous fait, une fois encore, remarquer l’extrême sensibilité du cœur de Louis XVI. Une députation de Parisiennes, conduite par Mounier, président de l’Assemblée, avait été introduite auprès du Roi et une jeune bouquetière de dix-sept ans, Louise Charny, avait été chargée de lui exprimer les doléances de Paris. Quand elle se trouva en présence de son souverain, cette ouvrière qui, comme les autres, était partie en criant et en proférant des menaces de mort, fut si troublée qu’elle s’évanouit. Alors on vit le Roi s’empresser jusqu’à ce qu’elle eût repris ses sens. Puis il l’embrassa, – en promettant de faire donner des ordres aux greniers d’Étampes pour que ceux-ci envoient des grains – avec une bonté telle qu’elle attendrit toutes ces femmes qui, quelques instants plus tôt, osaient réclamer sa mort.

Le même jour, à sept heures du soir, alors que sa vie et celle des siens se trouvaient en danger, Louis XVI écrivait au comte d’Estaing le billet suivant :

 

« Vous voulez, mon cousin, que je me prononce, dans les circonstances critiques où je me trouve, et que je prenne un parti violent, que j’emploie une légitime défense ou que je m’éloigne de Versailles. Quelle que soit l’audace de mes ennemis, ils ne réussiront pas ; le Français est incapable d’un régicide. C’est en vain qu’on verse l’or à pleines mains, que le crime et l’ambition s’agitent : j’ose croire que ce danger n’est pas aussi pressant que mes ennemis se le persuadent. La fuite me perdrait totalement ; et la guerre civile en serait le funeste résultat. Me défendre ! il faudrait verser le sang des Français ! Mon cœur ne peut se familiariser avec cette affreuse idée. Agissons avec prudence ; si je succombe, du moins je n’aurai nul reproche à me faire. Je viens de voir quelques membres de l’Assemblée ; je suis satisfait ; j’ose attendre qu’il s’opérera une heureuse révolution dans les esprits. Dieu veuille, mon cousin, que la tranquillité publique soit rétablie. Mais point d’agression, point de mouvement qui puisse laisser croire que je songe à me venger, même à me défendre. »

 

Pathétiques accents, pleins d’une si noble résignation ! Faut-il cependant approuver ce Roi, ayant des régiments sous la main, qui pouvait peut-être enrayer, ce jour-là, des troubles très graves par un simple déploiement de forces ? L’Assemblée, d’ailleurs, ne voulait pas qu’il fût question de faire appel à l’armée. Elle pensait que les discours remplaçaient les fusils.

Ramené à Paris par l’émeute, jeté par elle dans ces Tuileries abandonnées depuis cent cinquante ans et où, les premiers jours, tout manquait pour le recevoir, Louis XVI, dès le mois d’octobre, était moralement prisonnier.

Cependant allait se développant, en province et à travers la France, ce qu’on appela « la Fédération ».

Elle commença en Dauphiné. À la suite de la grande panique, de « l’Anarchie spontanée » dont nous avons parlé, et de la formation des gardes nationales, les patriotes (c’était le nom que se donnaient ces conjurés), armés et se sentant prêts, résolurent de rester unis et de se soutenir mutuellement. Leur but avoué était de protéger la libre circulation des subsistances et de soutenir les lois émanées de l’Assemblée.

Ce qui, en d’autres temps, eût passé pour un pacte séditieux, prenait ainsi l’apparence d’un mouvement, d’une coalition légitime puisqu’elle semblait se proposer pour but de venir en aide à la Loi. De Valence, où elle était née, la Fédération s’étendit rapidement à la France entière. Toutes les associations de province s’étaient liées en un immense et mystérieux faisceau, qui devint bientôt la Fédération Nationale. Celle-ci reçut sa consécration dernière par la cérémonie qui se déroula le 14 juillet 1790 au Champ de Mars. Le jour anniversaire de la prise de la Bastille avait été choisi à dessein. Ce fut, sous les rites religieux, une sorte de grande fête païenne. Sous les yeux de deux cent mille personnes, une messe solennelle fut célébrée sur l’autel de la Patrie. Le célébrant s’appelait Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord. Étrange pontife qui allait bientôt déserter l’Église en prêtant le serment sacrilège. Trois cents prêtres, en aubes et en écharpes tricolores, l’assistaient. Ces prêtres-citoyens ne furent sans doute pas de ceux qui figurèrent plus tard parmi les martyrs.

La Fayette, commandant de la garde nationale, que les Fédérés avaient chargé de les représenter, prononça, en leur nom, la formule du serment de fidélité « à la Nation, à la Loi, au Roi ». Qu’on remarque bien cette formule. L’esprit de la Révolution y est condensé. Le souverain, c’est la Nation, c’est-à-dire les masses inconscientes exploitées par les meneurs. Le Roi n’est en réalité qu’une sorte de commis à gages qu’on pourra supprimer quand on voudra.

Au cours de cette cérémonie, Louis XVI, malgré la répugnance qu’elle lui inspirait, voulut-il être le premier à donner l’exemple de la soumission aux lois ? Il prononça ce serment : « Moi, Roi des Français, je jure d’employer tout le pouvoir qui m’est délégué par la loi constitutionnelle de l’État à maintenir la Constitution décrétée par l’Assemblée Nationale, et acceptée par moi, et à faire exécuter les lois. »

L’obligation de tenir un pareil serment plus ou moins imposé par une violence morale, par une pression qui était déjà une menace, pouvait paraître douteuse.

Il devint bientôt évident pour les éléments catholiques de la Nation que le Roi très chrétien ne pouvait tenir ce serment, tout au moins quant à certaines parties de la Constitution Civile du Clergé. C’était la rupture avec le Pape et l’Église. Louis XVI (dont la correspondance à ce sujet nous révèle les angoisses), mal conseillé par un prélat sans caractère, ratifia la Constitution Civile après de douloureuses hésitations. Il devait toujours regretter cette concession et le désaveu qu’il en fit, un an plus tard, dans une lettre qu’il adressa à Monseigneur de Bourral, évêque de Clermont, figura parmi les pièces de son procès et fut une des causes de son martyre.

Illogisme des cœurs droits mais faibles ! Louis XVI, qui venait de ratifier la Constitution Civile du Clergé, ne voulut pas recevoir les sacrements des mains de ceux qui s’étaient soumis à la Constitution nouvelle. C’était le temps de la Quadragésime. La semaine sainte approchait. Le Roi exprima le désir de se rendre à Saint-Cloud pour y accomplir pieusement les exercices de la religion et pour communier des mains d’un prêtre fidèle à l’Église. Alors, sous l’influence des meneurs, la foule recommença à s’agiter. On parlait d’une évasion cachée sous le prétexte de ce voyage. On répétait, avec des insinuations féroces, qu’il fallait forcer le Roi à renvoyer les Prêtres de sa chapelle ou à leur faire prêter serment, et à faire ses Pâques à la paroisse. La populace grondait autour du Louvre. Cependant, le Roi, qui avait un instant paru renoncer à son projet, essayait, sur les instances de La Fayette, de le mettre à exécution. À onze heures du matin, le lundi, il monta en carrosse avec la Reine et le Dauphin, Madame, Mme Élisabeth et Mme de Tourzel. Alors, vociférant et criant des injures, les grenadiers de la garde du Roi se jetèrent sur la voiture et dételèrent les chevaux. Le Roi mit la tête à la portière. C’est en vain qu’il essaya de prononcer quelques mots, de s’étonner qu’il ne fût pas libre lui-même après avoir donné la liberté à la Nation.

Les grenadiers s’obstinèrent dans leurs violences, insultèrent les gentilshommes présents et se portèrent à de tels excès que plusieurs d’entre eux faillirent perdre la vie. Puis, ayant écarté toutes les personnes de la suite royale, les gardes nationaux immobilisèrent la voiture. La Fayette alors vint dire au Roi qu’il ne pourrait sortir sans danger. Et celui-ci, après deux heures d’attente dans la Cour des Tuileries, ne voulant pas opposer une partie de la garde nationale à l’autre, descendit de la voiture et rentra tristement au château.

Les suites de cette journée montrèrent au malheureux Prince qu’il était définitivement prisonnier, que la vie des siens, le sort du doux et sage petit Dauphin étaient menacés s’il ne faisait pas l’impossible pour les éloigner de la capitale. Il songea à s’enfuir. Cette fuite, devenue nécessaire, fut, par malheur, assez maladroitement concertée. Malgré le dévouement chevaleresque du Comte de Fersen, il y eut des indiscrétions, des pertes de temps, des retards. L’histoire de cet évènement est trop connue pour que nous ayons besoin de la retracer. Un détachement du Royal-Allemand, envoyé par le Marquis de Bouillé pour protéger le Roi jusqu’à Montmédy, n’était pas arrivé au moment fixé, par suite d’un malentendu. Reconnu à Varennes, Louis XVI fut arrêté.

Ramené à Paris entre Barnave et Pétion, le Roi captif vit égorger sous ses yeux, durant le trajet, le Comte de Dammartin qui était venu le saluer au passage.

L’Assemblée décida de suspendre Louis XVI de son pouvoir et d’assumer seule le gouvernement jusqu’à l’achèvement de la Constitution.

La fuite de Varennes, exploitée par les ennemis du Roi, ne fit qu’exaspérer davantage les esprits contre lui. La Royauté n’était plus qu’un mot, le Roi qu’un fantôme. Bientôt, on allait le supprimer comme un employé dont les services sont inutiles. Encore congédie-t-on simplement le fonctionnaire en disgrâce. On allait décapiter le Roi de France ! Déjà une société révolutionnaire, le Club des Cordeliers, invitait l’Assemblée « à convoquer un nouveau pouvoir constituant pour procéder d’une manière vraiment naturelle au Jugement du Coupable ».

Le dimanche 17 juillet 1791, cette pétition, déposée au Champ de Mars, sur l’autel de la Patrie, fut rapidement couverte de six mille signatures. Une bagarre eut lieu et deux hommes furent tués. La Fayette accourut pour rétablir l’ordre, il fut accueilli à coups de pierres comme il sommait les pétitionnaires de se disperser. Alors la Garde Nationale, qu’il commandait, fit une décharge qui tua ou blessa une cinquantaine de personnes.

C’était la manière forte. Pendant quelque temps, elle affermit dans une partie de l’Assemblée les convictions monarchiques. Mais celle-ci était sur le point de disparaître. En mal d’enfant –nous voulons dire : de Constitution – depuis deux ans, elle avait mis cette Constitution au jour le 3 septembre. Le 19, le Roi était venu lui jurer fidélité.

Le vendredi 30, l’Assemblée déclarait qu’elle avait accompli sa mission et que son rôle était terminé. On connaît la parole du grand Frédéric : « Si j’avais une province à châtier, je la ferais gouverner par des philosophes. » Certes, on avait vu régner beaucoup de génies dans cette Assemblée dont la grande majorité des membres était sage, probe et désintéressée. Elle avait été courageuse même, en face de certains périls et dans la destruction qu’elle poursuivit des abus, il y avait de la grandeur. Les erreurs funestes de l’Assemblée Législative et les fureurs de la Convention font juger d’ailleurs moins sévèrement ce Sénat issu des États Généraux. Mais ce qui perdit cette réunion d’hommes, dont la plupart périrent sur l’échafaud, ce fut d’abord l’inexpérience. Ce fut ensuite la domination de ces factieux occupés tout entiers à la destruction de la monarchie française qui, par leurs criminelles manœuvres, avaient commencé les malheurs de la France.

Disons-le enfin... Les Législateurs de la Constitution montrèrent également une ignorance dangereuse qui apparaît dans beaucoup de leurs actes. La France était composée de provinces soudées les unes aux autres par le travail des siècles et formant un tout merveilleux. On était Picard, Bourguignon, Provençal, sans cesser pour cela d’être Français, bien au contraire. L’amour de la petite patrie, de celle qu’on voyait de ses yeux, qu’on touchait de ses mains, faisait aimer la grande patrie davantage. Les régiments n’étaient pas numérotés comme aujourd’hui : ils portaient les noms des provinces dont les soldats étaient issus et c’était, à l’heure du combat, un principe d’émulation. Tuer la vie provinciale fut un des pires méfaits de l’Assemblée : Talleyrand devait penser à cela lorsqu’il déclarait que la Révolution avait « désossé » la France.

La vente des biens nationaux, la Constitution Civile du Clergé, furent, également, parmi les erreurs les plus graves et les plus néfastes de l’Assemblée. Œuvre de jurisconsultes incrédules, cette Constitution Civile du Clergé avait démoli les cent trente-quatre diocèses comme elle avait démoli les provinces.

 

 

 

 

 

VIII

 

L’ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE

 

 

Quel que soit le jugement qu’on porte sur l’œuvre de l’Assemblée Constituante, une vérité demeure : elle avait porté un coup mortel à la monarchie.

Il appartenait à l’Assemblée législative d’en sonner le glas funèbre. Pétion, Brissot, Vergniaud, Isnard vont travailler à renverser la royauté et pourtant, ces ouvriers de l’ère nouvelle laisseront aux partis extrêmes l’initiative de la République.

Avant de voir la nouvelle Assemblée à l’œuvre, regardons de plus près le visage de ce Roi qui va bientôt recevoir la palme du martyre. Qu’avons-nous vu jusqu’ici, dans ce cœur royal déchiré par les haines et l’ingratitude qui l’entourent ? Des élans, certes, de grands souffles de générosité, une vision de justes réformes, mais aussi des hésitations, des incertitudes, des faiblesses. Il n’a pas voulu résister ; il n’a pas su sévir, pareil à ces pères trop sensibles qui souffriraient d’user de leur autorité.

Il a oublié ce conseil que Bossuet donnait aux souverains, ses ancêtres : « Rois ! gouvernez hardiment ! » Pareil au Duc de Bourgogne, il est desservi par une extrême défiance de lui-même. Mais qu’il aime la France, ce Bourbon qui porte pourtant, dans ses veines, un peu du sang des Électeurs de Saxe ! Il l’aime comme sa famille, comme sa foi, comme son bien le plus précieux. Il s’est identifié avec elle. Il veut sa gloire et son bonheur. Sa franchise, son inaltérable probité intellectuelle, lui ont dicté les réformes que nous avons vu s’opérer dans l’armée, dans la marine. Il s’est penché vers les humbles. Au milieu de toutes les vertus qu’on aime et qu’on admire chez un Roi, il porte dans son cœur celle qui est peut-être la plus efficace : il aime le peuple. Il l’aime, non à la façon d’un Napoléon III, en idéologiste, en rêveur. Préoccupé à la fois de son bonheur matériel et de son bien-être moral, il l’aime en chef d’État chrétien.

C’est l’attitude de l’homme aux prises avec le malheur qui donne vraiment la mesure de son élévation morale, de sa grandeur d’âme. Or, jamais aucun Roi, depuis ceux que les tragiques Grecs ont fait vivre, portant, comme lui, un si lourd fardeau d’infortunes, ne se révèle aussi grand par la sérénité, par la résignation et l’abandon à Dieu, par le calme devant la mort. Le mot prêté à l’Abbé Edgeworth de Firmont « Fils de saint Louis ! Montez au ciel ! » résume toutes ces vertus du Roi que nous allons voir monter au Calvaire.

Avant de montrer comment la Législature et la Convention en firent un martyr, saluons les deux belles figures de femmes qui l’aident à gravir le dur chemin et qui partageront, un peu plus tard, son supplice. L’une est celle d’un ange. Peut-on appeler d’un autre nom l’admirable sœur du Roi, cette Élisabeth de France qui ne rêvait que les expiations du Carmel et qui, voyant ses frères se réfugier au delà de la frontière, décida de demeurer près du trône menacé ? L’autre est cette charmante Marie-Antoinette que nous avons vue paraître à la Cour, enfant séduite par le mirage des fêtes, mais toujours pure, toujours fidèle, et se révélant, aux heures d’épreuves, une femme d’un si magnifique courage.

Quand on sait tout ce que l’âme française révèle de sympathie pour tout ce qui est noble et généreux, on se demande, avec étonnement, comment la France révolutionnaire put laisser s’accomplir tant d’effroyables iniquités.

En deux ans, l’Assemblée Constituante avait bouleversé l’œuvre de quatorze siècles. L’Assemblée Législative devait durer un peu moins d’un an et aggraver ce bouleversement. Impuissante, dès le début, composée en grande partie d’hommes médiocres, elle devait, au bout de onze mois, s’abroger elle-même et passer la main à la Convention.

Trois groupes différents, dans la Législative, et d’orientation diverse : les modérés, qui se rattachent au Club des Feuillants ; les représentants du Club des Jacobins (ils n’avouent pas encore pleinement leurs tendances républicaines) ; les violents, ceux qui viennent du Club des Cordeliers. Il n’y avait, parmi tous ces hommes, aucune compétence, ni civile, ni religieuse, ni militaire. On y voyait une vingtaine d’ecclésiastiques qui avaient prêté le serment constitutionnel et qui étaient passés au schisme ; trois généraux, dont un seul, Mathieu Dumas, possédait quelque capacité, et puis des avocats, des journalistes, très aptes à pérorer dans les Clubs ou à élaborer des Constitutions sur les tables des cafés, mais incapables d’une vraie discipline intellectuelle.

C’est cette Assemblée qui va se trouver aux prises avec la guerre contre l’Autriche, qui lancera la France dans une lutte contre l’Europe qui ne durera pas moins de vingt-trois ans... car les traités de Campo-Formio, de Lunéville, d’Amiens et autres ne seront au fond que de courtes trêves. C’est cette Assemblée qui, en aggravant les persécutions dont on rend victimes les prêtres fidèles au Pape et à leur conscience, va déchaîner, dans l’Ouest, la Guerre Civile. C’est cette Assemblée qui, en suspendant follement le Roi de France, va rendre inévitable la chute de la royauté et le régicide.

Ce régicide ne sera pas criminel seulement en soi : il le sera aussi par ses conséquences. C’est l’autorité elle-même qui sera décapitée en même temps que le Roi de France. – « M. le Comte de Chambord, disait, dans son exil de Claremont, le vieux Roi Louis-Philippe, pourra régner ; mon petit-fils, le Comte de Paris, pourra régner, mais il n’y aura rien de durable en France, parce que la France n’a plus de respect. »

Certes, l’Assemblée Législative, pas plus d’ailleurs que la Constituante, ne saurait porter seule la responsabilité d’avoir fait perdre à notre pays cet élément psychologique indispensable à toute vie nationale qu’on appelle le respect. Mais enfin, de ce point de vue, elle exerça incontestablement une influence coupable.

Pour justifier la Législative, on a parlé d’un conflit entre le Roi et la Nation. Or, la Nation, à cette époque, n’était nullement républicaine et l’immense majorité des Français, si elle avait été consultée, aurait réclamé le maintien du Roi.

On a également cherché, dans le sein de cette Assemblée, des personnages intéressants sur lesquels se pût attendrir l’Histoire. On a cru les trouver dans les Girondins. Il arrive parfois que le prestige d’un poète suffise à auréoler un nom. En réalité, les Girondins, s’ils valaient mieux que ceux qui les envoyèrent plus tard au supplice, ont de grandes responsabilités. Leur faconde fut prise pour de l’éloquence, leur rhétorique pour de la générosité. Devant ces hommes, le Roi commence à faire preuve de cette résistance passive qui, exaspérant davantage les esprits, va le conduire rapidement au supplice.

On lui a demandé de sanctionner trois décrets : le premier vise le Comte de Provence ; le second, les émigrés ; le troisième, les prêtres insermentés, c’est-à-dire ceux qui sont demeurés fidèles à l’Église. D’après ces décrets, le Comte de Provence, s’il ne rentre pas en Europe avant deux mois, doit être déclaré déchu de ses droits éventuels à la Couronne. Les émigrés seront poursuivis – étant déclarés suspects de conjuration contre la patrie – et frappés des mêmes peines que les déserteurs si leurs rassemblements ne sont pas dissous au 1er janvier 1792. Enfin, les prêtres insermentés seront tenus, dans le délai de huit jours, de prêter le serment schismatique, faute de quoi ils seront déclarés suspects et privés de toute pension.

Le Roi refuse de sanctionner aucun des trois décrets. Il exhorte son frère à revenir en France, mais il ne veut pas l’y contraindre : le comte de Provence refuse. (Et qui pourrait l’en blâmer ? Autant vaudrait qu’il vînt de lui-même placer sa tête sous le couperet de la guillotine.) Demander aux émigrés de repasser la frontière, ce serait également leur demander de se livrer au bourreau. Le Roi n’a garde de le faire. Quant aux prêtres, la mesure envisagée contre eux est impossible à admettre. Le Roi très chrétien ne saurait la sanctionner.

Ce « veto » si légitime, c’est lui, pourtant, qui désigne Louis XVI aux fureurs de la populace. On en fait un sobriquet injurieux. On l’attache à son front comme une cocarde déshonorante. Dans les rues, on l’appelle constamment « Monsieur Veto », ou bien encore « le gros Veto », et Marie-Antoinette est nommée aussi « Madame Veto ». Ce sobriquet les suivra jusque sur l’échafaud.

Les injures et les sarcasmes ne suffisant pas pour amener le Roi à céder et à sanctionner des décrets aggravés encore par la peine de la déportation infligée aux prêtres fidèles et la création sous Paris d’un camp de vingt mille fédérés qui avaient déjà donné leur mesure, on recourut à la violence.

Le 20 juin, troisième anniversaire du Serment du Jeu de Paume, les Tuileries furent envahies par des masses populaires venues du faubourg Saint-Marceau, armées de piques, de sabres, de haches, de bâtons et conduites par d’habiles meneurs. Elles se précipitaient sous le prétexte de demander au Roi de retirer son veto. Une partie des manifestants se rendit à l’Assemblée Législative et défila dans la Salle, avec l’approbation des Législateurs. Les autres inondèrent la cour des Tuileries et la place du Carrousel en poussant des vociférations affreuses et des menaces de mort contre les souverains. Ceux qui avaient mission de défendre le Roi ne firent rien pour sa défense ou ne prirent que des mesures inefficaces.

Les portes du Carrousel avaient été franchies ; des canons avaient été transportés dans la salle des Gardes. La porte de l’Œil de Bœuf allait être brisée : c’en était fait de la famille royale. Un seul homme arrêta et désarma ces forcenés : cet homme, c’est le Roi lui-même. « Ouvrez, ouvrez, crie-t-il à ses gardes, je ne dois rien avoir à craindre des Français. »

Alors il paraît, sans armes, devant la canaille prête à l’assassinat. – « Que me voulez-vous ? fait-il, avec une admirable dignité, si c’est ma mort que vous demandez, me voilà. »

Si l’on peut regretter que, quelques moments plus tard, il se soit laissé coiffer du bonnet phrygien (il est de ces injures qu’un Roi ne supporte pas), comment ne pas admirer son magnifique, son imperturbable courage ?

– Sire, n’ayez rien à craindre, lui dit Pétion, arrivé quelques heures après, du haut d’un tabouret où il est monté pour se faire entendre de la populace.

Écoutez la réponse du Roi.

– L’homme de bien qui a la conscience pure ne tremble jamais : il n’y a que ceux qui ont quelque chose à se reprocher qui doivent avoir peur.

Prenant la main d’un grenadier qui était à côté de lui, Louis XVI la pose sur sa poitrine : « Tiens, ajouta-t-il, dis à cet homme si mon cœur bat plus vite qu’à l’ordinaire. »

Le tumulte s’apaisa pourtant, et, le soir, quand le formidable orage se fut éloigné, la famille royale se retrouva saine et sauve. Mais les Jacobins, six semaines plus tard, le 10 août, essayèrent d’une nouvelle émeute. Celle-ci eut un plein succès. Robespierre et Danton l’avaient organisée. Les moyens de défense de l’infortuné monarque se réduisaient à la garde nationale, dont le commandant Mandel fut assassiné, le même jour, sur l’ordre de Danton, que nous entendrons un peu plus tard se glorifier des massacres de Septembre.

Louis XVI avait encore, pour se défendre, quelques gentilshommes résolus à mourir, neuf cents Suisses dont la fidélité n’était pas douteuse et qui furent égorgés pour lui. Même avec de si faibles moyens, un caractère résolu à l’action, prêt à tout risquer, eût peut-être brisé l’émeute. Mais le Roi n’osait pas : il ne voulait pas, nous l’avons vu plusieurs fois déjà, qu’on se fit tuer pour lui.

Après quelques coups de fusil et quelques heures de résistance, on le persuada de se rendre, avec sa famille, à l’Assemblée, pour se mettre sous sa protection et pour y chercher un refuge. Le fatal conseil ! ! L’Assemblée même, si elle l’avait voulu, n’aurait pu sauver Louis XVI : elle était elle-même prisonnière de la Commune et le vent-du Régicide avait soufflé. La Commune, plus forte que l’Assemblée, la Commune, maîtresse de Paris et dominée elle-même par Danton et Robespierre, le fit enfermer au Temple.

 

 

 

 

 

IX

 

AU TEMPLE

 

 

C’est là qu’il nous reste à le voir. C’est dans ce séjour affreux, dans cette tour lugubre qui, depuis des siècles, n’avait pas été habitée, que va commencer sa Passion.

Un Roi captif reste encore un très grand symbole, et saint Louis l’avait bien montré en Égypte. Les bourreaux (on peut déjà appeler ainsi certains acteurs du grand drame), avant d’abattre la tête royale, commencèrent par faire tomber la couronne : ils proclamèrent la déchéance de la royauté.

Le Roi de France n’est plus qu’un simple particulier. On lui discute jusqu’à ce nom de Bourbon qui remplit si glorieusement l’Histoire. Il n’est plus que Louis Capet. En vain proteste-t-il contre cette exhumation lointaine. Capet n’est pas son nom : on ne veut rien entendre. L’appellation a quelque chose de plébéien qui charme des oreilles jalouses ! Le Roi déposé, dépossédé même de son nom, l’homme reste.

Il n’a voulu, pendant tout son règne, que le bien, que le bonheur de son peuple. Il n’a péché que par une bonté excessive.

– Comment, devait dire, avec l’ingénuité de l’enfance, le futur petit Louis XVII, comment peut-on en vouloir à Papa qui est si bon ?

Tous ceux qui l’approchent sont frappés par cette âme de cristal. Barnave, au retour de Varennes, n’a pu résister à la séduction. Il a été gagné à la cause royale.

Cependant voici l’horreur des massacres de Septembre ! Sans doute les cris des victimes qu’on égorge n’arrivent-ils pas aux oreilles du Roi. Mais il sera renseigné sur l’effroyable tragédie. Marie-Antoinette saura bientôt quel a été le sort de son amie, la charmante Princesse de Lamballe. Tout a été dit sur ces massacres qui donnèrent à l’Église des martyrs. Danton laisse faire, s’il n’approuve pas, et les Girondins sont complices par inertie. Le Roi, qui apprenait une grande partie de ces évènements, ne pouvait guère se faire d’illusions sur le sort qui lui était réservé.

Après le 10 août, la Législative, tant sous la pression du parti avancé que par ce sentiment qu’après avoir proclamé la déchéance du Roi, elle n’avait plus rien à faire, avait décidé de faire place à une Convention. Cette Convention fut élue au milieu des massacres, dans la première quinzaine de Septembre. Elle était entièrement jacobine. À Paris, la Commune élit Robespierre, Danton, Tallien et le triste Philippe-Égalité. Partout ailleurs, les Girondins furent nommés en assez grand nombre et les chefs de la Législative revinrent siéger. En fait, quand la Convention commença ses séances, le Régicide était déjà arrêté par la plupart des hommes qui la composaient.

 

Le Roi avait l’âme trop noble pour démêler toutes les pensées criminelles de ses bourreaux et l’un de ses historiens a pu écrire qu’il ne les comprit jamais. Mais il n’avait guère d’illusions sur le sort qui l’attendait. Dès les premiers jours de sa captivité, comme Charles Ier, mais avec plus de sérénité et de hauteur d’âme que le Stuart anglican, il se prépara à la mort.

C’est dans la Tour du Temple qu’apparaît vraiment le grand cœur, celui qui met au-dessus des injures, des humiliations de tout genre, de la mort même, non pas l’orgueil méprisant du stoïcien, mais la foi chrétienne génératrice des grands et simples courages. Quand on l’a conduit à la prison qu’il ne quittera que pour comparaître à son procès et pour se rendre à l’échafaud, il a vu, sur sa route, autour d’une statue de Louis XIV renversée, la populace s’assembler en hurlant : « Ainsi sont traités les tyrans ! » Et son regard ne s’est pas troublé.

Dès les premiers jours de sa captivité, Louis XVI se trace à lui-même un règlement de vie qu’il suivra jusqu’à la fin : la prière y tient une grande place : il lit l’Imitation de Jésus-Christ. Il traduit aussi, dans l’intention de recouvrer l’habitude de la langue latine, et de donner les premières leçons à son fils, des odes d’Horace et des pages de Cicéron. Il commence à instruire son fils. Mais, au bout de cinq semaines, ses bourreaux, non contents de lui avoir ravi le trône, l’espérance, la liberté, lui arrachent les dernières joies qui lui restent : celles de la famille. On le sépare des siens. On le sépare presque entièrement de la société de sa femme et de ses enfants. Voici qu’on surveille ses paroles, qu’on épie ses silences. On cherche à surprendre ses pensées. Des espions l’entourent. La Reine et Mme Élisabeth, prisonnières comme lui et comme lui destinées à l’échafaud, devront déployer une habileté patiente et tenace pour lui faire passer les nouvelles qu’elles pourront surprendre et communiquer avec lui.

Il n’est point de privations qu’on ne fasse éprouver à la famille royale. Le Roi a un seul vêtement qu’on porte, lorsqu’il dort, chez Mme Elisabeth pour qu’elle le raccommode. Les couverts, les assiettes, le linge sont plus rares que dans les intérieurs les plus pauvres. Les draps dans lesquels couche le Dauphin sont troués.

Chaque instant du jour ou de la nuit ménage au Roi de nouvelles douleurs. Les municipaux qui l’épient tracent sur les murs des inscriptions sanglantes : « Tremble ! tyran ! la guillotine est prête ! »

Il supporte tout sans crainte, sans murmurer.

– Je m’abaisserais, dit-il un jour, si je paraissais sensible à la manière dont on me traite. Si Dieu permettait que je reprisse un jour les rênes du Gouvernement, on verrait que je sais pardonner.

Au moment où il s’habille, un municipal veut le fouiller. Sans laisser voir la moindre impatience, il tire alors de ses poches toutes les choses qu’elles contiennent et il les dépose sur la cheminée. On lui a demandé son épée : il l’a donnée sans mot dire. On l’insulte grossièrement tandis qu’il prie : il se tait.

Et pourtant quel magnifique souffle chrétien l’emplit, cette prière : « C’est moins pour le Roi malheureux que pour son peuple égaré, que j’adresse au ciel des prières. Daigne le Seigneur se laisser fléchir et jeter sur la France un regard de miséricorde ! »

Il y aurait un curieux parallèle à faire entre le prisonnier de Sainte-Hélène et le captif du Temple. Celui-ci ne serait pas à l’avantage de Napoléon. Le gouvernement britannique avait laissé à l’Empereur une suite de deux cents personnes. Il avait une liberté relative que Louis XVI ne connut jamais dans sa prison : si, dans ses courses à cheval, on le faisait suivre par des soldats, le grand capitaine vaincu et prisonnier n’était point abreuvé d’outrages. Malgré les tracasseries de Hudson Lowe, il conservait l’indépendance de pensée et la dignité de l’être humain. Si le captif de Sainte-Hélène demeure, sur son rocher, un esprit de premier ordre dont la conversation nous éblouit, à aucun moment il ne nous laisse apercevoir un grand cœur. Il ne domine pas son infortune ; il se plaint, il s’irrite. Il a des colères, des indignations, des murmures que les âmes pieuses ne connaissent pas.

Regardons Louis XVI au Temple. Aucune plainte ne sort jamais de ses lèvres ; aucune parole amère ; nul ressentiment. Lorsqu’il doit faire une observation, il l’adresse avec un calme, une dignité qui frappent tous ceux qui l’entendent. Et ce n’est pas dissimulation, politique, hypocrisie... Non ! l’attitude est une sereine expression de l’âme elle-même. Elle en laisse apparaître le fond. Même dignité, même absence de sentiments bas chez la Reine. Voici les recommandations – assurément superflues – qu’elle fait à François Hue :

– Rappelez au Roi, quand vous pourrez lui parler seul, que jamais l’impatience de briser nos fers ne doit arracher de lui aucun sacrifice indigne de sa gloire. Surtout, point de démembrement de la France ! Que, sur ce point, aucune considération ne l’égare ! Qu’il ne s’effraie ni pour sa sœur, ni pour moi. Représentez-lui que toutes deux nous préférons voir plutôt notre captivité indéfiniment prolongée que d’en devoir la fin à l’abandon de la moindre place forte... L’intérêt de la France avant tout !... »

Est-elle autre chose, en vérité, que l’épouse du Roi de France et la mère du Dauphin, cette Reine prisonnière qui est, pourtant, par les liens du sang, la sœur de Joseph et de Léopold, la fille de Marie-Thérèse ?

« Si l’on savait ce qu’elle vaut, dira Louis XVI qui la voit méconnue, insultée. Si l’on savait comme elle s’est élevée, à quelle hauteur de vues elle est arrivée ! »

On pouvait faire de lui le même éloge. Il y a en lui une si parfaite sérénité que – nous le verrons – ceux qui viendront bientôt lui signifier la sentence de mort ne remarqueront pas la moindre altération sur son visage. Fils de saint Louis, il fait penser à son aïeul dans les fers. Les Sarrasins, eux, tout barbares qu’ils fussent, surent apprécier cette grandeur.

– Tu es dans nos fers, disait au roi chrétien l’un d’entre eux, et tu nous parles comme si nous étions tes captifs !

Un autre ajoutait :

– Tu es le Franc le plus fier que nous ayons jamais vu.

Le journal de Cléry, valet de chambre du Roi, qui, à partir du 2 septembre 1792, remplaça François Hue dans la Tour du Temple, nous montre avec impartialité le rayonnant visage de son maître sous les traitements injurieux. À la barbarie de Simon, à l’insolence du portier Rocher, à l’ignominieuse attitude des municipaux, celui dont un canonnier réclame « la tête pour en charger sa pièce et l’envoyer à l’ennemi » oppose la magnifique attitude du Roi très chrétien chez les Sarrasins.

 

 

 

 

 

X

 

LA MISE EN JUGEMENT

 

 

Le 11 décembre 1792, dès le matin, des pièces de canon précédées d’une imposante cavalerie pénétrèrent dans le jardin du Temple. À une heure, le Maire, entouré de Santerre, commandant de la Garde Nationale, du Procureur de la Commune et de plusieurs officiers municipaux, vint annoncer au Roi qu’il venait le chercher en vertu d’un décret portant que Louis Capet serait traduit à la barre de la « Convention Nationale ».

Après deux heures d’attente, le Roi suivit le Maire de Paris. Ainsi il redescendait dans cette capitale qu’il ne devait plus revoir qu’une seule fois avant le jour du supplice. Calme, il avait pris des mains de Cléry sa redingote et son chapeau. Il s’en allait maintenant, au milieu d’une nombreuse escorte, vers cette Convention qui l’attendait comme une proie. Un imposant déploiement de forces gardait les rues. La foule était innombrable, mais assez morne et silencieuse.

Quand il fut arrivé à la barre de la Convention, le Président lui dit : « Louis, la Nation Française vous accuse ; la Convention Nationale a décrété, le 3 décembre, que vous seriez jugé par elle : le 6 décembre, elle a décrété que vous seriez entendu aujourd’hui à sa barre. Vous allez entendre la lecture de l’acte énonciatif des faits. Louis, asseyez-vous. »

Un secrétaire lut en entier l’acte énonciatif des faits, puis le Président dit à l’accusé qu’il allait reprendre, séparément, chacun de ces faits et lui poser des questions au sujet de chacun d’eux. Écoutons ce long dialogue durant lequel le Roi répond si simplement, toujours avec quelle grandeur d’âme, il répond posément à tous les chefs d’accusation.

 

« Louis, le peuple français vous accuse d’avoir commis une multitude de crimes pour rétablir votre tyrannie en détruisant sa liberté.

« Vous avez, le 20 juin 1789, attenté à la souveraineté du peuple en suspendant les Assemblées de ses représentants, et en les repoussant, par la violence, du lieu de leurs séances. La preuve en est dans le procès-verbal dressé au jeu de Paume de Versailles, par les membres de l’Assemblée Constituante.

« Qu’avez-vous à répondre ? »

Réponse. « Il n’y avait aucunes lois dans ce temps qui existassent sur cet objet. »

 

« Vous avez fait marcher une armée contre les citoyens de Paris ; vos satellites ont fait couler leur sang, et vous n’avez éloigné cette armée que lorsque la prise de la Bastille et l’insurrection générale vous ont appris que le peuple était victorieux. Les discours que vous avez tenus les 9, 12 et 14 juillet, aux diverses députations de l’Assemblée Constituante, font connaître quelles étaient vos intentions, et les massacres des  Tuileries déposent contre vous. »

Réponse. « J’étais le maître de faire marcher les troupes comme je voulais dans ce temps-là ; jamais mon intention n’a été de faire répandre du sang. »

 

« Après ces évènements, et malgré les promesses que vous aviez faites le 15 juillet, dans l’Assemblée Constituante, et le 17 du même mois, dans l’Hôtel de Ville de Paris, vous avez persisté dans vos projets contre la liberté nationale, vous avez longtemps éludé de faire exécuter les décrets du 10 août 1789 concernant l’abolition de la servitude personnelle, du régime féodal et de la dîme ; vous avez longtemps refusé de reconnaître la déclaration des droits de l’homme ; vous avez augmenté du double le nombre de vos gardes, et appelé le régiment des Flandres à Versailles ; vous avez permis que dans des orgies faites sous vos yeux, la cocarde nationale fût foulée aux pieds, la cocarde blanche arborée, et la nation blasphémée ; enfin vous avez nécessité une nouvelle insurrection, occasionné la mort de plusieurs citoyens, et ce n’est qu’après la défaite de vos gardes que vous avez changé de langage, et renouvelé des promesses perfides. Les preuves de ces faits sont dans vos observations du 18 septembre, sur les décrets du 10 août, dans les procès-verbaux de l’Assemblée Constituante, dans les évènements de Versailles, des 5 et 6 octobre 1789, et dans le discours que vous avez tenu le même jour à une députation de l’Assemblée Constituante, lorsque vous lui dites que vous vouliez vous éclairer de ses conseils, et ne jamais vous séparer d’elle. »

Réponse. « J’ai fait les observations que j’ai pensé justes et nécessaires sur les décrets qui m’ont été présentés. Le fait est faux pour la cocarde : jamais il ne s’est passé devant moi. »

 

« Vous avez prêté à la Fédération du 14 juillet 1790 un serment que vous n’avez pas tenu. Bientôt vous avez essayé de corrompre l’esprit public, à l’aide de Talon, qui agissait dans Paris, et de Mirabeau, qui devait imprimer un mouvement contre-révolutionnaire aux provinces. Vous avez répandu des millions pour effectuer cette corruption, et vous avez voulu faire de la popularité même un moyen d’asservir le peuple. Ces faits résultent d’un mémoire de Talon, que vous avez apostillé de votre main, et d’une lettre que Laporte vous écrivait le 19 avril, dans laquelle, vous rapportant une conversation qu’il avait eue avec Rivarol, il vous disait « que les millions qu’on vous avait engagé à répandre n’avaient rien produit. »

Réponse. « Je ne me rappelle point précisément ce qui s’est passé dans ce temps-là ; mais le tout est antérieur à l’acceptation de la Constitution. »

 

« N’est-ce pas par une suite d’un projet tracé par Talon que vous avez été au faubourg Saint-Antoine, et que vous avez distribué de l’argent à de pauvres ouvriers ? que vous leur avez dit que vous ne pouviez pas mieux faire ? »

Réponse. « Je n’avais pas de plus grand plaisir que de pouvoir donner à ceux qui en avaient besoin ; il n’y avait rien à cela qui tint à quelque projet. »

 

« N’est-ce pas par une suite du même projet que vous avez feint une indisposition pour pressentir l’opinion publique sur votre retraite à Saint-Cloud ou à Rambouillet, sous prétexte du rétablissement de votre santé ? »

Réponse. « Cette accusation est absurde. »

 

« Dès longtemps vous aviez médité un projet de fuite. Il vous fut remis, le 23 février, un mémoire qui vous en indiquait les moyens, et vous l’apostillâtes. Le 28, une multitude de nobles et de militaires se répandirent dans vos appartements, au Château des Tuileries. Vous voulûtes, le 18 avril, quitter Paris pour vous rendre à Saint-Cloud ; mais la résistance des citoyens vous fit sentir que la défiance était grande ; vous cherchâtes à la dissiper, en communiquant à l’Assemblée Constituante une lettre que vous adressiez aux agents de la Nation auprès des puissances étrangères, pour leur annoncer que vous aviez accepté librement les articles constitutionnels qui vous avaient été présentés ; et cependant, le 21 juin, vous preniez la fuite avec un faux passeport ; vous laissiez une déclaration contre ces mêmes articles constitutionnels ; vous ordonniez aux ministres de ne signer aucun des actes émanés de l’Assemblée Nationale ; et vous défendiez à celui de la justice de remettre les sceaux de l’État. L’argent du peuple était prodigué pour assurer le succès de cette trahison ; et la force publique devait le protéger sous les ordres de Bouillé, qui naguère avait été chargé de diriger le massacre de Nancy, et à qui vous aviez écrit à ce sujet de soigner sa popularité, parce qu’elle pouvait vous être bien utile. Ces faits sont prouvés par le mémoire du 23 février, apostillé de votre main ; par votre déclaration du 20 juin, tout entière de votre écriture ; par votre lettre du 4 septembre 1790, à Bouillé ; et par une note de celui-ci, dans laquelle il vous rend compte de l’emploi de 993 000 livres données par vous, et employées en partie à la corruption des troupes qui devaient vous escorter. »

Réponse. « Je n’ai aucune connaissance du mémoire du 23 février. Quant à ce qui concerne le voyage que j’ai fait à Varennes, je m’en rapporte aux réponses que j’ai faites à l’Assemblée Constituante de ce temps-là. »

 

« Après votre arrestation à Varennes, l’exercice du pouvoir exécutif fut un moment suspendu dans vos mains, et vous conspirâtes encore. Le 17 juillet, le sang des citoyens fut versé au Champ de Mars. Une lettre de votre main, écrite en 1790 à La Fayette, prouve qu’il existait une coalition criminelle entre vous et La Fayette, à laquelle Mirabeau avait accédé.

« Tous les genres de corruption ont été employés. Vous avez payé des libelles, des pamphlets, des journaux destinés à pervertir l’opinion publique, à discréditer les assignats et à soutenir la cause des émigrés. Les registres de Septeuil indiquent quelles sommes énormes ont été employées à ces manœuvres liberticides.

« Vous avez paru accepter la Constitution du 14 septembre. Vos discours annonçaient la volonté de la maintenir ; et vous travailliez à la renverser avant même qu’elle fût achevée. »

Réponse. « Ce qui s’est passé le 17 juillet ne peut, en aucune manière, me regarder ; pour le reste, je n’en ai aucune connaissance. »

 

« Une convention avait été faite à Pilnitz le 24 juillet, entre Léopold d’Autriche et Frédéric-Guillaume de Brandebourg, qui s’étaient engagés à relever en France le trône de la Monarchie jusqu’au moment où elle a été connue de l’Europe entière. »

Réponse. « Je l’ai fait connaître aussitôt qu’elle est venue à ma connaissance ; au reste, c’est une affaire qui regarde, par la Constitution, les Ministres. »

 

« Arles avait levé l’étendard de la révolte, vous l’avez favorisée par l’envoi de trois Commissaires civils, qui se sont occupés non à réprimer les contre-révolutionnaires, mais à justifier les attentats. »

Réponse. « Les instructions qu’ont eues les Commissaires doivent prouver ce dont ils ont été chargés ; je n’en connaissais aucun quand ils m’ont été présentés par les Ministres. »

 

« Avignon et le Comtat-Venaissin avaient été réunis à la France : vous n’avez fait exécuter le décret qu’après un mois, et pendant ce temps la Guerre Civile a désolé ce pays ; les Commissaires que vous y avez successivement envoyés ont achevé de le dévaster. »

Réponse. « Ce fait-là ne peut me regarder personnellement ; j’ignore quel délai on a mis dans l’envoi : au reste, ce sont ceux qui en étaient chargés que cela regarde. »

 

« Nismes, Montauban, Mende avaient éprouvé de grandes agitations dès les premiers jours de la liberté ; vous n’avez rien fait pour étouffer ce germe de contre-révolution jusqu’au moment où la conspiration de Dusaillans a éclaté. »

Réponse. « J’ai donné sur cela tous les ordres que les Ministres m’ont proposés. »

 

« Vous avez envoyé vingt-deux bataillons contre les Marseillais qui marchaient pour réduire les contre-révolutionnaires arlésiens. »

Réponse. « Il faudrait que je visse les pièces pour pouvoir répondre juste sur cela. »

 

« Vous avez donné le commandement du Midi à Wittgenstein, qui vous écrivait, le 21 avril 1792, après qu’il eut été rappelé : " Quelques instants de plus, et je rappelais à toujours autour du trône de Votre Majesté des milliers de Français redevenus dignes des vœux qu’elle forme pour leur bonheur. " »

Réponse. « Cette lettre est postérieure à son rappel. Il n’a pas été employé depuis. Il ne me souvient pas de la lettre. »

 

« Vos frères ont rallié les émigrés sous leurs drapeaux ; ils ont levé des régiments ; fait des emprunts et contracté des alliances en votre nom ; vous ne les avez désavoués qu’au moment où vous avez été bien certain que vous ne pouviez plus nuire à leurs projets.

« Votre intelligence avec eux est prouvée par un billet écrit de la main de Louis-Stanislas-Xavier, souscrit par vos deux frères, ainsi conçu :

« Je vous ai écrit, mais c’était par la poste, et je n’ai rien pu dire. Nous sommes ici deux qui n’en font qu’un : mêmes sentiments, mêmes principes, même ardeur pour vous servir.

« Nous gardons le silence, mais c’est qu’en le rompant trop tôt nous vous compromettrions : mais nous parlerons dès que nous serons sûrs de l’appui général, et ce moment est proche.

« Si l’on nous parle de la part de ces gens-là, nous n’écouterons rien ; si c’est de la vôtre, nous écouterons, mais nous suivrons droit notre chemin. Ainsi, si l’on veut que vous nous fassiez dire quelque chose, ne vous gênez pas.

« Soyez tranquille sur votre sûreté, nous n’existons que pour vous servir ; nous y travaillons avec ardeur, et tout va bien. Nos ennemis mêmes ont trop d’intérêt à votre conservation pour commettre un crime inutile et qui achèverait de les perdre. Adieu. »

Réponse. « J’ai désavoué toutes les démarches de mes frères, aussitôt qu’elles sont parvenues à ma connaissance, comme la Constitution le prescrivait, et je n’ai aucune connaissance de ce billet. »

 

« L’armée de ligne, qui devait être portée au pied de guerre, n’était forte que de 100 000 hommes à la fin de décembre ; vous aviez ainsi négligé de pourvoir à la sûreté de l’État.

« Narbonne, votre agent, avait demandé une levée de 50 000 hommes ; mais il arrêta le recrutement à 26 000, en assurant que tout était prêt : rien ne l’était pourtant. Après lui, Servan proposa de former auprès de Paris un camp de 20 000 hommes ; l’Assemblée Législative le décréta : vous refusâtes votre sanction.

« Un élan de patriotisme fit partir de tous côtés des citoyens pour Paris ; vous fîtes une proclamation qui tendait à les arrêter dans leur marche. Cependant nos armées étaient dépourvues de soldats. Dumouriez, successeur de Servan, avait déclaré que la Nation n’avait ni armes, ni minutions, ni subsistances, et que les places étaient hors de défense. »

Réponse. « J’ai donné aux Ministres tous les ordres qui pouvaient accélérer l’augmentation de l’armée depuis le mois de décembre dernier ; les États ont été remis à l’Assemblée. S’ils se sont trompés, ce n’est pas ma faute. »

 

« Vous avez donné mission aux commandants des troupes de désorganiser l’armée, de pousser des régiments entiers à la désertion, et de leur faire passer le Rhin, pour les mettre à la disposition de vos frères et de Léopold d’Autriche.

« Ce fait est prouvé par une lettre de Toulongeon, commandant de la Franche-Comté. »

Réponse. « Il n’y a pas un mot de vrai à cette accusation. »

 

« Vous avez chargé vos agents diplomatiques de favoriser la coalition des puissances étrangères, et de vos frères contre la France, particulièrement de cimenter la paix avec la Turquie et l’Autriche, pour dispenser celle-ci de garnir sa frontière du côté de la Turquie, et lui procurer par là un plus grand nombre de troupes contre la France.

« Une lettre de Choiseul-Gouffier, ci-devant ambassadeur à Constantinople, établit ce fait. »

Réponse. « M. Choiseul-Gouffier n’a pas dit la vérité ; cela n’a jamais existé. »

 

« Vous avez attendu d’être pressé par une réquisition faite au Ministre Pajard, à qui l’Assemblée Législative demandait d’indiquer quels étaient ses moyens de pourvoir à la sûreté extérieure de l’État, pour proposer, par un message, la levée de quarante-deux bataillons ; les Prussiens s’avançaient de nos frontières. On interpella, le 8 juillet, votre Ministre de rendre compte de l’état de nos relations politiques avec la Prusse ; vous répondîtes, le 10, que 50 000 Prussiens marchaient contre nous, et que vous donniez avis au corps législatif des actes formels de ces hostilités imminentes, aux termes de la Constitution. »

Réponse. « Ce n’est qu’à cette époque-là que j’en ai eu connaissance ; toute la correspondance diplomatique passait par les Ministres. »

 

« Vous avez confié le département de la Guerre à Dabancourt, neveu de Calonne ; et tel a été le succès de votre conspiration, que les places de Longwy et de Verdun ont été livrées aussitôt que les ennemis ont paru. »

Réponse. « J’ignorais que M. Dabancourt fût neveu de Calonne ; au reste, ce n’est pas moi qui ai dégarni les places ; je ne l’aurais jamais fait. »

 

« Qui a dégarni Longwy et Verdun ? »

Réponse. « Je n’ai aucune connaissance si elles l’ont été. »

 

« Vous avez détruit notre marine ; une foule d’officiers de ce corps étaient émigrés, à peine en restait-il pour faire le service des ports. Cependant Bertrand accordait toujours des passeports ; et lorsque le corps législatif vous exprima, le 8 mars, sa conduite coupable, vous répondîtes que vous étiez satisfait de ses services. »

Réponse. « J’ai fait ce que j’ai pu pour retenir les officiers. Dans ce temps-là, l’Assemblée Nationale ne portait contre Bertrand aucun grief qui dût le mettre en accusation ; je n’ai pas jugé que je dusse le changer. »

 

« Vous avez favorisé dans les colonies le maintien du gouvernement absolu ; vos agents y ont partout fomenté le trouble et la contre-révolution, qui s’y est opérée à la même époque où elle devait s’effectuer en France ; ce qui indique assez que votre main conduisait cette trame. »

Réponse. « S’il y a des personnes qui se sont dites mes agents dans les colonies, elles n’ont pas dit vrai : je n’ai jamais ordonné rien de ce que vous venez de dire. »

 

« L’intérieur de l’État était agité par des fanatiques ; vous vous en êtes déclaré le protecteur, en manifestant l’intention évidente de recouvrer par eux votre ancienne puissance. »

Réponse. « Je ne puis pas répondre à cela ; je n’ai aucune connaissance de ce projet-là. »

 

« Le corps législatif avait rendu, le 29 novembre, un décret contre les prêtres factieux ; vous en avez suspendu l’exécution. »

Réponse. « La Constitution me laissait la sanction libre des décrets. »

 

« Vous avez eu, dans Paris, des compagnies particulières chargées d’y opérer des mouvements utiles à vos projets de contre-révolution ; d’Angremont et Gilles étaient deux de vos agents ; ils étaient salariés par la liste civile ; les quittances de Gilles, chargé de l’organisation d’une compagnie de soixante hommes, vous seront présentées. »

Réponse. « Je n’ai aucune connaissance des projets qu’on me prête ; jamais idée de contre-révolution n’est entrée dans ma tête. »

 

« Vous avez voulu, par des sommes considérables, subordonner plusieurs membres des Assemblées Législative et Constituante.

« Des lettres de Dufrêne, Saint-Léon et plusieurs autres qui vous seront présentées, établissent ce fait. »

Réponse. « J’ai eu plusieurs personnes qui se sont présentées avec des projets pareils : je les ai éloignées. »

 

« Quels sont les membres des Assemblées Législative et Constituante que vous avez corrompus ? »

Réponse. « Je n’ai point cherché à en corrompre ; je n’en connais aucun. »

 

« Quelles sont les personnes qui vous ont présenté des projets ? »

Réponse. « C’était si vague, que je ne m’en rappelle pas. »

 

« Quels sont ceux à qui vous avez promis de l’argent ? » Réponse. « Aucun. »

 

« Vous avez fait, le 10 août, la revue des Suisses à cinq heures du matin ; les Suisses ont tiré les premiers sur les citoyens. »

Réponse. « J’ai été voir toutes les troupes qui étaient rassemblées chez moi ce jour-là : les autorités constituées y étaient, le Département, le Maire de Paris ; j’avais même fait demander à l’Assemblée de m’envoyer une députation de ses membres, pour me conseiller ce que je devais faire ; et je vins moi-même avec ma famille au milieu d’elle. »

 

« Pourquoi avez-vous fait doubler la garde des Suisses dans les premiers jours du mois d’août ? »

Réponse. « Toutes les autorités constituées l’ont su, et parce que le château était menacé d’être attaqué ; j’étais une autorité constituée, je devais me défendre. »

 

« Pourquoi, dans la nuit du 9 au 10 août, avez-vous fait mander le Maire de Paris ? »

Réponse. « Sur les bruits qui se répandaient. »

 

« Vous avez fait couler le sang des Français. »

Réponse. « Non, Monsieur, ce n’est pas moi. »

 

« Pourquoi avez-vous mis votre veto sur le décret concernant la formation d’un corps sous Paris ? »

Réponse. « La Constitution me laissait la libre sanction ; et dans ce temps-là j’ai demandé un camp plus près des frontières, à Soissons. »

 

« Avez-vous fait construire dans l’une des murailles du Château des Tuileries une armoire fermée d’une porte de fer, et y avez-vous renfermé des papiers ? »

Réponse. « Je n’en ai aucune connaissance. »

 

« Louis, avez-vous autre chose à ajouter ? »

Réponse. « Je demande copie de l’acte d’accusation et la communication des pièces, et qu’il me soit accordé un Conseil pour suivre mon affaire. »

 

 

 

 

 

XI

 

LE TESTAMENT

 

 

Le lendemain de cette séance mémorable, une députation de la Convention, composée de quatre députés, apporta au Roi un décret qui l’autorisait à prendre un Conseil. Le Roi répondit qu’il choisissait Target, Tronchet à son défaut, ou tous les deux, si la Convention y consentait. Le 13, Malesherbes écrivait à la Convention une magnifique lettre où il revendiquait l’honneur de défendre son maître, à l’heure où cette fonction était dangereuse. Quelques heures plus tard, ce vertueux vieillard digne de l’Histoire romaine, entrait dans la Tour, et le Roi serrait tendrement son ancien Ministre dans ses bras.

Des lectures de pièces relatives au procès – la plupart trouvées dans une armoire secrète d’un appartement des Tuileries – devant des membres de la Commission des Vingt et un ; des entretiens avec Tronchet et Malesherbes, auquel se joignit un jeune avocat de grande éloquence, de Sèze, occupèrent le Roi jusqu’au 26 décembre. Chaque soir, de cinq heures à neuf heures, les trois hommes espérant contre tout espoir, s’efforçaient de mettre tout en œuvre pour sauver la tête d’un juste.

Le jour de Noël, le Roi rédigea son testament. Qui ne lirait sans émotion ces pages si simples et si grandes :

 

Testament de Sa Majesté Louis XVI, Roi de France.

 

« Au nom de la Très Sainte Trinité, du Père et du Fils, et du Saint Esprit. Aujourd’hui vingt-cinquième jour de décembre mil sept cent quatre-vingt-douze,

moi, Louis Seizième du nom, Roi de France, étant depuis plus de quatre mois enfermé avec ma famille dans la Tour du Temple, à Paris, par ceux qui étaient mes sujets, et privé de toute communication quelconque, même depuis le 11 du courant, avec ma famille ; de plus, impliqué dans un procès dont il est impossible de prévoir l’issue,

à cause des passions des hommes, et dont on ne trouve aucun prétexte ni moyens dans aucune loi existante, n’ayant que Dieu pour témoin de mes pensées et auquel je puisse m’adresser :

Je déclare ici, en sa présence, mes dernières volontés et mes sentiments.

Je laisse mon âme à Dieu, mon créateur ; je le prie de la recevoir dans sa miséricorde, de ne pas la juger d’après ses mérites, mais d’après ceux de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui s’est offert en sacrifice à Dieu, son Père, pour nous autres hommes quelque indignes que nous en fussions, et moi, le premier. Je meurs dans l’union de notre Sainte Mère, l’Église catholique, apostolique et romaine, qui tient ses pouvoirs, par une succession non interrompue, de saint Pierre, auquel Jésus-Christ les avait confiés.

Je crois fermement et je confesse tout ce qui est contenu dans le symbole et les commandements de Dieu et de l’Église., les sacrements et les Mystères, tels que l’Église Catholique les enseigne et les a toujours enseignés. Je n’ai jamais prétendu me rendre juge dans les différentes manières d’expliquer les dogmes qui déchirent l’Église de Jésus-Christ ; mais je m’en suis rapporté et rapporterai toujours, si Dieu m’accorde vie, aux décisions que les supérieurs ecclésiastiques, unis à la Sainte Église catholique, donnent et donneront conformément à la discipline de l’Église, suivie depuis Jésus-Christ.

Je plains de tout mon cœur nos frères qui peuvent être dans l’erreur ; mais je ne prétends pas les juger, et je ne les aime pas moins tous en Jésus-Christ, suivant ce que la charité chrétienne nous enseigne. Je prie Dieu de me pardonner tous mes péchés ; j’ai cherché à les connaître scrupuleusement, à les détester, et à m’humilier en sa présence ; ne pouvant me servir du ministère d’un prêtre catholique, je prie Dieu de recevoir la confession que je lui en ai faite, et surtout le repentir profond que j’ai d’avoir mis mon nom – quoique cela fût contre ma volonté – à des actes qui peuvent être contraires à la discipline et à la croyance de l’Église Catholique, à laquelle je suis toujours resté sincèrement uni de cœur.

Je prie Dieu de recevoir la ferme résolution où je suis, s’il m’accorde vie, de me servir, aussitôt que je le pourrai, du ministère d’un prêtre catholique, pour m’accuser de tous mes péchés et recevoir le sacrement de pénitence.

Je prie tous ceux que je pourrais avoir offensés par inadvertance – car je ne me rappelle pas d’avoir fait sciemment aucune offense à personne – ou ceux à qui j’aurais pu avoir donné de mauvais exemples ou des scandales, de me pardonner le mal qu’ils croient que je peux leur avoir fait ; je prie tous ceux qui ont de la charité d’unir leurs prières aux miennes, pour obtenir de Dieu le pardon de mes péchés.

Je pardonne de tout mon cœur à ceux qui se sont faits ennemis, sans que je leur en aie donné aucun sujet, et je prie Dieu de leur pardonner, de même qu’à ceux qui, par un faux zèle ou par un zèle mal entendu, m’ont fait beaucoup de mal.

Je recommande à Dieu ma femme et mes enfants, ma sœur, mes tantes, mes frères et tous ceux qui me sont attachés par le lien du sang ou par quelque autre manière que ce puisse être ; je prie Dieu particulièrement de jeter des yeux de miséricorde sur ma femme, mes enfants et ma sœur, qui souffrent depuis longtemps avec moi ; de les soutenir par sa grâce, s’ils viennent à me perdre, et tant qu’ils resteront dans ce monde périssable.

Je recommande mes enfants à ma femme. Je n’ai jamais douté de sa tendresse maternelle pour eux. Je lui recommande surtout d’en faire de bons chrétiens et d’honnêtes hommes, de ne leur faire regarder les grandeurs de ce monde-ci, s’ils sont condamnés à les éprouver, que comme des biens dangereux et périssables, et de tourner leurs regards vers la seule gloire solide et durable de l’éternité ; je prie ma sœur de vouloir continuer sa tendresse à mes enfants, et de leur tenir lieu de mère s’ils avaient le malheur de perdre la leur. Je prie ma femme de me pardonner tous les maux qu’elle souffre pour moi et les chagrins que je pourrais lui avoir donnés dans le cours de notre union ; comme elle peut être sûre que je ne garde rien contre elle, si elle croyait avoir quelque chose à se reprocher.

Je recommande bien vivement à mes enfants, après ce qu’ils doivent à Dieu, qui doit marcher avant tout, de rester toujours unis entre eux, soumis et obéissants à leur mère, et reconnaissants de tous les soins et les peines qu’elle se donne pour eux et en mémoire de moi. Je les prie de regarder ma sœur comme une seconde mère. Je recommande à mon fils, s’il avait le malheur de devenir Roi, de songer qu’il se doit tout entier au bonheur de ses concitoyens, qu’il doit oublier toute haine, et tout ressentiment, et notamment tout ce qui a rapport aux malheurs et aux chagrins que j’éprouve ; qu’il ne peut faire le bonheur des peuples qu’en régnant suivant les lois ; mais en même temps qu’un Roi ne peut les faire respecter et faire le bien qui est dans son cœur qu’autant qu’il a l’autorité nécessaire et qu’autrement, étant lié dans ses opérations, et n’inspirant point de respect, il est plus nuisible qu’utile.

Je recommande à mon fils d’avoir soin de toutes les personnes qui m’étaient attachées autant que les circonstances où il se trouvera lui en donneront les facultés ; de songer que c’est une dette sacrée que j’ai contractée envers les enfants et les parents de ceux qui ont péri pour moi et ensuite de ceux qui sont malheureux pour moi.

Je sais qu’il y a plusieurs personnes de celles qui m’étaient attachées qui ne se sont pas conduites envers moi comme elles le devaient et qui ont même montré de l’ingratitude, mais je leur pardonne ; souvent dans les moments de trouble et d’effervescence, on n’est pas maître de soi, et je prie mon fils, s’il en trouve l’occasion, de ne songer qu’à leur malheur.

Je voudrais pouvoir témoigner ici ma reconnaissance à ceux qui m’ont montré un attachement véritable et désintéressé ; d’un côté, si j’ai été sensiblement touché de l’ingratitude et de la déloyauté de gens à qui je n’avais jamais témoigné que des bontés, à eux ou à leurs parents ou amis, de l’autre j’ai eu de la consolation de voir l’attachement et l’intérêt gratuits que beaucoup de personnes m’ont montrés !

Je les prie d’en recevoir tous mes remerciements. Dans la situation où sont encore les choses, je craindrais de les compromettre si je parlais plus explicitement ; mais je recommande spécialement à mon fils de chercher les occasions de pouvoir les reconnaître.

Je croirais calomnier cependant les sentiments de la Nation si je ne recommandais à mon fils MM. de Chamilly et Hue, que leur véritable attachement pour moi avait portés à s’enfermer avec moi dans ce triste séjour, et qui ont pensé en être les malheureuses victimes ; je lui recommande aussi Cléry, des soins duquel j’ai eu tout lieu de me louer depuis qu’il est avec moi ; comme c’est lui qui est resté avec moi jusqu’à la fin, je prie Messieurs de la Commune de lui remettre mes hardes, mes livres, ma montre, ma bourse et les autres petits effets qui ont été déposés au Conseil de la Commune.

Je pardonne encore très volontiers à ceux qui me gardaient les mauvais traitements dont ils ont cru devoir user envers moi ; j’ai trouvé quelques âmes sensibles et compatissantes, que celles-là jouissent dans leur cœur de la tranquillité que doit leur donner leur façon de penser !

Je prie MM. de Malesherbes, Tronchet et de Sèze de recevoir ici tous mes remerciements et l’expression de ma sensibilité, pour tous les soins et les peines qu’ils se sont donnés pour moi.

Je finis en déclarant devant Dieu et prêt à paraître devant lui que je ne me reproche aucun des crimes qui sont avancés contre moi.

Fait double à la Tour du Temple, le vingt-cinq décembre mil sept cent quatre-vingt-douze.

Signé : Louis. »

 

 

 

 

 

XII

 

LE JUGEMENT

 

 

Le mercredi 26 décembre, le Roi, dès son réveil, demanda aux municipaux de prévenir la Reine qu’il allait être conduit à la barre de la Convention pour que le bruit des tambours et des forces armées ne l’effraye pas.

La Cour du Temple fut bientôt envahie des mêmes troupes et des mêmes personnages qui s’y étaient rassemblés quinze jours plus tôt. Le Roi se rendit à sa voiture et le cortège s’ébranla. Tout le long du parcours, des canons avaient été braqués, en vue d’une évasion possible.

– Il faut, disait le lendemain Gaulambeau, rendant compte à la Commune de la seconde translation du Roi à la Convention Nationale, il faut que cet homme soit fanatisé, car il est impossible d’expliquer autrement comment l’on peut être aussi tranquille avec tant de sujets de craindre. Monté en voiture, il a pris part à la conversation, qui a été assez soutenue, sur la littérature, et spécialement sur quelques auteurs latins. Il a donné son avis sur tout avec beaucoup de justesse, il m’a paru fort curieux de faire voir qu’il était instruit. Quelqu’un a dit qu’il n’aimait pas Sénèque parce que son amour pour les richesses contrastait avec sa prétendue philosophie, et qu’on ne pouvait pas lui pardonner d’avoir osé pallier au Sénat les crimes de Néron. Cette réflexion n’a pas paru l’affecter. En parlant de Tite-Live, il a dit qu’il s’était plu à composer de longues harangues qui n’avaient sûrement jamais été composées que dans le cabinet, car, a-t-il ajouté, il est impossible que des généraux aient pu les prononcer à la tête de leurs armées. Il a dit, de plus, en parlant toujours de Tite-Live, que son style était bien opposé à celui de Tacite.

Dans le vestibule attenant à la salle des séances, le Roi s’entretint avec ses Conseils. Comme ceux-ci ne craignaient pas de l’appeler encore « Sire », un membre de la Convention entra dans un violent accès de colère : « Qui vous rend si hardis, s’écria-t-il en marchant vers eux, de prononcer ici des noms que la Convention a proscrits ? »

Alors Malesherbes répondit lentement : « Mépris pour vous et mépris de la vie. »

Le Roi s’assit à côté du vieillard, dans la salle des séances, et le vieux Tronchet prit également place à côté de lui.

Un frisson secoua quelques membres de l’Assemblée quand de Sèze se leva pour prononcer sa plaidoirie. On connaît ce magnifique morceau d’éloquence pour la préparation duquel « il n’avait pas eu seulement huit jours ».

La première partie était consacrée à démontrer que, selon le droit, l’Assemblée, si elle reconnaissait l’accusé coupable, ne pouvait le condamner à une autre peine que celle de la déchéance. Dans la seconde partie, il établissait l’inanité des griefs qu’on avait retenus contre le Roi. Quel magnifique mouvement, quand, tournant ses regards sur tous les bancs de l’Assemblée, le jeune orateur s’écria : « Je cherche parmi vous des Juges et je n’y vois que des accusateurs ! »

C’était la triste vérité.

Après cette plaidoirie qui dura trois heures et qui, malgré les préventions des auditeurs, fit, à plusieurs reprises, passer un frisson sur les visages, le Roi se leva.

– Messieurs, dit-il d’un ton ferme, on vient de vous exposer mes moyens de défense ; je ne les renouvellerai point. En vous parlant, peut-être pour la dernière fois, je vous déclare que ma conscience ne me reproche rien, et que mes défenseurs ne vous ont dit que la vérité.

« Je n’ai jamais craint que ma conduite fût examinée publiquement ; mais mon cœur est déchiré de trouver dans l’acte d’accusation l’imputation d’avoir voulu faire répandre le sang du peuple, et surtout que les malheurs du 10 août me soient attribués.

« J’avoue que les gages multipliés que j’avais donnés dans tous les temps de mon amour pour le peuple, et la manière dont je m’étais toujours conduit, me paraissaient devoir prouver que je craignais peu de m’exposer pour épargner son sang et éloigner à jamais de moi une pareille imputation. »

 

Cinq heures sonnaient quand la voiture qui ramenait le prisonnier rentra au Temple.

Après avoir exprimé chaleureusement sa reconnaissance à de Sèze, il dit à ses Conseils :

– Êtes-vous bien convaincus, à présent, qu’avant même que je fusse entendu, ma mort avait été jurée ?

– Non, Sire, nous ne le sommes pas, répondit Tronchet ; nous ne le sommes nullement, et la Convention elle-même ignore quel sera le vote de sa majorité. Quand le Roi a été parti, elle a ordonné que sa défense serait signée de lui et de nous ; nous vous l’apportons ; elle a ordonné que cette défense et le discours que le Roi a prononcé, signé aussi de lui, seraient remis sur le bureau, imprimés et distribués ; elle a ordonné enfin que la discussion serait terminée, toute affaire cessante, jusqu’à la prononciation du jugement.

– Pures formes ! reprit Louis XVI ; cette journée a tout fini pour moi ; et c’est pour cela que vous me trouvez si calme. La lutte est terminée. Ils m’ont renvoyé au Temple, voulant prendre le temps de donner une apparence judiciaire à leur décision, déjà bien arrêtée. Je ne leur ai pas demandé, comme Charles Ier, par quelle autorité j’ai été amené devant eux ; mais je dis comme mon devancier : « Il y a longtemps qu’on m’a ôté toutes choses, hormis celles qui me sont plus chères que la vie : savoir ma conscience et mon honneur. »

Comme il a vu juste, ce Roi qui entre dans le dernier mois de sa vie, et quelle lucidité laisse en lui la résignation !

L’année 1793 vient de commencer ; le jour du 1er janvier, Cléry lui demande la permission de lui présenter ses vœux. Il lui tend la main que le valet de chambre arrose de ses larmes. Tronchet, Malesherbes et de Sèze viennent lui faire une visite, mais il les garde peu de temps, ne voulant pas les enlever à leurs affections de famille.

Ah ! il est bien privé des siennes, ce malheureux Roi qui songe, en ce jour où l’on demeure au foyer, qu’au-dessus de sa tête, des êtres qu’il ne peut pas voir pensent à lui et que bientôt, sans doute, ce sera la séparation définitive... Sa fille est malade. Il le sait et il en souffre. Les jours passent, monotones, tristes. Il est en butte aux quotidiennes vexations de ceux qui le surveillent. Il lit les discours de la Convention.

Le mardi 15, un décret de la Convention déclare Louis Capet coupable de conspiration contre la liberté de la Nation et d’attentat à la sûreté générale de l’État. Un autre déclare que le jugement prononcé par la Convention Nationale ne serait pas soumis à la sanction du peuple. Le mercredi 16, dans la matinée, Malesherbes s’est entretenu longuement avec le Roi. Au moment de sortir, il l’a assuré que, dès que le résultat de l’appel nominal serait connu, il viendrait lui en rendre compte.

Louis XVI est resté seul. D’une main tranquille, il a pris le volume de l’Imitation qui ne le quitte plus. Il lit, sans inquiétude, avec la même attention profonde que Vergennes voyait sur son visage quand il lui communiquait le texte de quelque grave dépêche.

La journée passe lentement. À six heures du soir, des pas lourds et violents se font entendre dans l’escalier. Est-ce la sentence qu’on apporte ? Non. Quatre municipaux font irruption dans la chambre, porteurs d’un arrêté de la Commune par lequel il leur est enjoint de garder à vue, jour et nuit, le royal prisonnier. Ils passeront la nuit à côté de son lit. L’un d’eux s’est assis dans le fauteuil du Roi, tandis que celui-ci se tient debout. Rudement, il le tient au courant des nouvelles. La séance de la Convention continue ; l’appel nominal n’est pas encore terminé. La nuit s’écoule sans que le Roi perde rien de sa magnifique sérénité. Un incendie s’est déclaré vers le soir dans une chambre et le peuple est entré dans la cour. Sinistre présage qui n’a pas affecté Louis, prêt à son sort. Le lendemain, à neuf heures, la porte de l’antichambre est poussée. Cléry se précipite. Malesherbes entre.

– Tout est perdu, dit-il, avec les marques du plus profond désespoir, le Roi est condamné.

Sublimes énergies du courage chrétien !

Le Roi s’est avancé. Au visage défait du vieillard, il a deviné l’arrêt qui le frappe. C’est lui qui va consoler son fidèle défenseur, étouffé par les sanglots. Il le relève, il le serre, il l’embrasse. Puis il l’interroge avec le même calme admirable que, dans quelques heures, il montera sur l’échafaud.

L’appel nominal a duré toute la nuit, au milieu de la fièvre et du tumulte. La mort ? La détention ou le bannissement ? Les députés se sont succédé à l’escalier du bureau, suivis des menaces et de murmures grandissants qui emplissaient la salle d’un souffle d’orage. Durant tout le vote, les tribunes ont grondé. La cause de la République, pour toutes ces haines qui braquaient des yeux dévorants sur l’Assemblée, est liée à la mort du Roi. Lecointre de Versailles a voté la mort. Vergniaud a voté la mort. Les courages ont fléchi sous les hurlements de la Montagne. La haine abominable s’est dévoilée : le Duc d’Orléans a laissé tomber de sa bouche flétrie le mot fratricide. En vain Mailhe a-t-il proposé une restriction qui écarterait le régicide. En vain la Gironde a-t-elle adopté son amendement. Les visages semblaient refléter la résolution terrible. On a refusé aux défenseurs de paraître devant l’Assemblée pour faire une suprême communication, comme on leur a refusé, après la lecture de l’arrêt, d’interjeter appel de la condamnation devant la Nation elle-même.

Sur sept cents et un députés présents, deux cent quatre-vingt-six ont voté pour la détention ou le bannissement ; deux ont voté pour les fers ; quarante-six pour la mort avec sursis, soit jusqu’à la ratification de la Constitution, soit jusqu’à la paix. Vingt-six députés ont demandé avec Mailhe qu’on délibérât sur un sursis à l’exécution, mais la mort, qu’ils ont votée, était néanmoins indépendante de cette dernière clause. Trois cent soixante et un autres ont voté pour la mort sans condition. Au nom de la Convention, le Président a déclaré que l’Assemblée s’était prononcée pour la peine de mort.

Celui que l’Assemblée régicide vient, dans son arrêt, de nommer, pour la dernière fois, Louis Capet, n’a pas tressailli durant l’exposé de Malesherbes.

« Depuis deux heures, dit-il simplement au vieillard qui ne peut contenir ses sanglots, je recherche en ma mémoire si, durant tout le cours de mon règne, j’ai donné volontairement à mes sujets quelque juste motif de plainte contre moi. Eh bien, je vous le jure dans toute la sincérité de mon cœur, comme un homme qui va paraître devant Dieu, j’ai constamment voulu le bonheur de mon peuple et je n’ai pas formé un seul vœu qui lui fût contraire.

– Je m’attendais, poursuit-il en serrant de nouveau Malesherbes dans ses bras, à ce que vos larmes m’apprennent ; remettez-vous donc, mon cher Malesherbes. Tant mieux, oui, mieux vaut sortir enfin d’incertitude ! Si vous m’aimez, loin de vous attrister, ne m’enlevez pas le seul asile qui me reste.

– Mais, Sire ! dit Malesherbes, en secouant ses vieilles mains tremblantes, tout espoir n’est pas perdu ; on va délibérer s’il y aura sursis...

– Non ! non ! il n’y a plus d’espoir ; la Nation est égarée et je suis prêt à m’immoler pour elle. Puisse mon sang, dont on est altéré, sauver le peuple des horreurs que je redoute pour lui !

La conversation continue, grave et toute remplie d’une égale noblesse, entre ce Roi que la lâcheté et la fureur vont envoyer au supplice et l’admirable vieillard qui a voué à la défense de son souverain les derniers élans de sa grande âme.

– Sire, en sortant de la Convention, quelques personnes m’ont entouré dans les corridors de la salle, et m’ont assuré que de fidèles sujets arracheront le Roi aux mains de ses bourreaux, ou périront avec lui.

– Les connaissez-vous ?

– Non ! Sire, mais je pourrais les retrouver.

Un triste sourire passa sur le visage que guettent déjà les ombres de la mort.

– Tâchez de les rejoindre, et déclarez-leur que je les remercie du zèle qu’ils me témoignent. Toute tentative exposerait leurs jours et ne sauverait pas les miens. Quand l’usage de la force pouvait me conserver le trône et la vie, j’ai refusé de m’en servir : voudriez-vous aujourd’hui faire couler pour moi le sang français ?

Malesherbes sorti, le Roi se promène et lit dans sa chambre jusqu’à l’heure du dîner. Une seule plainte sort de ses lèvres vers le soir :

– Ô mon Dieu ! était-ce là le prix que je devais recevoir de tous mes sacrifices !

Le lendemain, le surlendemain, il attendra vainement ses Conseils. Ils ont reçu l’ordre de ne pas chercher à entrer dans la Tour.

À quoi songe-t-il, tandis que la Convention poursuit, en deux suprêmes séances, la discussion du Régicide ? Il lit. Il a déjà lu deux cent cinquante volumes depuis son entrée au Temple. Il fait prendre dans la bibliothèque le volume de l’Histoire d’Angleterre où se trouve relatée la mort de Charles Ier. Sous le regard des municipaux qui l’observent, ou qui, sous prétexte d’inventaire, ouvrent tous les tiroirs et déplacent tous les papiers, il se prépare à la mort en se pénétrant de la pensée du supplice.

Pendant ce temps, la Convention, dans une parodie de légalité, vérifie l’énumération des votes, puis elle aborde la question du sursis. Une fièvre encore plus grande règne sur les bancs de l’Assemblée. Les décisions définitives sont en jeu, mais nul n’ignore de quel côté penchera la balance. Les Girondins, pour sauver le Roi, invoquent des raisons politiques. Barère se lève pour déclarer qu’il est indigne de stipuler la vie ou la mort d’un homme comme un article de traité. Enfin l’Assemblée ferme la discussion. Oui ou Non : chaque membre devra voter sans désemparer.

À trois heures du matin, le 20 janvier, l’appel nominal étant terminé, le Président proclame, à la majorité de trois cent quatre-vingts voix contre trois cent dix, qu’il ne sera pas sursis à l’exécution.

 

 

 

 

 

XIII

 

LA MORT

 

 

Le même jour, au début de l’après-midi, le Conseil exécutif se rendit à la prison du Temple. Debout entre la porte de sa chambre et celle de l’antichambre, le Roi, qui avait entendu du bruit, reçut, dans l’attitude la plus noble, le cortège. Il y avait là une quinzaine de personnes : le Ministre de la Justice, Garat ; Lebrun, Ministre des Affaires Étrangères, et, à côté de différents fonctionnaires de la Commune, du Président et de l’accusateur public du Tribunal criminel, Santerre.

Garat, le chapeau sur la tête, s’avança en disant : « Louis, la Convention Nationale a chargé le Conseil exécutif provisoire de vous signifier son décret des 15, 16, 17, 19 et 20 janvier. »

Alors Grouvelle, secrétaire du Conseil, lut ce décret d’une voix tremblante :

 

 

Décret

de la Convention Nationale des 15, 16, 17, 19 et 20 janvier.

 

Article premier. – La Convention Nationale déclare Louis Capet, dernier Roi des Français, coupable de conspiration contre la liberté de la Nation, et d’attentat contre la sûreté générale de l’État.

Article II. – La Convention Nationale décrète que Louis Capet subira la peine de mort.

Article III. – La Convention Nationale déclare nul l’acte de Louis Capet apporté à la barre par ses Conseils, qualifié d’Appel à la Nation du Jugement contre lui rendu par la Convention ; défend à qui que ce soit d’y donner aucune suite, à peine d’être poursuivi et puni comme coupable d’attentat contre la sûreté générale de la République.

Article IV. – Le Conseil exécutif provisoire notifiera le présent décret dans le jour à Louis Capet, prendra les mesures de police et de sûreté nécessaires pour en assurer l’exécution dans les vingt-quatre heures à compter de sa notification, et rendra compte du tout à la Convention Nationale immédiatement après qu’il aura été exécuté.

 

Écoutons le récit que fait Cléry de ces dramatiques instants :

« Pendant cette lecture, aucune altération ne parut sur le visage du Roi. Je remarquai seulement qu’au premier article, lorsqu’on prononça le mot conspiration, un sourire d’indignation parut sur le bord de ses lèvres ; mais aux mots subira la peine de mort, un regard céleste qu’il porta sur tous ceux qui l’environnaient leur annonça que la mort était sans terreur pour l’innocence. Le Roi fit un pas vers Grouvelle, secrétaire du Conseil, prit le décret de ses mains, le plia, tira de sa poche son portefeuille et l’y plaça. Puis, retirant un papier du même portefeuille, il dit au Ministre Garat : « Monsieur le Ministre de la Justice, je vous prie de remettre sur-le-champ cette lettre à la Convention Nationale. » Le Ministre paraissant hésiter, le Roi ajouta : « Je vais vous en faire lecture » ; et il lut sans aucune altération ce qui suit :

 

« Je demande un délai de trois jours, pour pouvoir me préparer à paraître devant Dieu ; je demande pour cela de pouvoir voir librement la personne que j’indiquerai aux Commissaires de la Commune et que cette personne soit à l’abri de toute inquiétude pour cet acte de charité qu’elle remplira auprès de moi. Je demande d’être délivré de la surveillance perpétuelle que le Conseil général a établie depuis quelques jours.

« Je demande dans cet intervalle à pouvoir voir ma famille quand je le demanderai et sans témoins ; je désirerais bien que la Convention Nationale s’occupât tout de suite du sort de ma famille, et qu’elle lui permît de se retirer librement où elle le jugerait à propos.

« Je recommande à la bienfaisance de la Nation toutes les personnes qui m’étaient attachées : il y en a beaucoup qui avaient mis toute leur fortune dans leurs charges, et qui, n’ayant plus d’appointements, doivent être dans le besoin, et même celles qui ne vivaient que de leurs appointements ; dans les pensionnaires, il y a beaucoup de vieillards, de femmes et d’enfants qui n’avaient que cela pour vivre.

« Fait à la Tour du Temple, le vingt janvier mil sept cent quatre‑vingt-treize.

« Signé : Louis. »

 

 

« Garat prit la lettre du Roi, ajoute Cléry, et assura qu’il allait la porter à la Convention. Comme il sortait, Sa Majesté fouilla de nouveau dans sa poche, en retira son portefeuille et dit : « Monsieur, si la Convention accorde ma demande pour la personne que je désire, voici son adresse » ; puis elle la remit à un municipal. Cette adresse, d’une autre écriture que celle du Roi, portait : Monsieur Edgeworth de Firmont, 483, rue du Bac. Le Roi fit quelques pas en arrière ; le Ministre et ceux qui l’accompagnaient sortirent.

« Sa Majesté se promena un instant dans sa chambre ; j’étais resté contre la porte, debout, les bras croisés et comme privé de tout sentiment. Le Roi s’approcha de moi : « Cléry, me dit-il, demandez mon dîner. »

 

M. de Beauchesne qui, dans un beau livre sur Louis XVI, a utilisé le journal de Cléry pour décrire les heures tragiques d’un Régicide, remarque que presque tous les pamphlétaires et les journalistes, malgré certaines assertions accumulées pour essayer de fermer les cœurs à la pitié, ont rendu justice à la force d’âme avec laquelle le Prince a supporté les dernières et terribles épreuves de cette longue carrière d’infortunes.

Et il recourt à des témoignages qui ne peuvent être suspectés : ceux des ennemis mêmes de Louis XVI.

Voici, entre autres, le récit d’Hébert, Substitut du Procureur de la Commune :

« Je voulus être du nombre de ceux qui devaient être présents à la lecture de l’arrêt de mort de Louis. Il écouta avec un sang-froid rare la lecture de ce jugement. Lorsqu’elle fut achevée, il demanda sa famille, un confesseur, enfin tout ce qui pouvait lui être de quelque soulagement à son heure dernière. Il mit tant d’onction, de dignité, de noblesse, de grandeur dans son maintien et dans ses paroles que je ne pus y tenir. Des pleurs de rage vinrent mouiller mes paupières. Il y avait dans ses regards et dans ses manières quelque chose de visiblement surnaturel à l’homme. Je me retirai en voulant retenir mes larmes qui coulaient malgré moi et bien résolu de finir là mon ministère. Je m’en ouvris à un de mes collègues, qui n’avait pas plus de fermeté que moi pour le continuer, et je lui dis, avec ma franchise ordinaire : Mon Ami, les prêtres membres de la Convention, en votant pour la mort, quoique la sainteté de leur caractère le leur défendît, ont formé la majorité qui nous délivre du tyran ! Eh bien ! que ce soient aussi des prêtres constitutionnels qui le conduisent à l’échafaud ; des prêtres constitutionnels ont seuls assez de férocité pour remplir un tel emploi.

« Nous fîmes en effet décider, mon ami et moi, que ce seraient les deux prêtres municipaux Jacques Roux et Jacques Claude-Bernard qui conduiraient Louis à la mort. »

Des larmes dans les yeux d’Hébert ! Le désir soudain de ne plus assister à une scène dont le sublime lui apparaît en même temps que l’horreur ! Ah ! comme il dut être noble et grand, ce Roi que venait flairer la meute assoiffée de son sang pour inspirer à ses bourreaux une semblable admiration...

Dans la soirée, alors qu’il se disposait à se mettre à table, un municipal vint lui faire part d’un arrêté de la Commune qui portait en substance que Louis ne se servirait point de couteau ni de fourchette à ses repas ; qu’il serait confié un couteau à son valet de chambre, pour lui couper son pain et sa viande en présence de deux commissaires, et qu’ensuite le couteau serait retiré.

– Me croit-on assez lâche, fit le Roi, pour attenter à ma vie ? On m’impute des crimes, mais j’en suis innocent, et je mourrai sans crainte : je voudrais que ma mort fit le bonheur des Français, et pût écarter les malheurs que je prévois.

Vers les six heures du soir, Santerre et le Ministre de la Justice revinrent au Temple. Garat dit au Roi qu’il avait transmis sa lettre à la Convention et qu’il était chargé de lui notifier la réponse suivante : « qu’il était libre à Louis d’appeler tel ministre du culte qu’il jugerait à propos, et de voir sa famille librement et sans témoins ; que la Nation, toujours grande et toujours juste, s’occuperait du sort de sa famille ; qu’il serait accordé aux créanciers de sa maison de justes indemnités ; que la Convention Nationale avait passé à l’ordre du jour un sursis de trois jours. »

Le Roi qui, durant cette lecture, avait gardé ce même calme qui ne devait pas l’abandonner (il avait même cru, à l’air de Santerre, que le sursis lui était accordé), le Roi demanda s’il recevrait bientôt la visite de l’Abbé Edgeworth de Firmont.

Le 20 janvier, vers quatre heures du soir, on avait fait remettre à ce prêtre le billet suivant : « Le Conseil exécutif ayant une affaire de la plus haute importance à communiquer au citoyen Edgeworth de Firmont l’invite à passer, sans perdre un instant, au lieu de ses séances. »

Immédiatement l’Abbé Edgeworth était parti en voiture pour les Tuileries où les ministres tenaient leur conseil.

– Vous êtes, lui avait dit Garat, le Citoyen Edgeworth de Firmont ?

– Oui, Monsieur.

– Louis Capet nous ayant témoigné le désir de vous voir auprès de lui dans ses derniers moments, nous vous avons mandé pour savoir si vous consentez à lui rendre le service qu’il attend de vous.

– Louis XVI ayant témoigné ce désir et m’ayant désigné par mon nom, me rendre auprès de lui est un devoir.

– En ce cas vous allez venir avec moi au Temple, car je m’y rends de ce pas.

Et l’Abbé était parti avec le Ministre de la Justice, en habit laïc, entouré d’une escorte de gardes à cheval.

Il parut au moment où le Roi le demandait.

Deux heures durant, ils s’entretinrent, seuls, tous les deux. La nuit d’hiver était tombée, précédant de quelques heures l’ombre éternelle que Louis attendait avec un si rare courage.

L’Abbé Edgeworth, qui devait survivre d’une quinzaine d’années au souverain qu’il assista avec tant de foi réconfortante, a retracé dans ses Mémoires le récit de cette scène inoubliable.

« Arrivé à l’appartement du Roi, dont toutes les portes étaient ouvertes, a-t-il écrit lui-même, j’aperçus ce Prince au milieu d’un groupe de huit personnes.

« C’était le Ministre de la Justice, accompagné de quelques membres de la Commune, qui venaient de lui lire le fatal décret qui fixait irrévocablement sa mort au lendemain.

« Il était au milieu d’eux, calme, tranquille, gracieux même ; et pas un seul de ceux qui l’environnaient n’avait l’air aussi assuré que lui. Dès que je parus, il leur fit signe de la main de se retirer ; ils obéirent ; lui-même ferma la porte après eux, et je restai seul dans la chambre avec lui.

« Jusqu’ici j’avais bien réussi à concentrer les différents mouvements qui agitaient mon âme ; mais à la vue de ce Prince, autrefois si grand et alors si malheureux, je ne fus plus maître de moi-même ; mes larmes s’échappèrent malgré moi, et je tombai à ses pieds sans pouvoir lui faire entendre d’autre langage que celui de ma douleur ; cette vue l’attendrit mille fois plus que le décret qu’on venait de lui lire. Il ne répondit d’abord à mes larmes que par les siennes ; mais bientôt, reprenant son courage : « Pardonnez, me dit-il, Monsieur, pardonnez à ce moment de faiblesse, si toutefois on peut le nommer ainsi. Depuis longtemps je vis au milieu de mes ennemis, et l’habitude m’a en quelque sorte familiarisé avec eux ; mais la vue d’un sujet fidèle parle tout autrement à mon cœur ; c’est un spectacle auquel mes yeux ne sont plus accoutumés, et il m’attendrit malgré moi. »

« En disant ces paroles, il me releva avec bonté et me fit passer dans son cabinet, afin de m’entretenir plus à l’aise, car, dans la chambre, tout était entendu. Là, me faisant asseoir auprès de lui :

« C’est donc à présent, me dit-il, Monsieur, la grande affaire qui doit m’occuper tout entier ! Hélas la seule affaire ; car que sont toutes les autres auprès de celle-là. Cependant je vous demande quelques moments de répit, car voilà que ma famille va descendre. En attendant, voici un écrit que je suis bien aise de vous communiquer.

« Il tira de sa poche un papier cacheté et en brisa le sceau : c’était son testament qu’il avait fait depuis le mois de décembre, c’est-à-dire à une époque où il doutait encore si on lui permettrait d’avoir un prêtre catholique pour l’assister dans son dernier combat. Tous ceux qui ont lu cette pièce si intéressante et si digne d’un Roi chrétien jugeront aisément de l’impression profonde qu’elle dut faire sur moi. Mais ce qui les étonnera sans doute, c’est que ce Prince eut la force de la lire lui-même, et de la lire jusqu’à deux fois. Sa voix était ferme, et il ne paraissait d’altération sur son visage que lorsqu’il rencontrait des noms qui lui étaient chers. Alors toute sa tendresse se réveillait ; il était obligé de s’arrêter un moment, et ses larmes coulaient malgré lui. Mais lorsqu’il n’était question que de lui-même et de ses malheurs, il ne paraissait pas plus ému que ne le sont communément les autres hommes lorsqu’ils entendent le récit des maux d’autrui.

« Cette lecture étant finie, et la famille royale ne descendant pas, le Roi se hâta de me demander des nouvelles du clergé, et de la situation de l’Église en France. Malgré la rigueur de sa prison, il en avait appris quelque chose. Il savait que les ecclésiastiques fidèles, obligés de s’expatrier, avaient été accueillis à Londres ; mais il ignorait tous les détails. Le peu que je me fis un devoir de lui en dire parut faire sur lui la plus profonde impression, et en gémissant sur les maux du clergé de France, il ne laissait pas de rendre hommage à la générosité du peuple anglais, qui travaillait à les adoucir.

« Je ne sais par quel hasard la conversation tomba sur M. le Duc d’Orléans. Le Roi me parut très instruit de ses menées et du rôle affreux qu’il jouait à la Convention ; mais il en parlait sans ombre d’amertume et avec plus de pitié que de courroux : « " Qu’ai-je donc fait à mon cousin, me dit-il, pour qu’il me poursuive ainsi ?... Mais pourquoi lui en vouloir ? Ah ! il est plus à plaindre que moi. Ma position est triste, sans doute ; mais le fût-elle encore davantage, non, très certainement, je ne voudrais pas changer avec lui. " »

Huit heures sonnaient quand l’entrevue du Roi et du confesseur prit fin. Des commissaires attendaient Louis XVI au seuil de son cabinet. Il demanda qu’on le conduisît vers sa famille ; les municipaux répondirent que c’était impossible, mais que, s’il le désirait, on allait la prévenir et la faire descendre auprès de lui.

– À la bonne heure, fit-il ; mais je pourrai au moins la voir seule dans ma chambre ?

– Non, dit l’un d’eux, nous avons arrêté avec le Ministre de la Justice que ce serait dans la salle à manger.

– Vous avez entendu, répliqua le Roi, que le décret de la Convention me permet de la voir sans témoins.

– Cela est vrai, vous serez en particulier : on fermera la porte, mais, par le vitrage, nous aurons les yeux sur vous.

Le Roi se tut quelques instants. Ainsi donc, à l’heure de la suprême entrevue, ces regards qui ne le quittaient point pèseraient encore sur les dernières images de sa vie.

Une protestation farouche précipita sans doute le rythme de ce cœur qui avait tout accepté avec l’héroïsme simple des martyrs. Pourtant, il dit simplement : « Faites descendre ma famille ! »

Oh ! la scène déchirante qui, dans le cabinet de la tourelle où le Roi l’a laissé, arrachera des sanglots à l’Abbé Edgeworth !

À huit heures et demie, la porte s’ouvre. Deux femmes douloureuses, semblables à celles de l’Écriture, se précipitent dans les bras royaux qui serrent en elles tous les souvenirs de bonheur. Madame Royale et le jeune Prince viennent également embrasser ce Père si bon qu’ils voient pour la dernière fois. Il vient d’apprendre lui-même sa condamnation à ces quatre êtres bien-aimés qu’il souffre atrocement de faire souffrir.

Des gémissements, des larmes, des cris les secouent. Lui demeure calme et grand, malgré la douleur qui le terrasse. Il dit les derniers mots, pleins de tendresse et de recommandations, du Père, qui s’éloigne, les yeux fixés sur ces chers visages.

À la Reine et à Mme Élisabeth qui n’oublieront pas, à leur heure, la magnifique résignation chrétienne qui brillait dans ces yeux si bons, il raconte son procès, et s’il vient à parler de ceux qui l’ont condamné, c’est pour les plaindre et les absoudre.

À ses enfants, qu’il bénit, il donne des instructions religieuses. Il leur demande de ne jamais songer à venger sa mort.

« Mon fils, vous avez entendu ce que je viens de vous dire, dit-il en prenant le jeune Prince sur ses genoux et en caressant gravement ses boucles blondes. Mais, comme le serment a quelque chose de plus sacré que les paroles, jurez, en levant la main, que vous accomplirez la dernière volonté de votre père.

« À dix heures un quart, dit Cléry, le Roi se leva le premier et tous le suivirent ; j’ouvris la porte, la Reine tenait le Roi par le bras droit ; leurs majestés donnaient chacune une main à Monsieur le Dauphin ; Madame Royale, à la gauche, tenait le Roi embrassé par le milieu du corps ; Mme Élisabeth, du même côté, mais un peu en arrière, avait saisi le bras gauche de son auguste frère ; ils firent quelques pas vers la porte d’entrée en poussant les gémissements les plus douloureux.

« – Je vous assure, leur dit le Roi, que je vous verrai demain matin à huit heures. – Vous nous le promettez ? répétèrent-ils tous ensemble. – Oui, je vous le promets. – Pourquoi pas à sept heures ? dit la Reine. – Eh bien ! oui, à sept heures, répondit le Roi, adieu... » Il prononça cet adieu d’une manière si expressive que les sanglots redoublèrent. Madame Royale tomba évanouie aux pieds du Roi qu’elle tenait embrassé, je la relevai et j’aidai Mme Élisabeth à la soutenir ; le Roi, voulant mettre fin à cette scène déchirante, leur donna les plus tendres embrassements, et eut la force de s’arracher de leurs bras. « Adieu... Adieu... » dit-il, et il entra dans sa chambre.

« Les princesses remontèrent chez elles : je voulus continuer à soutenir Madame Royale, des municipaux m’arrêtèrent à la seconde marche et me forcèrent de rentrer. Quoique les deux portes fussent fermées, on continua d’entendre les cris et les gémissements des Princesses dans l’escalier. Le Roi rejoignit son confesseur dans le cabinet de la tourelle. Une demi-heure après, il en sortit, et je servis le souper : le Roi mangea peu, mais avec appétit. »

Louis s’entretint encore longtemps dans la tourelle avec l’Abbé Edgeworth. À minuit et demi, Cléry veut le déshabiller. Comme il se disposait à lui rouler les cheveux, le Roi dit : « Ce n’est pas la peine. » Et il ajouta, avec le calme et la simplicité du chrétien prêt à paraître devant Dieu, tandis que Cléry fermait ses rideaux : « Cléry, vous m’éveillerez à cinq heures. »

Un profond sommeil s’empara de lui. L’Abbé Edgeworth s’était jeté sur un lit. Cléry, sur une chaise, priait Dieu.

À cinq heures, il alluma le feu. Le Roi s’éveilla au bruit qu’il fit et il dit en tirant son rideau :

– Cinq heures sont-elles sonnées ?

– Sire, elles le sont à plusieurs horloges, répondit Cléry, mais pas encore à la pendule.

– J’ai bien dormi, reprit le Roi. J’en avais besoin, la journée d’hier m’a fatigué. Où est M. de Firmont ?

– Sur mon lit.

– Et vous, où avez-vous passé la nuit ?

– Sur cette chaise.

– J’en suis fâché, dit le Roi qui serra les mains de Cléry avec affection.

Celui-ci l’habilla, le coiffa. Louis passa une veste blanche qu’il avait la veille, et, devant plusieurs municipaux qui étaient entrés dans la pièce, il retira des poches de son habit son portefeuille, sa lorgnette, sa bourse, sa boîte à tabac. Il déposa sa montre sur la cheminée et retira de son doigt un anneau qu’il considéra longuement.

Pendant ce temps, une commode fut avancée au milieu de la chambre et on la prépara en forme d’autel pour dire la messe.

On avait été chercher, vers deux heures du matin, à l’église des Capucins du Marais, près de l’Hôtel de Soubise, les ornements du prêtre et les objets nécessaires au service.

Le Roi demanda à Cléry s’il pouvait servir la messe, puis il remplaça un grand coussin que celui-ci avait placé devant l’autel à son intention, par un autre plus petit et garni en crin dont il se servait ordinairement pour dire ses prières.

Il était six heures. Le prêtre entra. Les municipaux se retirèrent dans l’antichambre. Un des battants de la porte fut poussé et l’office commença dans un profond silence.

Admirons ce Roi penché, dans le plus saint recueillement, vers le divin sacrifice. Il a gardé, dans son attitude simple et recueillie, cette majesté qui, jamais, ne l’abandonna, et pourtant, abandonné de tous, privé de sa famille qu’il ne reverra pas, frappé – mais non humilié – par un des destins les plus tragiques de l’Histoire, il n’est plus qu’un pauvre être, dont la prière monte encore...

– Cléry, fit-il, quand, la dernière prière dite, le prêtre se fut éloigné pour quitter ses habits sacerdotaux, je suis content de vos soins.

– Ah ! Sire, répondit le fidèle serviteur dont on ne peut lire sans attendrissement les pages évocatrices des derniers instants passés près de son maître, que ne puis-je, par ma mort, désarmer vos bourreaux et conserver une vie si précieuse aux bons Français ! Sire, espérez ; ils n’oseront vous frapper...

– La mort ne m’effraye point, continua le Roi, j’y suis tout préparé. Mais vous, ne vous exposez pas ; je vais vous demander que vous restiez près de mon Fils : donnez-lui tous vos soins dans cet affreux séjour ; rappelez-lui, dites-lui bien toutes les peines que j’éprouve des malheurs qu’il ressent ; un jour, peut-être, il pourra récompenser votre zèle.

– Ah ! mon Maître, ah ! mon Roi (Cléry était à ses pieds), si le dévouement le plus absolu, si mon zèle et mes soins ont pu vous être agréables, la seule récompense que je désire de Votre Majesté, c’est de recevoir votre bénédiction : ne la refusez pas au dernier Français resté près de vous.

Le Roi agréa sa prière en lui demandant de faire part de cette bénédiction à tous ceux qui lui étaient attachés, puis il lui dit :

– Vous remettrez ce cachet à mon Fils... cet anneau à la Reine ; dites-lui bien que je la quitte avec peine... Ce petit paquet renferme des cheveux de toute ma famille ; vous le lui remettrez aussi... Dites à la Reine, à mes chers enfants, à ma sœur, que je leur avais promis de les voir ce matin, mais que j’ai voulu leur épargner la douleur d’une séparation si cruelle ; combien il m’en coûte de partir sans recevoir leurs derniers embrassements.

Il ne put retenir des larmes.

– Je vous charge de leur faire mes adieux !

Le jour commençait à paraître. Déjà l’on entendait des roulements de tambour.

Paris était sous les armes.

Le Roi demanda des ciseaux pour que Cléry lui coupât les cheveux. Les commissaires les lui refusèrent.

Soudain, tandis qu’au dehors le bruit des armes se mêlait à des rumeurs de cavalerie, les portes s’ouvrirent avec fracas : Santerre entra, précédé d’une dizaine de municipaux.

– Vous venez me chercher ? dit le Roi. Je vous demande une minute.

Il entra dans son cabinet puis il en ressortit, suivi de l’Abbé Edgeworth. Il tenait à la main son testament.

– Je vous prie de remettre ce papier à la Reine, à ma femme, fit-il en s’adressant à un municipal, Jacques Roux, qui était un prêtre assermenté.

L’autre refusa ; il n’était chargé, dit-il, que de conduire Louis Capet à l’échafaud.

Le Roi s’adressa alors à un autre municipal, puis, serrant, pour la dernière fois, la main de Cléry, il prit son chapeau.

– Partons, dit-il à Santerre.

À l’entrée de l’escalier il rencontra le concierge de la Tour.

– J’ai eu un peu de vivacité avant-hier envers vous, fit-il en passant auprès de lui, ne m’en veuillez pas.

Quelques instants après, le roulement des tambours se mêla à l’appel tragique des trompettes. Louis XVI avait quitté la Tour.

Le voici qui sort du Temple. Ni crainte ni trouble dans son regard. Le sacrifice est déjà consommé. Devant la mort, sa tranquille simplicité est devenue de la grandeur.

Un carrosse est avancé. La Révolution lui témoigne – involontairement – de suprêmes égards. C’est un accusé qu’on mène à la mort, mais, malgré tout, c’est encore un Roi ! Les farouches révolutionnaires n’ont pas encore songé à l’ignoble charrette qui, par un raffinement de supplice, mènera à la mort, cahotée et brutalisée, Marie-Antoinette, au milieu de tant d’autres victimes.

Accompagnés de deux gendarmes, le Roi et son confesseur montent dans la voiture et le cortège funèbre s’ébranle.

En vérité, c’est un formidable cortège ! Des canons en masse... Un sourd bruit de ferraille... Des troupes à pied, à cheval, des tambours dont les roulements sont destinés à étouffer tous les bruits inopportuns ; tout cet appareil guerrier – les foules révolutionnaires adorent la force brutale – précède, suit, entoure le carrosse qui s’avance lentement, entre deux haies d’hommes armés de fusils ou de piques, renforcés, à certains endroits, de détachements plus importants ; et la marche continue au milieu d’un Paris sinistre, maisons muettes, volets clos, paralysé, par l’ordre terrible, d’un silence absolu.

Peut-on imaginer pareille chose : Paris qui se tait ?

Le Roi ne lève pas les yeux de dessus son bréviaire. De temps à autre, sa voix s’unit à celle de l’Abbé Edgeworth pour réciter les psaumes que celui-ci a choisis, et les gendarmes semblent surpris et émus de cette pieuse tranquillité. Voici les boulevards, la porte Saint-Denis...

Des nombreuses tentatives projetées pour délivrer le Roi, une seule s’efforce d’aboutir : à la porte Saint-Denis, le baron de Batz, bien qu’abandonné de la plupart de ses partisans, s’élance aux cris de « À nous, Français, à nous ! ceux qui veulent sauver leur Roi ! » Mais la terreur glace les âmes. Deux jeunes gens répondent pourtant à cet appel. Ils sont massacrés presque aussitôt, et Batz, désespéré de son impuissance, disparaît dans la foule.

Le Roi ne s’est même pas aperçu du trouble causé par cette attaque manquée et, tandis que la voiture s’approche de la place de la Révolution, actuellement place de la Concorde, il récite les prières des agonisants.

Voici le lieu du supplice.

Les chevaux s’arrêtent. Le Roi dit, en se tournant vers l’Abbé Edgeworth : « Nous voilà arrivés, si je ne me trompe ! » Celui-ci ne lui répond que par un regard douloureux.

Le Roi lui remet son bréviaire et descend de la voiture. Il considère la multitude armée qui l’entoure ; plus loin, la foule silencieuse – ce peuple, son peuple, qu’il a si sincèrement aimé, qu’il aime encore (il voudrait le lui dire !) comme Roi, comme homme, comme chrétien.

Mais à peine a-t-il prononcé une parole que Santerre ordonne aux tambours de battre – et sa voix est couverte par le roulement sinistre.

Louis XVI repousse avec force les bourreaux qui veulent lui ôter ses habits, et il procède lui-même, posément, à sa dernière toilette.

Le voici prêt ; ses cheveux sont déliés ; la chemise découvre les épaules et le cou.

Tandis qu’il s’agenouille, son confesseur lui donne la bénédiction suprême.

Il croit pouvoir se présenter librement, mais les exécuteurs l’arrêtent et veulent lui lier les mains. Il s’indigne ; on lui répond.

Alors, il se tourne vers l’Abbé Edgeworth, comme pour l’interroger.

– Sire, dit celui-ci, les larmes aux yeux, dans ce dernier outrage, je ne vois qu’un trait de ressemblance entre Votre Majesté et le Dieu qui va être sa récompense !

Résigné, douloureux, le Roi se laisse lier les mains d’un mouchoir.

Puis, ses cheveux tombent sous les ciseaux des bourreaux et il monte, lentement, les marches très raides de l’échafaud.

Arrivé à la plate-forme, et sans qu’on ait pu prévoir son mouvement, il s’avance, rapidement, jusqu’au bord et, animé d’une force singulière qui interdit ceux qui l’entourent, il impose silence aux tambours.

Sa voix, vraiment royale, porte jusqu’au bout de la place ces paroles émouvantes : « Je meurs innocent de tous les crimes qu’on m’impute. Je pardonne aux auteurs de ma mort, et je prie Dieu que le sang que vous allez répandre ne retombe jamais sur la France. Et vous, peuple infortuné !... »

Santerre se dresse. Les tambours battent... Le Roi est saisi, attaché, poussé : la hache retombe, et la tête sanglante, prise aux cheveux par un des bourreaux – un enfant de dix-huit ans – est montrée à la foule silencieuse, émue, interdite...

Le fils de saint Louis était monté au Ciel !

 

 

 

HENRI-ROBERT,

Le calvaire de Louis XVII,

Flammarion, 1928.

 

 

 

 

 

 

 

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