Victor Hugo et les esprits

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Adèle HUGO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

23 mars 1854.

 

JERSEY est une île remplie de légendes. Il n'est pas un rocher, pas une vieille ruine qui n'ait passé pour avoir été hantée par des apparitions. Marine Terrace elle-même avait eu sa légende, son spectre, son fantôme.

Pour conjurer ou évoquer l'ombre qui, dit-on, errait chaque soir, au bas de la terrasse, on avait jugé à propos de dessiner une grande croix noire sur le mur qui séparait la terrasse de la mer.

L'apparition se présenta, pourtant, à diverses reprises et, bientôt, elle fut galamment surnommée la Dame Blanche, et passa pour être le génie familier, ou l'ange gardien de Marine Terrace. La première fois qu'on parla à mon père de cette apparition, il en sourit un peu. Néanmoins, il entendait, chaque nuit, des bruits étranges dans sa chambre. Tantôt ses papiers remuaient sans qu'il y eût de vent, tantôt il entendait des coups frappés dans son mur. Mes frères, dont les chambres avoisinaient celle de mon père, entendaient les mêmes bruits.

Il y eut d'autres choses non moins singulières. Le soir même de la mort de Tapner, l'incendiaire, ma mère, après avoir fermé la porte de sa chambre à clé, s'endormit et oublia d'éteindre la bougie. La nuit était très calme, et il n'y avait pas le moindre souffle d'air. Ma mère se réveilla dans l'obscurité. La bougie, sans être consumée, était éteinte! Qui l'avait soufflée?

Dans la nuit du 22 février, mon père rentre à onze heures; il passe devant le salon situé au rez-de-chaussée, et dont les fenêtres donnent immédiatement sur la rue; il voit les fenêtres sombres. À deux heures, mes frères rentrent, et les voient étincelantes comme si elles avaient été splendidement illuminées par un grand feu et par des bougies allumées. Mes frères rentrèrent très étonnés; et, pour éclaircir la chose, ils voulurent ouvrir le salon; mais il était fermé à double tour.

François Hugo, commençant à être plus fatigué qu'intrigué, alla se coucher. Charles, plus tenace, me demanda la clé: je ne l'avais pas. Charles la chercha, et, ne la trouvant pas, de guerre lasse, et se voyant tout seul, il s'en fut avec une certaine terreur que les hommes les plus braves comprendront.

Hier soir, Charles s'amusait par hasard à faire parler une table : il demanda son nom à l'Esprit qui y était. L'Esprit déclara se nommer la Dame Blanche et ne pouvoir parler qu'à trois heures du matin, dans la rue. Mon père rentra, on lui dit la chose : il trouva l'heure du rendez-vous un peu gênante, sur une route si déserte, et, conclusion faite, il préféra son lit au fantôme.

Tous les habitants de Marine Terrace se retirèrent prudemment dans leur chambre à toucher, préférant un lit bien chaud à une route glacée, lors même que cette route glacée serait ornée d'un spectre. Nous dormions tous du sommeil de l'exil ; mon père seul était éveillé et travaillait dans son lit, comme cela lui arrive quelquefois. Tout à coup, il entend un violent coup de sonnette. Alors, il se souvient du rendez-vous donné par la Dame Blanche. Il allume sa bougie, regarde l'heure à sa montre. Il était juste trois heures. Les spectres seraient-ils exacts? Mon père, saisi d'une horreur sacrée, resta chez lui et n'osa pas troubler le mystère.

Les esprits faibles croient aveuglément au mystère, les esprits forts le nient, les grands esprits sont sérieux devant l'inconnu... Ils ont l'horreur sacrée comme mon père et ils répètent, avec l'Hamlet de Shakespeare :

« Il y a plus de choses sous le ciel que la philosophie des hommes n'en peut expliquer. »

 

Adèle HUGO, Journal de l’exil.

 

Recueilli dans Les Annales politiques et littéraires en 1908.

 

 

 

 

 

 

 

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