Silvio Pellico

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

le Père Huguet

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

JEUNESSE DE SILVIO PELLICO ET SES MALHEURS.

 

 

Silvio Pellico naquit en 1789, à Salaces, dans le Piémont, d’une famille dont il a fait lui-même, dans ses Prisons, un aimable portrait. Son enfance fut maladive et faible, et l’amour, les tendres soins de sa mère, conservèrent seuls une vie si précieuse. « J’étais en proie aux douleurs et à la tristesse, dit-il dans ses poésies. Autour de moi se réjouissaient, vifs et sautillants, beaux comme des anges, les petits enfants de mon âge ; moi, comme eux né robuste, j’étais tombé dans une langueur cruelle et des spasmes inexplicables.

L’enfant rêveur et triste, qui semblait déjà oppressé par les épreuves à venir, cherchait par instinct le divin Consolateur des âmes ; il se plaisait, dès ses premières années, dans la solitude des temples, et il raconte lui-même ce qu’il éprouvait dans les lieux consacrés à la prière. « Les jours de fête, quand j’étais tout petit enfant, les bras de ma pieuse mère me portaient dans l’église de Saluces, et mon cœur a gardé le souvenir du secret espoir qui adoucissait mes maux, lorsque mon regard suppliant cherchait Dieu sur les autels antiques et vénérés.

« ... Sous ton ciel que j’aime, ô Pignerol, mon adolescence a été consolée par des joies suaves et religieuses : je me rappellerai toujours l’heure sacrée où j’allais tout tremblant vers l’autel, avec une troupe de jeunes hommes, accomplir le grand acte, confirmer par mes propres paroles les augustes promesses qu’à mon baptême firent pour moi des lèvres étrangères. »

Silvio Pellico passa les premières années de sa jeunesse en France, et fut ensuite professeur de langue française à Milan. Il s’y lia avec Foscolo, Monti et Volta, et devint précepteur des enfants du comte Porro. Toute l’Italie applaudit à sa tragédie de Francesca da Rimini, jouée en 1819. Un journal, il Conciliatore, qu’il avait contribué à fonder en 1818, fut supprimé par la censure autrichienne en 1820. Quand la révolution éclata cette même année en Piémont et à Naples, il devint suspect et fut emprisonné. Il fut conduit de Milan à Venise, et condamné à mort comme conspirateur.

Silvio Pellico demeura à la prison Sainte-Marguerite jusqu’au 12 février 1821, environ quatre mois. Il y reçut la visite de son père, accouru de Turin, et celle du comte Porro. Il y connut le faux duc de Normandie. Ce fut là, enfin que, dès le second jour, il comprit que la religion seule enseigne la patience et la résignation. Lorsqu’il se demanda d’où viendrait à ses fortunés parents la consolation d’une telle épreuve, une voix d’en haut lui répondit : « De celui qui donna à une mère la force de suivre son fils au Golgotha » ; et cette force que Dieu devait donner à la sienne, il commença dès lors à sentir qu’elle entrait aussi dans son cœur.

Jusque-là, il le dit lui-même, s’il n’avait pas été hostile à la religion, « il la suivait peu et mal ». De ce jour il résolut de lui être plus fidèle, et avec le temps il en reprit les salutaires pratiques 1. Ce n’est donc pas la douleur qui, à la longue, a maîtrisé son âme et l’a rendue au christianisme. Même quand cette âme luttait encore, elle se sentait vaincue d’avance, et il ne lui avait manqué que la solitude pour se reconnaître et se redonner à Dieu tout entier. Les tourments et la colère pourront bien lui arracher des cris de souffrance ou de malédiction ; l’impétuosité de l’homme mettra plus d’une fois en péril la modération du chrétien, mais dès les premiers jours, il faut le répéter, Silvio Pellico avait abdiqué toute haine entre les mains de Dieu 2.

Arrivé à San Michele, Silvio fut enfermé dans une chambre qui donnait sur une cour, sur la lagune et sur l’île de Murano. Cette belle île de Murano, où se fabriquent aujourd’hui encore ces frêles verroteries qui ont été un des caprices du Moyen Âge, n’est séparée de San Michele que par un canal. Ce fut dans cette autre prison que Pellico reçut d’abord la nouvelle de sa condamnation. Mais l’amertume de ce moment lui fut bien adoucie par la joie de se retrouver avec Maroncelli, qu’il n’avait pas revu depuis que, l’un et l’autre, ils avaient été arrêtés. Il leur fut accordé de passer la journée ensemble.

Condamnés à mort tous les deux, la clémence impériale commuait la peine en quinze ans de détention dans la citadelle de Spielberg. Cette sentence devait être signifiée le lendemain aux condamnés, en présence de Venise entière. Lorsqu’on eût de nouveau séparé les deux amis, la nuit et la solitude livrèrent à l’âme de Silvio un assaut terrible. Un moment, le vaincu résigné à la volonté de Dieu, faillit redevenir le vaincu frémissant de l’homme, un condamné vulgaire, jetant à la face de ses juges et du ciel l’anathème du désespoir ; mais la crise ne dura que quelques heures, et, quand le jour reparut, à défaut d’une entière résignation, il avait du moins repris ce calme apparent, qui en est le signe et en assure le retour.

 

 

 

II

 

 

SILVIO PELLICO REVIENT SINCÈREMENT À DIEU.

 

 

La lecture des Livres saints acheva de le calmer et de le ramener à Dieu.

« Cette lecture, dit-il, ne me donna jamais la moindre disposition à la bigoterie, à cette dévotion mal entendue qui rend pusillanime ou fanatique ; au contraire, elle m’enseignait à aimer Dieu et les hommes, à désirer toujours de plus en plus le règne de la justice, à abhorrer l’iniquité, en pardonnant à ceux qui la commettent. Le christianisme, au lieu de détruire en moi ce que la philosophie pouvait avoir fait de bon, l’affermissait, le corroborait par des raisons plus élevées, plus puissantes.

« Un jour, ayant lu qu’il fallait prier sans cesse, et que la vraie prière ne consiste pas à marmotter beaucoup de paroles à la manière des païens, mais à adorer Dieu avec simplicité, en paroles comme en actions, et à faire que les unes et les autres soient l’accomplissement de sa sainte volonté, je me proposai de conserver vraiment cette prière non interrompue, c’est-à-dire de ne plus me permettre une pensée qui ne fût pas animée par le désir de me conformer aux décrets de Dieu.

« Les formules de prière que je récitais en adoration furent très peu nombreuses ; non pas par mépris (au contraire, je les crois salutaires, aux uns plus, aux autres moins, pour fixer leur attention dans le culte), mais parce que je me sens ainsi fait, que je ne suis pas capable d’en réciter beaucoup sans me perdre en distractions et sans mettre en oubli les pensées du culte.

« Le soin de me tenir continuellement en la présence de Dieu, loin d’être un fatigant effort d’esprit et un sujet de terreur, était pour moi une chose très douce. N’oubliant pas que Dieu est toujours près de nous, qu’il est en nous, ou plutôt que nous sommes en lui, la solitude perdait chaque jour de son horreur pour moi : ne suis-je pas dans la meilleure compagnie ? me disais-je ; et je redevenais serein, et je fredonnais avec plaisir et avec tendresse.

« Eh bien, pensai-je, ne pouvait-il pas me venir une fièvre qui m’aurait emporté au tombeau ? Tous mes parents qui se seraient abandonnés aux pleurs, en me perdant, n’auraient-ils pas gagné peu à peu la force de se résigner à ma perte ? Au lieu de la tombe, la prison me dévore : dois-je croire que Dieu ne les pourvoira pas de la même force ?

« Mon cœur élevait des vœux plus fervents pour eux, quelquefois avec des larmes ; mais ces larmes étaient mêlées de douceur. J’avais pleine confiance que Dieu nous soutiendrait, eux et moi : je ne me suis pas trompé. »

C’est ainsi que Silvio passa dans une pieuse résignation les premiers temps de sa captivité ; mais après sa condamnation, et lorsqu’on le transporta de Venise au château de Spielberg, enfer et tombeau des malheureux qu’il renferme, sa force morale l’abandonna avec ses forces physiques ; cette âme et cette voix, naguère si douces, si harmonieuses, ne firent plus entendre que les rugissements du désespoir. Voici comment l’auteur dépeint lui-même son funeste état :

« Plût à Dieu que j’eusse pensé seulement à mes parents et à quelque autre personne chérie ! Ce souvenir m’affligeait et m’attendrissait ; mais je pensai aussi au prétendu rire de joie et d’insulte d’un juge, au procès, à la cause des condamnations, aux passions politiques, au sort de tant d’amis..., et je ne sus plus juger avec indulgence aucun de mes adversaires. Dieu me mettait à une grande épreuve ! Mon devoir eût été de la soutenir avec courage. Je ne le pus pas ! je ne le voulus pas ! La volupté de la haine me plut davantage que celle du pardon : je passai une nuit d’enfer.

« Le matin, je ne priai pas. L’univers me paraissait l’ouvrage d’une puissance ennemie du bien. Autrefois, j’avais été déjà calomniateur de Dieu ; mais je n’aurais pas cru le redevenir, et le redevenir en si peu d’heures ! Celui qui roule des pensées de haine, principalement quand il est frappé d’une grande infortune, qui devait au contraire le rendre plus religieux, eût-il même été juste, devient méchant. Oui, eût-il même été juste, parce que l’on ne peut haïr sans orgueil. Et qui es-tu, misérable mortel, pour prétendre qu’aucun de tes semblables ne te juge sévèrement ? pour prétendre qu’aucun ne te puisse faire du mal de bonne foi, en croyant agir avec justice ? pour te plaindre si Dieu permet que tu souffres plutôt d’une manière que d’une autre ?

« Je me sentais malheureux de ne pouvoir prier ; mais où règne l’orgueil, l’homme n’a pas d’autre Dieu que soi-même.

« J’aurais voulu recommander au Consolateur suprême mes parents désolés, et je ne croyais plus en lui. »

Haïr, ne pas croire !... ah ! c’était impossible pour Silvio. Aussi triompha-t-il de cette seconde épreuve comme de la première, parce qu’il s’appuya pour se relever sur le bras de Dieu, et non sur ce dur et orgueilleux stoïcisme qui ne plie pas, mais qui se rompt sous le vent de l’adversité.

Dans un autre chapitre de ses Prisons, Silvio Pellico a écrit ces pages touchantes où se révèle sa belle âme :

« J’aurais désiré que le chapelain, duquel j’avais été si content, lors de ma première maladie, nous eût été accordé pour confesseur, et que nous l’eussions pu voir de temps en temps, même sans nous trouver gravement malades. Au lieu de lui donner cette charge, le gouverneur nous destina un religieux augustin, le Père Baptiste, en attendant que vînt de Vienne la confirmation ou la nomination d’un autre.

« Je craignais de perdre au change ; je me trompais. Le Père Baptiste était un ange de charité ; ses manières annonçaient une bonne éducation ; elles étaient mêmes élégantes ; il raisonnait profondément sur les devoirs de l’homme.

« Nous le priâmes de nous visiter souvent : il venait tous les mois, ou plus fréquemment s’il le pouvait. Il nous portait même, avec la permission du gouverneur, quelques livres, et nous disait, au nom de son abbé, que toute la bibliothèque du couvent était à notre disposition. C’eût été un grand avantage pour nous s’il eût duré. Toutefois nous en profitâmes pendant quelques mois.

« Après la confession, il demeurait longtemps pour converser, et dans tous ses discours apparaissaient la droiture de son âme, sa dignité, son amour de la grandeur et de la sainteté de l’homme. Nous eûmes le bonheur de jouir pendant un an environ de ses lumières et de son affection, et il ne se démentit jamais. Jamais une syllabe qui pût faire soupçonner l’intention de servir, non son ministère, mais la politique. Jamais le moindre manque d’égards.

« Au commencement, pour dire la vérité, je me défiais de lui ; je m’attendais à le voir appliquer la sagacité de son esprit à des investigations inconvenantes. Dans un prisonnier d’État, semblable défiance n’est que trop naturelle. Mais combien je restai soulagé alors que tout cela s’évanouit, alors que je ne découvris dans l’interprète de Dieu d’autre zèle que celui de la cause de Dieu et de l’humanité !

« Il avait une manière à lui particulière et très efficace de donner des consolations. Je m’accusai, par exemple, de frémissements de colère à cause des rigueurs de la discipline de notre prison. Il moralisait quelque temps sur la vertu de souffrir avec calme en pardonnant ; puis il venait à peindre avec les plus vives couleurs les misères des conditions différentes de la mienne. Il avait beaucoup vécu à la ville et à la campagne, connu les grands et les petits, et médité sur les injustices humaines ; il savait parfaitement décrire les passions et les mœurs des diverses classes de la société. Partout il me montrait des forts et des faibles, des oppresseurs et des opprimés, partout la nécessité ou de haïr nos semblables, ou de les aimer par une généreuse indulgence et par compassion. Les exemples qu’il me racontait pour me rappeler l’universalité de l’infortune et les bons effets qu’on en peut obtenir, n’avaient rien de singulier ; ils étaient au contraire très communs ; mais il les disait avec des paroles si justes, si puissantes, qu’elles me faisaient fortement sentir les conclusions qu’il me fallait en tirer.

« Ah ! oui, toutes les fois que j’avais entendu ces charitables reproches et ces nobles conseils, je brûlais d’amour pour la vertu, je n’abhorrais plus personne, j’aurais donné ma vie pour le moindre de mes semblables, je bénissais Dieu de m’avoir fait homme.

« Ah ! malheureux qui ignore la sublimité de la confession ! malheureux qui, pour se singulariser, se croit obligé de la regarder avec dédain ! Il n’est pas vrai que, tout homme sachant qu’il faut être bon, il soit inutile de se l’entendre dire, qu’il suffise de ses propres réflexions et de lectures opportunes, non ! la parole vivante d’un homme a une puissance que n’ont ni les lectures ni les réflexions particulières ! L’âme en est bien plus émue, les impressions qu’elle éprouve sont bien plus profondes. Dans la voix d’un frère qui vous parle, il y a une vie et une opportunité que souvent vous chercheriez en vain dans les livres et dans vos pensées. »

Que de grâce et d’onction dans ce récit, qui, cependant, a passé d’une langue dans une autre, et en même temps quelle candeur, je dirais presque quelle humilité de langage ! On dirait que le poète a voulu se cacher sous le chrétien.

 

 

 

III

 

 

LETTRES ÉCRITES DE SA PRISON

 

 

C’est par la correspondance intime d’un homme que l’on apprécie son esprit et son cœur. On lira avec édification les extraits que nous allons citer des lettres écrites par Silvio Pellico, du fond de sa prison, aux divers membres de sa famille.

 

 « Milan, de ma cellule, le 25 janvier 1821.

« Comme la privation double les jouissances, ayant été si longtemps sans pouvoir vous écrire, mon cœur en ce moment éprouve un bonheur infini de la grâce que j’ai obtenue de vous donner de mes nouvelles. En ce moment je suis heureux. Pour un fils qui a de si bons parents, il n’est pas de douceur plus grande que celle de s’entretenir avec eux ; bénissons donc le ciel qui mêle les consolations aux souffrances qu’il répand sur la terre.

« Après avoir si souvent espéré que je touchais aux derniers jours de ma captivité, je puis enfin me flatter que je ne me fais pas illusion en regardant comme très proche ce terme si désiré. Je le souhaite beaucoup pour moi, mais plus encore pour mes chers parents, car je crains qu’ils ne souffrent beaucoup plus que je ne souffre moi-même. Si je ne songeais qu’à moi, je n’éprouverais pas une bien vive impatience de sortir d’ici, y jouissant d’une santé excellente, et trouvant qu’après tout, quand on a une chambre passable et tout ce qui est nécessaire pour vivre, il n’y a pas grande différence à poursuivre cette courte carrière mortelle dans un lieu plutôt que dans un autre. Repoussez donc, cher papa, toute idée noire à mon sujet, et persuadez à ma chère maman, à mes frères et à mes sœurs, qu’ils ne doivent pas le moins du monde s’affliger pour moi ; ils s’abusent complètement s’ils s’imaginent que je suis vraiment malheureux. Je veux vous savoir tous tranquilles et joyeux, et alors il ne me manquera presque plus rien pour être un des hommes les plus satisfaits qui existent. J’ai vu assez de pays, de temps et de vicissitudes pour apprécier le monde ni plus ni moins qu’il ne vaut, et pour être à peu près content de tout quand je suis rassuré sur ceux que j’aime... »

  

 

À SON PÈRE. 

« Venise, 8 août 1821.

« Toutes mes peines s’évanouissent quand je me sens aimé par des cœurs aussi parfaits que le sont tous ceux de ma chère famille. Je n’ai pas encore besoin d’argent, mais quand j’aurai achevé de dépenser celui que j’ai, je profiterai de vos bonnes offres. Mille remerciements aussi pour l’ouvrage des Souffrances de Jésus-Christ, dont vous m’annoncez l’envoi. Vous pourrez me faire passer des livres de dévotion : j’ai déjà avec moi le premier de tous, mon inséparable Bible, mais un cadeau que me fait mon bon père me sera toujours précieux. »

  

 

« Venise, 21 décembre 1821.

« Mon bien-aimé père,

« Les vœux si pleins d’affection que vous m’exprimez par votre lettre du 15 m’attendrissent et me consolent. Il est pourtant bien doux de se voir si tendrement aimé par des parents aussi adorables ! Je remercie le ciel qui me les a donnés tels, et je ne lui demande que de me les conserver et de me fournir le moyen de les rendre plus heureux en les entourant de mes soins respectueux et tendres.

« Tels sont, cher papa, les vœux que je forme, non seulement à l’occasion des fêtes et du passage au nouvel an, mais chaque jour de l’année. Le souvenir des vertus de mon excellent père et de mon excellente mère m’a toujours soutenu dans le malheur ; ce souvenir est le trésor où j’ai puisé la force et la résignation qui m’étaient nécessaires. Sans mettre trop d’impatience à attendre le terme que la Providence peut avoir marqué à mon infortune présente, j’espère cependant, moi aussi, qu’elle aura une fin. Je vous remercie ainsi que maman et toute la famille des continuelles prières que vous faites pour moi. J’ai la ferme confiance qu’elles seront exaucées et que l’année prochaine se lèvera propice à notre commun désir de nous retrouver dans les bras les uns des autres.

« Tenons-nous-en à ce qu’au milieu même des tribulations, saint Paul répétait à ses amis :

« Gaudete, iterum dico, gaudete, Dominus prope est.

« La volonté du ciel nous doit toujours être chère. »

  

 

« Venise, 24 février 1822.

« Mon très cher père,

« Tous les maux me sont devenus légers depuis que j’ai acquis ici le premier des biens, la religion, que le tourbillon du monde m’avait presque ravie. Quoique privé encore de la consolation de pouvoir dédommager mes chers parents de ce qu’ils ont souffert pour moi, toutefois, même dans les moments où je dois m’éloigner d’eux plus encore, je ne me sens pas malheureux, et je ne le suis pas parce que la religion m’assure que mes tendres parents préfèrent me savoir loin d’eux, mais chrétien, que de m’avoir au milieu des apparentes prospérités de ce monde, mais privé de la grâce, c’est-à-dire le cœur épris des attaches terrestres. La clémence souveraine, qui a tempéré pour moi la rigueur des lois, ne m’inspire pas seulement de la reconnaissance pour ce bienfait, mais me console pour l’avenir ; et je conserve le vif pressentiment que j’obtiendrai, au bout de quelque temps, une atténuation de peine qui me renverra au sein de ma chère famille avant l’heure maintenant fixée. La solitude (bienfait inappréciable que j’ai toujours aimé et appelé de mes vœux dans les ennuyeux bruits de ce monde !) la solitude et la réflexion m’ont fait comprendre de quel danger sont pour la société humaine les idées exaltées du patriotisme auxquelles je me suis associé dans l’innocence de mon cœur, mais dont la prudence aurait dû me tenir éloigné.

« Accoutumé à discerner dans tout évènement une bienfaisante intention de la Providence, j’aime à voir dans l’avenir, non seulement quelque profit moral pour mon âme, mais encore ce progrès de culture littéraire, auquel j’ai toujours aspiré et que les affaires m’empêchaient d’atteindre. Si mon ardeur pour l’étude doit faire un jour quelque honneur à mon pays et à mon nom, il était peut-être nécessaire que je fusse frappé d’une catastrophe qui m’enlevât pour un temps à toute distraction. Je voudrais ne pas devoir ces douceurs de la vie méditative à un malheur qui afflige mes chers parents ; mais puisque cette épreuve m’est échue en partage, veuillez, je vous prie, considérer non seulement les mauvais, mais aussi les bons côtés qu’entraîne avec soi la destinée qui m’est faite. Certes, c’est une grande prévoyance de la bonté divine d’avoir mis dans mon caractère plus de penchant pour la vie intérieure que pour l’extérieure, et de m’avoir donné dès l’enfance un attrait si vif pour la solitude. Il est évident que par là le Ciel me voulait doter pour toujours de la disposition nécessaire à me faire supporter avec une philosophie chrétienne la circonstance présente.

« Ce que j’ai dit doit suffire à vous convaincre que mon âme est dans une quiétude parfaite, et en tout résignée à la volonté de Dieu. »

Les livres ascétiques, dont Silvio faisait ses délices, sont une preuve de sa piété. Il écrivait à sa sœur, si pleine d’affection et de sollicitude pour lui :

« Ma chère Joséphine, tu m’as fait un grand cadeau en m’envoyant les Souffrances de Jésus. Ce livre ne cessera de m’être bien cher. »

 

  

« Venise, île de Saint-Michel, 21 mars 1822.

.    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .

« Mes très chers parents, Dieu fera briller le jour où nous serons réunis, et alors seulement il me sera donné de vous témoigner, par ma vénération et par ma conduite, toute l’immensité de la reconnaissance qui est en moi. Je ne puis à présent vous remercier qu’en demandant à Dieu, dans mes incessantes prières, qu’il vous conserve et répande sur vous toutes ses bénédictions. Vous sachant si affectueusement préoccupés de mon bonheur temporel, mais bien plus encore du bien de mon avenir, il ne m’en coûte plus du tout de me soumettre aux évènements ; mon courage est doublé : j’ai la plus intime persuasion qu’il ne m’est rien arrivé que pour mon bien, et que s’il en est résulté une cruelle affliction pour mes chers parents, c’est aussi pour le bien de leur âme, et afin qu’ils eussent une occasion particulière de mettre en pratique tout ce qu’ils ont de vertu chrétienne.

« Après un long silence, on risque de devenir bavard, tant on aurait de choses à dire ; je ne finirais jamais. Et comment n’aurait-on pas mille choses à dire quand le cœur est plein de reconnaissance pour des parents aussi tendres que les miens ? De tous les bienfaits dont je ne cesse de rendre grâce à Dieu, le plus grand, assurément, c’est de m’avoir donné un si excellent père, une si bonne mère ; ma tendresse pour eux est immense, et je trouve dans ce sentiment une source continuelle d’ineffable consolation. Mes frères chéris, mes sœurs bien-aimées ont aussi une grande part dans cette tendresse : excellentes créatures ! »

 

 Dans une autre circonstance, il écrivait les lignes suivantes :

« Je vous souhaite à tous de bonnes pâques ; ne vous affligez pas pour moi. Dieu, qui est partout, est ici aussi pour me consoler, et, comme tout en envoyant les épreuves, il aime à donner quelque marque de son infinie bonté, il m’accorde une santé parfaite...

« Je vous embrasse de tout mon cœur. Aimez-moi, et que la meilleure preuve de cet amour soit de ne pas vous affliger... Persuadé que je n’ai pas besoin de prêcher la patience à des âmes chrétiennes comme les vôtres, je me borne à me dire, etc. »

 

 

 

IV

 

 

PARDON ACCORDÉ À SILVIO.

 

 

« À MES TRÈS CHERS PARENTS, FRÈRES ET SŒURS.

« Vienne, 10 août 1830.

« Quand je m’y attendais le moins, – quand la longue habitude de la réclusion me trouvait déjà résigné à n’avoir plus que dans le ciel la consolation d’embrasser ceux qui me sont chers, – tout d’un coup, voici la grâce ! – Il m’est impossible, mes bien-aimés, d’exprimer la reconnaissance avec laquelle j’ai reçu ce don inespéré. Tous mes sentiments sont en tumulte, et leur foule me rend incapable de les expliquer.

« Ces sentiments sont : adoration pour ce Dieu de miséricorde qui ne m’a pas abandonné dans le malheur, – élans d’amour vers tous ces cœurs dont j’ai éprouvé la bonté, – désir ardent, désir immense de sécher les larmes que j’ai coûtées à une si bonne, si chère famille. Mais à ces douces émotions et à mille autres que je puis à peine discerner s’en mêle une pourtant bien douloureuse ! Trouverai-je vivantes toutes les personnes de ma famille ! Elles étaient toutes si nécessaires à mon cœur ! J’aurai tant à réparer par ma tendresse auprès de toutes et de chacune pour les tourments que je leur ai causés ! Oui, le malheur m’a plié, je peux soutenir quelque coup qui... – Oh ! mes parents ! oh ! mes frères ! oh ! mes sœurs ! qui de vous me tendra les bras ? Je le sais, je le sais ! tous, si vous vivez ! Si l’un de vous me manque, veuillez y préparer mon cœur, en m’écrivant sans retard à Milan.

« Ne vous inquiétez pas si mon arrivée se fait un peu attendre : nous ne pouvons voyager vite, parce que nos santés exigent des précautions. J’ai eu besoin moi-même de prendre quelques jours de repos dans cette ville.

« Ne craignez pas, ô mes bien chers, que tant d’années d’éloignement et de misère aient desséché mon âme, et que vous ne retrouviez pas en moi le Silvio qui vous aimait tant. Je suis toujours le même Silvio. Le malheur ne m’a pas rendu pire ; au contraire, j’oserai le dire, il m’a fait meilleur. Et le véritable but du reste de ma vie sera toujours, toujours de me rendre meilleur encore. Réjouissez-vous avec moi en Dieu. Lui, qui m’a tant assisté dans toutes les douleurs physiques et morales d’une longue captivité, ne peut manquer de nous assister encore ! Il ne me renvoie dans vos bras que pour qu’à l’aide de cette consolation, nous nous relevions ensemble des cruelles angoisses que nous avons souffertes.

« L’affluence des pensées et des émotions me fait écrire sans ordre, – comme un enfant. J’aurais tant de choses affectueuses à vous dire, – et je ne les trouve pas. Pardonnez ma stupidité du moment.

« Ah ! que de torts plus graves vous avez à pardonner à votre Silvio ! – et je sais que votre amour couvrira tous ces torts !

« Je brûle de vous revoir tous ; mais, hélas je tremble d’en trouver quelqu’un de moins.

« En attendant, je vous embrasse avec la dernière tendresse et le plus ardent désir de contribuer à la joie de vos cœurs à tous, et particulièrement à ceux de mes vénérés parents.

 

  

À M. ONORATO PELLICO.

 

« Novarre, 12 septembre 1830.

« Mon bien-aimé père,

« Oui, oui, le Ciel a exaucé nos vœux ; oui, le meilleur des pères ; oui, la plus chérie des mères, mes chers frères, mes chères sœurs, votre Silvio est sorti de la longue sépulture où il a tant déploré, et ses propres fautes et les chagrins causés par lui à de si bons parents, à une si chère famille !

« Que Dieu bénisse tous mes bienfaiteurs ! Père chéri, mère bien-aimée, je vous embrasse avec le reste de la famille, et je me flatte que, sous deux ou trois jours, ce seront de véritables et complets embrassements.

« Mon cœur est déjà près de vous,

« Votre très malheureux naguère, maintenant heureux et toujours bien tendre, SILVIO. »

 

  

À MADAME JOSÉPHINE PELLICO.

 

« Turin, 13 septembre 1830.

« Ma Joséphine,

« Ton Silvio est ici ; il ne trouve pas le moment de te dire combien son pauvre cœur a été inondé de joie et de tendres émotions, hier soir, quand il est arrivé à la maison paternelle, et qu’il a eu la consolation de se trouver dans les bras de ses parents et de ses frères ! Tu me manquais, ma bonne sœur, je ressentais, je ressens encore ton éloignement. Mais je me fais une raison en pensant que tu n’es plus à cinq cents milles de moi, et qu’il ne me sera pas difficile d’aller bientôt porter ma révérence à madame la supérieure de Chieri. N’est-il pas vrai que, si un jour j’apparais tout d’un coup devant toi, tu dépouilleras un moment ta gravité d’abbesse pour me dire que tu m’aimes ? Oui, oui, toi aussi, tu m’as pardonné tout le chagrin que mes malheurs t’ont causé. La bonne Mariette aussi me manque ! Oh ! comme j’aurais voulu poser mon regard attendri sur cette chère sainte sœur ! Mais je comprime mes regrets en me disant à tout instant : « Elle n’est pas loin de nous. Heureuse en Dieu, elle jouit aussi de notre bonheur actuel, c’est un ange qui a contribué à m’obtenir les grâces que j’ai reçues ; elle veille, elle prie incessamment ; elle est ravie en extase dans la contemplation des bontés dont nous comble le Seigneur. » Pleurons-la, puis rions de nos larmes d’enfant, et, comme elle, réjouissons-nous dans le Seigneur.

« Je te remercie, toi aussi, mon amie chérie, de toute la part que tu as eue par tes prières et tes vertus au bien que j’ai obtenu.

« Dieu t’en récompensera, sais-tu ! Lui seul peut t’en récompenser, et je le lui demanderai toute ma vie. »

  

 

AU PÈRE GIAN GIOSEFFO BOGLINO.

 

« Il y eut un an avant-hier que je revenais à Turin, de ma captivité. Quel jour de chères émotions ! Revoir, après une si longue absence, après de si cruelles angoisses, un père, une mère, deux frères ? – Oh ! que grandes et nombreuses ont été, dans ma courte existence, les douleurs et les joies ! Que Dieu soit béni pour les unes et les autres ! Je ne changerais pas mon sort pour celui de personne au monde. »

 

 

 

V

 

 

LES JOIES DU RETOUR.

 

 

Silvio Pellico était arrivé à Turin le 15 septembre 1830, faible, épuisé, respirant avec difficulté, et ayant grand besoin des soins d’une mère pour réparer une santé presque perdue. Le bonheur de se retrouver au milieu des siens était déjà le plus efficace des remèdes ; mais ce bonheur ne lui faisait pas oublier ceux qu’il avait laissés dans les fers, et l’un de ses premiers soins fut d’écrire aux parents de Borsieri pour leur parler de son infortuné compagnon, et mettre ainsi dans cette pauvre famille un peu de la joie qu’il rapportait dans la sienne.

Cette joie était immense. La famille de Silvio Pellico se composait encore de cinq personnes : – d’abord son père, beau vieillard à longs cheveux blancs, âme saine et forte, intelligence cultivée, de qui Silvio avait reçu le génie poétique en même temps que la vie ; car Onorato Pellico avait été poète en son jeune âge ; – son frère Luidgi, également poète et auteur d’aimables comédies, esprit modeste et sûr ; – un second frère, François, qui s’était fait prêtre, et plus tard jésuite ; – puis le génie austère de la maison, celle de ses sœurs qui avait survécu, Joséphine, supérieure d’un couvent de Rosines, qui venait de loin en loin à Turin, prendre aussi sa part des joies de ce retour inespéré ; haute et noble figure de religieuse que Silvio avait l’art de faire sourire, et à laquelle il adresse, et presque toujours en français, ses lettres les plus charmantes, les seules peut-être où s’éclaire d’un rayon de gaieté le fond mélancolique de sa pensée ; – sa mère enfin, cette sainte femme qui avait entouré de soins si tendres sa maladive enfance qui, après l’avoir reconquis, le soutenait chaque jour dans ses nouvelles épreuves, et qui, d’instinct, l’encouragea plus que personne à écrire et à publier ses Mémoires. Il appartenait à un cœur de femme et de mère de comprendre mieux que les sages l’héroïsme chrétien d’un pareil récit ; de telle sorte que, si Onorato Pellico a donné le poète à l’Italie, c’est peut-être, c’est surtout à la mère que l’Italie doit le fervent chrétien.

Lorsque, autour de cette chère famille que Dieu venait de rendre à Silvio se furent groupés les amis d’autrefois et ceux que lui avaient donnés depuis le malheur et la renommée, que pouvait-il lui manquer encore ? Hélas ! la liberté de ceux qu’il avait laissés au Spielberg, et le retour de ceux qui gémissaient loin de leur patrie. Sa pensée se reportait surtout vers cette autre famille qui avait été la sienne à Milan, celle des Porro. Le comte Porro vivait exilé à Marseille, et séparé de ses enfants, qui continuaient à habiter Milan. Nous avons de la pieuse fidélité des souvenirs de Silvio un précieux témoignage : c’est une espèce d’épître qu’à peine arrivé à Turin, il adressait au comte Porro, et dont voici le début :

« Je n’ai pas vécu avec toi, cher Porro, les années de l’adversité ; c’étaient, au contraire, les beaux temps où nous fûmes unis d’un lien si fraternel qu’il en est peu d’exemples parmi les âmes heureuses.

« Et quoique, devenus la proie d’une fatalité irrésistible, nous ayons été depuis arrachés l’un à l’autre, que tu aies pleuré au loin le sol de la patrie, pendant que moi, des fers chargeaient mes pieds.

« Ni certes tu ne m’as oublié, ni ton ami ne t’a mis en oubli ; et le ciel sait tout ce que mon cœur a répandu de gémissements sur tes jours attristés par l’exil !

« Vivant avec toi, j’étais lié à toi par la noblesse de ton âme, par les périls et le repos tour à tour partagés, mais plus que tout le reste, par notre douce et commune tendresse pour tes chers fils confiés à mes soins.

« Ils étaient mon ambition la plus chère ! ils étaient le souci de ma vie, mon espérance ! Et comme ils aimaient à faire montre de leur filial amour pour toi et aussi pour moi !

« La foudre tomba et rompit le charme de nos jours heureux. À moi elle vous ravit tous, à moi elle ravit toute joie ; toi, tu pris, sans tes enfants, le chemin de l’exil !

« Et ce n’est qu’après deux lustres que j’ai revu mes vieux parents et les rivages paternels ! Cependant tes fils avaient grandi sans moi, et je n’ai plus revu leurs bien-aimés visages !

« Et il ne m’est pas permis de franchir les murs de leur ville natale, ni à eux de fouler mes sentiers ; nous nous aimons, mais, depuis que nos lèvres ne se les disent plus, combien de nos pensées mutuelles nous échappent !

« Je les ai tant aimés, je les aime tant, que toujours je repense à ces jeunes esprits, je voudrais te voir rendu à leurs embrassements, je demande à Dieu d’ouvrir leur âme à tous les nobles instincts :

« Mais qu’ils brillent en eux purs des dangereux prestiges qui entraînent les âmes ardentes, et qu’ils ne soient pas, comme nous, les tristes victimes de l’amour de la patrie ! »

 

 

 

VI

 

 

SILVIO CHEZ LA MARQUISE DE BAROLO.

 

 

Après que Silvio eut repris peu à peu la douce habitude de ce bonheur de tous les jours, qu’il se fut accoutumé à se revoir entouré des siens, à sentir le soleil d’Italie entrer chaque matin dans sa chambre, à s’agenouiller librement dans quelque église voisine de la maison paternelle, et que sa santé se fut un peu raffermie, en entendant murmurer à son oreille les vers applaudis au théâtre, il se souvint que, lui aussi, il avait été poète.

Un mot de lui jette une grande lumière sur l’état de son âme à cette époque : « Que mon nom soit ou non célèbre, écrivait-il dans une lettre qui n’a pas été recueillie, qu’importe ? Toutes les louanges qu’on me donne empêchent-elles qu’une infinité d’hommes obscurs ne soient meilleurs que moi ? » Devenir meilleur, telle était sa grande affaire. Voilà pourquoi, s’écartant de plus en plus de la voie commune, il continuait son œuvre sur lui-même et cherchait à faire de son âme le plus accompli de ses ouvrages.

Mais, pour pouvoir se livrer sans trop de distraction à ce travail intérieur, il lui fallait un asile qui ne fût pas un couvent, et où, sans renoncer au commerce de sa chère famille, il se vît à l’abri des soucis de la vie matérielle, une de ces saintes retraites qui tiennent de la vie monastique par la prière, mais qui se rattachent encore au monde par les œuvres extérieures de la charité. Cet asile lui fut noblement offert au palais Barolo. On éprouve un légitime orgueil à se dire que la bienfaitrice de Silvio Pellico, celle à qui il dut le repos et la consolation de ses derniers jours, était une Française, une Colbert, qui, en épousant le marquis de Barolo, se crut doublement obligée, et par le beau nom qu’elle quittait et par celui qu’elle avait pris. Chrétienne sincère et d’une active charité, et approuvée, soutenue par un mari dont la vertu était à la hauteur de la sienne, la marquise de Barolo n’eut pas de repos qu’elle n’eût doté sa patrie adoptive de ces écoles gratuites tenues par des Sœurs, dont elle avait admiré en France les salutaires effets. Elle fonda donc des écoles d’abord, puis des salles d’asile, enfin des infirmeries. Elle avait besoin, pour l’assister dans ses travaux, de quelqu’un dont la vocation eût toutes les délicatesses de la sienne et qui lui servît d’intermédiaire, notamment auprès des évêques, dont le droit et le devoir étaient de surveiller ces pieuses fondations. Elle cherchait une âme patiente et douce, un esprit qui sût parler tour à tour la langue des petits enfants et celle des princes de l’Église ; une plume exercée et toujours prête : qui, mieux que Pellico, pouvait être appelé à remplir les multiples fonctions de ce sacerdoce de la charité ? En 1815, il avait enseigné dans le collège des Orphelins militaires, à Milan ; plus tard, on le sait, il avait été chargé d’élever les enfants du comte Briche, et ensuite ceux du comte Porro ; et il ne laisse échapper aucune occasion de dire tout le charme qu’il trouvait à s’occuper de l’enfance. La marquise de Barolo eut l’instinct de cette aptitude de Silvio, et en fit sans bruit le ministre de sa bienfaisance privée. Du reste, loin de s’enorgueillir de cette noble confiance, Silvio Pellico, tout en grandissant le bienfait, n’est occupé dans sa correspondance qu’à se faire petit lui-même et à diminuer l’idée qu’on pouvait prendre de son crédit. Il dit quelque part avec une humilité charmante : « Je suis simplement un hôte que madame la marquise a la bonté de souffrir. » C’était bien mieux que cela.

Cependant on eût dit que Dieu n’avait donné à Silvio Pellico une nouvelle famille que pour lui rendre moins accablante la douleur de se voir enlevés, l’un après l’autre, cette première famille, au sein de laquelle il vivait toujours par le cœur. Ce fut sa mère que Dieu reprit d’abord à son amour ; cette sainte femme mourut le 12 avril 1837, bénissant Dieu qui, après avoir ramené l’absent dans ses bras, lui avait accordé près de sept années pour s’accoutumer à l’idée de le perdre encore. Si le coup fut rude pour tous, combien plus pour Silvio, qui avait eu en sa mère, depuis son retour, un guide et un oracle ! Mais lui seul pourra trouver des paroles pour déplorer une telle perte.

Au mois de mai de l’année suivante, la famille était de nouveau agenouillée autour d’un lit de mort... La fin d’Onorato Pellico fut douce comme l’avait été celle de la compagne de toute sa vie. Pour comprendre le vide qui se fit dans l’âme de Silvio, il faut relire une lettre où il peint au comte Confalonieri l’agonie du vieillard. Rappelons également ce passage de la dédicace de Leoniero da Dertona :

« Je garde ineffaçables dans ma mémoire les jours où vous, mon père, vous initiiez vos fils à l’étude, et, leur apprenant à écrire en vers, vous les avertissiez qu’il ne fallait pas cultiver son esprit pour en devenir vain, mais par amour intellectuel et pour l’accord qui existe entre le beau et la vertu. » – « Ils m’ont appris, disait-il encore après cette double perte, d’abord à vivre, puis à mourir. »

« Étant allé le visiter, écrit un de ses amis, quelques jours après la mort de son père, je le trouvai seul, comme toujours, assis à un bureau, pâle, plus concentré que de coutume et le front penché sur sa Bible. »

Telle sera désormais l’attitude ordinaire de Silvio Pellico.

 

 

 

VII

 

 

DERNIÈRES ANNÉES DE SILVIO ET SA SAINTE MORT.

 

 

Après la mort de son frère Luigi, Silvio écrivait avec une touchante expression d’amour fraternel : « Mes jours se sont obscurcis. »

L’état de sa santé empirait d’année en année. Chacune de ces épreuves avait emporté quelque chose de sa vie ; depuis la dernière, les crises étaient devenues plus fréquentes, plus douloureuses. C’étaient de continuelles suffocations aggravées par une toux opiniâtre, par de fortes douteurs de poitrine, qui souvent le retenaient des mois entiers au lit ou dans sa chambre, et le rendaient incapable de toute occupation suivie ; la lecture lui devenait alors difficile. De chacune de ces crises, Silvio Pellico se relevait plus faible, mais plus résigné ; et ce que j’admire ici, comme dans tout le cours de sa vie, ce n’est pas que le malheur et la souffrance l’aient ramené au christianisme, c’est que chez lui le christianisme ait triomphé de cette double et redoutable épreuve.

Cependant les atteintes de la maladie dont Silvio mourait depuis tant d’années, devenaient de jour en jour plus graves. Il passait de longs mois sans pouvoir se lever. Vers la fin de 1845, il avait fait, de compagnie avec son frère, un voyage à Rome, et Grégoire XVI l’avait reçu avec bonté. Il y était en 1851 avec la marquise de Barolo, et il avait eu la joie de saluer Pie IX. Mais si ces voyages, pleins de religieuses consolations et de ces pures jouissances qui semblent renouveler la vie, si un hiver passé à Naples, avaient un moment contenu le mal, il reprit, au retour, toute sa violence, et l’automne de 1853 ne fut qu’une longue crise. Silvio en sortait encore par instants. « Presque tous les matins, dit Briano, dans l’église de San Dalmazzo, on voyait un front plus triste, plus recueilli que tous les autres, se prosternant devant les autels, pêle-mêle avec le plus humble vulgaire, c’était Silvio Pellico. Quand il passait dans les rues, tout le monde remarquait sa démarche grave, lente, son front élevé vers le ciel, dans lequel étaient déjà toutes ses pensées. Il semblait ne plus appartenir à la terre et son front était entouré de l’auréole des bienheureux 3. Des jeunes gens, des étrangers s’attachaient à ses pas, attirés par cet aspect extraordinaire, par ce maintien peu commun et se réjouissaient d’avoir vu en face l’auteur de Mes Prisons. »

Dans les premiers jours de janvier 1854, ce pieux empressement fut trompé : la pieuse et chétive créature ne reparut plus sur le chemin de San Dalmazzo ; Silvio Pellico était tombé pour ne plus se relever. Cette fois il reconnut la mort ; mais il l’avait si souvent regardée en face, que devant ce doux et intrépide regard, depuis longtemps son aiguillon était émoussé.

Quinze jours avant de mourir, il disait : « Je vous rends grâce, ô mon Dieu, de m’avoir fait rencontrer plus d’amis que d’ennemis ! Bien des gens m’ont soutenu et me sont venus en aide dans le cours de ma vie ; un petit nombre a cherché à me nuire : c’est de tout mon cœur que je pardonne à ces derniers et que je prie pour eux. »

Plus près de sa fin et ne pouvant plus tenir la plume, il faisait écrire à sa sœur : « Je ne puis assez te remercier de ta constante amitié ; je n’ai besoin de recommander à tes prières ni mon âme, ni ma vénérée bienfaitrice, ni toutes les personnes qui m’ont pardonné mes défauts et m’ont traité avec bonté. Adieu, sœur ; adieu, frère ; adieu mon incomparable bienfaitrice : Oh ! oui, à Dieu, allons tous à Dieu ! In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum. »

La sainte fille accourut assez tôt pour revoir une dernière fois celui à qui elle allait encore survivre, après tant d’autres pertes ! Quant à lui, désormais consolé, « il rendait grâce au Seigneur de l’avoir fait naître dans la religion catholique et de parents si exemplaires dans la foi et dans la vertu, et qu’il espérait revoir bientôt dans le royaume éternel ».

Peu d’heures avant la dernière, il plaisantait encore avec D. Ponte, le digne chapelain de la marquise. Comme celui-ci se retirait pour céder la place au médecin : « Ne vous éloignez pas, lui dit Siivio, redevenant tout à coup sérieux, mais toujours calme, peut-être avant peu aurons-nous besoin de vous.

« Donnez-moi, dit-il en souriant, une prise de tabac... Voyez-vous ? c’est la dernière que je prends... Dans deux ou trois heures je serai en paradis... je sens très bien que je m’en vais... Si j’ai péché, j’ai expié... voyez-vous ?... Quand j’ai écrit Mes Prisons, j’ai eu quelque temps la vanité de me croire un grand homme... ce qui n’était pas vrai... et je m’en suis repenti toute ma vie... »

Vers trois heures du matin, le bon prêtre lui rappelant les souffrances de Jésus-Christ, pour le soutenir dans l’agonie, il se tourna de son côté pour lui répondre : « Ah ! cher dom Ponte, je ne puis maintenant penser à autre chose qu’au Seigneur. Quand je serai mort, faites-vous mon interprète auprès de toutes les âmes compatissantes qui vous parleront de moi. »

Quelques instants après il avait cessé de vivre, le 31 janvier. – Toute sa vie, Silvio avait été pauvre. Quand on ouvrit son testament, il parut presque riche, tant il avait trouvé de choses à léguer à tous ceux qui l’avaient aimé ou simplement assisté.

Ainsi vécut, ainsi mourut l’homme éminent et bon. L’Europe entière a lu avec attendrissement le récit qu’il a fait de dix années de sa vie : on devait désirer d’en connaître la suite, et de savoir comment s’était servi de la liberté celui qui avait fait de la captivité un usage si admirable ; comment il avait pratiqué, dans une époque et dans un pays si pleins d’orages, de pièges et de tentations, ces maximes de l’Évangile qui avaient brillé à ses yeux d’une si vive lumière dans les ténèbres de la prison. Cette fin d’une belle histoire est tout entière dans les lettres de Silvio, récit d’autant plus attachant qu’il n’a rien d’apprêté et qu’il se continue de jour en jour, au fur et à mesure des évènements, dans les épanchements de la famille et de l’amitié. Oublions aujourd’hui le poète : il s’agit ici d’une âme qui se laisse voir telle que Dieu l’a faite, telle que le christianisme l’a achevée.

La vie de Silvio Pellico, de plus en plus ensevelie dans la souffrance, dans la prière et dans les bonnes œuvres, ne cessait d’être, par tout ce qu’on en savait, un enseignement pour ses contemporains. Couronnée par une mort sainte, elle a reçu de cette suprême épreuve la seule perfection qui lui manquât, et mérite aujourd’hui d’être offerte en exemple à tous les chrétiens. C’est celle d’un homme qui a porté jusqu’à l’héroïsme la patience, la bonté, la douceur, la bienveillance, la charité, l’amour du prochain, le pardon des injures, en un mot toutes les vertus évangéliques. La mère de Silvio Pellico était, par le sang, compatriote de saint François de Sales. Ceux qui liront les Lettres du fils trouveront peut-être qu’il l’était aussi par le cœur.

Le Journal des Débats lui-même, habituellement si injuste envers les catholiques, a publié les lignes suivantes à la mémoire de Silvio :

« La plupart des écrivains qui ont rendu un dernier hommage à Pellico se sont attendris sur ses malheurs. Il me semble qu’il faut plutôt envier sa vie. Il a reçu de Dieu un beau talent et une belle âme ; il a eu de bons parents, de bons amis, qui l’ont tendrement et fidèlement aimé. Prisonnier, il a souffert pour une noble cause et s’est amélioré par la souffrance ; après sa captivité, il a recueilli, sans orgueil, l’admiration du monde ; il laisse après lui une mémoire honorée et bénie. Au point de vue humain, on peut concevoir une destinée plus héroïque et plus éclatante ; au point de vue chrétien, il n’y en a pas de plus belle. »

 

 

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Nous devons à la digne sœur de Silvio Pellico une copie de son testament, que nous reproduisons ci-dessous.

  

 

TESTAMENT DE SILVIO PELLICO.

 

Au nom de la Très-Sainte-Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit.

Je rends à Dieu, mon Sauveur, les plus vives actions de grâces de m’avoir donné la vie, et j’accepte volontiers la mort pour sa gloire, espérant que c’est pour mon bien éternel.

J’ai cette ferme espérance, appuyée sur les mérites infinis de Jésus-Christ, l’intercession de l’immaculée Vierge Marie et celle de tous les saints anges et des saints ; confiant aussi dans les prières compatissantes de quelques âmes que je laisse sur la terre, parmi lesquelles je compte particulièrement mon frère, ma sœur et ma vénérée bienfaitrice, la marquise de Barolo, née Colbert.

Je remercie le bon Dieu de m’avoir fait naître dans la sainte Église catholique, apostolique, romaine, et de parents exemplaires dans la foi et dans la vertu, que j’espère rejoindre bientôt au royaume éternel. Je le remercie aussi de m’avoir donné des frères et des sœurs meilleurs que moi, et de ne pas avoir permis qu’il y eût dans notre famille des cœurs malveillants, ni même dans notre parenté personne qui se soit déshonoré par une mauvaise conduite. Je le remercie encore de m’avoir fait rencontrer plus d’amis que d’ennemis ; bien des gens m’ont soutenu et me sont venus en aide dans le cours de ma vie ; un petit nombre a cherché à me nuire : c’est de tout mon cœur que je pardonne à ces derniers et que je prie pour eux.

En remerciant Dieu d’avoir usé envers moi de tant de miséricorde sur cette terre, j’aime à remarquer avec la plus grande reconnaissance qu’il m’ait donné pour bienfaiteur le marquis Tancrède de Barolo et pour bienfaitrice sa pieuse mère, et de leur avoir donné à mon égard des cœurs si bons et si indulgents.

N’ayant rien à offrir à ma bienfaitrice qui soit digne d’elle, je la prie de vouloir accepter mon écritoire d’argent, qui, si elle n’a d’autre mérite par rapport à moi, a du moins celui de m’avoir été laissée par son excellent époux, d’heureuse et vénérée mémoire. Je la prie de choisir parmi mes livres de piété ceux qui peuvent lui être agréables : plusieurs m’ont été donnés par elle. Je la remercie des consolations que j’y ai puisées ; je mets aussi à sa disposition les autres objets de piété qui m’appartiennent, particulièrement des reliques.

Je prie ma bienfaitrice de me pardonner de n’avoir pu assez répondre à ses bontés, et de l’avoir peut-être affligée bien des fois par mes défauts, quoique je l’aie constamment vénérée. Ah ! oui, je l’ai vénérée et aimée, non seulement pour le bien qu’elle m’a fait, mais, pour le bien immense que je l’ai vue faire, par la grâce de Dieu, dans ses maisons de charité, avec un zèle infatigable, pour l’avantage temporel et spirituel de tous ceux à qui elle peut donner des secours et de bons exemples.

Dans l’impossibilité où je suis de lui offrir en ce monde la moindre récompense, je l’assure que lorsque je serai dans le paradis, où j’espère avoir le bonheur d’être admis, j’élèverai à Dieu les plus ardentes prières pour elle ; mais, en attendant, je la prie de continuer encore, après ma mort, d’être ma bienfaitrice, en m’aidant par ses suffrages à sortir bientôt des peines du purgatoire, que je n’ai sans doute que trop méritées.

J’implore ce secours de suffrages de toutes les personnes qui ont eu pour moi de l’amitié et de la bienveillance, entre autres le marquis Colbert de Maulevrier, frère de ma bienfaitrice, qui m’a tant édifié par sa piété ; qu’il me soit encore permis de nommer la marquise Colbert de Maulevrier, la vicomtesse de Vibraye, son époux, mademoiselle Alix de Vibraye, et d’implorer leurs prières.

Je demande le même secours de prières aux personnes que je ne nomme pas, mais qui sont liées à ma bienfaitrice par amitié ou parenté, et je les remercie toutes d’avoir été si indulgentes pour moi et de m’avoir honoré de leur estime.

Je laisse avant tout le peu que je possède en biens, argent ou cédules, etc., à mon unique héritière, c’est-à-dire à ma très chère sœur, afin qu’elle ait de quoi vivre. Je sais qu’il n’est pas nécessaire que je lui parle de notre très cher frère. Si les Jésuites étaient persécutés et qu’il eût besoin de secours, Joséphine le regardera toujours comme participant du peu que nous avons, et fera pour lui tout ce qu’elle pourra.

Il est si inutile que je recommande à notre excellente sœur notre frère que nous aimons tant et qui nous a toujours aimés, et qui mérite toute notre estime et une pleine confiance, que je lui demande pardon d’en avoir parlé.

La petitesse de notre fortune ne me permet pas de faire des legs de bienfaisance ; mais je me confie en toi, ma bonne sœur, persuadé que tu seras toujours compatissante envers les pauvres, et que, donnant l’aumône, ton esprit s’unira au mien, comme si nous la donnions ensemble, afin que le bon Dieu ait pitié de notre pauvre âme. Je te prie de faire célébrer à Chieri autant de messes que nous en avons fait célébrer à notre frère Louis, à l’époque de sa mort.

(Le testateur nomme ensuite quelques personnes à qui il a légué de petites sommes ou des souvenirs.)

Signé : Silvio PELLICO.

 

 

 

R. P. HUGUET, Célèbres conversions contemporaines, 1872.

 

 

 

1. On lit dans une lettre de Silvio Pellico : « Mes erreurs n’étaient point de l’athéisme, mais des doutes, des hypothèses orgueilleuses ; c’était l’absence de la piété et de la simplicité du chrétien ; c’était la crainte de paraître un esprit faible, si je ne me montrais pas raisonneur. Je croyais encore, mais c’était une croyance attaquée, mutilée, chancelante. Dans cet état, on n’a réellement pas une religion, car on néglige la prière et les sacrements : on ressemble beaucoup à l’athée. »

2. Il écrivit sous le titre Le mie Prigioni (1833), avec une simplicité qui a fait verser bien des larmes, le récit de ses souffrances un peu amplifiées, mais endurées avec une admirable résignation. Ce livre a été traduit dans toutes les langues de l’Europe. – Silvio Pellico acheva sa vie à Turin dans la pratique de la piété, et mourut en 1854. Il a laissé huit tragédies, douze cantiche, des œuvres diverses et un traité de morale chrétienne, Dei Doveri degli Uomini. Ses Lettres ont été traduites en français, par M. A. de Latour, 1 vol., in-8o, 1857.

3. Journal des Débats.

 

 

 

 

 

 

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