L’inspiration poétique et l’aridité

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Edmond JALOUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Avant d’analyser ces périodes intermédiaires qui, avant et après l’inspiration, causent, en quelque sorte, un ralentissement général de ces fonctions mystérieuses dont nous ne pouvons encore rien dire et qui travaillent à les préparer, peut-être faudrait-il d’abord tenter de s’entendre sur ce phénomène que l’on appelle l’inspiration.

Il est peu connu ; il est peu connu parce qu’il se produit dans des circonstances si étranges qu’elles suspendent l’analyse de soi et qu’elles échappent par conséquent à l’investigation et à l’approfondissement.

Elles sont peu connues aussi parce que les écrivains, si attentifs à noter les mille détails de leur vie sentimentale ou morale, semblent avoir laissé une sorte de voile, volontaire ou non, sur ces transformations presque invisibles de la pensée. Je ne distingue pour ainsi dire pas dans la littérature d’études définitives consacrées à l’examen de ce que nous nommons l’inspiration.

Si nous regardons de près les textes qui nous sont fournis, nous verrons combien ils sont rares et peu significatifs. Il est singulier de penser que si peu de poètes aient eu la curiosité de chercher les conditions intellectuelles et affectives qui leur ont rendu naturelle l’explosion de leur vie la plus secrète, la moins extérieurement conditionnée. Peut-être faut-il penser aussi que la plupart ont considéré l’inspiration poétique comme un état semi-divin dont il ne fallait parler que secrètement et comme d’une visitation extranaturelle. On dirait qu’ils ont eu peur, en en divulguant les mystères, soit de trahir une confidence sublime, soit d’en donner une recette.

Je vous ai dit tout à l’heure que nous trouvions difficilement des textes explicatifs. Cependant il n’en manque pas, en apparence, mais tous sont si complètement abstraits qu’ils ne nous renseignent pas sur le processus de cette émotion. Lamennais a écrit : « Le poète ne parle pas, il chante : cette expression est de toutes les langues. » Mais cela ne nous dit pas quelles sont les circonstances de la vie intérieure qui font qu’un homme chante. Goethe écrit : « On ne peut s’instruire en compagnie, on n’est inspiré que dans la solitude. » Mais encore une fois, en quoi consiste l’inspiration ? Il nous faudra donc, si nous voulons préciser ce problème, essayer de donner plusieurs définitions de l’inspiration.

Essayons de dégager d’abord des émotions habituelles de la vie l’état poétique. Contrairement à ce que l’on pense, il est des plus fréquents, mais ceux qui l’éprouvent ne le considèrent pas comme tel parce qu’ils ne lui donnent pas une forme littéraire extérieure. Plusieurs l’ont confondu avec l’enthousiasme, mais l’enthousiasme peut être créé par une participation quelconque à un dynamisme extérieur, quel qu’il soit. L’audition d’une marche militaire, par exemple, ou la vue d’un défilé de soldats, ou l’aspect purement spectaculaire d’un combat de boxe, tout cela n’a exactement rien à voir avec l’état poétique. On peut supposer que ce dernier nous soit donné comme une révolte contre la platitude de la vie quotidienne ou contre ses ennuis, comme une rébellion de l’état de nature contre l’état social. Une jeune fille qui, après des semaines de bureau, voit des fleurs à la campagne peut être prise d’un demi-délire où se mêlent toutes sortes de sensations d’un ordre souvent physiologique, mais qui ne cadrent pas moins avec une sorte d’épanouissement de tout son être brusquement ramené au retour à la vie naturelle.

Chez les écrivains, l’état poétique peut fort bien ne pas se terminer par cette forme d’énergie qui aboutit à la création. C’est même le cas le plus fréquent ; une des causes les plus courantes d’aigreur chez un grand nombre d’écrivains. Le malentendu s’est créé entre ces deux manifestations, de telle sorte que beaucoup de ceux qui n’ont jamais donné une forme définitive à leur inspiration souffrent d’avoir été mal célébrés en tant que poètes, parce qu’ils ont connu momentanément l’état de grâce qui conduit les poètes à la création d’une œuvre achevée et qu’ils n’ont pas dépassé cet état de grâce.

Sans ce mouvement général de l’affectivité, aucune inspiration n’est possible, mais elle ne comporte pas fatalement une conclusion plastique. Nous ne savons presque rien de ces heures privilégiées telles qu’elles sont vécues par ceux qui ne sont pas des écrivains. Nous ignorons tout de l’état de grâce en dehors de la vie religieuse et de la vie intellectuelle, d’où notre difficulté à nous diriger dans un ordre de choses dont il nous est presque impossible de deviner, d’une manière certaine, à quel ordre elles appartiennent. D’autre part, il est incontestable qu’un grand nombre d’écrivains ont écrit des milliers de vers, et qui ne sont point fatalement mauvais pour cela, en dehors de cette transe consciente. Il est donc utile pour nous de séparer l’inspiration de son résultat et de la juger en dehors de ses conséquences, comme un état particulier et rarissime. Nous savons, par ailleurs, que de très grands poètes et dont on peut dire qu’ils ont écrit toute leur œuvre en obéissant à des sortes de voix intérieures ont si bien appris à les diriger et presque à les domestiquer qu’ils se sont servis pour les utiliser d’un ensemble de ruses, et pour ainsi dire de trucs, qui leur ont permis de se rendre maîtres d’elles à volonté. Par un grand nombre de traits, nous savons que Victor Hugo était dans ce cas. Nous reviendrons là-dessus.

Prenons toutefois une page peu connue de James Joyce, l’auteur de Ulysse ; elle limite la circonstance avec une précision dont nous trouverons peu d’équivalent ailleurs :

 

 

« Un peu avant l’aube, il s’éveilla. Quelle douce musique ! Son âme tout entière était baignée de rosée. Sur ses membres endormis, de pâles ondes fraîches venaient de glisser. Il restait immobile comme si son âme était couchée parmi de fraîches eaux, sous l’influence d’une douce musique. Sa pensée s’ouvrait lentement à la vibrante lucidité matinale, à l’inspiration du matin. Un esprit entrait en lui, pur comme l’eau la plus limpide, doux comme la rosée, mouvant comme la musique. Mais comme il s’insufflait légèrement en lui, avec quelle impassibilité ! C’était comme si les séraphins mêmes l’eussent effleuré de leur haleine. Son âme s’éveillait lentement, redoutant le réveil complet. C’était l’heure de l’aube où nul vent ne palpite, l’heure où la folie s’éveille, où les plantes étranges s’ouvrent à la lumière, où la phalène prend son vol en silence.

« Un enchantement du cœur ! Il venait de passer une nuit enchantée. Dans un rêve ou dans une vision, il venait de connaître l’extase de la vie séraphique. Cet enchantement avait-il duré un seul instant ou bien de longues heures, des années, des siècles ?

« L’instant d’inspiration semblait être réfléchi maintenant de tous côtés à la fois, par une multitude de circonstances nébuleuses, de faits qui s’étaient produits ou qui auraient pu se produire. Cet instant avait éclaté comme un point de lumière, et maintenant, sur les nuages superposés des circonstances incertaines, une forme confuse apparaissait, voilant tendrement la lueur attardée. Dans le sein virginal de l’imagination, le verbe s’était fait chair. L’ange Gabriel avait visité la chambre de la vierge. Dans l’esprit que la flamme blanche venait de quitter, son reflet se fit plus intense, devint une lumière rose et ardente. Cette lumière rose et ardente, c’était son cœur à Elle, étrange et volontaire, – étrange parce qu’aucun homme ne l’avait connu, ne le connaîtrait jamais ; volontaire depuis avant le commencement du monde ; et, attirés par ces lueurs de rose ardente, les chœurs des séraphins tombaient des cieux.

 

« N’es-tu point lasse des ardents détours,

Toi, l’enjôleuse d’anges en exil ?

N’évoque plus l’enchantement des jours.

 

« Ces vers passèrent de son esprit à ses lèvres ; en les répétant tout bas, il sentit en eux le mouvement rythmique d’une villanelle. La rose de lueurs exhalait des rayons de rimes : détours, jours, amour. La chaleur de ces rayons détruisait le monde environnant, consumait les cœurs des hommes et des anges, – et ces rayons venaient de la rose qui était son Cœur à Elle, son cœur volontaire.

 

« Le cœur de l’homme est un brasier d’amour

Soumis au gré de ton vouloir subtil.

N’es-tu point lasse des ardents détours ?

 

« Et puis ? Le rythme se déroba, se tut, repris son battement. Et puis ? Fumées, encens qui s’élève sur l’autel du monde :

 

« Haute est la flamme, mais plus haut, plus pur,

Monte l’encens de gloire dans l’espace.

N’évoque plus l’enchantement des jours.

 

« Un nuage montait de la terre entière, des océans embrumés : l’encens de sa gloire. La terre n’était plus qu’un encensoir balancé, cadencé, une boule d’encens, une boule ellipsoïdale... Le rythme s’arrêta net : le cri du cœur venait de se briser. Stephen se mit à répéter tout bas, du bout des lèvres, les premiers vers ; puis il les reprit, butant aux hémistiches, hésitant et découragé ; puis il s’arrêta : le cri de son cœur était brisé.

L’heure voilée, où nul vent ne palpite, n’était plus : derrière les vitres de la fenêtre nue, la clarté du matin s’amassait déjà. Quelque part, très loin, une cloche sonna mollement. Un oiseau modula son gazouillis ; un autre ; un autre encore. La cloche et l’oiseau se turent ; la monotone clarté blanche s’étendit de l’est à l’ouest, par-dessus le monde entier, par-dessus la lueur rose au cœur de Stephen. »

 

 

Tout est noté ici avec clarté : le côté inattendu, imprévisible et l’élan initial, son mouvement essentiel et l’inexplicable brusquerie de son interruption. Cette confession d’un poète est un des textes les plus significatifs que nous connaissions. Je voudrais essayer pour ma part, d’en donner une analyse, – et vous m’excuseriez même de le faire en mon nom personnel, – mais il ne s’agit ici de personne, l’individu qui subit ce courant venu d’ailleurs n’a plus de nom individuel. Admettons donc que les choses se passent comme si quelqu’un, au cours d’une promenade, d’une rêverie, d’une méditation, se sentait, tout d’un coup, en train de dériver sur une voie qui ne lui est pas habituelle. Il est en proie à un phénomène que l’on pourrait appeler une « horripilation heureuse ». C’est un mélange d’appréhension, de crainte, d’élan vers l’inconnu, de surprise, de transfèrement hors de soi-même. Les choses se présentent à lui sous un jour qui lui est inconnu ; mieux encore, il devient ces choses. Il franchit involontairement des frontières qui lui étaient assignées jusque-là. Où que son regard se pose, il pénètre l’objet contemplé. Il a l’illusion qu’il partage en quelque sorte ses particularités de sentir, son mode spécial de vivre ; en même temps, il ne se tient pas de joie, de joie inconnue, inexpliquée, inanalysable. Sa pensée flotte littéralement sur une mer de velléités, d’émotions, de rêves, de prises de contact avec des forces inconnues, avec des modalités imprévisibles ; il a le sentiment qu’il surpasse sa propre vie, qu’il plane au-dessus des détails, des affres, des contingences, il est tout près des larmes, mais de ces larmes qui ne viennent ni de la sensibilité, ni de la sentimentalité, – qui viennent d’un effroi obscur en même temps que de la réjouissance de voir quelque chose de si parfaitement beau que l’organisme ne peut en supporter la visite sans un tremblement profond ; c’est quelque chose de beau, mais cependant d’invisible. Si on demandait à l’homme visité de le définir, il ne trouverait aucun mot. Il est dans un chemin qu’il connaît bien, en face d’une maison qu’il a toujours vue, dans des dispositions physiques et morales qu’il a eues cent fois. Pourquoi sent-il tout d’un coup, au milieu de circonstances pareilles à mille autres, cette sorte de crevasse intérieure qui lui fait entrevoir, dans une lumière d’apothéose, des perceptions qui lui sont étrangères ? Si cet état de transe s’exprime par des mots, – et c’est ici que naît le poème, – aussitôt un dessin général lui apparaît. Les idées et les formes se pressent sur ses lèvres ; il veut s’exprimer sans le pouvoir, les mots se joignent, les images se groupent ; il lui faut remplir à tout prix, avec des expressions nées de l’intelligence, ce cadre blanc qui vient de lui apparaître. Tout cela s’accompagne à la fois d’angoisse et d’une sorte de frénésie de bonheur presque irrésistible. S’il réussit à transcrire, à ce moment, quelques-unes des pensées qui lui sont venues, il produit une ébauche qui tire sa beauté de l’état à demi-visionnaire où il l’a conçue. S’il s’en tient à cette esquisse, il lui arrive le plus souvent de laisser quelque chose d’informe qui ne conservera rien de la frénésie intellectuelle dans laquelle il l’a conçue. S’il y travaille longuement, avec toutes les ressources de l’intelligence et de la technicité, il peut construire un bel objet intellectuel. Mais ce quelque chose de beau, bien que le vêtement qu’il lui donne soit nécessaire, n’est cependant possible que s’il a eu, au préalable, une manière d’illumination.

Voilà, à peu près, ce que nous pouvons dire, non point de l’état parfait de la crise poétique, mais des circonstances anormales au cours desquelles elle se produit. Cette analyse ne l’explique pas. Rien ne l’explique. Serons-nous plus heureux si nous cherchons, au-delà de sa réussite, le cheminement de l’esprit qui l’a conque ?

Nous avons essayé de définir, sinon l’essence, du moins les conditions de l’inspiration. Mais que se passe-t-il lorsque l’inspiration diminue ou s’arrête ? À la place de cette chaleur cérébrale, qui fait, pour ainsi dire, courir l’esprit, qui donne à l’organisme tout entier le sentiment qu’il va vers quelque chose et qu’il doit y aller vite, la première sensation que l’on a est celle d’un brusque refroidissement. L’auteur, au lieu de se sentir comme comblé d’une substance intérieure qui ne demande qu’à déborder et dont on ressent presque physiquement le fourmillement et l’effervescence, éprouve une impression dominante : celle du vide, d’un vide brusque, imprévu. Je ne saurais comparer cette impression qu’à celle d’un pêcheur qui, au moment de voir un poisson s’approcher de sa ligne, s’aperçoit tout d’un coup qu’il a disparu. Il a beau le chercher, son œil ne l’aperçoit nulle part. Il n’y a plus rien. Cette subite fuite nous laisse le sentiment d’une constriction particulière, d’un dessèchement absolu, accompagné par une profonde tristesse. C’est la vie elle-même qui se retire de vous. On se trouve en face du phénomène moral le plus misérable qui soit, l’aridité absolue, le dénuement. Chaque effort pour retrouver une ligne, une idée, un mot, aboutit à une inhibition totale. Mais sur le terrain affectif, ces circonstances ne se retrouvent-elles pas ?

Dans les moments les plus intenses de la douleur, il se fait un relâchement, une véritable impuissance à sentir. Les sources sont taries, qui fournissaient jusque-là à l’émotion une manière de débit, à la fois violent et régulier. Les images, les souvenirs, les alliances d’idées, qui ouvraient l’écluse aux vagues tempétueuses de la souffrance, ont beau revenir, elles sont tout à coup inactives. Elles vous font l’impression de ces photographies jaunies que l’on retrouve dans un tiroir et où l’on ne reconnaît pas les visages habituels. Il arrive même que certaines vues de l’esprit soient définitivement amorties, qu’elles meurent à leur tour, qu’elles n’aient plus d’action sur la sensibilité, jusqu’au moment où un souvenir insignifiant, un détail puéril, renouvelleront tout à coup les sources du chagrin et le rendront aussi neuf qu’à sa première éruption.

Il se peut que la façon dont je cherche à préciser l’objet de mon propos vous paraisse décousue. Mais ce n’est pas ici l’occasion d’un discours logique. Il nous faut poursuivre quelque chose qui nous échappe, il faut le poursuivre partout. Cette aridité dans la douleur peut durer des minutes ou des heures ; l’aridité dans l’inspiration peut durer des années. Il y en a d’illustres exemples.

Nous ne savons encore rien, ou presque rien, – j’entends sur le terrain simplement humain – de la sécheresse. Mais elle se manifeste sur les plans les plus différents, obéissant à des lois qui doivent être, sinon pareilles, du mains analogues entre elles et qui sont difficilement perceptibles.

L’aridité, nous l’avons vu, s’introduit donc dans la vie affective. Il n’est peut-être pas inutile de demander à celle-ci des vérifications et des exemples. Le chagrin, dis-je, connaît ce ralentissement, cet épuisement de la substance intérieure.

Un texte de Marcel Proust que je trouve dans Sodome et Gomorrhe, est un admirable exemple de ce fait que nos ressources de souffrances semblent obéir quelquefois aussi à cette incertitude de la direction, à cette paralysie. Permettez-moi de vous rappeler que les pages que vous allez lire ont trait à la mort de la grand’mère du narrateur, c’est-à-dire de Marcel Proust lui-même. Marcel Proust a perdu cette grand’mère un an avant. Il semble en avoir eu un choc physique plutôt qu’un de ces ébranlements profonds qui pénètrent jusqu’à l’âme. Mais voici que l’année suivante, se trouvant à Balbec, il est pris, la nuit, d’une crise d’asthme. Il écrit à ce sujet :

 

 

« Bouleversement de toute ma personne. Dès la première nuit, comme je souffrais d’une crise de fatigue cardiaque, tâchant de dompter ma souffrance, je me baissai avec lenteur et prudence pour me déchausser. Mais à peine eus-je touché le premier bouton de ma bottine, ma poitrine s’enfla, remplie d’une présence inconnue, divine, des sanglots me secouèrent, des larmes ruisselèrent de mes yeux. L’être qui venait à mon secours, qui me sauvait de la sécheresse de l’âme, c’était celui qui, plusieurs années auparavant, dans un moment de détresse et de solitude identiques, dans un moment où je n’avais plus rien de moi, était entré, et qui m’avait rendu à moi-même, car il était moi et plus que moi (le contenant qui est plus que le contenu) et me l’apportait. Je venais d’apercevoir dans ma mémoire, penché sur ma fatigue, le visage tendre, préoccupé et déçu de ma grand’mère telle qu’elle avait été ce premier soir d’arrivée, le visage de ma grand’mère, non pas de celle que je m’étais étonné et reproché de si peu regretter et qui n’avait d’elle que le nom, mais de ma grand’mère véritable dont, pour la première fois depuis les Champs-Élysées, où elle avait eu son attaque, je retrouvais dans un souvenir involontaire et complet la réalité vivante. Cette réalité n’existe pas pour nous tant qu’elle n’a pas été recréée par notre pensée, (sans cela les hommes qui ont été mêlés à un combat gigantesque seraient tous de grands poètes épiques) ; et ainsi dans un désir fou de me précipiter dans ses bras, ce n’était qu’à l’instant, plus d’une année après son enterrement, – à cause de cet anachronisme qui empêche si souvent le calendrier des faits de coïncider avec celui des sentiments, – que je venais d’apprendre qu’elle était morte. J’avais souvent parlé d’elle depuis ce moment-là et aussi pensé à elle, mais sous mes paroles et mes pensées de jeune homme ingrat, égoïste et cruel, il n’y avait jamais rien eu qui ressemblât à ma grand’mère, parce que, dans ma légèreté, mon amour du plaisir, mon accoutumance à la voir malade, je ne contenais en moi, qu’à l’état virtuel, le souvenir qu’elle avait été. À n’importe quel moment que nous la considérions, notre âme totale n’a qu’une valeur presque fictive, malgré le nombreux bilan de ses richesses, car tantôt les unes, tantôt les autres sont indisponibles, qu’il s’agisse d’ailleurs de richesses effectives aussi bien que de celles de l’imagination, et pour moi par exemple tout autant que de l’ancien nom de Guermantes, de celles combien plus graves, du souvenir vrai de ma grand’mère. Car aux troubles de la mémoire sont liées les intermittences du cœur. C’est sans doute l’existence de notre corps, semblable pour nous à un vase où notre spiritualité serait enclose, qui nous induit à supposer que tous nos biens intérieurs, nos joies passées, toutes nos douleurs sont perpétuellement en notre possession. Peut-être est-il aussi inexact de croire qu’elles s’échappent ou reviennent. En tout cas si elles restent en nous, c’est la plupart du temps dans un domaine inconnu où elles ne sont de nul service pour nous, et où même les plus usuelles sont refoulées par des souvenirs d’ordre différent et qui excluent toute simultanéité avec elles dans la conscience. Mais si le cadre de sensations où elles sont conservées est ressaisi, elles ont à leur tour ce même pouvoir d’expulser tout ce qui leur est incompatible, d’installer seul en nous, le moi qui les vécut. »

 

 

Rien ne me semble plus proche de l’évènement lyrique que cette brusque invasion de la douleur. Rien ne correspond mieux à l’aridité que cette sécheresse de près d’une année à l’égard d’un chagrin. Lorsque Proust nous dit qu’il contenait en lui à l’état virtuel le souvenir de sa grand’mère, on pourrait aussi bien écrire que l’on contient en soi à l’état virtuel cette masse fragile et suspendue d’émotions et d’images, en quelque sorte télescopées, qui fondra brusquement sur vous, dans une circonstance indéterminée et qui vous rendra l’état de grâce. Quand il insinue que nos biens intérieurs, nos joies passées, nos douleurs sont perpétuellement en notre possession, il est bien entendu qu’ils sont en notre possession tout en demeurant indépendants de notre volonté. C’est peut-être parce que nous supposons ces trésors présents et que nous sentons l’abîme qui nous sépare d’eux, que nos crises de sécheresse nous causent une telle terreur, car si nous les savions disparues à jamais, peut-être oublierions-nous d’en souffrir. On finit par se consoler de l’absence des êtres qui vous ont définitivement échappé, on ne se console pas de l’attente vaine de ceux qui vont revenir et qui retardent indéfiniment l’heure de leur retour.

Nous ne saurons jamais si ce n’est pas simplement cette aridité passagère qui a éloigné Racine de la scène pendant les années qui ont séparé Phèdre d’Esther et d’Athalie. Les longs silences de Mallarmé ont certainement une cause analogue. Voici deux quatrains de celui-ci, dans lesquels il semble avoir exprimé d’une façon assez nette cet état d’esprit :

 

 

Le printemps maladif a chassé tristement

L’hiver, saison de l’art serein, l’hiver lucide,

Et dans mon être à qui le sang morne préside,

L’impuissance s’étire en un long bâillement.

 

Des crépuscules blancs tiédissent sous mon crâne

Qu’un cercle de fer serre ainsi qu’un vieux tombeau,

Et, triste, j’erre après un rêve vague et beau,

Par les champs, où la sève immense se pavane.

 

 

Mais si nous empruntons des exemples aux poètes, c’est chez Baudelaire que nous trouverons les témoignages, à la fois les plus clairs et les plus douloureux. Nous y verrons aussi certaines révélations qui indiquent bien que Baudelaire envisageait toutes les données du problème et quelques-unes de ses conséquences ; j’extrais les quatrains et le tercet suivant d’une pièce qui s’appelle l’Ennemi.

 

 

Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage,

Traversé çà et là par de brillants soleils ;

Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,

Qu’il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.

 

Voilà que j’ai touché l’automne des idées,

Et qu’il faut employer la pelle et les râteaux

Pour rassembler à neuf les terres inondées,

Où l’eau creuse des trous grands comme des tombeaux.

 

Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve

Trouveront dans ce sol lavé comme une grève

Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ?

 

 

Le même état d’esprit, incontestablement, Baudelaire le peint ainsi dans De profundis clamavi :

 

Un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois,

Et les six autres mois la nuit couvre la terre ;

C’est un pays plus nu que la terre polaire ;

– Ni bête, ni ruisseau, ni verdure, ni bois !

 

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

Or, il n’est pas d’horreur au monde qui surpasse

La froide cruauté de ce soleil de glace

Et cette immense nuit semblable au vieux Chaos.

 

 

Les témoignages de cet ordre sont innombrables chez Baudelaire de même que ceux qui peignent l’état le plus opposé à celui-ci ; l’ivresse même de l’inspiration, l’abondance lyrique, une ferveur presque religieuse. Ce que l’un et l’autre, Baudelaire et Mallarmé, nous font connaître plus particulièrement, c’est le côté glacial de cette interruption, c’est l’atmosphère sèche, morne, obscure – ou plutôt, soyons plus exacts, grisâtre, – qui l’entoure. Tout se passe comme si l’individu était relié à l’ensemble du monde par une série de fibres sensibles, le faisant communiquer avec l’univers et lui apportant ce que cet univers élabore pour lui dans son alchimie mystérieuse, – et comme si ces fibres fussent soudainement rompues. Dans ce cas, l’être intérieur ne serait plus nourri ; encore affamé de cette vie surabondante, où il trouvait sa nourriture, il souffre cruellement de ce manque. On peut admettre que le tarissement de l’inspiration tient d’abord à l’affaiblissement des émotions et des images ; quelque chose en lui ne vibre plus, ce qui était éclatant est sans lumière ; ce qui était sonore, muet. Rien n’est plus misérable qu’une demi-mort. Or, il s’agit ici d’une demi-mort. Pour ma part, j’ai souvent observé chez quelques écrivains éprouvant ce malaise, qu’il s’accompagnait d’une mauvaise humeur presque perpétuelle, d’une aigreur qui les rendait non seulement tristes, mais agressifs, malveillants, misanthropiques, qu’ils jalousaient, non seulement les œuvres de leurs camarades, mais cette possibilité même de travail qui leur était interdite.

Le jour ou l’on pourra établir un travail complet sur ces phénomènes, il sera indispensable de les étudier chez tous les écrivains sur lesquels nous avons des renseignements précis. Il ne nous semble pas que jamais Balzac ait connu ce sentiment. Il paraît s’être introduit chez Flaubert quand il a commencé à prendre du bromure en abondance, pour lutter contre ses crises d’épilepsie. Mais il faudra faire, en tout cas, une première division entre les prosateurs et les poètes. Ce sont les poètes qui souffrent surtout de l’aridité et de l’impuissance, comme si le langage poétique naissait à un degré de l’esprit plus profond, mais inaccessible à la volonté, plus difficilement maîtrisable que celui auquel les prosateurs, même les plus lyriques, comme Chateaubriand, ont affaire. J’ai cité tout à l’heure Racine, Baudelaire, Mallarmé. On pourrait adjoindre les noms de Vigny, qui s’est tu pendant des années, de Musset et de Rimbaud, dont, à partir d’un certain âge, l’épuisement est devenu presque définitif.

Quand je cite ici le cas de Rimbaud, il est bien certain que je forme une hypothèse. La personnalité de Rimbaud nous apparaît comme quelque chose de si total, de si impénétrable, de si compact que nous avons de la peine à nous représenter en réalité ce qu’elle a été. Sa volonté de se faire voyant, elle-même, dépasse de beaucoup notre entendement. Non pas si on essaie de se faire de ce phénomène une vue abstraite et générale, – car alors rien n’est plus simple – mais si l’on essaie de se représenter de la manière la plus précise sur le plan pratique le détail psychologique de ses expériences. Quoi qu’il en soit, l’idée la moins absurde que l’on puisse former de lui est justement qu’il a obéi, un nombre très bref d’années, à une transe poétique d’une intensité extraordinaire et que cet état presque convulsif s’est brusquement interrompu. Nous ne pouvons savoir s’il a souffert ou non de cette épreuve. L’horreur qu’il eut ensuite pour toute littérature nous permet de supposer qu’il regretta son plus bel état. Mais encore une fois, nous sommes ici en plein inconnaissable. Admettons donc que les choses se soient passées comme nous le disons. C’est la version la plus vraisemblable et la plus naturelle.

Le don de poésie, même avec une force incomplète, semble inhérent à la jeunesse. Il est rare qu’il se prolonge dans l’âge mûr. Des exemples comme ceux de Hugo et de Goethe sont presque fabuleux. Il m’est arrivé de voir l’inspiration s’emparer d’un écrivain avec lequel je me trouvais, soit en voyage, soit dans son bureau. La transfiguration est évidente. Le visage s’apaise et rayonne en même temps, les traits se détendent, l’œil s’anime d’une clarté particulière, d’une sorte de désir étrange et qui ne tend à rien de réel. C’est une présence physique indubitable. Mais, dans les périodes d’aridité, l’apparence de l’homme se modifie aussi. Il advient qu’il ait le teint plombé et terreux, l’œil terne, le visage renfrogné, l’expression maussade. Alors que dans le premier cas, l’individu semble se dépasser ; dans l’autre, il est au-dessous de lui-même.

Je n’ai pas l’impression qu’aucun de ceux qui ont connu cet état d’aridité aient pu diagnostiquer ses causes. La crise intervient sans avertissement préalable. Elle n’a aucun rapport avec la santé ou la maladie. Il ne semble pas qu’elle ait de rapport avec les évènements de la vie passionnelle. Certaines circonstances l’aident à se manifester. Mais, si les mêmes circonstances se reproduisent, les mêmes conséquences n’auront pas lieu. Il s’agit vraisemblablement d’une vitalité particulière, d’une force peu connue et qui reste à découvrir, vitalité qui, ici encore, a peu de rapports avec le phénomène auquel nous donnons généralement ce nom et qui est lui-même, je crois, assez indéchiffrable encore. Lamartine a écrit une phrase magnifique et un peu mystérieuse : « Les grandes émotions, même celles de la mort, sont lyriques. » Nous nous trouvons ici tantôt devant les grandes émotions lyriques et tantôt devant l’impuissance à les éprouver. Mais par ce double jeu de courants alternatifs, nous pouvons tout de même concevoir l’utilité et la nécessité du lien qui les unit.

Dans un fort bel essai d’un poète autrichien peu connu en France, Hugo von Hofmannsthal, je lis une analyse savante de cette double marée qui submerge l’âme ou se retire d’elle. Il s’agit de lord Chandos qui écrit à Francis Bacon pour s’excuser de renoncer à toute activité littéraire. Voici en quels termes il lui peint son éloignement des préoccupations intellectuelles :

 

« Bref, mon cas est le suivant : j’ai perdu complètement la faculté de traiter avec suite, par la pensée ou par la parole, un sujet quelconque. D’abord il m’est devenu impossible de parler de choses élevées ou générales, en employant les termes dont pourtant tout le monde se sert couramment. J’éprouvais un malaise inexplicable à prononcer les mots « esprit », « âme », ou « corps ». Je me trouvais intérieurement empêché d’émettre un jugement sur les affaires de la cour, les incidents au Parlement, ou sur toute autre chose. Et cela non par égard pour n’importe qui ou quoi, car vous connaissez ma franchise, qui va jusqu’à l’imprudence ; mais les mots abstraits, dont pourtant la langue doit forcément se servir pour produire au jour un mouvement quel qu’il soit, tombaient en poussière dans ma bouche comme des champignons pourris. »

 

Le second stade que traverse lord Chandos est le suivant :

 

« Depuis lors je mène une existence que vous aurez peine, je le crains, à vous représenter, à tel point elle s’écoule sans vie spirituelle. Cette existence, il est vrai, ne se distingue guère de celle de mes voisins, de mes parents et de la plupart des gentilshommes qui possèdent des terres dans ce royaume ; et elle n’est pas tout à fait dépourvue de moments heureux et vivifiants. Il ne m’est pas facile de vous faire entrevoir en quoi consistent ces moments ; encore une fois les mots me font défaut. Car c’est quelque chose qui n’a pas de nom, et qui sans doute n’en saurait avoir, qui se dévoile alors à moi, versant comme en un vase, dans quelque objet visible de mon entourage journalier, un flot débordant de vie supérieure. »

 

Le troisième stade, le dernier de la pensée de lord Chandos, nous est révélé par les lignes suivantes :

 

« Vous avez eu la bonté d’exprimer votre mécontentement de ce qu’aucun livre de moi ne vous parvienne plus, « pour vous dédommager d’être privé de ma compagnie ». J’ai senti à ce moment avec une certitude qui ne laissait pas d’être douloureuse, que ni l’année prochaine, ni la suivante, ni dans aucune année de ma vie, je n’écrirai aucun livre, soit latin, soit anglais, et cela pour une raison bizarre et pénible que l’infinie supériorité de votre esprit saura, d’un regard non ébloui, situer à sa place dans le royaume des phénomènes corporels et spirituels harmonieusement déployé devant vous. Je veux dire que la langue dans laquelle il me serait donné peut-être, non seulement d’écrire, mais de penser, n’est ni le latin, ni l’anglais, ni l’italien, ni l’espagnol, mais une langue dont pas un mot ne m’est connu, une langue que me parlent les choses muettes et dans laquelle je devrais peut-être un jour, du fond de la tombe, me justifier devant un juge inconnu. »

 

Je crois inutile d’alourdir par des commentaires un texte dont la beauté est si évidente par elle-même, dont le sens est si complet. J’ai souvent rêvé que l’on pourrait réunir les meilleurs textes relatifs aux états de conscience que j’essaie de résumer ici. Mais je pense que si jamais cette anthologie paraissait, la lettre de lord Chandos en constituerait certainement une des perles les plus éclatantes. Ce texte est malheureusement trop peu connu et n’a pas atteint jusqu’ici, pas plus dans son pays d’origine qu’en France, la dixième partie de ceux qu’il aurait dû atteindre.

Cependant, si nous ne nous arrêtons pas au spectacle de l’être saisi en quelque sorte par des serres d’acier et voué, sinon à la paralysie, du moins à une véritable inhibition créatrice, si nous continuons à l’examiner dans son débat intérieur, nous trouvons deux attitudes bien différentes. Ou nous avons affaire à un homme torturé, persuadé qu’il est frappé d’une impuissance définitive ou même d’un mal physique, de plus en plus anxieux, s’acharnant à de vains efforts dans l’espoir de triompher de ce repli sur soi où il se sent diminué et ne trouvant de refuge ni en lui ni en autrui ; ou bien, au contraire, nous envisageons un auteur plus subtil, plus habitué aux roueries de notre moi et qui attendra sans impatience l’heure de la résurrection ; celui-là sait qu’il n’y a rien à faire, ou peu à faire, qu’il doit s’armer de patience et sans désespérer de lui-même, continuer sa vie régulière, en guettant, presque sans le montrer, l’heure où il sentira se réchauffer son foyer intérieur. Mais dans les deux cas, il est difficile de croire que quoi que ce soit hâtera ce dénouement.

Il y a peut-être une troisième solution, mais elle nous paraît si peu explorée encore que nous ne l’indiquons qu’à l’état d’hypothèse, d’hypothèse très vague.

Tout porte à croire que si l’écrivain, le poète, victime de cet abaissement de sa température, a découvert que, sans penser même au travail, certaines circonstances, certaines atmosphères, la traversée de certains états de conscience, l’utilisation même de tics, de manies personnelles, le mettent dans un état physique et moral de plaisir particulier, ou de malaise, ou d’inquiétude, ou d’inappétence particulière, il retrouvera, presque mécaniquement, l’amorce d’un nouvel élan ou évitera les motifs de rechute. On a publié, à ce sujet, des révélations curieuses. On sait que Schiller aimait à respirer des pommes pourries, qu’il gardait dans un tiroir de son bureau, avant de se mettre au travail. Détail plus curieux et moins connu, Hugo, chaque matin, dans sa lanterne de Guernesey, avant d’écrire des vers, en improvisait une cinquantaine, d’une valeur littéraire nulle, autant toutefois que des vers de Hugo puissent être nuls, mais d’une particulière outrance sensuelle. On ferait une liste de bizarreries de cet ordre. Elles coïncident certainement avec une émotion initiale, autour de laquelle l’écrivain a eu sa première inspiration.

Que ce sommeil de l’esprit soit long ou court, nous ne pouvons douter qu’il ne soit presque toujours fécond. Ce repos de l’esprit est comparable à celui de la terre, après l’automne. La sève redescend dans des régions inconnues, mais l’image n’est pas tout à fait juste puisque son retour est tout à fait irrégulier. Que se passe-t-il dans l’inconscient, en cette période d’immobilité apparente ? L’exemple est célèbre de l’enfant qui n’a pu trouver la solution de son problème, le soir, en se couchant et qui la voit lumineusement se dessiner devant lui à l’heure de son réveil. Quelqu’un, qui n’est pas tout à fait lui, a travaillé pour lui pendant qu’il dormait. Si je cesse de pouvoir travailler, quelqu’un qui n’est pas tout à fait moi engrange, dans un coin perdu de ma conscience, des idées et des émotions, jusqu’au jour où brusquement une clarté m’inondera et où, dans l’espace de quelques minutes, je verrai apparaître dans un ordre rigoureux des choses complètement achevées et auxquelles je sais que je n’ai jamais pensé, du moins consciemment et volontairement.

Cette aridité n’est donc qu’une période intermédiaire, qui nous sépare le plus souvent d’un progrès, d’un approfondissement de notre don. On peut admettre que cette crise intermédiaire est due à la fatigue de la course intérieure, qui a besoin de s’interrompre pour avoir un cours égal, au long d’une existence. Mais cette explication a quelque chose de bien mécanique. Il est plus sage de supposer que rien ne se faisant sans souffrance, la tristesse, l’amertume et l’horreur secrète de cette pauvreté d’inspiration produiront une détresse qui contribuera à la naissance nouvelle. Tout ce qui naît, naît dans un déchirement. Mais en ce cas, le déchirement consiste surtout à rompre ces parois de glace qui séparent le moi profond du moi superficiel et les empêchent de se rejoindre. Car ce n’est peut-être pas le moi profond qui est ainsi torturé. On peut croire qu’il a gardé confiance. Celui qui souffre est l’homme quotidien, qui a une ambition, une carrière, l’amour de son métier, qui se sent privé de tout ce qui lui est cher par une solitude morale qui lui semble une injustice. Ce ne sera que plus tard, quand il sera rentré dans sa voie véritable, qu’il pourra considérer que son épreuve a été une épreuve nécessaire et qu’il n’a plongé si durement dans l’indifférence que pour retrouver un jour cet heureux état qui permet toutes les réalisations.

De toutes façons, il nous est impossible de ne pas voir, dans toutes ces formes de la vie intellectuelle, un principe involontaire. Ce n’est pas que le travail obstiné, conscient, le travail de l’artisan et du technicien ne soit d’une aide puissante quand l’écrivain est repris par son Daimôn, – qu’on ne voie point ici l’éloge de la paresse ! – mais ce qui nous paraît résulter de l’expérience, c’est l’état de passivité presque absolue où se trouve l’esprit créateur, soit qu’il soit impuissant à créer, soit qu’il se trouve, si j’ose dire, en plein rendement. Dans les deux cas, il ne manœuvre pas. Son activité a beau rester lucide et presque aventureuse, ce n’est pas elle qui tient le volant de la direction, et si, au moment où il est de nouveau visité par une force agissante, il retrouve tout son pouvoir d’inspiration, ce n’est tout de même pas ce pouvoir qui aura réussi à remettre en état une machine engourdie. Dans l’un et dans l’autre cas, il obéit ; il ne commande pas ; à moins, je le répète, qu’il ait su disposer autour de lui, d’une façon sournoise et indirecte, ces éléments émotifs, dont il sait sur lui l’heureuse influence ; et encore faudrait-il établir que ces éléments agissent à coup sûr : rien n’est moins prouvé.

Je n’ai pas voulu donner à ce rapport bien incomplet la forme d’un essai réfléchi et logique, mais seulement vous soumettre des réflexions éparses, qui sont le fruit de nombreuses expériences, soit personnelles, soit empruntées à l’expérience d’autrui, soit trouvées dans des témoignages littéraires plus ou moins connus. Je regrette de vous avoir apporté si peu. Il semble bien que ce sujet soit difficilement saisissable ou qu’il ait peu attiré l’attention des intéressés. J’aurais pu prolonger l’analyse de ces deux états, mais je n’aurais rien ajouté à ce que je vous ai dit. Je voudrais que l’ensemble d’observations que vous m’avez demandé incite les écrivains, chez lesquels le métier littéraire n’est pas uniquement un travail de fiches ou une narration plus ou moins scolaire, mais une manifestation de leur vie authentique, à prendre l’habitude d’étudier de plus près les phénomènes de l’inspiration et de l’aridité. Il est curieux que tant d’entre eux, qui nous ont confié avec tant de soin d’insignifiants détails de leur existence, soient demeurés si réservés sur ce qui constitue l’essentiel de leur personnalité.

 

 

 

 

Edmond JALOUX,

dans « Illuminations et sécheresses »,

Études carmélitaines, 22e année,

vol. II, octobre 1937.

 

 

 

 

 

 

 

 

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