Albigeois

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Louis-François JÉHAN DE SAINT-CLAVIEN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I. – Esquisse historique.

 

L’Église, parvenue à l’apogée de sa puissance temporelle et de son influence politique, et, par là même, à de grandes richesses territoriales, avait déjà souvent été fort injustement jugée faute d’une véritable critique historique. Les intérêts lésés et l’esprit de parti fournirent bientôt un nouveau texte d’accusations triviales et exagérées ; on lui reprocha ses richesses, qui, sans doute, avaient leur danger, et son alliance étroite avec le siècle, qui n’était pas non plus sans péril. On en fit sortir toute espèce de maux. Les voix isolées, les sectes particulières qui, antérieurement, s’étaient élevées contre l’organisation de l’Église, et qui se multiplièrent d’une manière inquiétante, insistèrent, dans un langage passionné, et en donnant l’exemple d’une pauvreté volontaire et de mœurs austères, sur la nécessité d’en revenir à l’Église primitive, à l’Église apostolique, pauvre, libre et séparée de l’État. Les sectes firent d’autant plus d’impression qu’elles parlaient contre un clergé en partie sécularisé dont plusieurs membres paraissaient peu soucieux de la sanctification du troupeau ; et qu’elles s’autorisaient, en outre, des efforts sous certains rapports analogues, et des prophéties menaçantes, de hauts et saints personnages de l’Église, tels que saint Bernard, sainte Hildegonde, Malachie d’Armagh, Joachim de Calabre 1. L’opposition contre la constitution de l’Église, le mépris de sa doctrine, le dédain de toute science, un enthousiasme violent et sombre, et enfin certaines erreurs gnostiques et manichéennes, tels furent les caractères communs à toutes les hérésies qui alors désolèrent l’Église. Ces sectes, qui s’étaient propagées en silence, furent bientôt encouragées à la publicité par l’exemple que leur donnait l’opposition des empereurs et des grands contre l’Église. On vit paraître d’abord l’enthousiaste Tanchelme 1115-1124, qui avait formé une secte particulière en Brabant ; il prétendait être le fils de Dieu, posséder la plénitude de la Divinité, méprisait les sacrements ainsi que la hiérarchie ecclésiastique et défendait de payer la dîme. Éon (Eudes de Stella), qui errait en Bretagne et en Gascogne, se donna aussi pour le fils de Dieu et voulut fonder un royaume ; il semblait qu’on allait voir renaître toute la série des hérétiques qui autrefois s’étaient élevés en Samarie pour jouer le rôle du Messie ; le concile de Reims 1148 condamna Éon à une prison perpétuelle. Pierre de Bruis, prêtre dégradé, fit grand bruit dans le sud de la France depuis 1104 ; il rejetait le baptême des enfants, le sacrifice de la Messe, et ne considérait l’Eucharistie que comme un signe commémoratif : pour les adorateurs en esprit, disait-il, il n’est pas besoin d’Église. Il brûla, en conséquence, à Saint-Gilles, près d’Arles, toutes sortes d’images, excita contre lui la fureur du peuple, qui finit par le tuer (Petrobusiani). Après lui vint un moine nommé Henri de Lausanne 1116-1148 qui, dans son zèle fanatique contre toute espèce de culte, proscrivait même les chants d’Église. Ses emportements contre le clergé et son éloquence lui gagnèrent beaucoup de partisans en Suisse, en Savoie (Henriciani). Hildebert, évêque du Mans, chercha en vain à l’accueillir avec bienveillance ; Henri continua à prêcher publiquement contre le clergé, se prétendant animé d’un esprit supérieur ; le concile de Pise, et plus tard celui de Reims 1148, le condamnèrent à un emprisonnement perpétuel dans un couvent où il mourut.

Le nom présomptueux de cathares (χαθάροί) se rapporte à diverses sectes, dont quelques-unes présentent les caractères des sectes gnostiques et manichéennes. Les plus austères et les plus instruits de tous ces cathares enseignaient que ce n’est pas le Dieu de la lumière, mais bien le dieu des ténèbres, le diable, qui est l’auteur de toutes les choses visibles ; que son fils Lucifer a séduit une partie des anges dans le ciel et les a emprisonnés dans les corps ; que les anges captifs forment une classe particulière et choisie parmi les hommes pour la délivrance desquels un ange, le Christ, est descendu du ciel, sans prendre cependant véritablement la nature humaine. Cette théorie ruinait par le fait tous les principes du christianisme ; et, en effet, les cathares niaient les sacrements, la résurrection, et déclaraient le mariage un contrat institué par le dieu du mal. Toute responsabilité morale tombait par la distinction des sommes en deux classes, dont l’une participait sûrement à la rédemption et arrivait infailliblement au salut ; dont l’autre, en vertu de son origine mauvaise, était fatalement incapable d’arriver jamais à la vertu et à la sanctification. De là leur maxime : Un enfant qui n’a vécu qu’un jour est puni comme Judas le traître ou un brigand de grande route. Les péchés se remettaient chez eux d’une façon magique par ce qu’ils appelaient le consolamentum ou l’imposition des mains, sans que le repentir fût exigé, mais sous la condition que l’initié admis par là même au rang des parfaits, s’obligeât à une vie austère et exempte de tout péché. Comme il n’était pas facile d’obtenir cette force et cette persévérance, et que, d’après l’opinion de la secte, le grâce du Saint-Esprit étant inamissible, la chute après le consolamentum prouvait que celui-ci avait été nul dès le principe ; comme cependant les chutes fréquentes des consolés ébranlaient la théorie, ces fanatiques finirent par ne plus accorder le consolamentum, sauf de rares exceptions, qu’à des malades en danger d’une mort prochaine, ou sous la condition de se mettre in endura, c’est-à-dire de se donner lentement la mort en se privant de nourriture ou en se faisant tirer beaucoup de sang 2. Ils s’estimaient les successeurs immédiats du Christ et des apôtres, combattaient le clergé de l’Église catholique, et prétendaient qu’en recevant les sacrements de l’Église on prenait part à ses péchés. Ils résidaient principalement dans la haute Italie et dans la France méridionale, mais ils se répandirent aussi le long du Rhin dans le pays de Trèves 1121 et en Angleterre 1159 3 sous les différents noms de cathares, hérétiques, patarins, milanais, publicains, bons-hommes. Alexandre III, ayant vu l’inutilité des efforts qu’on avait faits pour les ramener à l’Église catholique, et l’inefficacité des décrets des conciles promulgués à leur sujet, donna des ordres fort sévères contre eux 4. Enfin les circoncis, qui se montrèrent surtout en Lombardie, formèrent une secte tout opposée aux cathares. Ceux-ci rejetaient en partie l’Ancien Testament ; ceux-là soutenaient, au contraire, l’existence permanente des cérémonies et des lois judaïques, et opposaient au docétisme des cathares les opinions ébionites et ariennes sur le Christ 5. Nous ne disons rien des Vaudois, qui avaient avec toutes ces sectes une multitude d’affinités.

Les albigeois poussèrent aux dernières extrémités les erreurs gnostiques et manichéennes des cathares et leur opposition à l’Église et à sa constitution. Albi, en Languedoc, leur donna son nom, depuis la Croisade qui fut entreprise contre eux. Ils prétendaient que le mauvais esprit était le créateur de toutes les choses visibles. Leur dualisme aboutissait aux plus monstrueuses conséquences. Partant de l’opinion que le mal est l’auteur du monde sensible, et l’impureté la voix de toute génération, ils s’abstenaient donc de toute chair, les poissons exceptés. Par le même motif, les plus rigides d’entre eux rejetaient le mariage comme une impureté ; d’autres ne le permettaient qu’avec une vierge, les époux devant se séparer après la naissance du premier enfant. D’autres enfin, plus relâchés, donnaient toute carrière aux passions charnelles et tombaient dans les plus abominables excès ; aussi bien, disaient-ils, l’homme vient non de Dieu, mais du péché. Les âmes, toutes créées en même temps, sont des esprits déchus qui doivent se purifier à travers les différents corps qu’ils revêtent, pour revenir à leur état primitif. Cette purification ne peut se faire que par les bonnes œuvres. Il n’y a pas de péchés rémissibles ; tous sont également dignes de la mort, mais leur châtiment se termine avec cette vie. Quelques-uns allaient plus loin encore, niaient l’immortalité et tout ce qui ne tombe pas sous les sens ; quelques autres déduisaient de la prescience divine une sorte de fatalisme, et refusaient la liberté, non seulement à l’homme, mais à Dieu même. Quoique Alexandre III eût déjà fait prêcher la Croisade des albigeois 1164, cependant on n’agit vigoureusement contre eux que sous Innocent III, qui jugeait leur doctrine la ruine de l’Église et de la société et les déclarait pires que des Sarrasins. Il leur envoya d’abord, avec plein pouvoir 1198, deux moines de Cîteaux, Rainier et Guido, chargés de les ramener, par la prédication et la discussion, à l’Église catholique. Leur tentative n’ayant pas eu de résultat, ils reçurent de l’évêque espagnol Diego d’Osma et du sous-prieur de la cathédrale, Dominique, le conseil de renvoyer leur suite, de marcher dans la pauvreté apostolique et d’essayer de nouveau par là de convertir les hérétiques. Cette pensée inspirée de Dieu fut embrassée avec ardeur par les nouveaux légats, Pierre de Castelnau et Raoul, qui s’avancèrent les pieds nus et dans un appareil tout évangélique, sans réussir beaucoup mieux que leurs prédécesseurs. Pierre de Castelnau fut même assassiné, et on accusa sans fondement de ce meurtre Raimond VI, comte de Toulouse, généralement reconnu comme le protecteur de ces hérétiques et qui avait eu quelque différend avec Pierre. C’est alors qu’Innocent fit prêcher une Croisade contre les albigeois par Arnaud, abbé de Cîteaux ; le brave et fidèle Simon, comte de Montfort, la termina avec bonheur. Raimond, réduit à toute extrémité, promit obéissance à l’Église, donna sept forteresses en gage, fit publiquement pénitence et se joignit lui-même à la Croisade. On se tourna alors contre Roger, vicomte de Béziers et de Carcassonne, et contre le comte de Foix. La ville de Béziers fut prise d’assaut 1209 et beaucoup d’habitants furent tués sans distinction de croyances, de sexe ni d’âge 6. Puis on attaqua les vassaux du comte Raimond, qui, malgré le courroux qu’il manifesta, obtint des légats la cession du pays conquis qu’il avait demandé avec instance à Rome, et que le Pape Innocent lui avait accordé, s’inquiétant plus de la destruction de l’hérésie que du sort de ses fauteurs. Raimond, malgré la clémence de Rome et les premiers avertissements qu’il avait reçus, soutint secrètement les albigeois assiégés dans Lavaur 1211, et fut enfin complètement vaincu dans une nouvelle et cruelle Croisade. Montfort obtint au concile de Montpellier, comme vaillant soldat du Christ et invincible défenseur de la foi catholique, le pays qu’il avait conquis, et le quatrième concile de Latran 1215 confirma la donation. Innocent apprit avec une vive douleur les cruautés inouïes qu’on avait commises à son insu 7 dans cette sanglante Croisade.

Tels sont les faits généraux de la guerre contre les albigeois. Maintenant il s’agit de disculper l’Église, et surtout Alexandre et Innocent III.

 

II - L’Église disculpée.

 

L’Église a été gravement inculpée dans l’affaire des albigeois, non-seulement par des écrivains qui se sont déclarés leurs défenseurs, mais encore par des historiens ecclésiastiques qui détestaient leurs doctrines et leur conduite. On lui a reproché de s’être écartée, au XIIe siècle, de ses anciens principes, et d’avoir tenu contre les hérétiques une conduite différente de celle des évêques du IVe et du Ve siècle. On l’a accusée d’avoir été cruelle, intolérante, envers les hérétiques, et d’avoir voulu les convertir par le fer et le feu, au lieu de les ramener par la douceur, comme les anciens Pères l’avaient commandé et pratiqué. Voyons si ces reproches sont fondés, et si les hommes éminents qui, au XIIe siècle, occupaient le siège de saint Pierre, ont méconnu l’esprit de l’Église. On sait que plus de trente ans avant la Croisade prêchée contre les albigeois la guerre avait été sollicitée par le comte de Toulouse, et résolue par deux souverains, ceux de France et d’Angleterre. L’Église n’est donc pour rien dans cette résolution.

1o Longanimité du pape Alexandre. – Le pape Alexandre, son digne représentant, a détourné au contraire les souverains de la guerre et l’a changée en mission. C’est ce qui résulte de la relation d’un des missionnaires, qui observe qu’ils sont partis ad imperium domini Papæ, en vertu d’un ordre du pape 8. La mission ne produisit aucun résultat. L’hérésie avait fait trop de progrès dans les villes du midi, ses partisans étaient trop fiers et trop opiniâtres pour céder à la douceur et à la persuasion. La force des armes pouvait seule remédier à cet état de choses ; c’était l’avis du comte de Toulouse et celui des deux rois. Tel était l’état des choses en 1178.

Le Pape, en substituant la mission à la guerre, n’avait écouté que les sentiments que lui inspirait la charité. Il ne connaissait pas toute l’étendue du mal, toute la profondeur de la plaie dont les provinces méridionales étaient affligées. Il n’avait pas pesé toutes les paroles de la dépêche du comte de Toulouse au chapitre de Cîteaux ; peut-être cette pièce ne lui était-elle pas parvenue. D’ailleurs, devons-nous être surpris que le Pape ait ignoré le triste état du midi, puisque les missionnaires eux-mêmes, qui étaient en France, l’ignoraient en grande partie : car ils disent dans leur relation que tout ce qu’ils avaient entendu dire n’était pas le tiers de ce qu’ils voyaient. Quoi qu’il en soit, le pape Alexandre, en détournant les souverains de leur projet de guerre, a commis une erreur inspirée sans doute par l’ignorance des faits et par sa trop grande charité. Il a voulu étouffer par une mission une hérésie qui, ayant pris un immense développement, ne pouvait plus être comprimée que par la force des armes. Le comte de Toulouse, qui était sur les lieux, en avait jugé ainsi. « Le glaive spirituel, avait-il dit, est insuffisant, il faut le glaive matériel. L’hérésie ne peut être extirpée sans une force supérieure, celle du roi de France. » En effet, si la présence des commissaires, si mal reçus à Toulouse, a pu intimider pour un moment les rebelles jusqu’à les obliger de se cacher, que n’aurait pas fait le roi lui-même, s’il était venu à la tête de ses troupes ? En punissant quelques chefs hérétiques, en réduisant les autres par la force des armes, et en obligeant les seigneurs à s’opposer à l’hérésie et à maintenir l’ordre dans leurs provinces, il aurait mis fin à l’hérésie sans grande effusion de sang. Enfin, en 1178, il était encore facile de remédier au mal ; le comte de Toulouse en était persuadé, et la suite de l’histoire a montré qu’il ne s’était point trompé. À cette époque on aurait terminé en quelques jours ou en quelques mois ce que plus tard on aura de la peine à terminer après trente ans de guerre. Mais les occasions passent et souvent ne reviennent plus. Il faut les prendre au front, par les cheveux, disait le célèbre Photius : quand on les laisse passer, on ne peut plus les saisir. C’est ce qui est arrivé dans l’histoire des albigeois.

Le Pape Alexandre a eu lieu de se convaincre que les missions ne suffisaient plus pour arrêter les progrès de l’hérésie. Il aura été informé de l’état des choses par le rapport des missionnaires, et peut-être aussi par celui du  roi de France. À cette époque l’Église avait un peu de repos. Le Pape Alexandre était sorti victorieux des longues et terribles luttes qu’il avait eu à soutenir. Il avait mis fin au schisme des antipapes, qui avait duré 17 ans ; l’empereur s’était réconcilié avec lui ; Henri II, roi d’Angleterre, accusé par l’opinion publique d’avoir été complice du meurtre de Thomas Becket, archevêque de Cantorbéry, s’était justifié et avait reçu l’absolution et la pénitence de l’Église.

Le pape Alexandre, informé de la situation des provinces du midi, en fait le sujet principal de ses occupations. Il convoque pour le carême de 1179 un concile général au palais de Latran, pour aviser, de concert avec les évêques et les princes, au moyen d’éteindre l’hérésie. C’est le principal motif du concile, qui est le troisième de ce nom. Il était composé de plus de 300 évêques venus de toutes les parties de l’Europe et même de l’Asie. La plupart de ces évêques étaient seigneurs temporels, et pouvaient par conséquent faire des règlements concernant la police des États. D’ailleurs, les princes chrétiens y avaient envoyé des ambassadeurs pour sanctionner les peines temporelles qu’on pourrait établir contre l’hérésie. On en établit en effet, parce qu’on avait acquis l’expérience de l’insuffisance des peines spirituelles, dont les hérétiques ne faisaient plus aucun cas. Mais l’Église a bien soin dans ce concile de distinguer les peines spirituelles, qu’elle décerne par sa propre autorité, d’avec les peines temporelles, qu’elle décerne avec le consentement et avec le secours des princes. Voici comme elle s’exprime dans son canon porté coutre l’hérésie :

« Quoique l’Église, comme dit saint Léon, contente de prononcer des peines spirituelles par la bouche de ses ministres, ne fasse point d’exécutions sanglantes, elle est pourtant aidée par les lois des princes chrétiens, afin que la crainte des châtiments corporels engage les coupables à recourir au remède spirituel. »

Voilà le préambule de décret, rien de plus juste. Elle ne fait pas d’exécutions sanglantes ; mais, blessée dans ses droits, attaquée dans son culte, elle invoque les lois des princes : c’est un droit dont elle userait en pareil cas, aujourd’hui comme autrefois. Après avoir établi ce principe, le concile distingue deux sortes d’hérétiques dans le midi de la France : ceux qui prêchent publiquement l’erreur, et ceux qui la mettent en pratique par le fer et le feu, ceux qui prêchent le nouveau culte, et ceux qui l’établissent par la force et la violence. Quant aux premiers, il les anathématise, eux et leurs fauteurs, les sépare de la communion des fidèles, défend d’offrir pour eux 9 le saint sacrifice de la messe, et de leur donner la sépulture chrétienne. Par là on voit que le concile n’emploie que des peines spirituelles contre ceux qui se contentent d’enseigner et de prêcher l’hérésie. Quant aux seconds, qui servaient de bras aux premiers et qui allaient dévaster les provinces, le concile établit des peines temporelles, recommande même aux chrétiens de se défendre et de repousser la force par la force. Rien de plus juste. Il est permis de se défendre, c’est un droit naturel qui appartient à tous, et qui est autorisé par toutes les lois, civiles et religieuses. Mais laissons parler le concile lui-même :

« Quant aux brabançons, dit-il, aragonais, navarrais, basques, cottereaux et triaverdins, qui ne respectent ni veuves, ni orphelins, ni âge, ni sexe, mais pillent et désolent tout comme des païens... »

Voilà bien les violences telles que les pratiquaient ces socialistes du XIIe siècle. Elles sont constatées par un concile de trois cents évêques, qui savaient ce qui se passait, et dont le témoignage est par conséquent irréfragable. Trois cents évêques attestent les désordres du midi ; quel fait plus certain ? Mais le concile établit encore une distinction entre ceux qui soudoient, retiennent ou protègent ces bandits, comme faisaient plusieurs seigneurs du midi de la France ; et ceux qui commettent les excès, le fer à la main. Quant aux premiers, le concile veut qu’on les dénonce et qu’on les excommunie nommément tous les dimanches et fêtes, et qu’on dégage leurs sujets de toute obligation de fidélité, d’hommage et d’obéissance, tant qu’ils persévéreront dans l’hérésie : c’était une suite de l’excommunication. On voit que le concile veut frapper les seigneurs qui protégeaient les hérétiques, mais les peines ne sont que spirituelles.

Contre ceux, au contraire, qui commettent ouvertement des violences, le concile, aidé par les princes, ordonne de prendre les armes, de leur résister, de confisquer leurs liens et permet de les réduire en servitude.

Nous enjoignons à tous les fidèles, dit le concile, pour la rémission de leurs péchés, de s’opposer courageusement à ces ravages, et de défendre par les armes le peuple chrétien contre des malheureux. Nous ordonnons aussi que leurs biens soient confisqués, et qu’il soit permis aux princes de les réduire en servitude 10.

Le concile, au lieu d’avoir été trop sévère, a poussé au contraire la modération jusqu’à la dernière limite ; car, après tout, il n’établit des peines temporelles que contre les bandes de brigands qui servaient de bras aux manichéens. Pour les autres, c’est-à-dire pour ceux qui prêchent les doctrines, qui soufflent le feu de la révolte, qui font marcher les bandes, comme pour ceux qui les reçoivent, les favorisent, il n’y a que des peines spirituelles. Cependant ils sont aussi coupables que les premiers ; ils sont plus coupables encore, parce qu’ils sont les premiers auteurs du désordre. Tant qu’on ne touchera pas à eux, les brigandages iront toujours croissant.

Le décret du concile, en n’établissant que des peines spirituelles contre les chefs, est bien insuffisant ; car ils les méprisent. Ce qui est plus malheureux encore, il n’est point exécuté, malgré le soin que prit Pons d’Arsac, archevêque de Narbonne, de le renouveler dans sa province et de le revêtir du sceau de son autorité 11 ; car il survint après la tenue de ce concile une telle complication d’évènements, qu’on fut obligé d’oublier tous les dangers de l’Église du midi.

En 1180, Louis le Jeune, VIIe de ce nom, meurt en laissant à son jeune fils Philippe Auguste un royaume plein de troubles et d’embarras monarchiques. Henri II, roi d’Angleterre, vit ses fils se révolter contre lui, et employa le reste de ses jours à les réduire. À sa mort, Richard Cœur-de-Lion et Philippe Auguste se firent une guerre d’autant plus vive, qu’elle avait deux mobiles, rivalité de gloire et rivalité de puissance.

Le midi lui-même fut troublé par les prétentions des souverains. Le comte de Toulouse prétendait au marquisat de la Province proprement dite ; le roi d’Aragon s’en était emparé à la mort de Raimond Béranger, tué au siège de Nice, en 1177. De là une guerre acharnée à laquelle prirent part tous les seigneurs du midi et du littoral de la Méditerranée.

La papauté elle-même a de graves occupations. En 1183, Saladin, sortant de l’Égypte, s’avance par une marche rapide à travers la Palestine, et s’empare de Jérusalem. Comme à l’ordinaire, les Croisés invoquent le secours de l’Occident. Tout le fardeau d’une nouvelle Croisade tombe sur le bras des Papes. À leurs exhortations, l’élite des guerriers chrétiens se transporte en Orient. De la sorte, les catholiques du midi sont abandonnés à leur propre sort : ils ont la douleur de voir leurs églises profanées, brûlées et ruinées de fond en comble, leurs évêques chassés ou agissant de connivence avec les nouveaux docteurs. Ils sont en proie aux insultes des hérétiques et obligés de fuir leurs habitations, s’ils ne veulent pas devenir victimes de leur fureur. De grandes calamités pèsent sur tout le midi. Les princes voisins, qui seuls pouvaient les secourir, sont entraînés ailleurs par leur gloire ou leur ambition ; le glaive matériel qui devait se tirer contre l’hérésie est rougi du sang des chrétiens.

Cependant, la papauté, malgré ses innombrables embarras, n’est pas sourde aux cris des catholiques du midi. En 1184, Henri, qui d’abbé de Clairvaux était devenu cardinal et évêque d’Albano, fut envoyé en France en qualité de légat. C’est le même Henri qui, envoyé dans cette mission ordonnée par le Pape et par les deux rois, nous en a laissé une relation ; il connaissait donc la situation du pays.

Arrivé dans le midi, il frappa un grand coup en déposant deux archevêques, ceux de Lyon et de Narbonne, probablement parce qu’ils n’avaient point résisté avec assez de vigueur aux hérétiques. L’évêque de Poitiers fut placé à Lyon, et l’évêque de Béziers, Bernard Gaucelin, à Narbonne. Le légat se mit ensuite à la tête des catholiques, et après avoir formé une petite armée, il prit, malgré une vive résistance, le château de Lavaur, et força le comte Roger de Béziers et plusieurs autres seigneurs à abjurer l’hérésie. Par leur acte d’abjuration, nous voyons de nouveau que les doctrines des albigeois ne diffèrent pas de celles des anciens manichéens 12. Mais l’abjuration des princes n’était pas sincère, ils revinrent à leurs erreurs aussitôt que le légat et les catholiques qu’ils commandaient se furent retirés 13. Les différentes bandes continuèrent à désoler le pays. Dans le Berri, ils commirent des excès inouïs, auxquels ils ajoutèrent de sanglants outrages. Ils violaient les femmes en présence de leurs maris, incendiaient les églises, faisaient souffrir d’horribles tourments aux religieuses et aux prêtres, foulaient d’ailleurs aux pieds la sainte Eucharistie, enlevant les vases sacrés, et mettant sur la tête de leurs concubines les corporaux en forme de voiles 14. Les catholiques du pays, s’étant unis pour leur défense commune, en tuèrent, selon les uns, 7,000, selon les autres plus de 10,000 près de Châteaudun. Cette victoire ne les mettait pas encore à l’abri de leurs insultes : il fallut que Philippe Auguste leur envoyât des troupes auxiliaires pour les en délivrer 15. La même année on en découvrit à Arras ; ils furent interrogés et condamnés par l’archevêque de Reims, livrés au bras séculier et brûlés sur la place publique 16, le nord de la France ne voulant pas s’attirer les malheurs du midi.

Ainsi, la guerre civile fut allumée dans le midi, non par les catholiques, par les Papes ou les évêques, mais par les manichéens, qui ne gardaient plus aucun ménagement, et prêchaient leurs abominables doctrines, en employant le fer et le feu contre ceux qui n’en veulent pas. Les évêques étaient trop faibles pour leur résister. La plupart des seigneurs les favorisaient, soit en secret, sait en public.

2o Sévérité de Lucius III. – Après ces faits, le Pape Lucius III, qui avait succédé à Alexandre en 1181, et qui, sans être savant, était expérimenté dans les affaires, sentit l’insuffisance du décret de Latran. Ce décret, comme nous l’avons vu, n’établissait de peines temporelles que contre ceux qui ravageaient les provinces ; mais leurs chefs, leurs protecteurs et leurs fauteurs, aussi coupables, et peut-être plus coupables encore, n’étaient frappés que de peines spirituelles dont ils ne tenaient aucun compte. Le Pape Lucius III voit bien que tant que ces derniers ne seront pas punis, on cherchera en vain à détruire les bandes. Il assemble donc, en 1184, à Vérone, une nombreuse assemblée composée de cardinaux, d’évêques, de princes et de seigneurs, parmi lesquels l’empereur d’Allemagne tenait le premier rang. Il confirme d’abord le décret du concile de Latran, en renouvelant tous les anathèmes prononcés contre ceux qui prêchent, qui professent ou enseignent l’hérésie, comme aussi contre ceux qui les reçoivent, les favorisent ou les protègent. Mais il ne s’arrête pas là, comme l’a fait le concile de Latran. Avec le concours de l’empereur et des princes, il établit des peines temporelles en ces termes :

« Et parce que la sévérité de la discipline ecclésiastique est quelquefois méprisée par ceux qui n’en comprennent pas la vertu, nous ordonnons que ceux qui seront manifestement convaincus des erreurs susdites, s’ils sont clercs ou religieux, soient dépouillés de tout ordre et bénéfice et abandonnés à la puissance séculière pour recevoir la punition convenable ; si ce n’est que le coupable, sitôt qu’il sera découvert, fasse abjuration entre les mains de l’évêque du lieu. Il en sera de même du laïque, et il sera puni par le juge séculier s’il ne fait abjuration. Ceux qui seront seulement suspects seront punis de même, s’ils ne prouvent leur innocence par une purgation convenable. Mais ceux qui retomberont après l’abjuration ou la purgation seront laissés au jugement séculier, sans être plus écoutés. »

Ainsi, ceux qui seront convaincus d’hérésie par les juges ecclésiastiques, s’ils ne se rétractent, seront dépouillés de leurs biens, livrés au bras séculier et punis selon les lois civiles. Si, après leur abjuration, ils retombent, ils ne seront plus écoutés par l’Église, c’est-à-dire ils seront livrés au bras séculier. Le pontife donne ensuite de sévères instructions aux évêques du midi, dont plusieurs étaient négligents à remplir leurs devoirs. D’un côté ils n’appliquaient pas les censures prononcées par les conciles, de l’autre ils ne visitaient pas leurs diocèses pour les purger de la contagion de l’hérésie, deux devoirs importants qui leur sont recommandés. Voici comme le Pape s’exprime :

« L’excommunication que nous voulons étendre à tous les hérétiques sera renouvelée par tous les évêques aux grandes solennités ou quand l’occasion s’en présentera. Les évêques qui seront négligents à le faire seront suspendus de leurs fonctions épiscopales pendant trois ans. Nous ajoutons, par le conseil des évêques et sur la remontrance de l’empereur et des seigneurs de sa cour, que chaque évêque visitera une ou deux fois l’année, soit par lui-même, soit par son archidiacre ou par d’autres personnes capables, les lieux de son diocèse où l’on dit qu’il y a des hérétiques ; là il fera jurer trois ou quatre hommes, au plus, de bonne réputation, et s’il juge à propos, tout le voisinage ; que s’ils apprennent qu’il y ait parmi eux des hérétiques où des gens qui tiennent des conventicules secrets ou qui mènent une vie différente du commun des fidèles, ils les dénonceront à l’évêque ou à l’archidiacre. L’évêque ou l’archidiacre appellera devant lui les accusés ; s’ils ne se purgent suivant la coutume du pays ou s’ils retombent, ils seront punis par le jugement des évêques. Que s’ils refusent de jurer, ils seront déclarés hérétiques. »

Mais toutes ces dispositions seront inutiles si, comme par le passé, les seigneurs protègent les hérétiques et refusent leur concours à l’Église. Le concile, pour obvier à cet inconvénient, rappelle les seigneurs à leurs devoirs, et les menace même de peines temporelles et spirituelles s’ils ne les remplissent pas. En voici les termes :

« Nous ordonnons, de plus, que les comtes, les barons, les recteurs et les consuls des villes et des autres lieux promettent par serment, suivant la monition des évêques, d’aider efficacement l’Église en tout ce que dessus, contre les hérétiques et leurs complices, quand ils en seront requis, et qu’ils s’appliqueront de bonne foi à exécuter, selon leur pouvoir, ce que l’Église et l’Empire ont statué sur cette matière ; sinon ils seront dépouillés de leurs charges et ne seront admis à aucune autre, outre qu’ils seront excommuniés et leurs terres mises en interdit. La ville qui résistera à ce décret, ou qui, étant avertie par l’évêque, négligera de punir les contrevenants, sera privée du commerce des autres villes et perdra la dignité épiscopale. En généra, tous les fauteurs d’hérétiques seront notés d’infamie perpétuelle, et comme tels exclus de l’office d’avocats et de témoins de toute autre fonction publique 17. »

Tel est le décret qui a été fait par le concours des deux puissances, pour l’extirpation de l’hérésie albigeoise. L’Église emploie les censures ecclésiastiques ; l’empereur, les seigneurs et les magistrats y attachent des peines temporelles. De cette sorte, l’hérétique puni par l’Église est puni également par la puissance civile. Mais on voit la différence entre ces deux décrets. Celui du congrès de Vérone frappe de peines temporelles ceux que le décret de Latran n’avait soumis qu’à des censures ecclésiastiques. Les docteurs et les protecteurs des hérétiques sont maintenant dépouillés de leurs biens et de leurs dignités, livrés au bras séculier et punis selon les lois, s’ils ne font point abjuration. Auparavant ils étaient seulement excommuniés et séparés de la communion des fidèles.

Quand on lit ce décret isolément, sans faire attention aux faits de l’histoire, et sans examiner contre qui il est dirigé, on serait tenté de croire que le Pape, les évêques et les princes punissent pour le seul crime d’hérésie, ou, comme on dit, pour de simples opinions. Mais il n’en est pas ainsi, le concile frappe non l’hérésie spéculative, ou raisonneuse, mais l’hérésie agissante et dévastatrice ; l’hérésie qui se produit au dehors par des attentats aux mœurs publiques, par des attentats contre le culte catholique et contre la vie et la propriété de ceux qui le professent, crimes qu’on punirait aujourd’hui comme autrefois. Car, si nous n’avons plus de lois contre l’hérésie, nous en avons contre les effets de l’hérésie. L’attentat, dit notre Code pénal, art. 91, dont le but sera soit d’exciter à la guerre civile, en armant ou en portant les citoyens ou habitants à s’armer les uns contre les autres, soit de porter la dévastation, le massacre ou le pillage dans une ou plusieurs communes, sera puni de mort. Les complices, c’est-à-dire ceux qui par dons, promesses, abus d’autorité ou de pouvoir ou par machinations ou artifices ont provoqué l’action ou ont donné des instructions pour la commettre sont punis de la même peine (art. 59, 60). D’un autre côté, les lois de notre Code pénal contre les associations illicites et contre les attentats aux mœurs (art. 291, 300), ne se concilieraient pas non plus avec les assemblées nocturnes des manichéens. En comparant le décret de Vérone avec ceux de notre Code pénal, on voit qu’il est impossible de le blâmer sans déchirer notre propre législation. L’hérésie ne doit point servir de passeport à des désordres qui ont été réprimés dans tous les temps. Mais ce décret, comme celui du concile de Latran, ne fut point exécuté ; à cette époque, il fallait autre chose qu’un décret. Les seigneurs du midi favorisent l’hérésie, les évêques sont ou trop mous ou trop faibles pour leur résister. Les Papes, ouvre les embarras que leur cause une nouvelle Croisade pour la Palestine, se succèdent rapidement sur le trône pontifical et n’ont pas le temps de rien entreprendre. Les hérétiques restent donc tranquilles jusqu’à l’avènement d’Innocent.

3o Justification d’Innocent III. – Depuis le décret de Lucius III (1184), il se passa un espace de 24 ans, sans que les albigeois eussent éprouvé aucune opposition sérieuse. Ils furent au contraire favorisés par de nouveaux protecteurs sous lesquels ils purent agir à volonté. Ils en profitèrent largement pour se fortifier de plus en plus dans le midi de la France, et pour s’étendre dans les pays voisins. Ils avaient établi des évêchés en Espagne, envoyé des missionnaires dans l’intérieur de la France, dans les comtés de Nevers, d’Auxerre, en Lorraine, et en Alsace, et jusqu’en Bavière. En Italie, ils avaient réveillé leurs anciens sectaires et s’étaient répandus dans la Romagne, dans les duchés de Modène, de Toscane, et jusque dans la campagne de Rome, infectant les principales villes du venin de leur hérésie. Leur but était d’envahir tout l’Occident.

Le centre se trouvait toujours dans le midi de la France, où ils avaient gagné la petite et la grande noblesse. Leur histoire nous présente deux faits bien remarquables. D’un côté, ils ruinaient la base du pouvoir ; ils haïssaient les princes, et toute personne revêtue de quelque autorité : de l’autre, ils caressaient le pouvoir, se mettaient à ses genoux chaque fois qu’ils pouvaient en espérer protection. C’est surtout auprès des jeunes princes qu’ils employaient leurs moyens de séduction. Ils surprenaient leur inexpérience et leur crédulité en flattant leurs passions. Ainsi, ils avaient cherché à gagner Henri VI, fils de l’empereur Barberousse. Il paraît que leur œuvre était avancée ; mais elle échoua devant la vigilance du pape Urbain III, qui en écrivit à Godefroi, évêque de Viterbe, chapelain de l’empereur 18.

Les Albigeois furent plus heureux dans le midi de la France. Ils y gagnèrent à leur cause le fils de Raimond V, qui succéda à son père en 1194, et qui prit le nom de Raimond VI. Cette conquête, qui causa tant de joie dans le camp des manichéens, causa aussi leur ruine, et celle de leurs protecteurs. Raimond était comme un souverain dans le midi. Sa cour, qui attirait tous les seigneurs, les poètes et les musiciens, était plus brillante que celle du roi de France. Ses domaines, qui comprenaient une grande partie des provinces méridionales, surpassaient de beaucoup tous les grands fiefs du royaume. Ce prince n’était pas sans mérite, il s’en fallait beaucoup ; mais il était amolli par les plaisirs, et avait éprouvé de bonne heure une vive sympathie pour les manichéens, dont la morale si commode convenait beaucoup à ses goûts : cependant, il fut obligé de dissimuler durant le règne de son père, qui, étant désabusé, ne souffrait plus les hérétiques. Il avait même publié contre eux des édits bien sévères, qui condamnaient au supplice, avec confiscation des biens, tous ceux qu’on trouverait à Toulouse et tous ceux qui les auraient accueillis, et l’histoire rapporte que plusieurs furent brûlés vifs 19. Mais Raimond VI ne comprenait pas, comme son père, l’abîme que creusaient sous lui les manichéens. Quand il eut une fois l’autorité en mains, il ne cacha plus ses sentiments, quoiqu’il conservât toujours les dehors catholiques. Son enthousiasme pour ces hérétiques allait jusqu’à la folie. Il ne voyageait jamais sans en avoir au moins deux à ses côtés. Partout où il en rencontrait, il se mettait à leurs genoux, les appelant ses seigneurs et ses frères, et leur prodiguant toutes sortes de caresses. Souvent il se rendait à leurs assemblées nocturnes, et quand on lui faisait observer qu’il s’exposait à être dépouillé de ses États, car telle était la loi de cette époque, il répondait : « Je ne l’ignore pas ; mais c’est un parti pris ; je sacrifierais pour eux jusqu’à ma tête 20. » Aussi il encourageait les manichéens, et donnait des récompenses à tout chevalier qui entrait dans leur secte 21.

Il n’en fallait pas davantage à ces sectaires pour s’établir d’une manière définitive dans le midi de la France. Encouragés et protégés par les seigneurs, et surtout par le comte de Toulouse, ils déployèrent tout leur zèle et leur activité ; entraînèrent les populations, employant tour à tour la ruse et la violence. Ils étaient au comble de leurs vœux, et ils devaient l’être ; car ils avaient obtenu ce qu’ils avaient cherché en vain et par de longs efforts, en Perse, en Arménie, en Asie, en Bulgarie, en Afrique, et dans toutes les parties de l’empire romain, un culte public toléré par l’État. Depuis neuf siècles, ils y travaillaient, et ils y avaient toujours échoué. Maintenant s’ouvre pour eux une ère nouvelle. Ils ont un souverain qui les protège ; ils ont un culte public, une hiérarchie, un peuple dévoué et enthousiaste, dont les bras sont à leur service ; ils sont arrivés, en un mot, à l’état de société. Il est vrai, il y a encore bien des catholiques sincèrement attachés à la religion de leurs pères ; mais on a des armes pour les soumettre, et l’on en fit usage. Les évêques étaient trop faibles pour s’opposer au mouvement général. Le clergé du second ordre n’était plus respecté ; sa voix était étouffée au milieu des cris de joie de l’hérésie. C’en était fait de la religion catholique : le midi de la France avait embrassé le manichéisme, et les pays voisins en étaient déjà infectés.

Le mal était grand, et plus grand qu’on ne se l’imagine au premier abord ; car il s’agissait de l’existence de l’Église catholique. L’Orient était perdu pour l’Église romaine. La croix qu’on avait plantée un moment sur les murs de Jérusalem venait d’être abattue par Saladin. Il ne restait plus aux croisés que quelques coins de terre dans la Syrie. Toutes les espérances de l’Église sont donc en Occident. Si le manichéisme l’envahit, plus de christianisme. La monarchie n’est pas moins menacée que l’Église ; car il est impossible de maintenir l’ordre public avec les éléments de la société manichéenne. Nul souverain, de quelque religion qu’il fût, n’avait encore vu la possibilité de constituer un État avec les doctrines de Manès. C’est pourquoi ils n’avaient jamais pu se décider à la tolérance. Ainsi, cette religion antique, si vénérée en Occident depuis près de douze siècles, qui avait vaincu la barbarie, civilisé les peuples, formé les monarchies, va être détruite et remplacée par une autre dont les principes sont monstrueux. La morale sublime de l’Évangile, qui a formé tant de saints, va être remplacée par une corruption générale, par des turpitudes qu’on ne peut nommer. Quel avenir réservé à la France ! quel imminent danger ! L’œuvre n’est plus à l’état de projet ; elle est avancée, et pour ainsi dire consommée. Les manichéens sont les maîtres ; ils ont jeté des racines profondes qu’il est difficile d’arracher. Les pays voisins sont menacés de la même contagion.

Quel est l’homme capable d’arrêter le cours d’un pareil fléau, soutenu par la puissance du midi. Dieu, qui veille sur son Église, l’a réservé dans le secret de Sa Providence ; il le produit si bien en temps et lieu, que l’on pourrait dire : tel péril, tel homme. L’Église n’en a jamais manqué dans de pareils dangers. Cet homme est le Pape Innocent III, dont les lumières et les vertus avaient attiré depuis longtemps l’attention des Romains. Il est jeune encore, car il n’a que trente-six ans ; mais il a toute la sagesse, toute la maturité de l’âge avancé. Depuis longtemps, le siège de Rome n’avait vu un Pontife aussi éminent. Il a autant d’énergie, autant de fermeté que Grégoire VII ; mais il est peut-être plus calme, plus prompt et plus résolu.

Innocent III avait envisagé avec sang-froid tout le péril dont la chrétienté était menacée. Il s’en occupa dès les premiers moments de son pontificat, bien décidé à employer contre l’hérésie tous les moyens en son pouvoir.

La conduite d’Innocent III, comme celle de Grégoire VII, a été le sujet d’amères critiques et de grandes déclamations. C’est à lui principalement qu’on a fait les reproches d’intolérance, de cruauté ; c’est lui principalement qu’on a accusé d’avoir oublié l’esprit du christianisme et la règle de la primitive Église 22.

Pour le justifier il faut se placer avant tout dans les circonstances où le Pape s’est trouvé ; considérer la position qu’il occupait dans les États catholiques.

Un homme attaqué dans la rue a-t-il le droit de se défendre et de crier au secours ? Si les évêques d’aujourd’hui étaient attaqués et expulsés de leurs palais par une bande de brigands ; si l’on démolissait leurs cathédrales et qu’on brûlât tous les objets servant au cuite, auraient-ils le droit d’invoquer les lois protectrices, l’autorité des magistrats, et au besoin le secours du gouvernement ? Et si les évêques étaient négligents à le faire, le Pape serait-il en droit d’exhorter les souverains à protéger un culte garanti en vertu d’un concordat et d’une constitution de l’État ? Un enfant pourrait répondre à ces questions. Eh bien ! elles étaient les mêmes exactement, ni plus ni moins, du temps d’Innocent III. Car, d’après les faits déjà exposés, il y avait un vaste complot contre le culte, contre la morale publique, contre les lois, contre la famille, contre la société entière, complot en voie d’exécution ; les manichéens ne laissaient pas leurs doctrines à l’état d’opinions, ils les mettaient en pratique par de honteuses débauches ; ils chassaient les évêques, maltraitaient le clergé, et immolaient à leur fureur tous ceux qui ne voulaient pas adopter leurs opinions. « Je ne trouve partout, dit un voyageur qui était sur les lieux, que des villes consumées ou des maisons ruinées 23. J’y ai vu, dit-il dans une autre lettre, les églises brûlées ou presque détruites, et les lieux qui servaient auparavant d’habitation aux hommes, devenus la retraite des bêtes 24. »

Au milieu de ces débauches et de ces ruines, au milieu de cette conspiration générale et de cette licence effrénée qui ne reconnaissait plus de bornes et qui mettait en principe le vol, le pillage, l’adultère, le meurtre, l’infanticide et un affreux libertinage 25, le pontife n’était-il pas en droit de jeter un cri de détresse et d’appeler au secours ! Raimond V, comte de Toulouse, l’avait fait plus de 30 ans avant lui, et nul ne lui en a fait un crime.

S’il ne l’avait pas fait, il aurait manqué aux devoirs les plus impérieux de sa dignité ; il aurait manqué encore aux devoirs que lui imposait la société chrétienne. Pour le comprendre, il suffit de considérer la position politique qu’il tenait dans les États de l’Occident. Dans les premiers siècles du christianisme, comme sous les empereurs de Constantinople, l’Église était à la merci des souverains. Ceux-ci pouvaient lui faire du bien, mais ils le faisaient de leur libre volonté, sans y être contraints par personne ; ils pouvaient aussi lui faire du mal, et ils lui en ont fait bien souvent, en se déclarant les protecteurs et les fauteurs de l’hérésie. Dans ce cas, l’Église n’avait d’autres armes que la patience, la prière et l’apologie. Mais en Occident, depuis le moyen âge et surtout depuis Charlemagne, l’Église se trouve au-dessus du caprice des souverains ; ceux-ci se sont soumis à elle d’eux-mêmes dans tout ce qui regarde la foi, la morale et la discipline. Ils se sont engagés, par serment, à garder l’unité et à la maintenir dans leurs royaumes, sous peine de déposition. De cette sorte, l’Église a puissance souveraine chaque fois qu’il s’agit du maintien de la foi et de la discipline. Elle a une arme terrible, l’excommunication, qui met à ses ordres le pouvoir des rois et l’épée des chevaliers : témoin les Croisades. En effet, l’Église éleva la voix en faveur de l’infortune ; les rois, les chevaliers se crurent obligés de marcher ; des millions de soldats se transportèrent en Orient. Un empereur puissant, Frédéric II, voulant se soustraire à cette obligation, est excommunié et déposé dans le concile général de Lyon, qui fut une espèce de congrès européen.

Le Pape, comme le représentant de l’Église, n’est donc plus à la merci des souverains ; il est au contraire leur supérieur et leur juge dans tout ce qui regarde la religion. La société féodale, qui regardait l’intégrité de la foi comme l’élément constitutif de l’ordre social, lui avait livré et abandonné les souverains en lui conférant un pouvoir qui était une espèce de dictature 26. Henri II, roi d’Angleterre, dans la grande querelle sur la discipline ecclésiastique avec Thomas Becket, menaça les légats de Rome : l’un d’eux lui répondit avec calme : « Seigneur, ne faites point de menaces, nous ne les craignons point ; nous sommes d’une cour qui a coutume de commander aux empereurs et aux rois 27. » Paroles qui n’ont rien d’exagéré et qui sont parfaitement conformes au droit public d’alors. Le Pape commandait aux souverains lorsqu’il s’agissait de la foi ou de la discipline, et il devenait leur juge lorsqu’eux-mêmes y portaient atteinte. Voilà non des fictions, mais des choses réelles qui font partie du droit public. Grégoire VII en a fait usage pour assurer l’indépendance de l’Église. Innocent III, après lui, va s’en servir pour assurer l’intégrité de la foi. L’un et l’autre ont été mus par des circonstances impérieuses, et n’ont fait usage de leur pouvoir que quand tous les moyens de douceur et de persuasion avaient été entièrement épuisés. Nous l’avons vu pour Grégoire VII, nous le verrons pour Innocent III.

C’est pour n’avoir pas compris cette nouvelle position des évêques et des Papes, qu’on a attribué à Grégoire VII et à Innocent III des principes inconnus dans les premiers siècles de l’Église, et une conduite opposée à celle des anciens Pères. Cependant il est facile de comprendre que dans cette position les Papes devaient user de tout leur pouvoir ; car la société chrétienne ne leur avait pas confié cette dictature pour n’en faire aucun usage ; elle la leur avait donnée pour s’en servir dans toutes les grandes nécessités. Or, quelle nécessité plus pressante que celle que fait naître l’hérésie des albigeois, hérésie qui engloutit à la fois toute religion, toute moralité et tout ordre public ?

D’après ces principes, il sera facile de répondre an reproche qu’on a fait à Innocent III d’avoir agi contrairement à l’esprit du christianisme qui est un esprit de paix et de douceur, et d’avoir tenu une conduite opposée à celle des évêques des premiers siècles, en employant la force des armes contre les albigeois 28. Ce reproche, qui a été fait non-seulement par ses ennemis, mais encore par des historiens ecclésiastiques, comme Fleury, se reproduira toujours tant qu’on n’aura pas approfondi les institutions du moyen âge, et qu’on n’aura pas examiné la différence de position entre les évêques du XIIe siècle et ceux du IVe et du Ve. En effet, l’Église des premiers temps a eu successivement deux positions dont aucune n’est identique à celle qu’elle avait au XIIe siècle. Tantôt elle a eu les empereurs contre elle, tantôt pour elle. Lorsqu’elle a eu les empereurs contre elle, comme dans les temps de persécution, ou sous le règne des ariens, des eutychiens et des iconoclastes, elle s’est contentée de réfuter l’hérésie, de l’anathématiser, et de faire des représentations respectueuses aux empereurs. Elle ne pouvait rien sur les empereurs païens ou sur les hérétiques : ceux-ci, au contraire, pouvaient tout contre elle. Elle était loin d’exciter à la révolte ou à la guerre, parce qu’elle regardait comme son premier devoir de respecter l’autorité publique et de prier pour elle. Telle est la doctrine de Tertullien et des Pères. Lorsque l’Église avait la protection des princes, elle ne changeait pas de conduite : elle réfutait et anathématisait l’hérésie, cherchait à convertir ceux qui en étaient infectés, mais elle n’alla pas plus loin et ne pouvait aller plus loin, parce qu’en Orient elle ne partageait point, comme en Occident, le pouvoir public. Mais les princes protecteurs de la religion arrêtaient les progrès de l’hérésie et réprimaient les excès d’après les lois établies. Les évoques ont souvent adouci la rigueur de ces lois et en ont suspendu l’effet, en intercédant pour les hérétiques ; ils l’ont fait chaque fois qu’ils avaient une lueur d’espérance ou de les convertir ou de les empêcher de faire du mal. Ce n’était qu’à la dernière extrémité qu’ils abandonnaient les hérétiques au bras séculier. Quelquefois même, mais rarement, ils ont invoqué la rigueur des lois contre certains hérétiques dont rien ne pouvait arrêter la fureur. Cela est arrivé vers la fin du IVe siècle, en Afrique, du temps des circoncellions, qui étaient les bras et les instruments des donatistes, comme dans le midi de la France les cottereaux, les brabançons, etc., le furent des manichéens. Saint Augustin a longtemps résisté à l’emploi de la force. Il a redoublé de zèle et d’activité pour convertir ces malheureux : il s’est fait missionnaire, avec la ferme confiance qu’ils finiraient par céder aux lumières de la vérité ; il a même écrit contre l’emploi de la rigueur. Mais, voyant après ses nombreux travaux que la douceur ne pouvait rien contre les hérétiques, il se rendit à l’avis des autres évêques, approuva l’emploi des mesures qu’il avait si longtemps rejetées et en proclama l’utilité 29.

Ainsi, les évêques d’Afrique, malgré leur tendre charité, invoquent le secours des princes et la rigueur des lois, lorsque les excès des hérétiques ne peuvent être arrêtés autrement : et Innocent III, qui se trouve dans des circonstances parfaitement identiques, n’oserait pas le faire ! Il peut plus que les évêques d’Afrique : il a l’autorité en main, et il n’oserait pas s’en servir sans méconnaître l’esprit du christianisme ! Il paraît que bien des écrivains font consister l’esprit du christianisme à se laisser égorger sans allonger le bras pour repousser l’agresseur.

On peut nous objecter un exemple que nous fournit l’épiscopat d’Espagne. Vers la fin du IVe siècle, où les manichéens s’étaient établis en Espagne, l’évêque Ithace, poursuivant ces hérétiques à toute outrance, sollicita de l’empereur Maxime l’exécution à mort de Priscillien et de plusieurs de ses associés, convaincus de manichéisme. L’empereur céda à sa demande : mais l’évêque fut aussitôt repoussé par ses collègues comme un homme indigne et sanguinaire : il fut condamné par saint Ambroise, par le Pape Sirice et par un concile de Turin 30, preuve certaine, dit-on, que l’Église ne permettait pas à ses ministres de demander le sang des hérétiques, comme Innocent III l’a fait. La réponse est extrêmement facile. Lorsqu’Ithace a demandé la mort de Priscillien et de ses associés, le manichéisme était récemment établi. Priscillien en était, pour ainsi dire, le premier auteur. L’Église d’Espagne n’avait pas perdu alors l’espérance de ramener les hérétiques par les voies de la douceur et de la persuasion, ou par l’emploi des censures ecclésiastiques. Elle condamnait donc et devait condamner un évêque qui avait demandé leur sang, d’autant plus que le chef de l’hérésie était arrêté et dans l’impossibilité de nuire. Innocent III serait condamnable comme lui, s’il avait eu la moindre espérance de pouvoir étouffer l’hérésie sans effusion de sang. Mais les circonstances étaient différentes, comme nous le verrons. D’ailleurs, les manichéens d’Espagne n’étaient pas encore aussi coupables que ceux du midi ; car à cette époque ils n’avaient encore commis aucun acte de violence : ils s’en étaient tenus à l’enseignement secret de leurs doctrines et à leurs assemblées nocturnes. D’un autre côté, Innocent III était revêtu d’un pouvoir temporel que n’avait point l’évêque Ithace, et dont il était responsable envers la société qui le lui avait confié.

En suivant le même principe, il sera facile de répondre à une autre objection si souvent reproduite : Si l’on accorde, dit-on, à Innocent III le droit de prêcher une Croisade contre les hérétiques, il faudra approuver les persécutions des empereurs païens, qui ont agi d’après les mêmes principes. – Nous répondons : Si les premiers Chrétiens, après s’être établis dans l’empire romain avaient enseigné des doctrines subversives de toute religion et de tout ordre public ; si, dans leurs assemblées secrètes, ils s’étaient livrés aux turpitudes que commettaient les manichéens ; si, en outre, pour établir ce détestable culte, ils avaient pris les armes et qu’ils eussent dévasté les provinces, les empereurs auraient eu raison de les poursuivre et de les condamner. Ce n’eût plus été une persécution, mais une juste vengeance. Mais il n’en était pas ainsi : les Chrétiens enseignaient une morale sainte et pure. Bien loin de troubler l’ordre public, ils l’affermissaient par leur soumission, leurs mœurs et leur charité. On n’avait aucun crime à leur reprocher, comme le montre si énergiquement Tertullien dans son Apologétique. On les condamnait sur leur simple nom de Chrétiens : sentence inique et injuste ! Bien des écrivains, en exposant la guerre des Albigeois, ont cherché à soulever des préventions contre le clergé, en disant : Voilà ce qu’on a fait du temps des albigeois, et voilà ce qu’on ferait aujourd’hui, si le clergé devenait maître. Non ; il ne ferait pas aujourd’hui ce qu’il a été obligé de faire du temps des albigeois. Et d’abord, il n’en aurait pas le pouvoir ; ensuite il serait dispensé de le faire, parce que l’autorité civile qui, sans avoir de lois contre l’hérésie en a pourtant contre les désordres de l’hérésie, se chargerait elle-même de faire la police et d’arrêter les excès et les violences des hérétiques. L’Église ferait ce qu’elle a fait avant le moyen âge sous les empereurs de Constantinople, protecteurs de l’Église. Elle condamnerait l’hérésie, et l’autorité civile, qui veille à sa conservation, réprimerait les excès des hérétiques, s’il en paraissait de semblables à ceux du XIIe siècle. C’est du reste ce que l’autorité, sous la république de 1848, a fait d’une manière si énergique, pour réprimer le socialisme moderne qui a plus d’une affinité avec l’ancien manichéisme.

En étudiant l’histoire, on voit que l’Église a eu pour règle constante de ne se servir contre les hérétiques que de son autorité spirituelle ; qu’elle n’a eu recours aux princes que lorsque, opprimée par l’hérésie, elle voyait son autorité insuffisante, mais que dans ces cas elle n’a demandé l’emploi de la force qu’à la dernière extrémité. Voilà ce qu’elle a fait constamment lorsqu’elle n’avait encore aucune autorité dans l’État, et voilà ce qu’elle va faire lorsqu’elle est revêtue de toute autorité. Elle suit toujours la même règle, et cette règle est celle de tout gouvernement sage.

il est facile de comprendre que l’Église n’est point obligée de céder au premier venu qui vient lui enlever sa foi et son culte ; que dans un temps de détresse elle peut appeler au secours sans méconnaître l’esprit du Christianisme et sans violer la règle de la primitive Église ; que dans la position où elle se trouvait au XIIe siècle elle devait employer contre l’hérésie tout son pouvoir, afin de répondre aux obligations qu’elle avait contractées envers la société féodale, qui, en pareil cas, mettait à sa disposition la puissance des souverains et l’épée des chevaliers. Toutefois il faut se souvenir que, malgré cette nouvelle position, qu’elle n’avait pas dans les premiers siècles, ni sous les empereurs de Constantinople, elle ne s’écartait pas de la règle primitive, qu’elle n’invoquait ni la vigueur des lois, ni le secours des princes, tant qu’elle pouvait se suffire à elle-même et tant qu’elle avait une lueur d’espérance de ramener les hérétiques par la douceur ; enfin qu’elle y a recours à la dernière extrémité seulement, lorsque ces moyens de douceur étaient épuisés, et que le glaive spirituel, mille fois éprouvé, était insuffisant à réprimer leurs excès. C’est la règle que l’Église a toujours suivie. Il s’agit maintenant de savoir si elle l’a oubliée dans l’affaire des albigeois, et si en fait le pape Innocent III est aussi coupable qu’on le dit.

Innocent III est arrivé au souverain pontificat (1198) juste au moment où l’Église avait épuisé tous ses moyens de douceur et de charité : car depuis près d’un siècle elle luttait coutre l’hérésie albigeoise avec une admirable patience ; elle s’était opposée, commue nous l’avons vu, à l’emploi de la force ; elle avait convoqué des conciles, fait des règlements, envoyé des missionnaires, établi des conférences publiques, en un mot, elle avait employé tous les moyens que sa miséricorde et sa charité pouvaient lui suggérer, mais inutilement. Les hérétiques n’en continuaient pas moins d’enseigner et de prêcher leurs doctrines, et de porter le fer et la flamme chez ceux qui ne les adoptaient pas. Les cottereaux, les routiers et les brabançons, qui leur servaient de bras, sont connus dans l’histoire par leurs violences et leurs cruautés. Un historien moderne, parfois d’une grande naïveté, nous en retrace un tableau fidèle :

« Les montagnards du midi, dit-il, qui aujourd’hui descendent en France et en Espagne pour gagner de l’argent par quelque petite industrie, en faisaient autant au moyen âge ; mais alors la seule industrie était la guerre. Ils maltraitaient les prêtres tout comme les paysans, habillaient leurs femmes des vêtements consacrés, battaient les clercs et leur faisaient chanter la Messe par dérision. C’était encore un de leurs plaisirs de salir, de briser les images du Christ, de lui casser les bras et les jambes, de le traiter plus mal que les Juifs à la Passion. Ces routiers étaient chers aux princes, précisément à cause de leur impiété, qui les rendait insensibles aux censures ecclésiastiques. La guerre était effroyable, faite ainsi par des hommes sans foi et sans patrie, contre qui l’Église elle-même n’était plus un asile, impies comme nos modernes, et farouches comme des barbares. C’était surtout dans l’intervalle des guerres, lorsqu’ils étaient sans chefs et sans solde, qu’ils pesaient cruellement sur le pays, volant, rançonnant, égorgeant au hasard. Leur histoire n’a guère été écrite ; mais, à en juger par quelques faits, on pourrait y suppléer par celle des mercenaires de l’antiquité, dont nous connaissons l’exécrable guerre contre Carthage 31. »

À ce témoignage peu suspect, il faut ajouter seulement que l’impulsion donnée à ces malheureux venait des manichéens.

Évidemment, il était impossible de remédier à ces désordres des provinces méridionales sans l’emploi de la force. Déjà en 1178, c’est-à-dire 20 ans avant Innocent III, Raimond V avait senti le besoin de la force des armes ; il ne voyait pas la possibilité d’en finir autrement avec l’hérésie. Si cette force était alors nécessaire, à plus forte raison l’est-elle maintenant que les manichéens ont pris plus de développement et plus de consistance. Le Pape est donc réduit, ou à employer la rigueur, ou à sacrifier la religion catholique et toutes les institutions civiles, et à admettre les doctrines funestes qui avaient été proscrites dans tous les États. Telle est la vraie position.

Le Pape, ne veut pas sacrifier de si grands intérêts, et il ne le peut pas ; il est décidé au contraire à user de tout son pouvoir pour réprimer l’hérésie et ses détestables excès. Mais il est loin de commencer par le fer et le feu, par le meurtre et l’incendie, comme on l’a dit souvent. Malgré l’inutilité des missions, il veut les essayer encore et n’en venir à la force des armes qu’à la dernière extrémité.

La première chose qu’il fait, c’est d’exciter l’attention publique sur le danger de l’hérésie et de ses conséquences, et d’en inspirer une horreur salutaire à tous les Chrétiens. Il envoie dans tous les pays, et principalement en France, des lettres énergiques où il dépeint l’hérésie avec les plus vives couleurs. Il l’appelle un cancer qui attaque insensiblement tout ce qui est sain, et fait tous les jours de nouveaux progrès. Il compare les hérétiques à des scorpions qui blessent avec un dard caché ; aux sauterelles de l’Apocalypse, qui sont sorties de l’abîme, et qui ressemblent à des chevaux préparés pour le combat ; aux sauterelles de Joël, cachées sous la poussière, au sein d’une vermine innombrable ; aux renards de Samson, qui, accouplés par la queue, vont brûler et ravager la vigne du Seigneur ; à des hommes qui présentent le venin du serpent dans la coupe dorée de Babel ; à de faux prophètes qui ont sur la figure l’apparence de la piété, mais qui dans le cœur ont étouffé tout sentiment honnête 32. Le pontife ne néglige rien pour démasquer ces hypocrites, pour faire voir le danger de leurs doctrines, et en inspirer une juste horreur. Voilà les idées qu’il développe non seulement dans ses lettres, mais encore dans ses sermons, dont plusieurs sont parvenus jusqu’à nous. Nous y voyons la profonde douleur dont le pontife était pénétré à la vue des progrès immenses de l’hérésie, dont plusieurs milliers de villes étaient infectées, et qui étendait ses ravages jusqu’aux portes de Rome.

Un second moyen qu’il emploie pour extirper l’hérésie est la réforme du clergé. Il sent aussi vivement que Grégoire VII qu’un clergé qui n’est point à sa place, qui n’a pas les vertus de son état, n’a aucune influence dans la société : c’est ce dont on pouvait se plaindre dans le midi, où les choix avaient été si mal faits. Les hérétiques avaient beau jeu en face d’un clergé-qui ne jouissait d’aucune considération. Innocent se plaint donc amèrement des pasteurs mercenaires et avares qui se contentent de la laine et du lait des brebis, et ne s’inquiètent pas des ravages du loup. Il s’élève avec indignation contre les pasteurs qui font blasphémer le nom de Dieu à cause de leur conduite, ou contre les prêtres ignorants qui ne savent pas distinguer et défendre la vraie doctrine, qui confondent l’erreur avec la vérité ; il les compare à ces vils hôteliers qui pour tromper leurs hôtes mêlent l’eau et le vin 33. Il rappelle donc les pasteurs à la réforme de leur conduite, à la vigilance et à l’accomplissement de leurs devoirs ; c’est ce qu’il fait dans les conciles et dans toute sa correspondance.

Il recommande comme un troisième moyen la prédication de la vraie doctrine et la réfutation publique de l’hérésie. La ligue des hérétiques, dit-il dans un de ses sermons, ne peut être rompue que par une instruction solide. Car le Seigneur ne veut pas la mort du pécheur, mais sa conversion et sa vie 34. Ce n’est qu’en prêchant la vérité qu’on sape les fondements de l’erreur. Celui qui, prêchant la parole de Dieu, dit-il, ne blâme pas ce qui doit être blâmé, ne stigmatise pas ce qui doit être stigmatisé, y donne une approbation tacite. L’attrait du péché séduit lorsque la langue du pasteur n’en détruit pas le charme 35. Que les prêtres, ajoute-t-il, embouchent donc les trompettes d’argent, et qu’ils se fassent précéder de l’arche d’alliance, afin que par les cris du peuple les murs de Jéricho, maudits de Dieu, s’écroulent 36. Il recommande instamment aux pasteurs d’employer tout leur zèle et toute leur activité à convaincre les hérétiques de leurs erreurs et à les ramener dans le sein de l’Église. C’est le moyen sur lequel il compte le plus ; aussi va-t-il choisir lui-même les docteurs et les théologiens les plus distingués parmi les ordres religieux pour instruire les hérétiques. Il veut les ramener par la conviction, ayant une répugnance presque invincible pour les moyens de contrainte. Il les réserve pour la dernière extrémité 37.

Un quatrième moyen qu’il veut employer, ce sont les censures et les tribunaux ecclésiastiques ; mais comme ces moyens, déjà si souvent employés, étaient restés sans effet, il veut que les princes viennent au secours de l’Église, non pour tuer les hérétiques, mais pour les bannir et les chasser du pays, s’ils résistent aux décisions des évêques. En cela il ne fait que renouveler les dispositions qui étaient en vigueur. Car celui qui était excommunié par l’Église était excommunié par l’État. Il était frappé d’une mort civile, et condamné au bannissement, lorsque son exemple était contagieux. Il veut donc que l’Église appelle au secours pour faire observer cette loi ! C’est ce qu’il écrivit au commencement de son pontificat à l’archevêque d’Auch, qui s’était plaint des progrès de l’hérésie dans la Gascogne et les pays voisins. Il lui recommanda d’agir de concert avec ses suffragants et de chercher par tous les moyens à extirper l’hérésie, et à chasser du pays ceux qui en sont infectés ; à frapper du glaive spirituel ceux qui les fréquentent, et à se faire appuyer pour cela, s’il était nécessaire, du glaive matériel des princes et des peuples 38. Cette lettre est du 1er avril 1198.

Remarquons bien que, parmi les moyens que le pontife veut employer, il met en première ligne l’action du clergé. Celui-ci doit instruire tant par l’exemple que par la parole, réfuter l’hérésie, la condamner, et faire sortir du pays ceux qui en sont infectés. Les armes des princes et des peuples ne sont dans son esprit qu’un moyen secondaire. Les évêques ne doivent y recourir que dans le cas où leur action serait insuffisante. Le Pape est loin de penser à la guerre ou à une Croisade. Il espère tout terminer par les évêques et par le secours des seigneurs du pays.

Mais comme il connaît la négligence et la faiblesse des évêques et le mauvais vouloir des princes, il se hâte d’envoyer dans le midi des hommes de confiance capables de faire remplir ses intentions. Il en choisit deux, Rainier et Gui ; les charge d’aller dans le midi, et de faire suivre ses instructions qu’il renouvelle dans une lettre circulaire, écrite le 21 du même mois aux archevêques d’Aix, de Narbonne, d’Auch, de Vienne, d’Arles, d’Embrun, de Tarragone, de Lyon, à tous les suffragants ; et aux princes, barons, comtes peuples du pays. Il leur notifie qu’ayant appris que les vaudois, cathares, patarins et autres hérétiques répandaient leur venin dans les provinces, il avait nommé frère Rainier, personnage d’une vie exemplaire, puissant en œuvres et en paroles, et frère Gui, homme craignant Dieu et appliqué aux œuvres de charité, pour commissaires contre ces hérétiques. Il les prie de procurer à ces deux religieux tous les secours dont ils auraient besoin, et de les aider de tout leur pouvoir, soit à ramener les sectaires, soit à les chasser, s’ils refusaient de se convertir. Il enjoint en même temps à ces prélats de recevoir et d’observer inviolablement tous les statuts que le frère Rainier ferait contre les hérétiques. Il leur ordonne enfin de faire garder les sentences d’excommunication que ce commissaire prononcerait contre les contumaces. Et puis, usant du pouvoir souverain qu’il avait en pareil cas, sur les princes et les souverains, il ajoute :

« Nous ordonnons (præcipiendo mandamus) aux princes, aux comtes et à tous les barons et grands de vos provinces, et nous leur enjoignons, pour la rémission de leurs péchés, de traiter favorablement ces envoyés et de les assister de toute leur autorité coutre les hérétiques ; de proscrire ceux que frère Rainier aura excommuniés, de confisquer leurs biens et d’user envers eux d’une plus grande rigueur s’ils persistent à vouloir demeurer dans le pays après leur excommunication. »

Nous lui avons donné plein pouvoir de contraindre les seigneurs à agir de la sorte, soit par l’excommunication, soit en jetant l’interdit sur leurs terres.

Nous enjoignons aussi à tous les peuples de s’armer contre les hérétiques, lorsque frère Rainier et frère Gui jugeront à propos de le leur ordonner, et nous accorderons à ceux qui prendront part à cette expédition pour la conservation de la foi, la même indulgence que gagnent ceux qui visitent l’Église de Saint-Pierre de Rome, ou de Saint-Jacques. Enfin, nous avons chargé frère Rainier d’excommunier solennellement tous ceux qui favoriseront les hérétiques dénoncés, qui leur procureront le moindre secours ou qui habiteront avec eux, et de leur infliger les mêmes peines 39.

Le Pape donc, usant de son autorité souveraine, s’adresse aux évêques, aux princes et aux peuples, non pour leur faire des prières, mais pour leur donner des ordres (præcipiendo mandamus), qu’il avait droit de leur donner chaque fois qu’il s’agissait de défendre la foi ou la discipline de l’Église, et cela en vertu des lois qui existaient alors. Mais n’allons pas croire qu’il donne des ordres de sang, comme on l’a prétendu. Car dans les dispositions puisées dans le droit romain qui régissait alors tout l’Occident, il a bien soin de ne pas renouveler les lois qui punissaient de la peine de mort les sortes d’hérétiques. Les intentions sont d’ailleurs clairement exprimées. Les commissaires, de concert avec les évêques, doivent chercher à ramener les hérétiques, ou les condamner, et les faire sortir du pays. Les princes doivent appuyer les légats, maintenir les peines temporelles attachées à l’excommunication, et expulser les hérétiques par la force des armes, si toutefois ils résistent à l’autorité des évêques et s’ils s’obstinent à se maintenir dans le pays après leur condamnation.

Si nous avions le moindre doute sur ses vraies intentions, nous n’aurions qu’à examiner la marche qu’il a suivie contre les hérétiques d’Italie ; car, les manichéens avaient aussi infecté de leurs erreurs les villes les plus florissantes de l’Italie, et s’étendaient jusqu’aux portes de Rome. Le Pape s’en occupa immédiatement, après avoir pris les mesures pour la France, dans la crainte qu’on ne lui reprochât de tolérer l’hérésie dans ses propres États, lorsqu’il la proscrivait ailleurs, et qu’on ne pût lui dire selon l’Évangile : Médecin, guéris-toi toi-même 40. Il renouvela donc contre eux les lois romaines, moins celles qui punissaient de la peine de mort 41. Car il ne voulait aucune effusion de sang, tout devait se terminer par la vigilance et la fermeté des évêques et par le concours des autorités locales. Deux villes offrirent de grandes difficultés, Orvieto et Viterbe. Dans la première, les manichéens établis depuis longtemps se révoltèrent ; un jeune gouverneur cher à la religion, nommé Parentius, fut assassiné par les hérétiques. Cependant on ne lit nulle part qu’aucun d’eux ait été mis à mort. On leur infligea seulement des peines temporaires 42. À Viterbe, ils avaient été assez heureux pour faire nommer un consul et un trésorier de leur secte. Le Pape menaça les habitants de la ville d’exciter leurs voisins à leur faire la guerre, s’ils ne faisaient pas annuler ces nominations scandaleuses ; mais c’était une simple menace que le Pape n’avait pas l’intention de faire exécuter ; car il vint lui-même à Viterbe pour faire déposer ces autorités, et pour prendre des mesures efficaces contre l’hérésie 43. Pas une goutte de sang ne fut versée.

Mais revenons aux commissaires envoyés en France. Nous avons vu que le Pape en avait envoyé deux, frère Rainier et frère Gui. Une histoire des Albigeois en fait partir quatre. Deux vont dans le midi : ce sont ceux que nous venons de nommer ; deux autres, qu’on ne nomme pas, se dirigent vers l’intérieur de la France. La conduite qu’on leur fait tenir fait passer Innocent III pour un homme sanguinaire, et c’est probablement le but qu’on s’était proposé. Voici ce qu’on raconte.

« Les légats suivirent en tous points les ordres d’Innocent. Deux d’entre eux arrivèrent dans le Nivernais, où commençait à se propager l’incendie méridional, et l’empressement à étouffer ces flammes naissantes laissa pressentir le zèle avec lequel ils tenteraient de réprimer l’embrasement jusque dans son foyer.

« À Corbiquy-Saint-Léonard, près de l’Yonne, vivait dans une profonde solitude un homme de distinction nommé Terry (Thiéry). Les légats le firent enlever nuitamment de sa retraite et brûler vif en plein jour, sans que le peuple stupéfait eût le temps de s’opposer à cette exécution. À La Charité, petite ville sur la Loire, quelques habitants étaient réputés hérétiques ; impuissants à les distinguer, les missionnaires sommèrent la population en masse de comparaître devant leur tribunal, et, sur son refus, la livrèrent au bras séculier, qui en fit prompte et terrible justice. Puis, venant à Nevers, les légats suspendirent de leurs fonctions l’abbé des chanoines de Saint-Martin et le doyen de la cathédrale, dont le jugement, pour cause d’hérésie, fut remis au concile de Sens, qui maintint la suspension. Évraud, intendant de la province, fut plus rigoureusement traité. Au mépris des droits du comte de Nevers, de qui il relevait, on le condamna au bûcher, et la sentence s’exécuta sur la principale place de la capitale du Nivernais 44. »

Il faut avouer que les deux légats sont fort expéditifs, qu’ils ne vont pas de main morte ; et, s’ils ont agi d’après les instructions du Pape, on ne peut disculper celui-ci du reproche d’avoir donné des ordres sanguinaires. Mais cette narration n’est autre chose qu’un épisode d’un roman historique, qui dénature les faits et confond les temps.

Innocent III avait, il est vrai, envoyé successivement deux légats en France, le cardinal Pierre de Capoue et le cardinal Octavien, évêque d’Ostie, non pour procéder contre l’hérésie, mais pour terminer l’affaire du divorce de Philippe Auguste, qui, depuis longtemps occupait la papauté. Ces légats se sont trouvés quelquefois par hasard mêlés à des jugements prononcés contre les hérétiques, mais ils n’avaient reçu pour cet effet aucune instruction spéciale. Le Pape n’avait pas besoin d’envoyer des légats : il connaissait la vigilance des évêques et la sévérité des princes : car, dans l’intérieur de la France, ou dans la France proprement dite, on ne souffrait pas l’hérésie. On ne voulait laisser établir à aucun prix ces principes d’anarchie religieuse et civile dont le midi offrait un si triste spectacle. Le roi Philippe Auguste, quoique d’ailleurs d’une conduite peu édifiante, était inexorable envers les hérétiques. Les évêques étaient extrêmement attentifs et vigilants, et tenaient sous ce rapport une conduite bien différente de celle des prélats du midi. Au bruit de quelque hérésie, ils s’assemblaient tous comme en tremblant, et prenaient toutes les mesures pour l’étouffer dans sa naissance. Les manichéens avaient eu de la peine à se renfermer dans les limites étroites du midi. Ils s’étaient répandus secrètement dans le Nivernais et dans plusieurs parties du diocèse d’Auxerre : mais ils furent découverts par la vigilance de l’évêque d’Auxerre, nommé Hugues ; ceux qui ne se rétractaient pas furent livrés au bras séculier, qui en fit en effet prompte et terrible justice. Le Pape est étranger à la plupart de ces faits, et si quelquefois il est obligé d’y intervenir, il y joue un rôle fort honorable.

L’hérésiarque Terry s’était caché dans un souterrain près de Corbigny, d’où il répandait ses doctrines dans la ville et les environs. Il fut découvert sur les indices de quelques prosélytes convertis. Convaincu d’hérésie, il fut livré au bras séculier et brûlé vif selon la loi de l’époque. Il n’y avait aucun légat ni de près, ni de loin 45.

Au bruit de l’hérésie qui se manifestait à La Charité, l’évêque l’Auxerre s’y rendit avec l’archevêque de Sens, son métropolitain, et les évêques de Nevers et de Meaux. Les prélats sommèrent, en effet, la population de leur indiquer les hérétiques. On leur dénonça comme tels et en première ligne deux dignitaires de Nevers, l’abbé des chanoines de Saint-Martin et le doyen de la cathédrale. L’archevêque de Sens les suspendit de leurs fonctions et de leurs bénéfices, jusqu’à plus ample information. On assembla pour cet effet un concile à Sens. On y confirma la suspense du doyen. L’abbé des chanoines, qui était coupable d’adultère et d’autres crimes, y fut déposé, à la demande du chapitre. La cause de l’un et de l’autre fut envoyée au Saint-Siège. Innocent s’en occupa très sérieusement, comme nous le voyons par ses lettres 46. Le crime d’hérésie ne lui semblait pas être assez prouvé ni pour l’un ni pour l’autre. Il condamna donc le doyen à se purger canoniquement devant les évêques. S’il ne le pouvait pas, il devait être déposé et renfermé dans un monastère pour faire pénitence 47. Pour l’abbé des chanoines, le Pape ordonne une révision de sa cause, et si après un sérieux examen il est convaincu des crimes dont il est accusé, on doit le déposer du sacerdoce et l’enfermer dans un monastère pour s’assurer de sa pénitence et de sa personne. Nous ne savons pas si ces dignitaires sont parvenus à se justifier 48.

Quant aux habitants de La Charité, qu’on fait tous périr par un prompt et terrible châtiment, pas un ne perdit la vie. Du moins nous n’en avons aucune preuve. En effet, plusieurs habitants suspects d’hérésie s’adressèrent au légat du Saint-Siège, Pierre de Capoue, se disant disposés à obéir aux ordres de l’Église. Le légat leva l’excommunication et les envoya à Rome. Le Pape confirma leur absolution et leur donna un certificat d’orthodoxie, afin qu’on ne les inquiétât plus. Mais l’évêque d’Auxerre, qui les connaissait mieux, fit ses réclamations et apporta des témoignages. Le Pape ordonna alors une nouvelle enquête, avec menace de livrer au bras séculier ceux qui seraient convaincus d’hérésie et y persisteraient. L’enquête fut confiée non à l’évêque d’Auxerre, mais à l’archevêque de Bourges, assisté de l’évêque de Nevers et de l’abbé de Cluny 49. Nous ne savons pas ce qui en est résulté : mais il paraît que le Pape trouvait l’évêque d’Auxerre trop ardent et trop sévère, puisqu’il lui recommande d’attaquer l’hérésie principalement en chaire, et de prendre sous sa protection ceux qui viendraient à Rome se rétracter ou faire des aveux 50.

Quant à Évraud, qu’on dit être intendant de la province de Nevers, et qui était tout simplement régisseur des biens du comte, c’était un homme fort peu honorable, car depuis longtemps il exerçait toutes sortes de vexations envers le peuple. Il fut accusé de l’hérésie des bulgares, c’est-à-dire de celle des manichéens, devant le cardinal Octavien, légat en France. Le cardinal, ne voulant rien prendre sur lui, convoqua un concile à Parts, auquel se rendirent les archevêques et les évêques du royaume et les docteurs en théologie, ce qui nous montre quelle importance on mettait à l’extirpation de l’hérésie. L’accusé fut amené, convaincu d’hérésie par beaucoup de témoignages et de nombreux témoins, parmi lesquels figurait l’évêque d’Auxerre, qui le pressait le plus vivement. Évraud, convaincu et condamné par le concile, fut livré au bras séculier. On le remit d’abord entre les mains du comte de Nevers, pour qu’il rendit compte de son administration, ensuite on le conduisit à Nevers, où il fut brûlé vif, au grand applaudissement du peuple. C’était en 1201 51.

Si nous rapportons ces faits, c’est pour montrer de quelle manière on a écrit l’histoire quand on n’a eu d’autre but que d’inculper l’Église. On y a répandu à pleines mains la satire, le mensonge et la calomnie. On a dénaturé les faits, mutilé les évènements, pour ne prendre que ce qui convenait au but qu’on se proposait.

Il résulte de tous ces faits que le Pape Innocent III est étranger à la sévérité qu’on a déployée contre les hérétiques de la France proprement dite ; que, s’il est intervenu dans quelques jugements soumis à son tribunal, il a procédé avec charité et justice. Telle est la règle qu’il a suivie à l’égard des hérétiques d’Italie, et qu’il veut suivre à l’égard de ceux du midi de la France. Sa conduite est honorable et empreinte de l’esprit du christianisme.

La tentative des premiers envoyés d’Innocent III n’ayant point eu de succès, sur le conseil de Diégo, évêque d’Ostie, et de Dominique sous-prieur de la cathédrale, les nouveaux légats, Pierre de Castelnau et Raoul, s’avancèrent les pieds nus et dans un appareil tout évangélique sans réussir beaucoup mieux que leurs prédécesseurs. Pierre de Castelnau fut même assassiné, et c’est cette violation du droit des gens qui devint le signal de cette guerre contre les albigeois si souvent reprochée au Pape Innocent III.

Tuer un ambassadeur, ou simplement l’outrager, a été dans tous les temps, dans tous les lieux, chez tous les peuples un crime inexpiable, dont il fallait, dans l’intérêt de l’humanité entière, tirer une vengeance éclatante. C’est ainsi que dans l’Écriture nous lisons que David vengea sur le roi et le peuple d’Ammon l’outrage qu’ils avaient fait à ses ambassadeurs. En effet, ne respecter plus la personne de ceux qui viennent au nom de Dieu et des hommes pour rétablir la paix parmi les nations ou pour l’y maintenir, c’est ôter à l’humanité le dernier moyen de terminer ou de prévenir les guerres civiles ou étrangères. Ce n’est pas simplement tuer un homme, mais tuer l’humanité 52.

Or, le bienheureux Pierre de Castelnau, observe M. Rohrbacher, était légat du Pape, c’est-à-dire l’ambassadeur du chef de la chrétienté, l’ambassadeur de l’Europe chrétienne, l’ambassadeur de l’univers chrétien, pour ramener à la loi et à la société universelles, par la voie de la persuasion et des censures purement ecclésiastiques, quelques barons et quelques peuplades égarés, qui travaillaient à la ruine de toute société publique et domestique. Le tuer, ou simplement l’outrager, c’était outrager en sa personne tout l’univers chrétien. Il fallait une réparation volontaire ou forcée, d’autant plus que ce meurtre n’était pas un fait isolé ; nous avons vu les manichéens d’Orvieto tuer de même en trahison le bienheureux Pierre de Parenzo ; déjà précédemment les manichéens de Béziers avaient tué dans l’église même le vicomte de la ville, Raymond Trincavel, et blessé l’évêque, qui voulait le défendre. Le pire de tout, ce n’est pas encore ces meurtres, mais la doctrine manichéenne qui les autorisait, les justifiait, les divinisait, puisqu’elle en faisait auteur le Dieu de cet univers. Punir isolément les meurtres, c’était peu, ce n’était rien ; il fallait pour le salut de l’humanité en extirper la cause.

Et en ceci le droit public était d’accord avec le bon sens. Chez toutes les nations chrétiennes, c’était une des lois fondamentales, que, pour être roi, seigneur, citoyen, il fallait, avant tout, être catholique ; on le sait en particulier pour la législation des Visigoths à laquelle était soumis le midi de la France. Eu Allemagne, d’après les lois fondamentales du royaume, le roi, le seigneur, qui restait excommunié plus d’un an, perdait tout droit politique et féodal. Mis par sa faute hors de la loi et de la société chrétienne, il ne pouvait plus commander à des chrétiens. Tel était le droit chrétien du moyen âge, droit universellement reconnu par les peuples et les rois, par les Papes et les conciles, par les évêques et les docteurs de l’Église. On le citait, on l’appliquait, mais on ne le prouvait pas, il n’était pas mis en doute.

Innocent III le rappelle dans les lettres qu’il écrivit sur le meurtre de Pierre de Castelnau, l’une à tous les seigneurs et chevaliers, l’autre à tous les archevêques et évêques des provinces de Narbonne, d’Arles, d’Embrun, d’Aix et de Vienne. Après avoir rapporté le meurtre, il qualifie le bienheureux Pierre de martyr, comme ayant versé son sang pour la foi et la paix ; déjà il ferait des miracles, si la génération incrédule des Provençaux en était digne. « Nous croyons cependant avantageux à cette génération infectée d’hérésie, qu’un seul soit mort pour elle, afin qu’elle ne périsse pas tout entière, mais que par l’intercession du sang de celui qui a été tué elle revienne plus facilement de son erreur. » Le Pape ordonne aux archevêques et aux évêques de redoubler de zèle pour prêcher la foi et la paix, et combattre l’hérésie ; de dénoncer et d’excommunier le meurtrier du saint homme, tous ses complices, receleurs ou défenseurs, et de déclarer interdits tous les lieux où ils se trouveront. Cette dénonciation sera renouvelée tous les dimanches et fêtes jusqu’à ce que les coupables aillent à Rome et y reçoivent l’absolution. Les évêques promettront aussi la rémission des péchés à ceux qui se mettront en devoir de venger ce sang innocent, en faisant la guerre aux hérétiques qui veulent perdre les corps et les âmes. Il y a des indices certains qui font présumer que le comte de Toulouse est coupable de cette mort. Il en a menacé publiquement le défunt, il lui a dressé des embûches, il a reçu le meurtrier bien avant dans sa familiarité, et lui a fait de grands présents. C’est pourquoi les évêques doivent le dénoncer de nouveau, l’excommunier, quoiqu’il le soit depuis longtemps. Et comme suivant les sanctions canoniques des saints Pères, on ne doit point garder la foi à celui qui ne la garde point à Dieu, qui est retranché de la communion des fidèles, attendu qu’il faut l’éviter plutôt que le favoriser, ils déclarent absous de leur serment, par l’autorité apostolique, tous ceux qui ont promis au comte fidélité, société ou alliance, et permis à tout catholique, sauf le droit du seigneur principal, non seulement de poursuivre sa personne, mais de prendre ses terres, principalement dans la vue de les purger d’hérésie 53.

Fleury dit à ce sujet : « Il eut été important de citer plus précisément ces canons, qui défendent de garder la foi aux méchants. » Ces paroles décèlent dans Fleury une prodigieuse légèreté, ou inattention. Le Pape ne parle point des méchants en général, mais des hérétiques et des apostats qui n’ont pas gardé à Dieu la foi catholique, et encore de ces hérétiques excommuniés par l’Église : c’est à ceux-là seulement que des canons défendent de garder la foi ; et quelle foi ? non pas la foi conjugale, filiale, commerciale ou domestique, mais la foi politique et féodale. Et quels sont les canons qui le défendent ? C’est entre autres le vingt-septième canon du troisième concile général de Latran, tenu l’année 1179, sous le Pape Alexandre III, et que Fleury lui-même rapporte au long dans son LXXIIIe livre, en observant que tout le monde était d’accord là-dessus, les puissances séculières comme la puissance ecclésiastique. Fleury aurait bien pu s’en souvenir encore en son livre soixante-seize.

Innocent rappelle que, d’après des canons, la foi n’est point à garder à qui ne la garde point à Dieu, à qui est excommunié pour cela, et que, par conséquent, il faut éviter. Fleury, dans sa traduction, supprime les mots qui restreignent le sens aux hérétiques excommuniés, afin de pouvoir faire par devers soi ce petit raisonnement. Le Pape défend de garder la foi à qui ne la garde pas à Dieu ; or, les méchants ne la gardent pas à Dieu : donc il défend de la garder aux méchants. En vérité, dans une matière aussi grave, se permettre d’altérer à ce point les faits et les paroles, c’est ne garder pas la foi que l’on doit à Dieu et aux hommes, dès qu’on se permet d’écrire l’histoire.

Soit légèreté, soit inattention, soit autre cause, Fleury autorise une atroce calomnie contre l’Église de Dieu, connue si elle défendait de garder aucune fidélité aux hérétiques et aux méchants, tandis qu’il n’est question que de la fidélité féodale et politique, que d’après le droit commun de la chrétienté, on ne devait plus à l’hérétique opiniâtre, excommunié publiquement par l’Église, et qui ne venait point à résipiscence.

On sait que cette croisade entreprise par Simon de Montfort se termina par la soumission du comte de Toulouse, qui s’employa bientôt à combattre les albigeois. Comme les ennemis de l’Église ont souvent faussé le récit de cette soumission du comte de Toulouse, nous en rétablissons les principales circonstances.

 

Soumission et pénitence du comte de Toulouse.

 

Innocent désirant prouver sa bienveillance au comte de Toulouse, qui n’avait plus de confiance dans l’abbé de Cîteaux, lui envoya, en qualité de légat, Milon, son notaire, et le chanoine Théodise de Gênes ; mais Milon avait ordre de n’agir que d’après les conseils de l’abbé. On prétend que le comte apprit l’arrivée d’un légat spécial avec un si grand plaisir, qu’il s’écria : « Le légat vient, il pensera bientôt comme moi, et je serai absous. » Arrivé en France, Milon rencontra l’abbé de Cîteaux à Auxerre. Après s’être entendus sur les mesures essentielles, dont la principale était de convoquer les évêques les plus dévoués, ils se rendirent à Villeneuve, ville située dans le diocèse de Sens, en recueillant sur leur route mille témoignages de respect de la part des habitants. Le roi se trouvait dans cette ville avec le duc de Bourgogne, les comtes de Nevers et de Saint-Pol, et plusieurs autres vassaux, pour délibérer sur les affaires du royaume. Ils remirent les lettres du Pape au roi, et l’invitèrent à se mettre lui-même à la tête d’une armée, ou à y placer au moins son fils. Philippe répondit que, son royaume étant menacé par Othon d’Allemagne et Jean d’Angleterre, il ne pouvait, ni lui ni son fils, le quitter, mais qu’il laissait une liberté pleine et entière à ceux de ses barons qui voudraient embrasser la cause de l’Église 54.

Milon partit pour Montélimar afin de convoquer les évêques désignés par l’abbé, et de se concerter avec eux sur les mesures à prendre vis-à-vis du comte. Ils lui conseillèrent unanimement de le citer à Valence. Le comte s’y rendit, et promit généralement d’obéir aux ordres du légal. Celui-ci exigea comme gage de sa promesse la reddition des sept châteaux. Il demanda ensuite aux autorités d’Avignon, de Nîmes et de Saint-Gilles un serment en vertu duquel elles devaient se regarder comme dégagées de toute obéissance envers le comte s’il violait ses engagements ; et, dans ce cas, le comité de Melgueil devait aussi être rendu à l’Église romaine. Le comte fut stupéfait de ces propositions, prétendant que les légats étaient encore plus durs que l’abbé ; il finit cependant par consentir à remettre les sept châteaux, à suivre tous les ordres du légat, à livrer lesdits châteaux à celui qui serait désigné, à ne pas les attaquer tant qu’ils appartiendraient à l’Église, à ne point exiger que les habitants lui en fissent hommage, et à y entretenir garnison à ses frais 55 ; on sait que ces sept châteaux donnés en gage à l’Église par le comte de Toulouse furent plus tard fidèlement rendus à son fils, dont ils formeront pendant quelque temps l’unique domaine.

Le légat se rendit à Saint-Gilles, accompagné de trois archevêques et de dix-neuf évêques. Un autel, avec le saint Sacrement, se trouvait sous le porche de l’église du couvent de cette ville ; le comte y fut amené le 18 juin, découvert jusqu’à la ceinture. Il jura d’obéir au Pape et à son légat sur tous les points qui lui avaient attiré l’excommunication. Cependant, avant de l’absoudre, Milon lui ordonna de réintégrer l’évêque de Carpentras dans tous ses droits et de le dédommager de ses pertes, de délier la ville de son serment, de restituer à l’évêque Vaison et à ses chanoines les biens dont il les avait dépouillés, de leur donner une indemnité pour la destruction de leurs bâtiments, de prendre l’engagement de chasser les routiers ou mercenaires de ses États, de ne plus les employer, d’éloigner les Juifs de tous les emplois, et enfin de se conformer fidèlement à l’avenir aux ordres du Pape et de ses légats.

Seize barons, vassaux du comte, promirent en même temps sous serment de ne plus s’allier avec des brigands, de n’accorder aucune fonction publique aux Juifs, de renoncer aux droits de péage et d’escorte, à l’exception de ceux autorisés par une concession royale ou impériale ; d’observer la paix de Dieu, de respecter les églises et les maisons du Seigneur, de laisser libres les élections ecclésiastiques, de détruire les fortifications élevées autour des églises, de réparer les dommages faits au clergé, de faire droit à tous ceux qui élèveraient des plaintes contre eux, de fournir caution pour l’observation de tous ces articles, de veiller à la sûreté des routes ; et de punir sévèrement tous les hérétiques, leurs receleurs et leurs protecteurs, qui leur seraient désignés comme tels par les évêques. Les autorités de Saint-Gilles prêtèrent le même serment au nom de la ville et de ses dépendances. Elles s’engagèrent, dans le cas où le comte oublierait ses promesses, à ne lui prêter aucun secours, à lui refuser toute obéissance et à se conformer aux ordres émanés de l’Église romaine ou de ses légats. Elles jurèrent également d’observer les obligations imposées au comte, de coopérer à leur accomplissement, de renouveler tous les ans ce serment entre les mains de l’abbé, et de considérer comme hérétiques tous ceux qui s’y refuseraient.

Après ces formalités, le légat attacha une étole au cou du comte, en saisit les deux extrémités, et l’amena ainsi dans l’église, le frappant sur le dos avec une verge : la foule qui assistait à cette cérémonie était si considérable, que Raimond fut obligé, pour sortir, de prendre un des bas-côtés et de passer devant le tombeau du bienheureux Pierre de Castelnau.

Dès le lendemain, le légat renouvela les ordres qu’il avait donnés à l’égard du comte. Il lui imposa l’obligation de sévir contre les hérétiques, d’éviter tout commerce avec eux, de ne plus empêcher dorénavant le repos du dimanche ni le jeûne quadragésimal. Il eut à remplir les mêmes obligations que les barons touchant l’Église, les monastères, les ecclésiastiques et les élections ; mais il fut obligé de promettre, en outre de laisser libre le passage par eau et par terre, et de ne point forcer les voyageurs à quitter les anciennes routes, de fermer les magasins de sel et de n’en point établir de nouveaux, de faire jurer à ses gens l’observation de ce traité, de ne chercher à s’emparer d’aucun des sept châteaux remis au Pape, et d’aider à les reprendre si quelqu’un parvenait à s’en emparer de vive force. Le même jour, Guillaume de Beaux, prince d’Orange, fit le même serment ; son exemple fut suivi par le conseiller des villes de Nîmes et d’Avignon, du consentement de Raimond. Ce dernier déclara enfin, en présence des archevêques et des évêques, toutes les églises et établissements religieux situés dans ses domaines, exempts de toute charge, et il promit de maintenir les immunités ecclésiastiques. Les évêques reçurent ordre de publier ces conventions dans leurs diocèses, et de veiller à leur stricte observation. Ils furent en même temps autorisés à absoudre de l’excommunication quiconque s’y conformerait 56.

 Le légat remit les châteaux à divers évêques et abbés. Ceux-ci jurèrent, le 20 juin, de les garder fidèlement, et de ne les remettre au comte que sur l’ordre écrit du Pape ou de son fondé de pouvoir, et d’en employer les revenus aux frais de la guerre ; quelques autres seigneurs furent également obligés de rendre leurs châteaux comme gage de leur soumission. Le 22 du même mois Milon rétablit la paix entre le comte et plusieurs barons, et érigea un tribunal arbitral composé de quelques prélats, pour juger les différends qui pourraient s’élever. Enfin Milon remit la croix à Raimond, qui prêta le serment suivant : « Moi, Raimond, par la grâce de Dieu, duc de Narbonne, comte de Toulouse, marquis de Provence, je jure, sur le saint Évangile, d’obéir aux Croisés dès qu’ils seront entrés dans mes domaines, et de faire tout ce qu’ils me commanderont pour la sûreté et le bien-être de leur armée 57. »

À peine le résultat de ces négociations fut-il connu à Rome, qu’innocent écrivit lui-même au comte, en lui disant « qu’il éprouvait la joie la plus vive de le voir justifié des accusations qui l’avaient noirci près du Saint-Siège, et de le voir servir d’exemple après avoir scandalisé un grand nombre. Le salut éternel et le bonheur temporel lui sont maintenait assurés. Puisse-t-il continuer à être un arbre fertile parmi les fidèles, et rester digne de la faveur et de la bienveillance apostoliques, bien persuadé que le Pape ne lui causera aucun embarras. Il témoigna la même satisfaction au légat, le félicita de la discrétion qu’il avait montrée dans cette affaire, et du succès qu’il avait obtenu. « Quoique votre présence nous soit nécessaire, lui écrivit-il, nous vous exhortons cependant à persévérer dans l’œuvre que vous avez commencée, afin de la mener à bonne fin. » Mais Innocent lui refusa l’autorisation d’employer la force pour obliger les ecclésiastiques à consacrer le dixième de leurs revenus à la guerre contre les hérétiques. Cette mesure lui paraissait trop dure. Il exhorta les légats à employer la persuasion et à se contenter d’une petite partie, leur recommandant de ne recourir aux moyens de rigueur qu’à la dernière extrémité, dans le cas où ils auraient à craindre de voir échouer l’entreprise. Quant aux laïques, les légats ne devaient rien faire contre eux sans en avoir au préalable informé leur suzerain.

D’un autre côté, le Pape, se fiant à l’efficacité de ses représentations adressées au clergé de France, lui écrivit : Si les lois de l’Église ordonnent d’employer, en cas d’urgence, les trésors et les autres biens de l’Église au rachat des prisonniers, à plus forte raison l’ordonnent-elles lorsqu’il s’agit d’arracher des âmes aux embûches de l’erreur. Il est juste que les soldats du Christ qui combattent pour vous soient soulagés par votre générosité. Nous sommes disposé à envoyer une somme plus considérable que celle que vous fournissez volontairement sur vos revenus, et nous espérons que les laïques contribueront de leur mieux en faveur de ceux de leurs frères chrétiens qui sont entrés en campagne 58.

Cependant l’armée des Croisés se mettait en marche. Le roi de France équipa et entretint à ses frais une troupe de quinze mille hommes. Parmi les seigneurs spirituels, saint Guillaume, archevêque de Bourges, fut le premier qui répondit à l’invitation du Pape ; mais la mort l’empêcha d’accomplir son vœu. Les archevêques de Sens, de Reims, de Rouen ; les évêques d’Autun, de Clermont, de Nevers, de Bayeux, de Lisieux, de Chartres, et plusieurs abbés amenèrent aussi leurs vassaux ; des ecclésiastiques en grand nombre voulurent également participer à la gloire de l’expédition. Parmi les seigneurs temporels, on distinguait le duc Otton de Bourgogne, Pierre de Courtenai, comte de Nevers ; le comte de Saint-Pol, le comte de Bar-sur-Seine, le comte Simon de Montfort.

Lyon était le point de réunion générale. L’armée y arriva vers la Saint-Jean 1209. La croix rouge que les combattants portaient sur la poitrine les distinguait des Croisés de Palestine. Un grand nombre d’entre eux portaient, outre leurs armes, un bourdon ; afin de montrer que l’expédition était un pèlerinage. Quant au nombre total, on ne le sait point au juste. Voici ce qu’en dit un poète contemporain, mais c’est un poète : « L’host (des croisés) fut merveilleusement grand, par ma foi. – (Il s’y trouvait) vingt mille cavaliers armés de toutes pièces, – et plus de deux cent mille, tant vilains que paysans ; – et je ne compte ni les bourgeois ni les clercs 59. » Comme cette guerre dura bien des années, et que le service ordinaire des Croisés n’était que de quarante jours de campagne, il est possible que le poète ait additionné toutes les troupes qui vinrent successivement.

Milon et ceux qui l’accompagnaient, ayant terminé avec le comte de Toulouse, se rendirent au-devant de l’armée. Le 7 juillet, Artaud de Roussillon prêta, à Valence, le serment qui avait été imposé aux barons, et livra son château de Roussillon aux mêmes conditions qu’on avait dictées au comte de Toulouse. L’évêque et les chanoines de Valence souscrivirent aux engagements contractés d’autre part par les autorités des villes. Les conseillers et les chanoines d’Orange firent, au sujet de leurs seigneurs, un serment analogue à celui qui avait été imposé aux villes de Saint-Gilles, de Nîmes et d’Avignon, par rapport au comte.

Le comte de Toulouse, lui-même alla au-devant de l’armée jusqu’à Valence. Il offrit même son fils et successeur pour otage. Son entrevue avec le comte d’Auxerre, son cousin, procura à l’armée quelques jours de tranquillité, pendant lesquels il s’engagea, comme il avait déjà fait vis-à-vis des légats, à coopérer à cette expédition ; et, dans une convention avec l’évêque d’Uzès, au sujet de divers droits et possessions, il s’efforça de prouver la sincérité de sa réconciliation avec l’Église, en accomplissant sincèrement tous les articles jurés par lui. Pendant ces négociations, les seigneurs de Montélimar prêtèrent aussi serment aux légats, et leur remirent leur château comme gage de leur fidélité 60.

Le vicomte de Béziers, principal protecteur des hérétiques, lequel avait détourné le comte de Toulouse de faire sa paix avec l’Église, se repentit alors de n’avoir pas suivi son exemple. Il vint trouver les légats à Montpellier pour faire la sienne. Les légats la lui accordèrent à certaines conditions ; mais, trouvant ces conditions trop dures, il n’accepta point la paix, convoqua tous ses hommes d’armes, rentra dans ses villes de Béziers et de Carcassonne, et les disposa à une résistance désespérée, en leur promettant du secours de la part du roi d’Aragon, son parent. Les manichéens dominaient dans ces deux villes.

L’armée des Croisés, conduite par le comte de Toulouse, comme le disent expressément et le poète contemporain et son amplificateur en prose 61, marcha contre Béziers dans une joyeuse attente. La terreur se répandit au loin. Un grand nombre de seigneurs entachés d’hérésie abandonnèrent à la hâte leurs châteaux forts, que les habitants livrèrent aux Croisés. D’autres les ouvrirent et prêtèrent serment de fidélité. La veille de sainte Marie-Madeleine, l’armée fit son entrée dans le château de Servian, situé à doux lieues de la ville, et le lendemain matin elle se trouvait sous les murs de Béziers. Là, elle reçut de nouveaux renforts. L’archevêque de Bordeaux amena d’Agen les troupes de plusieurs évêques. Le comte de Gui d’Auvergne arriva accompagné de nombreux barons avec leurs vassaux. L’évêque du Puy vint avec un second corps de troupes du Velay. L’un et l’autre s’étaient emparés des villes et des châteaux situés sur leur route. Il faut y ajouter l’archevêque et le vicomte de Narbonne, qui étaient suivis des députés de la noblesse et de la bourgeoisie, afin d’éloigner d’eux tout soupçon et d’obtenir qu’on ménageât leur ville, ils avaient rendu des ordonnances sévères contre les hérétiques, et promis solennellement de se soumettre aux légats et aux chefs de l’armée 62.

D’après tous ces faits, il n’y a guère de doute que, sans l’entêtement du vicomte de Béziers, la Croisade eût pu se terminer et obtenir son but sans effusion de sang. L’entêtement d’un seul homme pour une secte impie et révolutionnaire amènera d’abord la ruine sur lui-même et sur ses États, provoquera une guerre longue et sanglante, et ce ne sera que par de courageux et persévérants efforts que la croisade obtiendra son but, de purger la France et l’Europe du levain pestilentiel de l’impiété et de l’anarchie.

Les chefs de la croisade envoyèrent à Béziers l’évêque de la ville, pour exhorter les habitants à se soumettre ; pour engager du moins les catholiques à se retirer, s’ils ne pouvaient faire davantage. La masse des habitants, infectée de manichéisme, refusa opiniâtrement toute espèce de soumission. C’était le jour même de sainte Madeleine, que les manichéens blasphémateurs appelaient concubine du Christ ; c’était, à pareil jour, quarante-deux ans auparavant, qu’ils avaient massacré, dans l’église même de la sainte, le vicomte de la ville. Cependant un certain nombre de catholiques sortirent avec l’évêque et sauvèrent leur vie 63. Les autres payèrent bien cher leur folle présomption. Pendant que les chefs de la Croisade sont à se consulter sur la manière de sauver ce qu’il pouvait y avoir de catholiques dans la ville 64, les valets de l’armée, provoqués par une sortie des habitants, montent à l’assaut, s’emparent de la ville, y mettent tout à feu et à sang, sans épargner ni âge, ni sexe, ni condition. Voici comme le poète contemporain raconte cet évènement.

« Quand le roi des ribauds les vit escarmoucher, braire et crier contre l’host de France, et mettre en pièces et à mort un croisé français, après l’avoir de force précipité d’un pont, il appelle tous les truands, en criant à haute voix : Allons les assaillir ! Aussitôt les truands courent s’armer chacun d’une masse sans autre armure. Ils sont plus de quinze mille, tous sans chaussure, tous en chemise et en braie ; ils se mettent en marche tout autour de la ville, pour abattre les murs ; ils se jettent dans les fossés, et se prennent les uns à travailler du pic, les autres à briser, à fracasser les portes. Voyant cela, les bourgeois commencent à s’effrayer ; et, repoussés des remparts par les croisés qui s’arment en toute hâte, ils emportent leurs enfants et leurs femmes et se réfugient au plus vite dans la cathédrale. Les prêtres et les clercs vont se vêtir de leurs ornements, font sonner les cloches comme s’ils allaient chanter la Messe des morts, pour ensevelir les corps des trépassés ; mais ils ne pourront empêcher qu’avant la Messe dite les truands n’entrent dans l’église ; ils sont déjà entrés dans les maisons, ils tuent, ils égorgent tout ce qu’ils rencontrent. Ils égorgent jusqu’à ceux qui s’étaient réfugiés dans la cathédrale ; rien ne peut les sauver, ni croix, ni crucifix, ni autels, Les ribauds, ces fous, ces misérables ! tuèrent les clercs, les femmes, les enfants ; il n’en échappa, je crois, pas un seul 65.

« Comme les goujats s’étaient emparés de la ville, ils comptaient garder pour eux le butin ; mais les croisés l’emportent pour être distribué entre toute l’armée. Alors le roi des ribauds et les siens se mettent à crier : À feu ! à feu ! Et voilà qu’ils apportent de grandes torches allumées ; ils mettent le feu à la ville, et le fléau se répand. La ville brûle tout entière en long et en travers 66. »

Le poète ne dit pas le nombre des morts. Pierre de Vaulx-Cernai en met jusqu’à sept mille d’entre les habitants 67. Le légat, dans sa lettre au Pape, estime le nombre à près de vingt mille, sans distinction 68.

Mais le poète nous apprend une particularité importante de cette guerre : c’est que tous les chefs de la croisade étaient convenus qu’en tout château devant lequel l’armée se présenterait et qui ne voudrait point se rendre avant d’être pris, les habitants fussent passés au fil de l’épée, se figurant qu’après cela ils ne trouveraient plus personne qui tînt contre eux. « Et si ce n’eût été cette peur, ajoute le poète, jamais, je vous en donne ma parole, ces hérétiques n’auraient été soumis par les croisés 69. »

Le sort de Béziers répandit la terreur dans tout le pays. Un grand nombre de villages et de bourgs, plus de cent châteaux ou forteresses dont plusieurs pouvaient arrêter une armée pendant longtemps, furent abandonnés par les habitants, qui allèrent chercher un refuge dans les montagnes ou les déserts inaccessibles. Le 1er d’août, l’armée des croisés, toujours conduite par le comte de Toulouse, arriva devant Carcassonne, où le vicomte de Béziers s’était renfermé avec ce qu’il avait de meilleures troupes. On l’assiégea dans les formes. On se battit plusieurs fois au pied des remparts. Un soldat était demeuré dans les fossés, couvert de blessures. Pour le sauver, le comte de Montfort y descend tout seul, au milieu d’une grêle de flèches et de pierres, et le rapporte dans le camp. Le roi Pierre d’Aragon, suzerain et parent du vicomte, arrive pour lui obtenir un accommodement. Tout ce qu’il obtient des croisés, c’est que le vicomte sortirait, lui douzième, avec son bagage, et que les autres se rendraient à discrétion. Le vicomte s’y refuse ; mais huit jours n’étaient point passés, qu’il se constitua lui-même prisonnier et otage, à condition que tous les siens eussent la vie sauve et sortiraient en chemise et en braie, ou, comme on dirait aujourd’hui, en culotte et en blouse : c’était le costume des valets de l’armée. La convention fut exécutée le jour de l’Assomption, 15 août 1209 70.

Après quoi, sur la proposition de l’abbé de Cîteaux, les chefs de la croisade tiennent conseil, pour voir à quel baron ils donneraient la seigneurie de leurs conquêtes. Ils l’offrent d’abord au comte de Nevers, puis au duc de Bourgogne : l’un et l’autre refusent, disant qu’ils avaient assez de terres dans le royaume de France. Ils remettent alors l’élection à sept commissaires, deux évêques, quatre chevaliers et l’abbé de Cîteaux, légat du Pape. Les sept électeurs, d’une voix unanime, choisissent le comte Simon de Montfort. Aussitôt le légat, le duc de Bourgogne et le comte de Nevers vont le trouver, le pressent et le conjurent d’accepter cette charge. Il se récuse comme insuffisant et indigne. Le légat et le duc se jettent à ses pieds : il résiste encore. Alors le légat lui commande au nom du Pape, en vertu de l’obéissance 71. Tel est le récit de Pierre de Vaulx-Cernai, qui accompagnait son abbé dans cette expédition, abbé qui devint évêque de Carcassonne. Un autre contemporain, Guillaume de Puylaurens, chapelain de Raymond VII, comte de Toulouse, dit également que le preux et vaillant Simon, comte de Montfort, après avoir refusé avec les autres, finit par accepter, vaincu par les prières réitérées des prélats et des barons, disant que la besogne de Dieu ne devait pas manquer faute d’un seul champion 72. Le poète contemporain dit de même que tous le supplièrent d’accepter, et qu’il ne le fit que quand tous les barons lui eurent juré de venir à son aide lorsqu’il les appellerait 73.

 

7o Justification de Simon de Montfort.

 

Voici du reste le portrait de Simon de Montfort que trace, d’après les chroniques contemporaines, l’historien protestant d’innocent III.

« Sa famille, que la tradition présentait comme étant alliée depuis des siècles à la maison royale de France, brillait plus par son antique origine que par ses richesses. Second fils de Simon III, il hérita de la petite seigneurie de Montfort, située sur une hauteur entre Paris et Chartres. Sa mère, Alix, sœur aînée du comte de Leicester, mort sans enfants, lui avait laissé le comté de Leicester.

« Il était allié à l’illustre maison de Montmorency, par sa femme, Adélaïde, fille de Bouchard de Montmorency, et sœur du fameux Matthieu, dont elle avait l’esprit belliqueux. Baudoin de Flandre et Simon de Montfort peuvent être regardés à juste titre comme les plus beaux types de la chevalerie de leur temps. De haute taille, d’une figure agréable, doué d’une grande vivacité, portant une chevelure flottante, Simon réunissait toutes les qualités extérieures qui distinguent les chevaliers ; prévoyant, vigilant, d’un courage calme et réfléchi dans les combats, d’une audace surprenante, il possédait aussi toutes les vertus militaires ; affable, officieux, éloquent, habile dans toutes les affaires, il occupait une des premières places dans la société. Enfin, sa piété, son zèle pour la foi, la pureté de ses mœurs, complétaient en lui cette perfection par laquelle la chevalerie représentait l’Église dans ses rapports avec le monde. La confiance qu’on avait en sa probité, dans des circonstances graves, n’était pas moins honorable pour lui. Ami du clergé, il respecta ses parents, exécuta scrupuleusement leur dernière volonté et se montra bienfaisant envers le Port-Royal, qui était dans son voisinage. Plus tard, lorsqu’il possédait de vastes domaines, il ne donna pas seulement une preuve de sa bienveillance à l’ordre de Cîteaux, mais il affecta à plusieurs évêchés du midi de la France des dotations, des restitutions, des investitures. Il est vrai qu’il cherchait dans le clergé la protection la plus efficace pour la conservation de ses possessions chancelantes. C’est pourquoi il ne souffrait pas que ses vassaux s’appropriassent les droits ou les revenus appartenant à des fondations religieuses. S’il défendit devant Zara son fidèle compagnon l’abbé Gui de Vaulx-Cernai contre la fureur des Vénitiens, nous le voyons plus tard professer l’estime la plus profonde pour saint Dominique, et se lier étroitement avec lui.

Ayant appris, vers le commencement du siècle, que tant de héros se préparaient à partir pour la Terre-Sainte, il fut tellement enthousiasmé, qu’il s’associa à leurs dangers ; mais il s’était plus fermement résolu que la plupart des Croisés à consacrer exclusivement ses forces et sa vie à la conquête de la Terre-Sainte. S’agissait-il de prendre une détermination énergique, il dédaignait de sinistres présages ; car l’habitude d’assister chaque jour à la Messe et aux heures de l’Église, même en temps de guerre, lui avait inspiré, contre les dangers de la mort, ce courage toujours égal, qui est le fruit d’un sincère dévouement à Dieu. Aussi le nom de sa famille (comte Fort) pouvait-il servir à désigner les qualités qui lui étaient propres. À peine fut-il de retour de la croisade contre les infidèles, qu’il brûla, lorsque le Pape l’honora d’une mission spéciale, du désir de consacrer ses services à la cause de l’Église contre les hérétiques. Cette nouvelle lutte le mit dans peu de temps en possession de grands domaines, et lui fit auprès de ses contemporains un tel renom qu’on le comparait à Judas Macchabée, et même à Charlemagne 74. »

Après avoir tracé ce tableau d’après les chroniques contemporaines, le protestant Hurter observe que la gloire de Simon de Montfort ne lui a pas survécu, et que le jugement si glorieux de ses contemporains n’a pas été ratifié par la postérité. Nous pensons de même ; mais nous pensons, de plus, que c’est une cause à revoir. Il faut examiner, avant tout, quelle est cette postérité qui n’a point ratifié sur ce personnage historique le jugement favorable de ses contemporains ; car si, par aventure, c’était la postérité des manichéens que ce personnage eut à combattre, tout le monde conviendra que le jugement de cette postérité est nul de soi. Or, le protestant Hurter lui-même a reconnu que les manichéens des XIIe et XIIIe siècles ont eu et ont encore des descendants et des héritiers, et que ce sont les sectes révolutionnaires, sociétés plus ou moins occultes, qui travaillent à la ruine de toute autorité civile ou religieuse. Mais les héritiers les plus audacieux des manichéens sont les deux révolutionnaires Luther et Calvin : même esprit d’impiété et de rébellion. S’ils n’ont pas inventé un Dieu méchant pour décharger sur lui tous les crimes de l’homme, ils ont fait pis. À la suite de Mahomet, ils attribuent au Dieu unique et bon les péchés de l’homme, aussi bien que ses bonnes œuvres : en sorte que Dieu nous punirait du mal que lui-même opère en nous, sans que notre libre arbitre y soit pour rien. Blasphème exécrable, qui attribue au Dieu infiniment bon une méchanceté à peine concevable dans Satan, de punir ses créatures du mal qu’il fait lui-même. À ce mépris infernal de Dieu, Luther et Calvin joignent le mépris de toute autorité, surtout de la plus grande, et ne donnent à chacun d’autre règle que soi-même. Tel et l’arbre funeste de l’impiété et de l’anarchie que Luther et Calvin ont planté en Occident ; que des rois et des peuples, des savants et des ignorants ont cultivé et arrosé ; qui en France et en Angleterre, terres précoces, a produit des impiétés et des révolutions sanglantes ; qui, en Allemagne, terre lourde et tardive, les annonce seulement par ses feuilles et ses fleurs. Beaucoup d’hommes qui en craignent les fruits amers voudraient, tout en conservant et en cultivant l’arbre, l’empêcher de produire ses fruits. Aveugles ou hypocrites ! Ou changez l’arbre jusque dans sa racine, ou laissez-lui produire ses fruits naturels, la ruine de toute société religieuse, politique et domestique.

Les Chrétiens des XIIe et XIIIe siècles allaient plus doit au fait. Ayant reconnu cet arbre pestilentiel à ses premiers fruits, l’impiété, la trahison et le meurtre, au lieu de le cultiver ou de l’émonder niaisement, ils décidèrent qu’il fallait l’arracher et le jeter au feu. Et la chose résolue, ils l’exécutèrent ; et, pour l’exécuter, ils en prirent les moyens. La guerre contre les albigeois ou les manichéens n’est que cela. Les chefs de la croisade décidèrent, dès le commencement, que dans toute forteresse qui ne se rendrait pas mais qu’il faudrait prendre d’assaut, les habitants seraient passés au fil de l’épée ; et le poète contemporain ajoute que, sans cette mesure terrible, jamais les hérétiques n’auraient été soumis par la force des croisés : c’est-à-dire que, pour extirper l’anarchie révolutionnaire, les croisés prirent justement le moyen et le seul moyen qui pouvait l’extirper.

Encore, dans le conseil où fut prise cette décision importante, le comte Simon de Montfort n’avait que sa voix particulière. Il n’était pas le chef de la croisade, mais un des chefs. Hurter a tort de supposer qu’il fut élu chef dès le commencement. Tous les auteurs contemporains nous apprennent que l’autorité suprême était entre les mains de l’abbé de Cîteaux, légat apostolique, et que pour les marches et les campements militaires, ce fut le comte de Toulouse qui y présida jusqu’après la prise de Carcassonne. Ce n’est qu’après la prise  de cette dernière ville que Simon de Montfort est élu pour être le seigneur du pays et pour y compléter le but de la croisade, l’extirpation de l’anarchie révolutionnaire.

Quant à l’application de la peine prononcée, Simon de Montfort l’adoucissait plutôt qu’il ne l’aggravait. Dans les places emportées d’assaut et sans capitulation, il offrait aux manichéens la vie et la liberté, s’ils renonçaient à leur impiété subversive et rentraient dans le sein de l’Église catholique ; il leur adressait, il leur faisait adresser pour cet effet des exhortations convenables. Ceux qui résistaient opiniâtrement subissaient la peine prononcée d’avance. Les autres conservaient leur vie, leur liberté et leurs biens. Telle fut la conduite générale de Simon de Montfort dans les prises des villes et dans toute la guerre ; il ne perdait point de vue le but final de toute la croisade, l’extirpation de l’anarchie religieuse et civile.

 

 

Louis-François JÉHAN DE SAINT-CLAVIEN,

Dictionnaire des controverses historiques,

Troisième et dernière Encyclopédie théologique

publiée par M. l’Abbé Migne, 1866.

 

 

 

 

 

 



1 Bernard., De considerat. ad Eugen. III ; Hildegarda abbatissa, sanctissima virgo et prophetissa. Vita ejus in Bolland. Acta SS, ad 17 Septembr. Oper. et Opusc. (Max. Biblioth. t. XXIII, p. 535 Sept.) ; sive Malachias ; Cf. S. Bernardi lib. De Vita et rebus gestis S. Malachiæ, et serm. 2 in Transitu S. Malachiæ (Op. Venet. t. II, p. 663 ; t. III, p. 326 sq.) La bibliographie sur ces prophéties, dans Fabricius. Biblioth. med. et infim. Latin. t. V, (verb. Malachias ; Vaticinia Malachiæ Hiberni de Papis Romanis, dans Cfroerer, Prophetæ vet. pseudepigraphia. Sur Joachim, voy. Bollandus, Acta SS. ad 29 Maii.

2 On trouve même dans l’Histoire de l’Inquisition du protestant Limberch, Amst., 1619, in-fol., beaucoup d’exemples de personnes qui, après avoir reçu le consolamentum, furent provoquées par les parfais à se donner lentement la mort. Ainsi il est dit dans le livre Sententiarum Inquisitionis Tolosane, p. 138, d’un certain Hugo Rubei : « Dictus Hugo quadam infirmitate, de qua convaluit, fuit hæreticatus per Petrum hæreticum, et receptus ad sectam et ordinem dicti hæretici, quam aliquibus diebus indicta infirmitate tenuit et servavit, stando in endura : sed postmodum ad instantium matris suæ comedit et convaluit. Item isto anno Petrus Sancii hæreticus invitavit ipsum, quod vellet se ponere in endura et facere finem ; sed ipse non consensit tunc, sed quando esset in ultimo vitæ suæ. »

3 Cf. Historia Trevirens. (d’Achery, Spicilegium, ed. 2. t. II, et dans d’Argentré, loc. cit., p. 24). Le prévôt Evervin de Steinfelden demanda secours à saint Bernard. Cf. Evervini, præpos. Steinfeldens. Ep. ad Bernardum (Mabillon. Analecta, t. III, p. 452, ed. nov. 1473 ; dans d’Argentré, loc. cit., p. 33).

4 6. Conc. Lateranens. III, c. 47 (Harduin, t. VI, p. II, p. 1683 seq.

5 7. Docum. des contemp. Petr. monach. (de Vaulx-Cernai), Historia Albigeus. et Guill. de Podio, Laurentii capelan. Raymundi. Supp. Hist. negotit. Francor. Albig. (Duchesne, t. V, Bouquet-Briat, I. XIX). J. Chassanion, Hist. des Albigeois, Paris, 1393, Histoire générale du Languedoc, par un religieux Bénédictin de la congrég. de Saint-Maur (Claude le Vic, et Jos. Vaissette), t. III, Paris, 1737. Leo, Manuel de l’hist. univ., t. II, p. 258 ; Hist. Polit. de Fillippo et Goeries, t. II, p. 470-483.

6 On prétend que l’abbé Arnaud s’écria : Tuez tout, Dieu connaît les siens ; mais les chroniques qui racontent tout ce qui peul être défavorable aux prélats de l’armée catholique n’en disent rien, et le crédule Césaire de Heisterbach, qui a fait circuler mille contes imaginaires, est seul à en parler. Cf. Gazette de Bonn, nouv. suite, an IV, liv. 1, p. 161, 164 ; voir plus bas.

7 Hurter, Innocent III, t. II. p. 662 : « Quels que soient les excès qui furent commis pendant six ans, dans le sud de la France, contre l’humanité et la justice, et quoique les forces envoyées pour rétablir l’autorité et la force de l’Église fussent employées à une guerre de rapines et de caprices, on ne peut reprocher ni l’un ni l’autre à Innocent. Ses ordres ne furent point exécutés, ou bien de faux rapports lui firent prendre des mesures qu’il n’aurait jamais prises s’il avait connu l’état des choses.

8 Baron., an. 1187, n. 30.

9 Labbe, t. X, p. 1522.

10 Labbe, t. X, p. 1522.

11 Dom Vaissette, l. XIX, c. 76.

12 Fleury, t. XV, p. 498. – Dom Vaissette, l. XIX, c. 85.

13 Ibid.

14 Perein, ap. dom. Vaissette, l. XXI, note 2.

15 Gaufrid. Vosiens. t. XVII des historiens de France. p. 11, 12.

16 Pagi, an. 1183, n. 3, 8.

17 Labb., t. X, p. 1737.

18 Würtwein, Nov. subs. dipl., I, 80, ap. Hurter, t. II, p. 325.

19 Dom Vaissette, lib. XX, c. 41, Preuves, n. 67.

20 Histoire de l’Église gall., t, X, p. 248.

21 Hurter, Innocent III, t. II, p. 334.

22 Voy. Grégoire VII. Nous avons prouvé surabondamment que l’Église avait toujours suivi la même conduite envers les hérétiques.

23 Étienne de Tournay. Dom Vaissette, liv. XIX, c. 84.

24 Id., cap. 85.

25 Dom Vaissette, liv. XIX, c. 758.

26 Aussi la plupart des princes se faisaient un honneur de se constituer feudataires du Saint-Siège. Et soit en vertu de son pouvoir spirituel, soit par une concession des peuples et des rois, il est certain qu’Innocent III en particulier a nommé, ou confirmé, ou déposé, ou réhabilité sans contestation la plupart des rois contemporains. V. ALZOG, Innocent III.

27 S. Thomæ Cant. lib. III, epist. 61.

28 Nous l’avons complètement réfuté à l’article Grégoire VII.

29 Epist. 93 ad Vincent. t. II, p. 230. – Retractat., lib. II, c. 5, t. I, p. 43. – Baron., an. 398, n. 46.

30 Baron., an. 386, n. 37.

31 Michelet, Hist. de France, t. II, p. 472.

32 Epist. lib. II, ep. 99 ; lib. x, ep. 149 et passim.

33 Hurter, t. II, p. 307.

34 In cinerem, serm. 11.

35 Epist. VI, ep. 239.

36 Epist. II, ep. 65.

37 40. Hurter, t. II, p 308.

38 41. Epist., lib. I, ep. 81.

39 Epist. lib. I. ep. 94.

40 Gesta, n. 123.

41 Epist. lib. II, ep. 1.

42 Hurter, t. II, p. 226.

43 Gesta, n. 123.

44 Montfort et les Albigeois, par Barrau et Daragon, Paris, 1840, t. I, p. 8.

45 Histoire de l’Église Gallic., t. X, p. 233.

46 Labb., t. XI, p. 3.

47 Ibid.

48 Ibid.

49 Innocent, Epist. lib. V, ep. 35.  – Fleury, t. XVI, p. 105.

50 Epist. lib., VI, p. 238, n. 66.

51 Labb., t. XI, p. 21.

52 Hist. de l’Église, par Rohrbacher.

53 Innoc., l. XI, epist. 26 ; Pierre de Vaulx-Cernai, n. 8.

54 L. XII, epist. 178 ; Pierre de Vaulx-Cernai.

55 L. XII, epist. 178. et t. II, p. 236 ; Pierre de Vaulx-Cernai, c. 9, 10, 11.

56 Baluz., Epist. Innoc. t. II, p. 346 et seqq. ; Pierre de Vaulx-Cernai, c. 12, etc.

57 Pierre de Vaulx-Cernai ; Baluz., t. II.

58 Innoc., l. XII, epist. 86, 90.

59 Guill. de Tudèle, Croisade contre les Albigeois, strophe 13.

60 Guill. de Puylaurens, c. 13 ; Pierre de Vaulx-Cernai, 15.

61 Le poète Guill. de Tudèle, strophe 14. Son amplificateur, p, 121. T. XIX, Hist. de France.

62 Innoc., Epist. lib. XII, ep. 108.

63 Le poète G. de Tudèle, strophe 17.

64 Innoc., Epist. l. XII, ep. 188.

65 Strophes 19-21.

66 Strophe 22.

67 Chap. 15.

68 Innoc., Epist. l. XII, ep. 108.

69 Strophe 21.

70 Strophes 22 et 25 ; Pierre de V.-C.

71 Pierre de V.-C.

72 Guill. de Puylaurens, chap. 14.

73 Strophe 55.

74 Hurter, l. XIII.

 

 

 

 

 

 

 

 

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