Bethléem

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Johannès JOERGENSEN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« L’Écriture, ne dit-elle pas que c’est de la race de David

et du bourg de Bethléem où était David, que le Christ doit venir ? »

Saint Jean, VII, 42.

 

« Fiorito e Cristo nella carne pura. »

Jacopone da Todi.

 

 

 

 

LA VILLE DE NOËL

 

 

« Ô Bethléem, ville de Noël, maintenant s’approche le temps où tu répandras la joie sur tout le vaste monde. Et ceux qui croient et ceux qui ne veulent point suivre la voie douloureuse de la Croix, à Bethléem toutefois se rencontrent. »

 

Ces strophes ne sont que des fleurettes cueillies parmi la grande floraison poétique qui, en Danemark, couvre les neiges de Noël. Cette fête est, en effet, pour un cœur nordique, la plus chère des fêtes. Peut-être l’est-elle moins pour la jeunesse moderne, mais nous tous qui maintenant sommes arrivés à la cime des collines de la vie et allons bientôt, d’un pas rapide descendre vers ce point sombre, dont Tourgueniev parle dans Senilia, et qui, à chaque pas est plus distinct et enfin apparaît comme un trou carré dans la terre, tous nous portons au fond du cœur, souvenir précieux entre tous, le souvenir du soir de Noël.

La nuit de Noël dans l’église illuminée, décorée de branches de sapins qui l’embaument de leur parfum résineux. La nuit de Noël avec ces chants des vieux cantiques et l’antique Bonne Nouvelle : « Ne craignez point, car je vous annonce une nouvelle qui sera pour tout le peuple une grande joie. Il vous est né aujourd’hui, dans la ville de David, un Sauveur, qui est le Christ Seigneur. Et voici ce qui vous servira de signe : vous trouverez un nouveau-né, enveloppé de langes et couché dans une crèche. »

Je ne sais pas, je le répète, si les enfants d’aujourd’hui connaissent encore l’Évangile, mais je sais que pour nous qui étions des enfants heureux, bien que nous ne fumions pas de cigarettes et ne fréquentions pas de cinéma – et pour cause – je sais que pour nous la « bonne nouvelle » fût la plus profonde joie. Et quand il arrive qu’on touche à ce souvenir de Noël, toute notre âme tressaille et toute froideur qui a pu nous gagner se fond. Andersen a bien compris cela, car dans son conte La Reine des Neiges, c’est un cantique de Noël qui brise le pouvoir maléfique que la magicienne exerçait sur une âme.

Un demi-siècle s’est écoulé depuis que j’ai entendu ces cantiques pour la première fois. Et voici que peu de temps après Noël, je marche sur la route de la vraie Jérusalem à la vraie Bethléem ! Combien je voudrais pouvoir les chanter, ces vieux cantiques, je les entends si bien résonner dans mon cœur, tels qu’on les chantait au temple à Svendborg et à l’école aux leçons de chant pendant les semaines sombres qui précèdent Noël et qui sont toutes consacrées à la répétition des cantiques pour la fête.

Il me semble même réentendre le violon de M. Petersen dont le coup d’archet grinçait souvent et qui soudain, impatienté, tapait avec son archet sur la chaire en criant : « Il faut me répéter ça ! Recommencez ce couplet ! » On répétait le couplet et dans le matin sombre et brumeux de décembre, le chœur des enfants reprenait :

 

            « Ô Jésus ! le monde vaste et grand

            est trop étroit et trop humble pour toi

            comme berceau, fût-il même orné

            d’or, brodé de perles et couvert de soie. »

 

Sans m’en douter, voilà que j’essaie de chanter ce cantique, mais hélas ! je ne peux pas chanter : il ne sort de mon gosier que des sons inarticulés, et le père franciscain qui m’accompagne me regarde tout étonné. C’est que nous ne sommes pas à Svendborg, mais bien sur la vraie route de Jérusalem à Bethléem, de la vraie Jérusalem, à la vraie Bethléem. C’est fête aujourd’hui dans la ville de David, parce que c’est aujourd’hui la Fête des Rois et comme le calendrier liturgique grec retarde de treize jours sur celui des latins, c’est aujourd’hui le Noël des Grecs. Noël grec, donc Noël tout de même, mais le temps n’a rien de Noël, selon les idées nordiques. Bien qu’il ne soit que sept heures et demie du matin, le soleil luit et chauffe déjà. La route détrempée par les pluies des jours précédents est dans la première partie, du côté de la gare, très boueuse. Dans les fossés, des deux côtés, de ces bidons de fer-blanc rouillés, et de ces affreuses boîtes de conserves que les armées qui firent la guerre ici, il y a quatre ans, ont laissés par milliers comme témoignage de leur passage en Palestine et qui partout tachent le paysage avec leur rouille rougeâtre.

Pendant un bout de chemin, sur cette route défoncée, bordée d’ordures, nous passons devant des stocks puants de pétrole, portant de grands écriteaux : Jerusalem Oil Company Limited. Et de Jérusalem arrivent, l’une après l’autre, des automobiles lancées à toute vitesse que conduisent inconsidérément de jeunes chauffeurs arabes qui n’ont pas de plus grand amusement que d’éclabousser au passage les deux infidèles : le père Franciscain et le pèlerin auxquels un d’entre eux lance même en passant, comme une insulte, le nom de Giaour ! Tout est très moderne sur cette route de Jérusalem à Bethléem et cependant nous y marchons sur les traces des patriarches, car c’est là le chemin qui mène à Hébron, à Mambré et à la grotte de Makpéla, c’est la route vers l’Égypte par laquelle Israël alla en exil et par laquelle Joseph revint. C’est la route de Saba et de Madian et voyez : solennellement vers nous s’avance une caravane de dromadaires qui rappellent ceux sur lesquels s’avançaient les Rois Mages.

Après les dromadaires voici venir, chevauchant une mule, un vénérable vieillard musulman, vêtu d’une tunique très blanche recouverte d’un manteau noir à larges plis, la tête coiffée d’un tarbouch rouge entouré d’un turban blanc.

Padre Nunzio – le Père Franciscain qui me guide – le salue en portant la main à son front : « Saïda ! » et le Musulman répond : « Maâ Schâllaâm ! » « C’est un très brave homme de Bethléem qui habite tout près de notre couvent », m’explique le Père.

Mais que voyons-nous s’avancer sur la route ?

Deux apparitions qui semblent sortir d’un missel enluminé, deux femmes, la tête recouverte de hautes coiffes blanches dont la forme conique rappelle celle des hennins, et desquelles pendent de longs voiles de mousseline blanche. « Ce sont des femmes chrétiennes de Bethléem, m’explique encore Padre Nunzio. Dans notre église, vous en verrez une quantité coiffées de la sorte ; ce sont les femmes mariées ; les jeunes filles ont la tête recouverte simplement d’un voile blanc ».

Les deux Bethlémitaines qui nous croisent sont habillées avec recherche, d’un vêtement dont je ne puis distinguer au passage les détails d’ornementation, mais je vois que l’or brille à leur cou, au corsage et aux poignets. Elles ont l’air aisé et prétentieux. Mon guide franciscain qui me donne aimablement toutes les explications que je lui demande me raconte que la population chrétienne de Bethléem est travailleuse et qu’elle cultive le pays environnant qui a recouvré ainsi son ancienne fertilité. « Tandis qu’avec les Musulmans, voyez à quoi était réduit le sol, regardez le paysage de ce côté-ci ! Quelle aridité ! » Nous sommes arrivés à mi-chemin vers Bethléem et comme il y a près d’une heure que nous marchons, nous faisons halte en cet endroit près du couvent grec de Mar Elias, dédié au prophète Élie. C’est un point élevé d’où le regard embrasse un vaste panorama.

À l’Ouest s’étend un pays complètement désert, au sol rougeâtre, brunâtre, grisâtre, sans aucune tache verdoyante, rien que des pierres, des pierres et encore des pierres. Jusqu’au Moyen Âge, à l’époque des croisades, ces montagnes étaient boisées, mais ensuite l’islam a passé par là et l’islam est comme les chèvres du proverbe arabe : « Où la chèvre a brouté, dit-il, l’herbe ne repousse plus. » Sur la colline où nous sommes, dit Padre Nunzio, les trois Rois Mages ont recommencé de voir l’Étoile qui les avait conduits en Palestine, mais qui s’était dérobée à leur vue pendant leur séjour à la cour d’Hérode à Jérusalem. L’étoile n’est plus là, mais nous voyons à quelques kilomètres devant nous une petite ville blanchâtre, peu considérable et qui, dans l’éblouissante lumière de ce clair matin d’hiver oriental, se distingue à peine des coteaux rocailleux et pâles de teinte qui l’entourent. « Voici Bethléem ! » dit Padre Nunzio.

Après quelques minutes de marche, nous nous trouvons à un carrefour où la route pour Bethléem tourne à gauche, tandis que celle qui continue tout droit mène vers Hébron. À cette croisée des chemins, qu’est-ce que ce petit édifice à coupole, tout blanchi à la chaux et qui a l’air d’une mosquée en miniature ? « C’est la tombe de Rachel. »

La tombe de Rachel... Nous nous arrêtons un moment pour contempler ce monument, admirer sa belle petite coupole blanche. Ce fut donc ici que Jacob ensevelit la femme qu’il avait aimée plus que les autres, la très belle fiancée que Laban lui avait choisie pour épouse après qu’il fut resté quatorze ans serviteur et qu’il eut d’abord épousé Léa aux yeux chassieux.

Lorsque Jacob était sur son lit de mort, dans la lointaine Égypte, ce n’était pas à Léa qu’il pensait, mais à Rachel et il parlait d’elle à son fils Joseph : « Et moi, quand je revenais de Paddan, Rachel mourut en route auprès de moi, dans le pays de Chanaan, à une certaine distance d’Éphrata ; et c’est là que je l’ai enterrée, sur le chemin d’Éphrata, qui est Bethléem1. »

C’est là, sur la route d’Éphrata qui est Bethléem, que le tombeau de Rachel est depuis ce jour... « Jacob éleva un monument sur sa tombe ; c’est le monument de la tombe de Rachel qui subsiste encore aujourd’hui2. »

« Peut-on voir ce tombeau ? » demandai-je à mon guide. Padre Nunzio secoua la tête. Les clefs sont à Jérusalem, chez le Grand Rabbin. Du reste il n’y a rien de particulier à voir là-dedans, il n’y a qu’un grand cénotaphe blanchi à la chaux au milieu d’une salle blanche. À certains jours de l’année, les Juifs y viennent lire la Bible et pleurer près du tombeau. « Mais du reste, ajoute le Franciscain, pensons plutôt maintenant au Nouveau Testament. Rachel a mis au monde, là, au bord de la route de Bethléem, Benjamin, le plus jeune et le plus aimé des enfants d’Israël. Marie, en dehors des portes de Bethléem, mit au monde le vrai Benjamin, le dernier-né d’Israël. » « Il y avait encore une certaine distance avant d’arriver à Éphrata lorsque Rachel enfanta et Rachel mourut3. » Marie reste vivante, mais avec un glaive de douleur dans son cœur et sous l’ombre de la croix qui chaque jour se rapproche d’un jour. Dans son Évangile, saint Matthieu évoque Rachel, à propos de Bethléem, et certainement le tombeau était déjà là, de son temps comme aujourd’hui, et comme lorsque devant lui passèrent saint Joseph et la sainte Vierge. »

Mon guide se tait. Et voici que nous entendons sonner les cloches de Bethléem. La route qui jusqu’ici était bonne et ferme devient de nouveau boueuse ; nous devons marcher sur les bas-côtés où l’on enfonce moins, mais les automobiles qui viennent de Jérusalem nous éclaboussent au passage. Enfin voici les premières maisons de la ville ; bientôt nous entrons dans une rue longue et étroite qui me rappelle celle des villages dans les Apennins Toscans. De nombreuses maisons blanchies à la chaux sont marquées d’une croix peinte en bleu au-dessus des portes : c’est le signe que là demeurent des chrétiens. Nous traversons le Bazar – deux rangées de boutiques remplies de vêtements brodés et d’objets en nacre et en bois d’olivier. Une foule de gens s’y pressent, en habits de fête ; il y a toutes espèces de types : des Musulmans, des Juifs, des Grecs, des Bédouins, mais les personnages les plus importants sont certainement ces matrones bethlémitaines aux corsages richement brodés qui se donnent des airs de châtelaines moyenâgeuses avec leurs hautes coiffes blanches.

La rue de Bazar débauche sur la place devant la Basilique de la Nativité où il y a marché et par conséquent foule aussi.

Une porte très basse s’ouvre dans la façade austère de l’église ; elle est plus basse encore que la porte par laquelle on pénètre dans le Saint-Sépulcre. Je m’y faufile en me baissant, à la suite de mon guide et après la grande lumière du soleil au dehors, je me trouve plongé brusquement dans une pénombre telle que je ne puis voir à deux pas. Du pied je tâte prudemment le sol et passe, presque résistant à celui qui conduit, ou plutôt me tire. Sous le pied je sens quelques marches. « Attention à votre tête ! » me crie-t-on – je me baisse alors autant que je peux. Encore d’autres marches et, dans les ténèbres qui me posent comme un bandeau noir devant les yeux, voici briller soudain des lampes et, sous les lampes, m’apparaît, incrustée dans le pavé, une étoile en argent autour de laquelle sont gravés ces mots :

 

            Hic de virgine Maria – Jesus Christus natus est.

 

 

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LE CHAMP DES PASTEURS

 

 

Le paysage autour de Bethléem est, comme tous les paysages de Judée, d’une grande dureté. C’est une nature de pierre. Vers l’Est, dans la direction de la Mer Morte, on ne voit que collines couleur de sable et d’argile et champs rocailleux entourés de petits murs de pierre. Au loin, une brume bleutée voile la Mer Morte, mais laisse filtrer les rayons de soleil qui vont frapper les mystérieuses montagnes de Moab.

Tel m’apparut le paysage des environs de Bethléem au mois de janvier et la différence n’était pas grande lorsque j’y retournai aux premiers jours de mars, faire un séjour un peu plus long près de la Crèche. Je logeai, comme la première fois, à Casa Nova et, de la fenêtre de ma chambre, je contemplai, chaque matin, le lever du soleil derrière les montagnes de Moab et au-dessus de la Mer Morte. Je voyais le soleil frapper de ses rayons les maisons de Bethléem : toutes les façades blafardes orientées à l’est se teintaient de lumière rose. Mais cette féerie ne durait que quelques minutes ; bientôt après, les cubes de pierre des habitations disposées en amphithéâtre et la coupe de la vallée pierreuse en dessous de la ville retombaient dans la pâleur froide et morte habituelle, sous le ciel de printemps gris et nuageux.

Je descends à la grotte de la Nativité ; on y célèbre une messe près de la crèche. Tout l’étroit espace, sous le plafond bas des rochers, est rempli de Bethlémitaines en coiffes blanches. Je me faufile et réussis à trouver une place tout au fond de la grotte, loin de la Crèche et de l’étoile d’argent sous l’autel des Grecs. Je m’agenouille près de l’endroit où un petit trou creusé dans le pavement indique – selon une pieuse tradition – l’endroit où disparut l’Étoile réapparue aux trois Rois Mages sur le chemin de Bethléem. Ce signe indique peut-être, plus simplement un ancien puits. De ce coin, dans l’obscurité, je peux suivre le Saint Sacrifice : les flammes des cierges allumés sur l’autel illuminent toutes ces faces sérieuses, tous ces visages fortement dessinés qui prient dans l’encadrement blanc des coiffes. À mesure que la messe avance, l’expression de prière silencieuse s’intensifie et au moment de la consécration, toutes les têtes de ces femmes s’inclinent profondément et celles qui le peuvent, malgré la place restreinte, se prosternent front contre terre et baisent le froid rocher. Car maintenant Il est là comme Il était là autrefois, l’Enfant de Bethléem, le Fils de Marie, le Fils de Dieu. Il est là, dans cette grotte, où il fait toujours Noël. Il repose sur la nappe de l’autel comme autrefois sur la paille de la crèche – mais nous ne pouvons Le voir qu’avec les yeux de la Foi, et nous ne pouvons qu’avec les oreilles de la Foi l’entendre vagir. Est-ce donc qu’il pleure toujours, celui dont l’Apôtre dit « qu’il a reçu un nom au-dessus de tous les noms, un nom devant lequel tout genou doit fléchir au Ciel et sur la terre et aux enfers, et que toute langue doit confesser que le Seigneur Jésus-Christ est dans la gloire de Dieu le Père » ?

Tout est si calme ici dans la grotte, ici près de la crèche où les femmes, après dix-neuf siècles viennent encore pour adorer le Fils de Marie. Toutes les têtes sont baissées maintenant, toutes les lèvres murmurent sans bruit une prière ; on n’entend que le léger crépitement des flammes des cierges et, quand le prêtre tourne une page du missel et prononce à mi-voix le Nobis quoque peccatoribus... Et c’est au milieu de ce grand silence qu’il me semble entendre (est-ce un rêve ou la réalité ?) comme un chœur lointain, chantant dans l’église au-dessus de la grotte, au-dessus de ma tête, la vieille Pastorella italienne, le chant des bergers près de la crèche, cette pastorale que j’entendis chanter peu de temps avant de quitter Assise, pour venir ici... C’était chez des amis italiens, en Ombrie, dans la chapelle de la villa Baldeschi, sur une colline au bord du Tibre, près de Ponte San Giovanni, ou bien dans la villa Podiana chez Bonifacio et Marina Spinola... Comment ce chant peut-il arriver jusqu’à moi par-dessus la mer ? Je l’ignore. Mais dans mon coin sombre, je l’entends, j’incline la tête et sens monter à mes paupières des larmes brûlantes – je pleure ; mais est-ce bien comme le vieux cantique veut qu’on pleure ? – Je ne sais... cependant la Pastorella, strophe après strophe, continue jusqu’à ce couplet qui me touche au plus profond du cœur :

 

            « Ma se fu il tuo voler

            il tuo patire,

            perché vuoi pianger poi,

            perché vagire ?

            Sposo mio, amato Dio,

            mio Gesu, t’intendo – si !

            O mio Signore –

            tu piangi non per duol,

            ma per amore »4.

 

Et les deux dernières lignes dont la mélodie est douce comme une caresse, qui fend le cœur, sont répétées :

 

            Tu piangi non per duol

            ma per amore

             « Tu pleures non de douleur, mais par amour. »

 

Est-ce que tout le charme du Christ n’est pas contenu dans ces quelques mots ?

 

*

*   *

 

Après la messe, nous partons en promenade par un chemin qui sort de Bethléem en dessous de la colline où s’élève la Basilique de la Nativité, et qui se dirige vers l’Est.

Notre intention est de visiter Siar el Ghanem, l’endroit que les Arabes appellent encore le Champ des Pasteurs, c’est-à-dire le champ où les trois bergers – la tradition limite leur nombre à ce chiffre – entendirent la Bonne Nouvelle de la bouche des Anges.

Le chemin descend et, par cette fraîche matinée de mars, il fait délicieux marcher. Comme sur tous les sentiers, aux alentours de Bethléem, le gravier brille constellé de fragments de nacre, rebuts des nombreux ateliers où, depuis des siècles, la population de Bethléem exerce son industrie principale : la fabrication de crucifix et de chapelets en nacre.

Au bord de la route, voici justement un de ces petits ateliers ; par la porte ouverte, nous jetons un coup d’oeil à l’intérieur. On nous invite à entrer. Le travail se fait encore de la manière la plus primitive : les ouvriers sont assis par terre, jambes croisées (ils sont tous habillés comme des Musulmans, bien qu’ils soient chrétiens, du moins pour la plupart) ; ils répondent à notre Nark saïd !bonjour ! – par un sonore Maâschalaâm ! Chacun d’eux est assis dans une espèce de châssis de bois fixé par de grosses pierres des deux côtés. Presque tous sont en train de tailler les morceaux utilisables dans des pièces de nacre bruts ; ils appuient la partie supérieure du vilebrequin contre leur poitrine et le font tourner à l’aide d’un petit archet dont la corde met en mouvement rotatoire la tige de l’engin. Sur le sol gisent leurs différents outils : des limes, des pinces, des bobines de fil d’argent ou de cuivre ; des coupes contiennent les perles de nacre, petites et à demi transparentes comme des grains de riz, avec lesquelles on va faire les chapelets.

Malgré la porte ouverte, l’air qu’on respire là-dedans est lourd et tout rempli d’une fine poussière de nacre qui lentement mais sûrement doit abîmer les poumons de ces ouvriers. Un d’entre eux qui sait un peu d’italien nous explique que ce travail est très mal payé : « Même un des maîtres artisans qui fait des crucifix grandeur d’homme avec l’image en relief du Christ, de la Sainte Vierge et de saint Jean, ne gagne pas plus de trente piastres par jour, et nous autres, nous gagnons six, huit, neuf piastres au plus, tandis que de nos jours, un maçon gagne une livre5 dans sa journée. » L’industrie de la nacre est à cause de cela en voie de défaveur près des ouvriers bethlémitains ; beaucoup qui ont autrefois travaillé dans cette branche d’industrie préfèrent actuellement émigrer en Amérique d’où généralement ils reviennent chez eux avec le gros sac d’écus, mais hélas, ayant souvent perdu leur religion.

Ces dernières explications ne nous sont pas données par l’ouvrier, mais par un prêtre que nous avons rencontré chemin faisant et dont j’avais fait la connaissance à mon premier séjour à Bethléem, au moment de l’Épiphanie.

Don Alfonso Alonzo – en dépit de son nom espagnol – est un Hiérosolomytain d’origine italienne ; il est curé de la petite paroisse latine de Beth-Sahour, le Village des Pasteurs, où il nous fait visiter non seulement son église et l’humble petite cure où il habite, mais aussi l’église et l’école des Grecs schismatiques. Nous pénétrons dans la classe à l’heure de la leçon d’Histoire Sainte. Sur les murs sont pendues des images représentant : Daniel dans la fosse aux lions ; la Sortie de Sodome ; Moïse qui redescend du Sinaï, tenant les tables de la Loi ; les mêmes tableaux qui décoraient la classe de l’école primaire à Svendborg et que l’institutrice Mlle Silfverberg nous expliquait à nous autres petits écoliers danois, tout comme le maître d’école syrien les explique ici aux petits Arabes de Beth-Sahour.

Je regarde ces tableaux sans nulle valeur artistique, mais qui représentent la Puissance qui maintient le monde...

Nous sortons du village et continuons à descendre toujours en compagnie du bon abbé Alonzo qui, très aimablement lorsqu’il a appris le but de notre excursion : le Champ des pasteurs, s’est offert de nous y conduire, bien qu’en vérité lorsque nous le rencontrâmes, il montait à Bethléem et a dû rebrousser chemin, charitablement, pour nous servir de guide.

Le printemps reverdit partout et c’était dans cette vallée verdoyante où nous passons que Booz possédait ses champs.

« Ici le riche Booz avait ses champs ; ici Ruth vint et glana les épis. » Booz – et Ruth... De nouveau je me souviens des explications que la première institutrice de mon enfance nous donna si bien sur la merveilleuse histoire que jamais nous n’ayons pu l’oublier depuis : l’histoire de Ruth la Moabite (aujourd’hui que je vois devant moi, au delà de la Mer Morte, bleuir les montagnes de Moab, je comprends toute la valeur de cet adjectif) – l’histoire de la jeune veuve qui ne voulait pas abandonner la mère de son mari défunt (comme l’autre l’avait fait), mais qui lui disait ces belles paroles de fidélité : « Où tu iras, j’irai ; où tu demeureras, je demeurerai ; ton peuple sera mon peuple, et ton Dieu sera mon Dieu ; où tu mourras, je mourrai et j’y serai ensevelie. Que Yahweh me traite dans toute sa rigueur, si autre chose que la mort me sépare de toi6. »

« Et Noémi et sa belle-fille Ruth la Moabite vinrent à Bethléem et c’était au commencement de la moisson des orges. » C’était sur ces champs où maintenant verdit le printemps que Ruth glanait les épis derrière les moissonneurs. Et voilà que Booz descendait de Bethléem et disait aux moissonneurs : « Schalam aleikoum ! » ... et eux, laissant un instant reposer leurs faucilles, répondaient : « Mâs-schalaâm ! » Et Booz aperçut Ruth et demanda : « Que veut cette jeune femme ? » Et il la fait venir et lui permet de glaner. Il ne veut pas de ses remerciements, car dit-il, « on m’a rapporté tout ce que tu as fait pour ta belle-mère après la mort de ton mari, et comment tu as quitté ton père et ta mère et le pays de ta naissance et es venue vers un peuple que tu ne connaissais pas auparavant. » « Que Yahweh te rende ce que tu as fait et que ta récompense soit pleine, de la part de Yahweh, le Dieu d’Israël, sous les ailes duquel tu es venue te réfugier. »

Et Booz lui dit en outre : « Approche, mange du pain et trempe ton morceau dans le vinaigre... » Elle s’assit à côté des moissonneurs ; Booz lui donna du grain rôti ; elle mangea et se rassasia, et elle garda le reste ; ensuite elle se leva pour glaner. Et Booz donna cet ordre à ses serviteurs : « Qu’elle glane aussi entre les gerbes, et ne lui faites pas de honte ; et même vous tirerez pour elle quelques épis des javelles, que vous laisserez par terre, afin qu’elle les ramasse, et vous ne lui ferez point de reproches. »

Tel est le commencement de l’histoire de Booz et de Ruth et en voici l’épilogue tel qu’il est raconté dans la Sainte Écriture : « Tout le peuple qui était à la porte et les Anciens dirent : Que Yahweh rende la femme qui entre dans ta maison semblable à Rachel et à Léa qui toutes les deux ont bâti la maison d’Israël ! Et toi, sois fort dans Éphrata et fais-toi un nom dans Bethléem ! »7 Mais Ruth la Moabite a mis au monde son fils Obed et le fils d’Obed était Jessé et le fils de Jessé était David et, de David, il y a vingt-huit générations jusqu’à Joseph l’époux de Marie, de laquelle Jésus est né dans la ville de David, tandis que les Anges chantaient au-dessus des champs de Booz... »

Comme toujours, en Terre-Sainte, on localise le même évènement en plusieurs endroits et le Champ des Pasteurs n’échappe pas à ce sort. Les Grecs l’indiquent au lieu appelé encore aujourd’hui par les Arabes Keniset er Rawat, « l’église de Ruth » (au temps des croisades s’élevait là un couvent).

Les Franciscains au contraire déterminent l’endroit où les bergers entendirent les Anges annoncer la paix sur terre aux hommes de bonne volonté, un peu plus loin au Nord, dans un terrain qui porte le nom de Siar el Ghanem. Là ils ont découvert des grottes qui ont bien pu, en effet, servir d’abri, la nuit, aux pasteurs lorsqu’ils veillaient en ces parages pour garder leurs troupeaux.

« Du reste, dit impartialement Don Alonso, nous allons visiter les deux endroits. » Notre guide nous fait observer l’antique dallage sur lequel nous marchons pendant un bout de trajet : c’est une voie romaine qui me rappelle tout à fait la Via Appia ou plus exactement ce qu’on retrouve de la Via Aurelia près du Cap Mortola. Cette voie millénaire qui a certainement conduit les bergers jusqu’à Bethléem, nous amène à un sentier entre deux murs et aboutissant à un passage étroit ; devant nous une butte de terre, dans le talus de laquelle est une porte. Don Alonso l’ouvre avec les clefs que lui a remises le maître d’école grec, et nous descendons par un escalier primitif dans une grotte assez profonde et vaste qui, dans le fond, prend la forme d’une abside. À quelques mètres de l’entrée s’élèvent deux piliers entre lesquels une croix indique l’endroit où l’Ange apparut aux bergers. Nous restons là un moment. Si ce n’était pas ici, ça aurait pu être ici.

Nous sortons de la grotte et nous gravissons le monticule qui la recouvre et au sommet duquel nous trouvons les ruines incontestables d’une église. Des pans de murs indiquent ce qui a été autrefois une chapelle ; les restes d’une abside évoquent le souvenir des arcosolia des catacombes.

Il est près de neuf heures, il commence à faire chaud, et nous sentons le besoin de nous reposer par une petite halte. Un de nous se met à dessiner. Don Alonso ouvre son bréviaire et prie ; quant à moi, je sors de ma poche mon carnet de notes.

J’ai dit que dans les environs de Bethléem comme dans les alentours de Jérusalem, ce ne sont que collines désertiques et champs rocailleux. Partout on ne voit que des pierres, rien que des pierres : champs couverts de cailloux, étagés en terrasses rocheuses, sentiers pierreux entre de hauts murs de pierre sèche.

De ma fenêtre, à Casa Nova, je vois, chaque jour, la ville de Bethléem me regarder avec tous les yeux de ses maisons de pierre cubiques et grises et la vallée qui s’ouvre, au bas de la ville, n’offre à mes regards que des champs d’argile grisâtre, parsemés de roches et de pierre, qui s’étendent inexorablement gris avec leurs clôtures de murs gris jusqu’à ce qu’ils cessent là où finit le sol cultivé, et où commencent les montagnes pelées, – le désert de Juda, qui s’étend jusqu’à la Mer Morte.

Ainsi m’apparaît Bethléem. Je maintiens la tristesse de mes premières impressions. C’est bien la dure ville, dure comme la pierre, où « il n’y avait pas de place dans l’hôtellerie ».

Mais voici qu’ici, dans les champs de Booz, près de la grotte des Pasteurs, l’impression est tout autre... Le jour est gris et tiède, une douce brise souffle, les anémones rouges fleurissent l’herbe clairsemée, parmi les pierres de la colline. À l’extrémité d’un champ où de grands oliviers inclinent vers le sol leurs branches au feuillage argenté qui frissonnent dans la brise, un petit oiseau gazouille... Et tandis qu’un de mes compagnons peint, que l’autre prie, je me sens envahi par la douce sensation de vivre...

Les anémones comme des centaines de petites coupes rouges couvrent la colline et les champs, avivant de leur couleur de feu le gris des roches et des pierres et le vert de l’herbe ; le moindre souffle du vent léger les fait palpiter. Un bourdon vole au ras du sol, en bourdonnant. Les oiseaux continuent à jaser dans les oliviers... « Paix sur la Terre aux hommes qui aiment la paix. » Beata pacifici.

 

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LE JARDIN DE LA SAINTE FAMILLE

 

 

Le matin suivant, le soleil brille de nouveau et l’artiste et moi nous sortons pour une seconde promenade-pèlerinage. Cette fois nous passons par la Basilique, au lieu de sortir directement de Casa Nova. Dans le chœur au-dessus de la crypte, les Grecs sont en train de chanter leur monotone et interminable liturgie. Par un escalier du transept droit, nous arrivons dans le cloître du couvent grec. Nous ne faisons que traverser celui-ci pour déboucher, par une petite porte basse, dans une ruelle qui bientôt n’est plus qu’un chemin entre deux hauts murs dont la crête est hérissée de tessons de verre. Cette petite route, combien elle me rappelle celles d’Italie ! La ressemblance devient complète lorsqu’à un détour du sentier qui commence à descendre assez raide, nous rencontrons un Franciscain qui monte lentement : le soleil chauffe et le froc brun doit être lourd à porter dans ce raidillon ensoleillé. Nous arrêtons le Père pour lui demander si nous sommes loin encore de la maison de Saint-Joseph qui est, ce matin, le but de notre excursion. On appelle ainsi la maison où, selon la tradition, la Sainte Famille vécut deux ans et au-dessus de laquelle – comme nous le lisons dans l’Évangile de saint Matthieu – s’arrêta l’Étoile qui guidait les Rois Mages : « Ils entrèrent dans la maison et trouvèrent l’Enfant avec Marie sa mère et, se prosternant, ils l’adorèrent, puis ouvrant leurs trésors, ils lui offrirent en présent de l’or, de l’encens et de la myrrhe8. »

Sur l’emplacement de cette maison, les Franciscains ont bâti une chapelle ; le religieux que nous croisons en revient justement avec les clefs dans sa poche. Il les donne au jeune chrétien arabe qui marche derrière lui, et auquel il recommande de nous accompagner et de rester avec nous aussi longtemps qu’il nous plaira. Nous disons adieu au Père – (c’est un Espagnol, mais il parle la langue de Terra Santa : l’italien), et nous voilà descendant à la suite du jeune Arabe qui est vêtu de la longue et noble tunique orientale serrée à la taille par une ceinture. La descente n’est pas longue, nous voici bientôt devant une porte de fer qu’encadre un portail de pierre orné de l’écusson aux armes de Terre Sainte : une grande croix entourée de quatre petites croix. Ce blason, on le rencontre en Terre Sainte partout où les Franciscains ont un établissement ; il orne également le drapeau que l’on voit flotter au clocher de l’église du couvent de San Salvatore à Jérusalem. Notre guide tourne les clefs dans la serrure et nous ouvre. Nous entrons dans un vrai Hortus conclusus – jardin fermé, tout rempli de soleil et de fleurs, tel le jardin décrit dans le Cantique des Cantiques : « C’est un jardin fermé, un bosquet de grenadiers avec les fruits les plus exquis, le cypre avec le nard, le nard et le safran, la cannelle et le cinnamome, avec tous les arbres à encens, la myrrhe et l’aloès avec tous les meilleurs baumiers9. »

Ainsi devaient être, aux jours anciens des grands Rois d’Israël, les jardins de Palestine comme, entre autres, ce fameux jardin de Salomon dont les pèlerins d’aujourd’hui peuvent voir quelques vestiges dans la gorge aride et sauvage qui s’ouvre, sur la route d’Hébron, en dessous des Vasques de Salomon, et qui porte encore le nom Ouadi Ourtas, « la vallée du jardin »... Autour dune petite chapelle, édifiée là où se trouvait la maison de la Sainte Famille, les Franciscains sont arrivés, par une culture patiente, à faire renaître, en cette contrée aride, un peu de la beauté disparue des jardins d’autrefois.

Nous nous arrêtons, surpris, à l’entrée, devant le charme de ce spectacle inattendu.

« Shellabi ! » s’exclame l’artiste qui sait quelques mots d’arabe. Shellabi veut dire « beau » en arabe et notre jeune guide, qui a entendu, sourit. Il referme la porte derrière nous, descend dans la partie basse du jardin où est le potager et, tout de suite, se met à piocher. Nous aussi, nous nous mettons au travail : l’artiste dresse son chevalet ; je sors un livre de ma poche et commence de lire. Mais cela ne me réussit guère, car, à chaque instant, je lève les yeux de dessus le livre, mon regard quitte les pages, pour contempler cette oasis de fleurs et de fertilité que le travail chrétien a obtenue ici, dans ce coin de Judée au sol pierreux. Par l’allée pavée de larges dalles qui conduit du portail d’entrée à la porte de la chapelle, le jardin se trouve divisé en deux parties également grandes, où sont tracées d’autres petites allées bordées par des briques enfoncées de champ dans la terre. Il y a quelques arbres : oliviers, cognassiers, lauriers-roses, mais surtout un grand nombre de fleurs : des plates-bandes de giroflées blanches, roses et couleur feu le long de l’allée centrale et, des deux côtés, une mosaïque de ronds, de carrés et d’ovales, les uns remplis de cyclamens rose pâle, les autres de giroflées, et au pied des arbres des cercles de soucis jaunes, d’un jaune d’or et de flamme. Il y a aussi des buissons de romarin tout fleuris de leurs petites fleurs mauve pâle et des pélargoniums rouges et roses, mais ce qui domine en somme, ce sont les notes blanches des giroflées et les teintes jaune vif des soucis. Les violettes sont déjà défleuries, il ne reste que la verdure fraîche de leurs touffes.

L’artiste posté près de la chapelle fait une esquisse. Je suis allé m’asseoir sur un banc peint en bleu qu’ombragent deux grands pélargoniums en fleurs et qui s’adosse à la muraille, à peu de distance du portail d’entrée. Dans le potager, entre deux pêchers en fleurs, le jeune garçon continue de piocher, et l’artiste qui l’observe en même temps que moi me dit :

« Jésus à douze ans a dû travailler comme cela dans le jardin de saint Joseph à Nazareth ! »

Chacun travaille de son côté. La matinée s’avance ; de la terre retournée s’exhalent, dans la chaleur du soleil, d’âpres parfums d’humus. Une abeille – la première du printemps – bourdonne sur les giroflées blanches. Un coq chante au voisinage. Par dessus le mur bas qui clôture le potager et dont les tessons de verre étincellent au soleil, je vois le vaste paysage des champs sertis de pierre, les collines grises, rouges et brunes, et au delà, très loin, voilée par une légère brume bleue, se dessine la longue ligne des lointains Monts de Moab...

D’au delà de ce pays de Moab, bien au delà de l’immense désert qui s’étend derrière la Mer Morte vinrent les Trois Rois Mages et ils arrivèrent un jour jusqu’à ce jardin dont le soleil est l’or, dont le parfum des fleurs est l’encens, mais la myrrhe est la douloureuse certitude du triste monde du dehors où les bourreaux d’Hérode continueront toujours à passer et où Rachel pleurera éternellement ses enfants « parce qu’ils ne sont plus ».

 

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HÉBRON

 

 

Abraham à Mambré – nous nous rappelons tous cette scène magnifique et mystérieuse de l’Histoire Sainte : le patriarche assis sous les grands chênes à l’entrée de sa tente pendant la chaleur du jour. (Dans les pays chauds, l’entrée de la tente, où il y a un courant d’air, est l’endroit où l’on trouve un peu d’ombre et de fraîcheur et où l’on aime de se tenir.) Et voici que trois ombres se dessinent sur le sol brûlant, en dehors de la tente. Abraham lève les yeux, il regarde et voit que trois hommes se tiennent debout devant lui : « Dès qu’il les vit, il courut de l’entrée de la tente au devant d’eux, et s’étant prosterné en terre, il dit : Seigneur, si j’ai trouvé grâce à tes yeux, ne passe pas, je te prie, loin de ton serviteur. Permettez qu’on apporte un peu d’eau pour vous laver les pieds. (Un peu d’eau, car on n’en a jamais beaucoup en Palestine). Reposez-vous sous cet arbre ; je vais prendre un morceau de pain et vous fortifierez votre cœur et vous continuerez votre chemin10. » Les trois voyageurs acceptent l’invitation et Abraham s’empresse de préparer tout ; d’abord il commande à Sara : « Vite trois mesures de farine, pétrissez vite et faites cuite des pains sous la cendre. »

Ce devaient être ces galettes rondes que les Arabes cuisent encore de nos jours sous la cendre chaude de leurs fours primitifs et que l’on doit manger fraîches. Je me souviens combien je le trouvai délicieux, ce pain arabe, le jour où, me rendant de Caïffa à jaffa, je fis halte pour déjeuner au bourg musulman de Toulkeram. Là, dans l’auberge, on me servit un repas tout à fait couleur locale : des beignets farcis de viande hachée comme unique plat et pour boisson de l’eau pure, de l’eau rafraîchie dans une gargoulette de terre posée sur le rebord de la fenêtre et qui transpirait dans le courant d’air ; et tandis que je savourai la croûte bien dorée de ces galettes de pain, je me servais de la taie, selon l’usage du pays, pour m’essuyer les doigts graissés par l’huile des beignets, l’usage de la fourchette étant encore inconnu par ici... Comme dessert, quelques oranges et pour finir l’exquis café arabe, épais et aromatique, servi dans un tout petit bol de fine porcelaine...

Sara dut cuire du pain sous la cendre et Abraham lui-même « courut à son troupeau ; et il y prit un veau très tendre et excellent qu’il donna à un serviteur qui se hâta de le faire cuire. Ayant mis ensuite du beurre et du lait avec le veau qu’il avait fait cuire, il le servit devant eux ; et lui cependant se tenait debout auprès d’eux sous l’arbre11 ».

Après le repas, voici la promesse du fils qui doit naître de lui, le rire de Sara cachée derrière la porte de la tente et la réprimande du mystérieux voyageur : « Y a-t-il rien de difficile à Dieu ? »

Puis Isaac vient au monde et Sara, dans son orgueil maternel, veut chasser de la maison Agar et son fils Ismaël. Le cœur lourd de chagrin, le patriarche Abraham se lève de bonne heure pour dire adieu à la femme esclave et au fils qu’il est contraint de renvoyer ; ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’Agar a dû s’enfuir devant la colère de Sara, mais alors elle avait pu revenir... Maintenant Ismaël a quatorze ans, il doit quitter la tente paternelle pour de bon ; cette fois-ci, c’est l’exil sans espoir de retour.

Sous la tente, Isaac dort encore près de sa mère ; naguère, il y avait un grand festin le jour où l’enfant de Sara fut sevré. « Mais Sara ayant vu le fils d’Agar l’Égyptienne qui jouait avec Isaac son fils, elle dit à Abraham : « Chassez cette servante avec son fils, car le fils de cette servante ne sera point héritier avec mon fils Isaac. » Elle a parlé et Abraham obéit. Le voilà debout déjà de grand matin. Il donne à Agar et à son fils Ismaël des provisions pour le long voyage duquel ils ne retourneront pas. Il regarde l’Égyptienne, la mère de son fils, et à côté d’elle, Ismaël, élancé et svelte (comme tant de jeunes garçons que j’ai vus dans les villages arabes, à Beth Sahour, à Aïn-Karem, à Yafa de Galilée). Voilà Ismaël et Agar et, devant eux, Abraham qui leur remet le pain fraîchement cuit et une outre pleine d’eau, fermée par une corde, toute pareille à celle dont les porteurs d’eau font usage encore de nos jours par les rues de Jérusalem. Maintenant Agar soulève l’outre et la charge sur ses épaules (Ismaël est un homme, c’est pourquoi il ne doit rien porter, selon les coutumes orientales) ; elle enveloppe le pain dans un pan de sa tunique brodée, et puis ils s’en vont... Abraham se détourne bien vite pour ne pas les voir s’éloigner et il rentre dans sa tente...

Voici donc Agar de nouveau dans ce désert qu’elle connaît si bien et qu’elle ne croyait jamais revoir, le désert de Bersabée. La première fois qu’elle dut s’enfuir, elle n’arriva que jusqu’au puits qui se trouve entre Cadès et Barad, de là elle put revenir. Mais aujourd’hui il n’y a qu’une chose à faire : continuer à marcher jusqu’à ce qu’elle arrive dans sa patrie : l’Égypte. La tente d’Abraham est fermée pour toujours à elle et à Ismaël ; il n’y a plus place pour eux sous cette basse toiture en poil de chameau brun, car Sara est là, Sara, et l’héritier légitime ; Agar entend encore le son de sa voix lorsqu’elle disait : « Mon fils Isaac. »... Agar est de nouveau dans le désert de Bersabée et elle n’y trouve pas la source d’autrefois, celle qui s’appelle Bir Lachaï Roï et qui est entre Cadès et Barad. Agar se rappelle encore comment chaque soir les troupeaux y venaient « et on roulait la pierre de dessus l’ouverture du puits, on faisait boire les troupeaux, et l’on remettait la pierre à sa place sur l’ouverture du puits12 ». Elle et son fils se sont égarés dans le désert immense qui de la frontière du pays des Philistins s’étend jusqu’à l’Égypte, et le pain mangé et l’outre vidée, ils vont mourir de faim et de soif dans ce désert. « Mais quand l’eau qui était dans l’outre fut épuisée, elle jeta l’enfant sous l’un des arbrisseaux » (un de ces buissons épineux qui croissent en touffes espacées sur les dunes de sable du désert). « Et elle s’en alla s’asseoir vis-à-vis, à une portée d’arc, car elle disait : Je ne veux pas voir mourir l’enfant. » Agar s’assied à une portée d’arc de son fils mourant et, autour d’elle, il n’y a que les collines grises et la désolation aride du sable et des buissons. Autour d’elle, rien que le désert, au-dessus d’elle, rien que le soleil brûlant et le bleu implacable du ciel. « Alors Agar éleva la voix et pleura. Et l’Ange de Dieu appela du ciel Agar, en disant : Qu’as-tu, Agar ? Ne crains point, car Dieu a entendu la voix de l’enfant... Lève-toi, relève l’enfant, prends-le par la main, car je ferai de lui une grande nation. Et Dieu lui ouvrit les yeux et elle vit un puits d’eau ; elle alla remplir l’outre et donna à boire à l’enfant. Dieu fut avec l’enfant et il grandit ; il habita dans le désert et il devint un tireur d’arc. Il habitait dans le désert de Pharan et sa mère prit pour lui une femme du pays d’Égypte. »

« Voici les années de la vie d’Ismaël : cent trente sept ans ; puis il expira et mourut, et il fut réuni à son peuple. Ses fils habitèrent depuis Hévila jusqu’à Sur qui est en face de l’Égypte, dans la direction de l’Assyrie. Il s’étendit en face de tous ses frères13. »

Ismaël s’étendit en face de tous ses frères, c’est aussi lui et non Israël qui encore maintenant monte la garde près du tombeau d’Abraham dans la grotte de Macpéla « qui est située dans le champ d’Éphron, fils de Séor l’Héthéen, vis-à-vis de Mambré, qu’il avait acheté des enfants de Heth. C’est là qu’il fut enterré aussi bien que Sara sa femme14. »

Il n’y a pas qu’Abraham et Sara qui reposent en cette grotte sépulcrale, là sont aussi ensevelis Isaac et Rébecca son épouse ; et lorsque le patriarche Jacob, sur son lit de mort, en Égypte, s’adressa aux douze fils d’Israël qui l’entouraient, il leur parla de ce lieu de sépulture, leur disant : « C’est là que j’ai enterré Léa et c’est là que je veux être réuni à mon peuple ; enterrez-moi avec mes pères dans la caverne qui est dans le champ d’Éphron le Héthéen, dans la caverne du champ de Macpéla, en face de Mambré au pays de Chanaan ; c’est la caverne qu’Abraham a acquise d’Éphron le Hethéen, avec le champ pour avoir un sépulcre15. » Isaac mourut au pays d’Égypte, mais Joseph transporta son corps embaumé jusqu’à Hébron, l’enterra là et retourna ensuite en Égypte comme il l’avait promis au Pharaon avant son départ. Joseph aussi mourut en Égypte, y fut embaumé et déposé dans un tombeau ; mais lorsque Moïse conduisit les enfants d’Israël hors de l’esclavage de Pharaon, les Israélites portèrent sur leurs épaules le sarcophage contenant la momie de Joseph. « Les ossements de Joseph que les enfants d’Israël avaient emportés d’Égypte furent enterrés à Sichen16 », dit la Sainte Écriture. Les Mahométans prétendent au contraire que son corps a été transporté à Hébron. Ainsi, selon eux, tous les corps des patriarches seraient rassemblés dans la grotte de Macpéla où Ismaël monte la garde près des tombeaux et il n’aime pas qu’Israël ou les enfants spirituels d’Israël, les chrétiens, en approchent, car c’est « un homme fier et sauvage ; il lèvera sa main contre tous et tous lèveront la main contre lui ».

Je m’en suis rendu compte moi-même. Je savais qu’aux siècles précédents, seuls les personnages les plus hauts placés – tel Édouard VII, comme prince de Galles – avait reçu du Sultan la permission exceptionnelle de pénétrer dans la mosquée bâtie au-dessus de la caverne de Macpéla 17 mais que dans la grotte elle-même nul n’avait jamais eu la permission de descendre. La guerre et l’après-guerre ont apporté un grand changement dans cet état de choses. On raconte même que le jour où Hébron fut prise par les Alliés qui, venant du Sud, avançaient vers Jérusalem, les Musulmans s’étant enfuis de la ville, il fut possible à un officier anglais d’entrer dans la mosquée et de se glisser jusqu’à la caverne mystérieuse, exploit qui lui valut ensuite, naturellement, d’être accablé de questions sur ce qu’il avait pu voir là-dedans. Well, dit-il avec un flegme bien britannique, just nothing. It was utterly dark. (Eh bien ! rien du tout, il faisait tellement noir là-dedans.)

Maintenant les Musulmans ont repris leurs postes dans le Sanctuaire et l’exploration hardie du soldat anglais ne peut plus se répéter, mais une visite à la mosquée d’Hébron est dans les choses possibles, bien que restant toujours une faveur spéciale qu’il faut obtenir des autorités en tête du Gouvernement de la Palestine. Le gouverneur de Jérusalem, M. Ronald Storrs donna cette autorisation à mon ami l’archéologue et historien d’art, M. Camille Enlart, ainsi qu’à moi-même.

Par un matin de février, nous partons donc en automobile pour Hébron. Nous passons devant la tombe de Rachel, laissons à notre gauche la route de Bethléem, remarquons à droite la petite ville chrétienne de Beit-Djala avec ses arbres et ses champs cultivés alentour, et nous filons droit devant nous, sur la grand-route blanche, en plein pays arabe, ce qui équivaut à dire en plein désert, ne voyant pendant plusieurs kilomètres que d’arides et lugubres collines rougeâtres et rocailleuses. C’est un paysage impressionnant de sauvagerie et d’aridité ; de loin en loin, nous croisons des passants ; des Musulmans d’Hébron à l’aspect rude et dont les visages prennent une expression courroucée.

Cette route est la même que celle qui existait du temps des Apôtres lorsqu’un Ange du Seigneur parla à Philippe et lui dit : « Lève-toi et va vers le midi, sur la route qui descend de Jérusalem à Gaza ; cette route est déserte. » Et se levant, Philippe partit. « Et voici qu’un Éthiopien eunuque, officier de Candace, reine d’Éthiopie, et intendant de tous ses trésors, était venu adorer à Jérusalem. Il s’en retournait assis sur son char et lisait le prophète Isaïe. Alors l’Esprit dit à Philippe : Approche-toi et rejoins ce char. Et Philippe, accourant, l’entendit lire le prophète Isaïe, et il lui dit : Crois-tu comprendre ce que tu lis ? Il répondit : « Et comment le pourrais-je, si quelqu’un ne me dirige ? Et il pria Philippe de monter et de s’asseoir auprès de lui. Or le passage de l’Écriture qu’il lisait était celui-ci : Comme une brebis, il a été mené à la boucherie, et comme un agneau muet devant celui qui le tond, il n’a point ouvert la bouche. Dans son abaissement son jugement a été aboli ; qui racontera sa génération, car sa vie sera retranchée de la terre ?

« L’eunuque, répondant à Philippe, lui dit : Je t’en prie, de qui le prophète dit-il cela, de lui-même ou de quelqu’autre ? Alors Philippe, ouvrant la bouche et commençant par ce passage de l’Écriture, lui annonça Jésus. Et chemin faisant, ils rencontrèrent de l’eau ; et l’eunuque : Voici de l’eau ; qu’est-ce qui empêche que je sois baptisé ? Philippe dit : Si tu crois de tout ton cœur, cela est possible... Il répondit : Je crois que Jésus-Christ est le fils de Dieu. Il fit arrêter le char et ils descendirent tous deux dans l’eau et Philippe baptisa l’eunuque18. »

La fontaine dans laquelle l’apôtre Philippe baptisa l’intendant de la reine d’Éthiopie existe encore de nos jours ; les Arabes l’appellent Ain Dirouëh. À l’exemple de l’Ethiopien, nous faisons arrêter notre voiture près de la source dont l’eau abondante et claire jaillit dans une grande vasque de pierre au bord de la route. Sur le talus, derrière la fontaine, on peut voir les ruines d’une église et, un peu plus loin, plusieurs ouvertures de tombeaux dans les rochers.

Nous nous rapprochons d’Hébron et longeons une caravane d’Arabes enturbannés qui s’en vont vers l’Égypte, juchés sur des dromadaires au pas lent et balancé. Plus loin, nous dépassons trois pèlerins musulmans vêtus de haillons blancs qui se dirigent probablement vers Hébron, la Ville Sainte mahométane. Voici que la campagne devient un peu plus cultivée : nous voyons des champs, des figuiers, des térébinthes, puis des vignobles, où les ceps de vigne ne sont pas, comme en Europe, attachés à des pieux, ou bien jetant leurs rameaux en guirlandes d’arbre en arbre, mais rampant sur le sol à peu près comme des plants de citrouilles.

Nous sommes dans la vallée d’Eskol, ce fut ici qu’entrèrent les émissaires envoyés par Moïse en reconnaissance dans la Terre Promise. Moïse leur dit :

« Vous examinerez le pays, ce qu’il est, et le peuple qui l’habite, s’il est fort ou faible, peu nombreux ou considérable ; ce qu’est le pays où il habite s’il est bon ou mauvais ; ce que sont les villes où il habite, si elles sont ouvertes ou fortifiées ; ce qu’est le sol, s’il est gras où maigre, s’il y a des arbres ou non. Ayez bon courage et prenez des fruits du pays. »

C’était le temps des premiers raisins, ils montèrent et explorèrent le pays. Ils allèrent jusqu’à Hébron19. Arrivés à la vallée d’Eskol, « ils coupèrent une branche de vigne avec sa grappe de raisin et ils la portèrent à deux au moyen d’une perche ; ils prirent aussi des grenades et des figues »20.

Nous voici arrivés à l’entrée d’Hébron devant une maison au sommet de laquelle flotte le drapeau britannique : c’est le Government House, l’habitation du Gouverneur anglais.

Nous y pénétrons et montons par un escalier haut et assez raide jusqu’à l’antichambre où des Bédouins crasseux, alignés sur des bancs sales, se dressent en nous voyant entrer et saluent les Frandjis. On nous introduit tout de suite auprès du Gouverneur, un Levantin qui parle le français comme l’anglais.

Notre arrivée lui a été déjà annoncée de Jérusalem ; il nous accorde aimablement la permission d’entrer dans la mosquée, mais en nous faisant savoir que cela a été dur de l’obtenir. « La plus grande difficulté vient de ce que M. Enlart veut, n’est-ce pas, faire des photographies à l’intérieur de la mosquée ? » C’est, en effet, ce que veut l’éminent archéologue, parce que la mosquée d’Hébron n’est autre qu’une église chrétienne bâtie par les Croisés.

M. Enlart a amené avec lui son dragoman, un jeune chrétien du Liban nommé Maroum qui doit porter l’appareil photographique et, puisqu’il parle bien l’arabe, servir d’interprète et d’intermédiaire,

On téléphone du bureau du Government House à celui des autorités musulmanes de l’endroit. De cette conversation, incompréhensible pour moi, je ne comprends qu’un mot : « photographie » qui d’ailleurs revient à chaque phrase. Enfin le Gouverneur dépose le récepteur : « Tout est arrangé, M. Enlart ! » Ce disant, il nous tend un papier que nous devons faire voir à l’imam local.

Nous remontons en auto. Lentement nous traversons la ville par la rue principale. Les gens nous regardent avec curiosité, mais sans hostilité. Nous nous arrêtons devant une petite maison blanchie à la chaux, et là, sur l’escalier se tient l’imam, revêtu de ses plus beaux habits : une tunique noire d’étoffe fine, et le tarbouch rouge entouré d’un turban de mousseline d’une blancheur éclatante. C’est un bel homme ; son visage bronzé aux traits réguliers est encadré d’une épaisse barbe noire. Il nous salue militairement, sourit en découvrant une paire de dents d’or, puis il contresigne notre laissez-passer avec un stylographe, et fait monter sur le marchepied de notre automobile un jeune garçon qui va nous piloter jusqu’à la mosquée.

Hébron est la ville arabe typique. Partout des maisons de pierre, de forme cubique avec des coupoles basses. En Orient, toutes les maisons sont construites ainsi en raison du climat : la coupole qui attire l’air chaud dans sa concavité supérieure, égalise ainsi la température des chambres, les rafraîchissant en été et les réchauffant en hiver. C’est pourquoi il y a des coupoles au lieu de plafond uni même dans l’intérieur des maisons à plusieurs étages, comme par exemple à Casa Nova à Jérusalem.

L’automobile nous conduit à l’autre extrémité de la ville ; là nous mettons pied à terre et nous nous engageons dans des ruelles sombres, humides et sales, sous des arcades. Suivis de nombreux curieux nous nous approchons de la mosquée. Maroum qui porte l’appareil photographique éveille particulièrement l’attention. Nous débouchons sur une petite place et voici devant nous les énormes murs d’enceinte de la mosquée, bâtis avec des blocs de pierre cyclopéens, semblables à ceux qui soutiennent l’Esplanade du Temple à Jérusalem, le Haram-esch-Sherif.

Dans cette muraille imposante s’ouvre, à droite, un portail mauresque en forme de fer à cheval sous lequel on aperçoit un escalier montant, dont il est ordinairement interdit aux infidèles de gravir plus que trois ou quatre degrés. Mais le jeune homme qui nous conduit explique aux Musulmans rassemblés sous ce porche que nous autres avons le droit d’entrer. Après avoir gravi une cinquantaine de marches, nous nous trouvons au coin de l’immense muraille et, tournant à gauche, nous montons encore quelques marches et arrivons dans un vestibule aux parois duquel sont disposés des rayons, où ceux qui entrent doivent déposer leurs chaussures.

Le Musulman qui enlève ses souliers même pour poser ses pieds sur la natte où il va prendre ses repas, n’admet pas, bien entendu, que les tapis de ses mosquées soient salis par des semelles profanes et il exige que ceux qui ne sont pas de la même religion que lui se conforment aux usages qu’il observe lui-même rigoureusement. D’ailleurs, pour ma part, je me suis toujours plié de bon gré à cette exigence. À Naplouse où l’on ne put me procurer les babouches réglementaires, je me déchaussai et pénétrai en chaussettes dans la mosquée qui est une ancienne église chrétienne ; à Ramleh j’entrais même pied nu. Ici, c’est comme à Jérusalem, on n’est pas obligé de se déchausser, car on vous fait enfiler de grosses babouches de cuir que l’on resserre solidement par des courroies autour de vos pieds. Ceci fait, voici qu’une difficulté imprévue nous arrête tous les trois sur le seuil entre l’antichambre et la mosquée : là une espèce de sacristain auquel nous présentons notre laissez-passer arabe nous fait observer qu’il n’est valable que pour deux visiteurs. C’est inutile que nous parlementions. « Il faut, comme le dit avec humour M. Enlart, que nous laissions Maroum au vestiaire. » En conséquence, nous devons nous-mêmes porter l’appareil photographique, le trépied et la boîte à plaques. Le sacristain parle un peu l’anglais et nous semble bienveillant : il nous précède, nous guidant à travers un vestibule où nous rencontrons des ouvriers. Puis, obliquant à gauche, nous arrivons dans une avant-cour, tout ensoleillée, limitée à droite par un long bâtiment d’aspect claustral, à gauche par une colonnade ; au bout de la cour un édicule qui pourrait être une chapelle, ou bien tout simplement une fontaine abritée d’un toit.

Je regarde de tous mes yeux, m’étant rendu compte que nous n’avons pas d’explications à attendre du sacristain, car nous nous sommes aperçus bien vite que sa provision de mots anglais était des plus médiocres. Toutefois nous le comprenons sans plus lorsque, après nous avoir fait passer par la colonnade à gauche, il nous montre, dans une salle précédant la mosquée proprement dite, derrière une grille, un grand cénotaphe recouvert de précieux tapis de brocard et qu’il nous dit ce seul mot : « Abraham ! »

Je sais que ce n’est pas le tombeau du patriarche et que El Khalil – l’ami de Dieu, comme les Arabes appellent Abraham – repose au fond de la caverne de Macpela, en dessous de la mosquée.

Cependant, je sens, ô Abraham de Mambré, que jamais je ne serai plus près de toi qu’ici, que jamais je n’ai été plus près de toi qu’en ce jour ! Ô El khalil, ami de Dieu, sois aussi mon ami, toi avec qui nous espérons tous être un jour assis à table dans le Royaume des Cieux !

Le Musulman observe un instant notre attitude, puis il se jette la face contre terre et baise le sol. Il se relève et nous conduit de l’autre côté de la salle devant un autre cénotaphe recouvert des mêmes draps d’or. « Sara ! » dit-il. Puis nous entrons dans la mosquée même. Pénombre à l’intérieur, pénombre et air renfermé – le pavement entièrement recouvert de tapis, précieux et usés.

À l’architecture de l’édifice, on reconnaît de suite une antique église chrétienne, mais là où autrefois s’élevait l’autel, il n’y a plus qu’une niche dans le mur d’abside, c’est le Mihrab qui indique Kiblah, la direction de la Mecque vers laquelle les fidèles s’orientent pour prier.

Tout près de l’entrée, à droite, se dresse une espèce de baldaquin sous lequel sont assis, en groupe, des Musulmans qui tout en faisant glisser entre leurs doigts les grains de leur chapelet, entretiennent une causerie à voix basse – est-ce sur le prix du blé, ou la politique ?... De l’autre côté à gauche, où le soleil donne, quelques vieillards à barbe blanche se réchauffent et lisent dans des livres à reliure rouge : le Coran sans doute. Ils sont assis, jambes croisées, beaux et dignes ; de temps en temps, l’un d’eux se penche vers l’autre, rajuste ses lunettes sur son nez, indique du doigt à son voisin un passage du texte saint dont il semble demander l’explication. Notre apparition, surtout à cause de l’appareil photographique, éveille la curiosité.

Notre guide nous montre, au milieu de la mosquée, deux grands cénotaphes en marbre rouge, en forme de maisons pointues, recouverts d’une étoffe de soie verte brodée d’or et qui représentent les tombes d’Isaac et de Rébecca. Nous passons entre ces tombes, allant vers le Mihrab, puis nous tournons à droite. Là, sous un baldaquin, une grande dalle ferme l’ouverture par laquelle on descend dans la grotte de Macpela. Cette pierre ne peut être soulevée par personne autre que le Sheick-ul-Islam.

Arrivés à cet endroit commence à poindre un malentendu : M. Enlart veut déployer son appareil photographique et tout d’un coup le Musulman s’y oppose, croyant que ce Frandji infidèle veut photographier les saints tombeaux ! Avec des gestes, plus qu’avec des mots, nous parvenons à lui faire comprendre que ce n’est que vers les chapiteaux et les colonnes que l’archéologue français veut diriger son objectif. Alors, seulement, nous obtenons la permission de commencer, mais il ne nous est permis de nous installer que dans un coin sombre. Il n’y a pas beaucoup de lumière et, dans une heure, ce sera la prière dans la mosquée et nous devrons en être sortis. Nous n’avons donc qu’une cinquantaine de minutes, et avec si peu de lumière, on ne peut photographier qu’à la pose. Au cliquetis que fait l’appareil, voici qu’un des Musulmans, assis non loin de la porte, saute sur ses pieds et d’un bond s’avance vers nous, le visage blême et la mine menaçante. Mais notre brave sacristain va à sa rencontre et une rapide discussion s’engage dont je ne puis saisir qu’un mot qui revient fréquemment : Kalil ! Kalil ! Nous sommes des amis de Dieu, explique notre guide, et l’exalté se calme. Ce mauvais quart d’heure passé, le travail continue tranquillement. C’est mon métier d’entretenir la conversation avec notre guide, qui ne nous quitte pas une minute pendant que mon ami français change consciencieusement ses plaques, braque son appareil, ouvre et referme ses cassettes. Notre gardien ne semble pas, lui aussi, trouver la situation trop agréable.

Pendant l’heure où nous tenons bon, entrent plusieurs Musulmans qui s’agenouillent, se prosternent, touchent du front le pavé et ensuite s’associent à un des groupes et se mettent à bavarder. Le nombre des Docteurs de la loi augmente aussi ; beaucoup d’hommes en turbans, aux barbes blanches vénérables, entrent, saluent leurs confrères, s’assoient, s’arrangent et ouvrent leurs Corans : je répète à moi-même cette strophe d’Omar Khayyam :

 

            Myself when young did eagerly frequent

            doctor and saint, and heard great argument

            about it and about, but evermore

            came out by the same door, as in ! went 21.

 

Pour passer le temps, le sacristain me conduit jusqu’à un puits en marbre, avec une margelle en forme de trèfle, qui s’ouvre dans le pavé de la mosquée. Je regarde par cet orifice : tout au fond, je vois brûler dans les ténèbres quatre lampes d’or suspendues par des chaînes. De l’explication que mon guide me chuchote à d’oreille, je ne comprends ou crois n’avoir compris qu’un mot : Nazarra qui veut dire « chrétiens ».

Que veut-il dire ? Je ne réussis pas à comprendre non plus où se trouvent les tombeaux de Jacob et de Léa dont il me parlait aussi. Ce ne fut que plus tard que je trouvai l’explication : ce puits s’ouvre au-dessus du tombeau d’Isaac et par cet orifice les Musulmans jettent de petits bouts de papier sur lesquels ils ont écrit les prières qu’ils adressent aux patriarches. En me le montrant, le brave sacristain voulut peut-être donner à un chrétien l’occasion d’exprimer une prière à un serviteur de Dieu que nous vénérons aussi et que nous pouvons invoquer. Quant aux tombes de Jacob et de Léa, elles se trouvent en dehors, dans l’avant-cour ; nous n’avons pu les voir.

Voici que M. Enlart a fini de photographier : notre guide nous conduit vers une chapelle dans l’avant-cour, devant un cénotaphe recouvert de drap vert : Youssouf (Joseph), dit-il. Mais la cour ensoleillée se remplit de Musulmans qui entrent à la mosquée pour l’heure de la prière, il est temps de sortir.

Au vestiaire, nous quittons nos babouches et retrouvons nos pardessus – et Maroum.

 

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MAMBRÉ

 

 

« Yahweh » a dit : « Parce que les filles de Sion sont devenues orgueilleuses, qu’elles s’avancent la tête haute, lançant des regards, qu’elles vont à petits pas et font sonner les anneaux de leurs pieds, le Seigneur rendra chauve le crâne des filles de Sion ; il enlèvera le luxe des anneaux, les soleils et les croissants, les pendants d’oreille, les bracelets et les voiles, les diadèmes, les chaînettes des pieds et les ceintures, les boîtes à parfum et les amulettes, les bagues, les anneaux du nez, les robes de fête et les larges tuniques, les manteaux et les bourses, les miroirs et les mousselines, les turbans et les mantilles22. »

Nous eûmes l’occasion de constater l’exactitude de ces descriptions faites par le Prophète lors d’une seconde visite que nous fîmes à la ville d’Hébron, cette fois, en compagnie de notre guide habituel, le Père Nunzio.

Comme on a bien dit de l’Orient : l’immuable Orient ! Les Bédouines d’aujourd’hui ressemblent comme des sœurs aux filles de Sion, aux jours d’Isaïe ; elles ont la même démarche provocante, le même pas balancé, les mêmes anneaux aux chevilles et les mêmes colliers, bracelets, boucles d’oreilles et bagues – (il n’y a que les anneaux dans le nez que je n’ai pas vus !) La femme arabe de la campagne et la Bédouine du désert ne sont pas voilées comme les dames musulmanes de la ville ; elles laissent voir leurs visages qui sont souvent beaux, mais déparés par des tatouages bleus sur les joues et le menton. Leur habillement est une superposition de voiles et tuniques dont la mode, les formes, les couleurs changent selon les contrées. D’une façon générale, il pourrait se décrire ainsi, en Judée du moins : voile blanc recouvrant la tête et tombant plus ou moins bas sur la nuque ; tunique de cotonnade bleue ou blanche à larges manches, s’évasant comme de grands calices de fleurs de la gaine plus étroite de la jaquette ouatée, souvent rouge, qui sert de manteau d’hiver. La tunique est ornée sur le devant à l’ourlet du bas, ainsi qu’aux ourlets des manches, de broderies de laine ou de soie multicolores du plus joli effet, elle est longue et tombe sur les pieds comme les robes des femmes d’Occident au Moyen Âge. Ajoutez à cela un luxe inouï de parure : des bijoux de la tête aux pieds : d’abord, sous le voile, un diadème formé de deux, trois ou quatre rangées de pièces de monnaie d’or et d’argent cousues à la coiffe ou fixées dans les tresses des cheveux et qui représentent, m’a-t-on dit, la dot de la femme mariée. (C’est la seule propriété qui lui doit être laissée et qu’elle ait le droit d’emporter avec elle si elle vient – ce qui arrive souvent – à être répudiée par son mari). Puis, d’une oreille à l’autre, autour du cou, sont attachés des chaînettes et des colliers d’argent qui cliquètent en s’entrechoquant et finissent par couvrir le buste d’une vraie cotte de maille. Aux poignets, des bracelets, parfois de la largeur d’un pouce, et autant de bagues aux doigts qu’il est possible d’en enfiler. Enfin aux chevilles des anneaux d’or ou d’argent semblables aux bracelets et qui sonnent en se touchant. C’est de ces anneaux que parle le Prophète, et ils forment un élément si indispensable à la parure des femmes arabes, que celles qui sont trop pauvres pour en posséder en métal plus ou moins précieux, s’en achètent en verre. Ces fins bracelets de verre doivent être plus solides qu’on pourrait le croire, car on en porte beaucoup ; il s’en fait un grand commerce dans le Bazar à Jérusalem et c’est à Hébron qu’ils sont fabriqués. Dès l’antiquité, les verreries d’Hébron étaient renommées. L’art de filer le verre a été découvert non loin d’ici, au pays de Tyr et de Sidon.

Au XIVe siècle, un écrivain juif parle déjà de ces verreries d’Hébron qui sont aujourd’hui un des buts de notre excursion. Nous trouvons un atelier aussi primitif que celui des tourneurs de nacre à Bethléem ; c’est une grande pièce à demi souterraine et en désordre, avec des portes ouvertes des deux côtés. Quatre hommes sont assis les jambes croisées sur le sol, autour d’un four en terre. Ce four, combien il évoque la colline soutenue par quatre piliers incandescents de la légende danoise, car il a tout à fait l’aspect d’une petite colline d’argile, creusée et remplie de feu ! Par quatre orifices, elle montre sa fournaise intérieure et devant chaque trou est assis un ouvrier qui plonge un bâton dans les flammes et l’en retire couvert de pâte de verre. Devant un cinquième orifice plus grand se tient un jeune homme qui, avec un soufflet, entretient et active le feu dans le four. Les bâtons retirés de la fournaise sont creux ; les ouvriers en portent à leur bouche l’extrémité opposée à celle qui est toute gluante de pâte de verre en fusion et se mettent à souffler dans ces tuyaux au bout desquels apparaissent alors les formes les plus diverses : ici un flacon, là une charmante petite amphore (j’en ai vu de ces amphores dans une boutique à Jérusalem, d’une merveilleuse teinte bleu-violet foncé). Ici un des ouvriers s’amuse à souffler dans la pâte de verre la forme d’un petit porc et dès qu’il l’a finie, il la rejette dans le feu ; un autre fait des perles de verre. On me montre un collier fait avec ces grandes perles brutes, lourdes et longues, parfois de plusieurs centimètres ; elles sont de toutes couleurs et de toutes formes : d’un bleu clair céleste, d’un bleu de lavande opaque, vert pomme et vert bouteille, blanc laiteux ou blanc un peu gris comme de la glace qui commence à fondre. Beaucoup sont carrées, d’autres en forme de tonnelets, les unes cylindriques, les autres triangulaires ; quelques-unes sont rayées comme de l’agate et en voici de la couleur de sucre d’orge brun, à côté de perles vertes et écaillées qui ressemblent aux fruits du cyprès avant qu’ils ne soient mûrs. Un tel collier de perles de verre serait, dans nos pays cultivés d’Europe, le résultat d’une culture artistique des plus raffinées et il serait exposé sur du velours à la vitrine du joaillier le plus fameux dans la rue la plus élégante d’une capitale. Ici ces colliers sont faits chez un peuple qui n’a nullement conscience de son art, par de pauvres artisans qui, de père en fils, sont assis à filer le verre devant ces fours pleins de feu, depuis l’époque reculée où Isaïe blâmait les jeunes femmes du pays de faire sonner coquettement les anneaux ornant leurs chevilles...

Nous quittons la verrerie, car il est temps de penser à déjeuner. Dans toute la ville d’Hébron qui compte 12 000 habitants, il n’y a qu’une auberge, tenue par un juif du nom d’Eschel Abraham, un petit Israélite aux manières empressées qui, lorsque nous lui demandons s’il peut nous préparer un déjeuner, nous répond en s’inclinant, le sourire aux lèvres : « Ich kann allesch machen. » (Comme beaucoup de Juifs établis en Palestine, il parle un jargon allemand). Eschel Abraham disparaît dans la cuisine pour tenir sa promesse de « tout faire », tandis qu’un jeune garçon, son fils probablement, prépare le couvert : de toutes petites assiettes, très propres du reste, sur une table assez exiguë dans une salle passée à la chaux bleue, couleur distinctive des Juifs. Nous n’attendons pas longtemps et les plats qu’on nous sert sont très acceptables ; le vin – du vin d’Hébron – est excellent, l’addition très modérée. Aussi quittons-nous l’auberge très satisfaits d’Eschel Abraham ; le voyageur qui arrivera à Hébron peut en confiance entrer chez lui : c’est un Israélite en qui il n’y a nul artifice.

Nous voici maintenant en route vers le but principal de notre excursion : Mambré.

Comme toujours en Terre Sainte, il existe plusieurs traditions sur l’emplacement exact de ce saint lieu. Les Grecs prétendent que l’arbre sous lequel Abraham reçut ses hôtes célestes est le vieux térébinthe caduc qu’ils possèdent, à gauche de la grand-route, lorsqu’on sort d’Hébron, allant vers Jérusalem. (J’allai le voir avec M. Enlart après la visite de la mosquée lors de ma première excursion à Hébron). Près du térébinthe des Grecs, il y a un bosquet de cyprès où l’herbe verdoie sous les arbres. Le Mambré d’Abraham devait avoir un aspect semblable, c’est tout ce qu’on peut dire... Aujourd’hui c’est l’autre Mambré que nous allons voir, celui des Latins que les Arabes nomment Ramath el Khalil, « le haut lieu de l’ami de Dieu. » Là, disent-ils, était Mambré.

Pour arriver à Ramath el Khalil, nous devons laisser notre automobile sur la grand-route et nous engager dans un sentier entre des murs rocailleux et boueux, à la fois, que les pluies des jours précédents ont changé en ruisseau, un ruisselet de printemps où l’on doit sauter de pierre en pierre ; quand les flaques d’eau sont trop grandes, force nous est de grimper sur les talus et de cheminer sur ces espèces de digues. Après quelques minutes de marche, nous arrivons à un champ plus élevé, devant les arasements gigantesques d’une enceinte en blocs cyclopéens pareils à ceux du Temple de Jérusalem et des murailles de la mosquée d’Hébron : leur dimension atteint jusqu’à 5 mètres de long. Dans un coin de cette très ancienne enceinte sacrée, à l’intérieur, nous voyons un puits avec de l’eau à une grande profondeur. C’est le puits d’Abraham, nous dit Padre Nunzio. Toutefois il n’y a plus aucune trace d’arbres en cet endroit, mais il est possible qu’ils aient été abattus, et tandis que le Mambré des Grecs se trouve au fond d’une vallée, Ramath el Khalil est sur une hauteur d’où Abraham a très bien pu voir monter dans le ciel les colonnes de fumée de l’incendie de Sodome et de Gomorrhe, les villes pour lesquelles il avait, en vain, demandé grâce au Seigneur :

« Abraham se leva de bon matin et se rendit au lieu où il s’était tenu devant Yahweh. Il regarda du côté de Sodome et de Gomorrhe et sur toute l’étendue de la plaine, et il vit monter de la terre une fumée, comme la fumée d’une fournaise23. »

 

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IL EST NÉ LE DIVIN ENFANT

 

 

Sur le Mont Alverne, deux fois dans les vingt-quatre heures, une procession se rend de la grande église du couvent à la chapelle des Stigmates et quand elle arrive devant l’endroit où le miracle de la Stigmatisation se produisit, les Franciscains chantent l’antienne Signasti hic : « C’était ici, ô Seigneur, que tu marquas ton serviteur François, des signes de notre rédemption. » Et en prononçant ce mot hic les deux plus jeunes novices s’inclinent et indiquent du doigt la pierre blanche, sous la grille de bronze, devant le grand retable de Della Robbia, la pierre blanche scellée dans le dallage de la chapelle, là où se tenait saint François.

À Bethléem, les Franciscains ont une coutume semblable : chaque après-midi, ils se rassemblent dans leur église : Sainte-Catherine, accolée à la grande Basilique de la Nativité où ils entrent par le transept gauche, suivis des quelques fidèles qui veulent bien se joindre à eux ; ils descendent dans la grotte par l’escalier des Latins, et vont s’agenouiller devant l’Étoile d’argent au-dessous de laquelle sont suspendues les lampes des diverses confessions chrétiennes 24. Sur une mélodie très vieille et émouvante, ils chantent alors une antienne dont le texte n’est autre que quelques phrases d’une lettre que saint Jérôme écrivit de Bethléem à la noble dame romaine Marcella et dans laquelle il lui décrit les Lieux Saints : « Ici, dit-il, il n’y a aucun portique majestueux, ni magnificence dorée comme dans les palais romains qui sont construits par de misérables prisonniers réduits en esclavage, et où les hommes marchent orgueilleusement et pour le toit précieux oublient de regarder le ciel. Ici, dans ce pauvre abri sous terre, naquit le Créateur du Ciel. Ici il fut emmailloté dans les langes. Ici il fut déposé dans la crèche. Ici il a été vu par les bergers. Ici l’étoile le désigna. Ici il fut adoré par les Mages. Ici les anges chantèrent, disant : « Loué soit Dieu au plus haut des Cieux ! »

Le latin admirablement rythmique du grand prosateur est par lui-même une mélodie qui n’a besoin que d’une insignifiante accentuation pour devenir de la musique :

 

Ecce in hoc parvo terrae foramine

Coelorum condilor natus est.

Hic involutus pannis

Hic in praesepio est reclinatus

Hic visus a pastoribus

Hic demonstratus a stella

Hic adoratus a Magis

Hic cecinerunt angeli, dicentes :

Gloria in excelsis Deo.

 

Et à chaque hic, les enfants de chœur, en tête de la procession, indiquent de leurs petits doigts l’étoile et la crèche :

« Ici cela eut lieu ; ici commença l’Évangile ; ici se leva le Soleil de Dieu... » Et un jour, huit cents ans plus tard, le Soleil de Bethléem se leva aussi sur les froids rivages du Danemark. La prédication de l’Évangile dans les pays du Nord a laissé un témoignage ici même dans l’église construite au-dessus de l’Étable et de la Crèche. En effet, quand les Croisés eurent conquis la Terre Sainte, Bethléem devint une des plus importantes villes du Royaume latin ; Baudoin Ier y fut couronné et après lui Baudoin II. Ici, malgré le proche voisinage de Jérusalem résidait un évêque. Tancrède avait conquis Bethléem et planté son drapeau au sommet de la Basilique Constantinienne, et en conséquence, les deux premiers évêques de Bethléem : Asketin et Anselin étaient des Normands. Le chancelier du roi Amaury, le grand Raoul, qui occupa la chaire épiscopale de Bethléem, de 1155 à 1174, était un Normand anglais. Ce fut sous son épiscopat que l’antique Basilique fut embellie, non seulement par la splendeur des mosaïques – dont il ne reste plus aujourd’hui que de pauvres vestiges – mais aussi par des fresques, par une série d’images de saints, peints plus grands que nature, sur les colonnes même dans la nef centrale.

Aux Pères Dominicains de l’École Biblique de Jérusalem revient le mérite d’avoir étudié ces figures de Saints, de les avoir identifiées et de nous les avoir fait connaître dans leur belle monographie sur la Basilique de Bethléem.

Nous voyons que là, à côté des saints grecs : Macaire, Antoine, Euthyme, George, Théodose et Saba, se trouve un groupe de personnages auréolés dont les deux éminents érudits attribuent la présence aux sentiments patriotiques de l’évêque Raoul25. Ce groupe se compose : d’abord de l’apôtre Barthélémy dont les Normands transportèrent le corps à Bénévent où on le vénère encore ; puis vient un saint français, saint Léonard (dont la fête, le 6 novembre, est encore marquée au calendrier danois) et à l’intercession duquel les Normands de Sicile attribuèrent la délivrance miraculeuse de Richard à Salerne ; voici ensuite le saint Irlandais Kataldo qui, à son retour de Terre Sainte en Italie, devint l’apôtre de Tarante ; pour finir, et ceci est pour moi le plus intéressant, voici nos saints rois Knud et Olaf. Leurs images sont peintes sur la quatrième et la cinquième colonne au côté sud de la nef centrale. Saint Kund est représenté, coiffé de la couronne royale ; dans la main droite, il tient une lance, tandis que son bras gauche porte un bouclier orné d’une croix. L’inscription latine est :

 

            Scs Canutus Rex Danorum.

 

Quant à saint Olaf, son bras droit levé, découvre la doublure d’hermine de son manteau royal, il tient un sceptre en main ; à sa gauche on entrevoit un boucher bleu avec une croix... peut-être est-ce un souvenir de son cri de guerre rapporté par la Saga : « En avant, en avant, hommes du Christ, hommes de la Croix ! » L’inscription est :

 

            Scs Olavus Rex Norvegie.

 

Le saint roi Érik de Suède manque ici à Bethléem ; cela n’a rien d’étonnant étant donné que les Normands des Croisades venaient du Danemark et de la Norvège. Saint Olaf et saint Kund doivent donc monter la garde près de la Crèche aussi pour la Suède. Plus tard, du fond de l’Upland et de la Gothie Orientale, des villes de Vadstena et d’Alvastra, sainte Brigitte de Suède vint jusqu’ici pour représenter sa patrie.

Ainsi, nous autres Scandinaves nous avons également notre place près de la Crèche et qui sait si une garde nordique ne serait pas plus à sa place dans la grotte que celle des indifférents fils de l’islam ?... Je pensai à cela le dernier soir que je passai à Bethléem, considérant que s’il y a quelqu’un qui ait compris Noël et ait vibré à la lecture de l’Évangile de la Nativité, c’est bien le peuple scandinave. D’autres peuples plus ardents ont aimé particulièrement la Passion du Christ et ont choisi leurs places au pied de la Croix... Quant à nous, c’est à l’Enfant de la Crèche, « au petit Roi du Ciel », que va notre amour de prédilection.

Telles étaient mes pensées pendant mon dernier soir dans la ville de David. Debout, près de ma fenêtre, au crépuscule, je contemplais la ville, ses maisons de pierre étagées en terrasses et, au creux du vallon, les champs qui s’enfonçaient en lignes courbes et ressemblaient à de grandes coquilles de nacre, avec des bords sombres et des surfaces argentées. La lumière décroît, la vallée devient comme une coupe profonde qui s’emplit de ténèbres. On ne distingue plus les maisons, seuls les tours et les toits se découpent en silhouettes noires sur l’or du couchant... Et puis, voici que l’une après l’autre des lumières s’allument dans les fenêtres, bientôt toute la ville devient comme un autel immense rempli de cierges. La fumée des foyers monte tout droit dans l’air froid. Au bas de la ville, dans la cour obscure d’une maison isolée, quelqu’un passe avec une lanterne et cela m’évoque un tableau de nos veillées de Noël : un homme en sabots, la lanterne à la main, traverse la cour en trébuchant contre les gros pavés – il va chercher dans la remise l’arbre de Noël... La nuit descend, douce comme une nuit de décembre... et tout à coup il me semble que ce soir, c’est la veille de Noël... Je suis à Bethléem, mais je ne vois plus la ville en pierre d’aspect si dur, la ville où il n’y avait plus de place dans l’hôtellerie... J’oublie qu’ici, dans la grotte sainte, les diverses confessions chrétiennes luttent pour avoir la meilleure place près de la Crèche... C’est le soir de Noël, et dans la ville de Bethléem, les lumières sont allumées comme sur un grand arbre de Noël et de loin, de très loin, m’arrive, comme un message de paix et de consolation, un écho du vieux cantique qui est doux comme une berceuse :

« Il est né le Divin Enfant...... »

 

 

Johannès Joergensen, Le livre d’outremer,

Beauchesne, 1928.

Traduit du danois par Andrée Carof.

 

 

 

NOTES :

1. Genèse, XLIII, 7.

2. Genèse, XXXV, 20.

3. Genèse, même chapitre 16.

4. Mais si ce fut ton vouloir

d’accepter ta souffrance

pourquoi alors pleurer,

pourquoi vagir ?

Ô mon époux, ô Dieu aimé,

Ô mon Jésus, oui, je te comprends

tu pleures non de douleur,

mais par amour. »

5. La livre égyptienne qui est l’unité monétaire en Palestine correspond à peu près à la livre sterling. Pendant mon séjour en Terre Sainte, elle valait cent lires italiennes. L’unité monétaire la plus employée est la pièce en argent de cinq piastres, communément nommée shellino.

6. Livre de Ruth, I, 16-17.

7. Livre de Ruth, IV, 11.

8. Saint Matthieu, II, 11.

9. Le Cantique des Cantiques, IV, 12-14.

10. Genèse, XVIII, 1-5.

11. Genèse, XVIII, 6-8.

12. Genèse, XXIX, 3.

13. Genèse, XXI, 9, 21, 3-16 ; XXV, 17-18.

14. Genèse, XXV, 9-10.

15. Genèse, XLIX, 29-30.

16. Livre de Josué, XXVI, 32.

17. Chr. Richard, le poète danois décrit ainsi cette visite : « Le prince de Galles avec sa suite a été là, et quelqu’un qui était présent et avec qui j’eus le plaisir de parler à Jérusalem m’a dit qu’en somme, toute la visite avait été extrêmement rapide et que les sarcophages qu’il avait vus étaient tellement couverts de lampes, de housses de soie et de faux or qu’il était impossible de s’en faire une idée quelconque. » Chr. Richard se trouvait à Jérusalem la même année que le prince de Galles (1862).

18. Actes des Apôtres, VIII, 26-38.

19. Hébron avait été bâtie sept ans avant la ville de Tanis en Égypte.

20. Les Nombres, XIII, 18-23.

21. Vingt-septième Rubaiyât. (En français : « Quand j’étais jeune, je fréquentai les docteurs et les saints. J’entendis force arguments mais dus toujours sortir par la porte par laquelle j’étais entré. »

22. Isaïe, III, 16-33.

23. Genèse, XIX, 27-28.

24. Parmi les lampes des latins, il en est une d’argent, très belle, donnée par un Roi de France.

25. P. VINCENT et P. ABEL, Bethléem, (Paris, 1913), p. 176.

 

 

 

 

 

 

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