Saint Vincent Ferrier

 

(1350-1419)

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

René JOHANNET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le plus grand thaumaturge de la chrétienté.

 

Quelques années avant sa mort, on lui demandait : « Combien, maître Vincent, avez-vous fait de miracles ? – À peu près trois mille », répondit-il. L’enquête de canonisation en éplucha, avec la minutie que l’on sait, à grand renfort de scribes, de notaires, de témoignages, de confrontations, de rapports, cent, deux cents, trois cents, cinq cents, six cents, puis, arrivée au chiffre de huit cent soixante-treize, plus qu’il n’en aurait fallu pour contenter, par dizaines, les saints ordinaires, s’arrêta, fourbue.

Saint Antonin lui attribue, après examen, vingt-huit résurrections de morts, chiffre très au-dessous de la vérité.

 

Quand on lit, n’importe où, la vie de saint Vincent Ferrier, quand on parcourt surtout ces témoignages, dont l’original est venu en partie jusqu’à nous et qui rompent encore la faible barrière des siècles, quand on voit, comme une aventure banale, perpétuellement renaissante, la mort, le démon, la tempête, le feu, le sang, le hasard obéir à la voix de ce dominicain passionné, on est forcé de croire que, pendant une cinquantaine d’années, Dieu a ouvert pour nous, dans la suite compassée des effets et des causes, un entr’acte inouï, pendant lequel maître Vincent disposa de la terre et des avenues célestes. Il faisait des miracles, dit Louis de Grenade, comme nous levons la main.

Dans l’histoire sa vie est une explosion de forces invisibles. Même aux temps apostoliques on n’avait rien vu de pareil. Rien de pareil ne s’est manifesté depuis. Avec maître Vincent les profondeurs de la machine cosmique ont fait un gigantesque mouvement et puis, à sa mort, tout est rentré dans une sorte de somnolence.

Le monde des esprits, qui brilla autour de lui d’une lueur intense, s’est presque éteint. Lorsque Benoît XIII (1399), le lançant sur le monde déjà lézardé sous le faix du courroux divin, lui conféra le titre plus qu’humain de légat a latere Christi, qui scandalisa quelques-uns, il enregistrait le cri universel, qui proclamait Vincent Ferrier un ange du ciel.

C’est par cette mission sans précédent, dont les traces sont partout visibles, qui le précipita durant vingt années sur les routes pécheresses de notre vieil Occident, que saint Vincent Ferrier est un saint actuel. On pourrait délimiter en gros, aujourd’hui encore, son domaine d’apôtre en regardant la carte du catholicisme européen. Là où Vincent passa, la Réforme ne put prendre pied.

Dans ces randonnées harassantes, encombrées d’inattendu, il trouva mille occasions d’étaler les preuves de son intimité avec l’Esprit. On dirait que pour lui la matière ne compte pas, qu’elle défaille sans force à ses pieds, oublieuse de ses lois pesantes et tatillonnes, prête, dès qu’il l’aura voulu, à tous les envols miraculeux. À notre époque de renouveau spirituel, de curiosité pour les forces inconnues, pour les exigences surnaturelles, ce saint qui fait ce qu’il veut du temps, de la distance, du poids, des éléments, apparaît comme un initié incomparable.

Et puis son monde pourri, tremblant, désespéré, où tant de bonne volonté, pourtant, se rencontra, ressemble tellement au nôtre ! C’est une époque si moderne, ce sinistre XIVe siècle, ce début de XVe siècle, si moderne, si faisandée, si incertaine, avec ses guerres, son schisme et ses haines, sa pourriture morale, ses subtilités intellectuelles. La guerre de Cent Ans, la peste noire avaient provoqué partout une baisse formidable de la vertu. Quand le saint fut mort et qu’on fit des statistiques, on trouva qu’il avait amené à résipiscence plus de cent cinquante mille criminels notoires, pour le moins. Partout où il pénétrait, dans ces villes sanglantes des Espagnes notamment, où les vengeances héréditaires, les compétitions sociales, les rancunes politiques transformaient chaque maison en forteresse et chaque rue en abattoir, les rivalités faisaient place à l’amour, les clans ennemis se réconciliaient, les familles désunies renouvelaient leur alliance, on célébrait de grandes fêtes pour solenniser les temps nouveaux.

 

Il naquit à Valence, le 23 janvier 1350, un siècle après la défaite des Maures. Ses ancêtres n’étaient pas catalans. C’étaient des Anglais, venus prendre part à la reconquête et fixés par la victoire dans la ville que leur nom devait illustrer. Le père de notre saint, Guillaume Ferrier, était un bourgeois, un notaire, charge héréditaire dans sa famille. De sa femme, Constance Miguel, il avait eu trois fils, dont Vincent était le second, et cinq filles, dont l’une eut une destinée tragique. Un jour que Vincent célébrait la messe, elle lui apparut, tourmentée par les feux du purgatoire, implorant sa pitié. Il la reconnut, pria pour elle et bientôt sut par révélation qu’elle avait trouvé la paix.

Encore dans le sein de sa mère il avait exercé sur autrui cette puissance prodigieuse qui allait faire de lui l’homme le plus stupéfiant de notre ère. Tous les mois Constance avait l’habitude de donner à une pauvre aveugle une mesure de farine et trente réaux. Cette fois-là elle pria la mendiante de demander à Dieu pour elle une délivrance favorable : « Heureuse mère, s’écria la pauvresse, c’est un ange que vous portez ! » Elle venait d’être subitement guérie de sa cécité.

D’ailleurs la mère, qui avait toujours eu de pénibles grossesses, trouvait que celle-ci, loin de la fatiguer, la rendait allègre. Guillaume Ferrier, de son côté, avait fait un songe : un illustre prédicateur de Valence lui avait annoncé, du haut de la chaire, qu’il aurait d’ici peu un fils, futur dominicain, dont le renom serait tel que les peuples d’Espagne et des Gaules lui rendraient un culte aussi fervent que celui des premiers chrétiens pour les apôtres.

Un des historiens les plus précieux de saint Vincent, Vidal y Mico, qui écrivait à Valence, affirme que le Conseil municipal, ému par ces signes, décida qu’un enfant comme celui-là ne pouvait avoir les premiers parrains venus. On résolut donc, au cours d’une séance extraordinaire, que le fils de Guillaume Ferrier serait tenu sur les fonts par les magistrats mêmes qui gouvernaient alors la ville. Une très noble dame, dont les descendants vantent encore aujourd’hui l’insigne honneur, fut conviée à être la marraine. En conséquence, le soir même du 23 janvier, une procession formée des représentants de la ville, de la noblesse et d’un énorme concours de peuple, s’en vint chez Guillaume Ferrier prendre le nouveau-né qui fut porté en grande pompe à l’église Saint-Étienne.

 

Deux siècles et demi plus tard, on voulut mouvoir le lustre, fort lourd, suspendu à la voûte de la chapelle où le petit Vincent avait été baptisé. La corde était sans doute usée. Elle se rompit au-dessus des fidèles rassemblés pour les premières vêpres. Mais le lustre ne tomba point. Il resta suspendu en l’air, sans soutien visible, le temps qu’il fallut pour aller chercher des échelles afin de le décrocher, ce qui demanda en tout une demi-heure.

Le surlendemain, 22 novembre 1605, un procès-verbal officiel du miracle fut dressé en présence de tous les témoins. La voix commune l’attribua au saint. Cette chapelle n’était-elle pas un de ses endroits favoris, depuis sa mort, pour manifester sa puissance surnaturelle ? Les ex-voto l’encombraient si bien qu’il avait fallu un arrêté de l’évêque pour en retirer une partie et maintenir le passage libre.

C’était d’ailleurs le privilège de tout ce qui avait touché, de près ou de loin, au thaumaturge : son bonnet, ses vêtements, un lit où il avait couché, une maison où il avait séjourné, une étoffe qui l’avait effleuré, de l’eau où il s’était lavé, tout devenait miraculeux. Son matelas guérit quatre cents malades.

 

Le miracle du lustre rappelle celui du maçon. Vincent étudiait alors à Barcelone, où tout le monde le regardait comme un saint. Un jour un des maçons, employés à bâtir la prison, glisse de son échafaudage. Il avait eu le temps d’apercevoir le jeune homme : « Fray Vicente, s’écria-t-il, sauvez-moi ! » Mais fray Vicente était plus humble encore que puissant : « Attends que j’aille demander la permission. » Et il se précipita chez le Prieur. Le maçon resta docilement suspendu entre ciel et terre. Quand le Prieur sut de quoi il retournait : « Il est bien temps, répondit-il, le miracle est fait ! » On dit que fray Vicente s’en retourna quand même près du patient et lui permit d’achever tout doucement sa chute.

Qu’on ne crie pas si vite à la légende. Sans doute on a pu embellir certains épisodes, en rédupliquer d’autres, en greffer certains. La critique a relevé ces faiblesses de la tradition. Mais on ne prête qu’aux riches et la richesse en miracles de saint Vincent Ferrier dépasse l’imagination. C’est un milliardaire en ce genre. Pour chacun de ses miracles majeurs, un dominicain, le Père Fages, qui fut notre contemporain, s’imposa le rude et radieux travail d’aller sur les lieux mêmes interroger les archives, les monuments. Souvenirs locaux, tableaux, textes, tout concorde. C’est ainsi que de nombreuses et très anciennes confréries de maçons prirent saint Vincent pour protecteur, en mémoire du miracle de Barcelone.

Faut-il dire que le petit Vincent ne fut pas un petit garçon ordinaire ? Faut-il parler de son amour de la solitude, de ses prières passionnées au bord de la mer, de ses jeûnes, de ses mortifications précoces ? Plus tard, dans ses processions de flagellants, il permettra aux enfants de se frapper. Les anciens historiens nous ont conservé des fragments de ses sermons d’adolescent et, bien entendu, le récit de ses miracles d’écolier, de jeune homme : guérison d’un ami, Michel Garrigues, atteint d’un ulcère au cou, et – c’est la première fois – résurrection d’un mort.

Quelques garnements, jaloux de Vincent, s’étaient donné le mot pour le tourner en dérision. L’un d’entre eux devait contrefaire le mort et on irait supplier l’enfant prodige. Il le contrefit trop bien. Soit émotion, soit punition divine, ce fut bientôt un vrai cadavre qui se trouva couché par terre, blême et les yeux vitreux. Les rires mal contenus font place alors aux supplications. Vincent se laissa toucher. Dieu fut clément. La vie revint au malheureux. Pendant de longs siècles une croix s’éleva près de la porte du Grao à Valence, à l’endroit exact où le miracle s’était produit. Il fallut la crise anticléricale de 1835 pour l’abattre.

 

L’entrée de Vincent Ferrier chez les Dominicains fut accompagnée de prodiges discrets, si l’on peut dire. Le prieur du couvent de Valence sut par un avertissement mystérieux qu’un sujet d’élite allait bientôt se présenter. Il fit part de cette révélation à ses frères. Toute la communauté était fort intriguée, lorsque, le matin du 2 février 1367, le jeune Vincent se présenta comme postulant. Cette décision fit souffrir cruellement sa mère, mais la volonté du fils l’emporta. Comme elle rentrait chez elle en pleurant, un pauvre l’aborda, lia conversation avec elle, la consola, et, tout à coup, devint invisible.

Ce que furent les études mystiques et théologiques de Vincent Ferrier, leur solidité, leur profondeur, nous en pouvons juger par sa renommée de sermonnaire, sa carrière de professeur, son importance de diplomate, son envergure de convertisseur, de remueur de foules. On a récemment fait ressortir sous un jour nouveau le rôle insigne joué par lui dans la crise du grand schisme d’Occident, qui coupait en deux la chrétienté, mettant du mauvais côté de l’orthodoxie la France et l’Espagne, les deux pays que parcourut surtout saint Vincent. On n’exagérera jamais la portée de son action durant cette période affreuse. Du jour où Benoît XIII apparaît véritablement comme l’Antipape, saint Vincent l’abandonne et contribue avec sainte Catherine de Sienne à réconcilier la chrétienté. C’est en 1408 que les premiers doutes semblent effleurer saint Vincent. Huit ans plus tard son changement d’obédience était terminé. Rome n’avait plus rien à craindre d’Avignon. Jamais on n’insistera trop sur ce côté remarquable de l’influence exercée par lui sur son siècle ; cependant ce qui l’emporte en lui, ce n’est pas le diplomate, c’est le missionnaire faiseur de prodiges, l’ami de Dieu, dépositaire de sa force.

Jusqu’aux bouleversements sacrilèges de 1835 on conservait au couvent de Valence un crucifix dont le Christ, à demi détaché, attestait qu’une nuit il s’était penché vers son serviteur éperdu : « Est-il possible, Seigneur, que vous ayez tant souffert, s’était écrié Vincent, comme il méditait devant cette image. – Oui, avait répondu le fils de Dieu en se détachant de la croix, et bien plus encore. »

 

Quand le monde entier, vers 1390, commence à le regarder avec de grands yeux et un espoir infini, qu’il devient un personnage national, mieux, un nom européen, mêlé aux conversions collectives de juifs, de musulmans, grave affaire d’État, qu’on vient d’Italie solliciter son appui au cours des horribles démêlés qui secouent l’Église, on charge déjà sa renommée d’attributs splendides.

On sait que la reine ne lui parle qu’à genoux, depuis qu’il a puni sa curiosité intempestive en se rendant invisible à elle seule. Il passe déjà pour maître de la santé et de la maladie, pour vainqueur même de la mort. On l’a entr’aperçu, souvent, la nuit, dans sa cellule, entouré d’une clarté merveilleuse et conversant avec des êtres mystérieux. Il lit dans les âmes comme dans un livre ouvert.

Pour ses contemporains saint Vincent Ferrier devait être une suite interminable de prodigieuses découvertes. Quand son apostolat le mettra en contact, à partir de 1399, avec des hommes de toutes races, on se rendra compte que sa seule parole est un miracle perpétuel.

 

C’est en 1405, à Gênes, ville cosmopolite, où affluaient des étrangers de toutes nations, Allemands, Hongrois, Grecs, Sardes, Italiens, que l’on s’avisa, pour la première fois, que chacun des auditeurs le comprenait comme s’il eût été de chez lui. Les manifestations de ce fait miraculeux sont enregistrées avec le soin qu’il mérite par le P. Fages.

Quand saint Vincent Ferrier parlait, dans la seule langue qu’il connût, avec le latin, et un peu d’hébreu, c’est-à-dire en catalan, en valencien, sa langue maternelle, chacun l’entendait dans son idiome à soi, y eût-il entre les deux parlers autant de différence que du basque à l’irlandais. Jusqu’à l’expérience de Gênes, maître Vincent arrivait dans un pays quelconque, parlait à brûle-pourpoint, bouleversait toutes les âmes, et les peuples évangélisés s’imaginaient, dans leur vanité naïve, que le grand homme avait longuement étudié leur langage.

À Gênes, devant un auditoire panaché, pareille interprétation ne fut plus de mise. Bon gré mal gré il fallut crier au miracle. Des gens venus pour affaires et qui ne pouvaient se passer entre eux d’interprètes, n’en revenaient pas de se sentir émus de concert par cette parole multiple, surnaturelle : « Mais en quelle langue parlez-vous donc ! demandait-on au saint. – Mais en valencien ; je n’en sais pas d’autre. C’est Dieu qui vous le fait comprendre. »

Tous les témoignages concordent, je le répète, ceux des matelots, des paysans, comme ceux des clercs, un Nicolas Clémangis, par exemple, le « Cicéron » de son siècle, dont nous possédons sur ce point une lettre décisive.

Saint Vincent Ferrier put entretenir simultanément des Provençaux et des Bas-Bretons, des Flamands et des Lombards, des Anglais et des Français, gens du peuple dépourvus de toute culture, sans cesser de s’exprimer en valencien. Le miracle se produisait, pour ainsi dire, dans l’oreille de chaque auditeur. Le phénomène, qui se renouvela d’une façon constante, tout le long de la vie du saint, devant des assemblées prévenues et aux aguets, est aussi solidement établi que la prise de Constantinople ou la signature du traité de Versailles.

Mais ce n’est pas tout. Il y a mieux, et, on a envie de dire, plus « fort ». La voix du saint portait aussi loin qu’il le fallait. La distance n’importait pas. Que de fois on renouvela l’expérience de s’éloigner démesurément de sa chaire ! Si loin qu’on se retirât, la voix parvenait aussi claire, aussi distincte qu’au pied de l’estrade. Il put ainsi haranguer en une seule fois des masses de 70.000, 80.000 personnes – des provinces entières accourues pour voir, pour frémir, pour s’étonner.

Les relations abondent d’auditeurs perdus dans l’éloignement, qui perçurent néanmoins ses paroles.

Les Mémoriaux du monastère de Villeneuve-lez-Avignon rapportent qu’un moine voulait à tout prix entendre saint Vincent Ferrier, lors de son passage à Nîmes, en 1408. De Nîmes à Villeneuve il y a bien dix lieues. Moitié figue, moitié raisin, l’abbé, importuné par ses demandes, finit par lui répondre : « Eh bien, grimpez au clocher, vous l’entendrez. » Le religieux grimpa, entendit, et, pour preuve, rapporta le sermon textuellement.

De même, tandis qu’il prêchait à Valence, une femme d’Alicante, et, une autre fois, le sacristain de Sueca, l’entendirent. C’est encore un moine qui l’entendit, à quinze lieues de Tolède, où le saint parlait. Il suffisait d’être à proximité de ce foyer miraculeux pour devenir, soi aussi, par contagion, occasion de miracle. Lors de sa mission en Guipuzcoa, saint Vincent apostropha un de ses auditeurs, un berger, qui, ne résistant pas à l’attrait du thaumaturge, et ne sachant comment faire garder ses moutons pendant son absence, s’était contenté de tracer un cercle autour d’eux avec son bâton en priant mentalement le saint de veiller sur son troupeau. Il fut stupéfait d’entendre son secret divulgué en public par maître Vincent.

 

Comment cet homme n’eût-il pas enthousiasmé les hommes ? Il leur apportait tous les biens, le repentir, la pénitence et le pardon. Aussi accouraient-ils par masses profondes, qui balayaient tout. À Lérida on montra longtemps les poutres qui avaient servi à l’entourer, sans quoi il eût succombé sous l’affluence. À Toulouse en 1416, il fallut recourir à un expédient analogue.

Représentons-nous saint Vincent alors vieux, cassé, une jambe ulcérée, arrivant sur son âne, un âne misérable, harnaché d’un bât sans bride, avec des étriers de bois retenus par des cordes, vêtu en pauvre d’une saie, d’un scapulaire de laine. Il est suivi, depuis 1398, par cet étrange cortège de plusieurs milliers de flagellants. Il est plus célèbre que ne le sera Bonaparte ; entouré d’un halo de prodiges tels qu’on aurait pu croire, dit un contemporain, « à la création d’un monde nouveau ».

La foule, qui l’attendait devant le couvent des Dominicains, était si dense qu’il fallut lui chercher asile dans la maison du Recteur. Pour le faire sortir on improvisa une cage mobile en madriers énormes, que portaient autour de lui des colosses. Le peuple se ruait sur cette cage avec sauvagerie pour saisir, toucher une des mains bienheureuses. Le saint dut se les mettre sur la tête. Alors on lui jetait des mouchoirs, au petit bonheur, des mouchoirs qu’on rattrapait comme on pouvait dans la cohue, pour avoir au moins quelque chose qui l’eût effleuré.

À Morella, les comptes municipaux de 1410 portent, dit Segura, l’historien de la ville, mention d’une dépense bien curieuse : le prix de l’étoffe que la cité dut se procurer pour remplacer les vêtements du saint. Avec un empressement farouche la foule les lui avait arrachés par lambeaux. Beaucoup d’archives municipales portent des témoignages analogues, sous forme de crédits spéciaux, ouverts à l’occasion du passage de saint Vincent, pour nourrir la pieuse cohorte des flagellants, qui ne le quittaient pas. Certains étaient connus de l’Europe entière, tel le gigantesque Milon, porteur de croix. Un autre pénitent ne le quittait pas non plus, un vieux prêtre, qui, dans un moment de délire, s’était vendu par écrit au diable. Le saint avait forcé le diable à rapporter la cédule, mais le prêtre craignait toujours. Il n’abandonna plus son sauveur.

Pour entendre maître Vincent les ouvriers laissaient leur atelier, les avocats le Palais, les laboureurs la campagne, les femmes leur toilette. C’est l’auteur des Ragionamenti storici qui l’assure. Il n’est pas loin d’y voir le plus grand miracle du saint.

La vanité elle-même composait avec lui. En 1410 il n’y avait bonne boutique d’orfèvre, en territoire d’obédience avignonnaise, qui ne fût approvisionnée en disciplines d’or et d’argent, car les riches se convertissaient et faisaient aussi pénitence, à la voix de ce virtuose de la terreur.

 

Miracles quotidiens, miracles bizarres, miracles effrayants, miracles exquis, formidables, incroyables, inimaginables : « Moi je me damnerai en dépit du Christ, crânait un pécheur endurci. Et moi, en dépit de toi, je te sauverai », répondit le saint, puis se tournant vers la foule qui écoutait ce dialogue : « Récitez le rosaire. » Et voici que du haut du ciel descend la Vierge Mère tenant dans ses bras l’Enfant Jésus couvert de sang. Le pécheur tombe à genoux.

Saint Vincent savait aussi user de rigueur, mais comme il la tempérait de charité ! Une juive, installée au bas de la chaire, se leva un jour au beau milieu d’un sermon prêché par le saint et se dirigea ostensiblement vers la porte de l’église pour afficher son mépris. La foule s’indigna. C’était une femme riche, connue. Des fidèles s’élancèrent pour lui barrer la route : « Laissez-la faire, s’écria Vincent. Seulement que ceux qui se trouvent sous le porche se retirent sur les côtés. » On s’écarta dans un terrible silence.

Au moment où la juive passait sous les arceaux de la porte d’entrée, un fracas d’écroulement retentit ; une poussière épaisse envahit l’édifice. La panique une fois apaisée, on retira des décombres la malheureuse, amas informe de chairs sanglantes. Le châtiment de Dieu ne faisait pas de doute. On n’osait supplier le saint. Celui-ci devinant pourtant les désirs cachés : « Femme, au nom de Dieu, reviens à la vie. »

La juive se releva indemne. Ce fut pour recevoir le baptême.

Cela se passait en 1407, à Ecija, ville d’Andalousie. La juive y établit une fondation par laquelle tous les ans, le dimanche des Rameaux, jour du miracle, une fête solennelle avait lieu, pour le commémorer. Les murs du porche furent relevés, mais on conserva respectueusement l’ancienne porte, ainsi que la chaire du haut de laquelle saint Vincent avait lancé l’anathème et le pardon. Un tableau représente l’évènement. De l’église il a été transporté dans un musée.

Ressusciter un enfant mort, une femme écrasée, qu’était-ce pour le thaumaturge ? Si le mot ne jurait pas, on répondrait : un jeu, et, en vérité, il faut presque répondre ainsi pour hiérarchiser, d’un point de vue humain, ses prodiges. Car il y a résurrection et résurrection.

 

Un homme de condition, rapporte Segura, dans son Histoire de Morella, où le fait se produisit, avait une femme jeune et vertueuse, mais sujette à des attaques de folie. Quand le saint passa par cette ville, en 1410, il le supplia de vouloir bien loger chez lui. Les premiers jours tout se passa bien et le mari et la malade se félicitaient déjà, croyant à une guérison radicale, due au voisinage du bienheureux.

Mais voici qu’un matin, tandis que le gentilhomme assistait au sermon, sa femme, restée à la maison pour surveiller le ménage, fut saisie d’une crise. Elle prit son petit garçon, l’égorgea, le coupa en morceaux et en fit rôtir quelques-uns.

Quand le mari, de retour, demanda si le déjeuner était prêt : « Oui, répondit la malheureuse, voici le poisson et aussi un plat de viande, dont je garde une partie pour ce soir. » On devine le désespoir du père quand il découvrit la vérité. Il accusait la Providence. « Que me sert, s’écriait-il, d’avoir reçu chez moi cet homme qui passe pour un Saint ? »

Maître Vincent, prévenu en toute hâte, accourut : « Ayez confiance, dit-il, après s’être recueilli. Dieu, qui a tiré du néant cette petite âme, peut lui ordonner de revenir, si vous avez la foi. » Il se fit apporter les morceaux du pauvre petit, s’agenouilla, pria, et, devant les spectateurs haletants, les petits membres se rapprochèrent, toute trace sanglante disparut et l’enfant ouvrit les yeux.

Le P. Fages est allé à Morella. Il a vu la maison. L’une des pièces du bas a été transformée en chapelle. Un vieux tableau représente le miracle. Au-dessus de la chapelle se trouve la chambre occupée jadis par le saint. En haut, dans une autre partie de l’habitation, on conserve le four où fut cuit l’enfant. Une inscription constate le miracle. Sur le devant de la maison une autre inscription, placée sous l’image du saint, le raconte tout au long. Ces divers aménagements datent du XVe siècle, d’une époque où vivaient encore des témoins du prodige.

Et les criminels de Zamora ! Un jour que saint Vincent prêchait dans cette ville, deux criminels, qu’on menait au bûcher, passèrent non loin de sa chaire. Il pria l’officier de les lui amener et les plaça sous l’estrade, à l’abri des regards. Puis il continua son sermon, insistant sur les peines de l’autre vie, avec cette impétuosité, cet éclat, cette vérité, qui faisaient que des milliers de personnes, parfois, se précipitaient par terre, fous de terreur. Pendant trois heures il parla ainsi. Après quoi il permit d’emmener les prisonniers. Mais, raconte au procès de canonisation François Castillon, chanoine de Florence, qui tenait le fait de Barthélemy, le vieux prêtre racheté de l’enfer par le saint, on ne découvrit plus que des cadavres, et, à l’horreur générale, des cadavres changés en charbon. Le remords avait si profondément ravagé leurs âmes que leur chair même avait brûlé d’un feu mystérieux. Teyxidor est allé voir. Il a vu. À ce moment tout se trouvait encore dans l’état primitif. On montrait l’endroit où se trouvait la chaire, près de la porte du couvent. Les cadavres des deux criminels avaient été enterrés devant le cloître. Deux grandes pierres les recouvraient. Un jour, deux Portugais passaient par là : « Je croirai ça, dit l’un, à qui l’on racontait le miracle, quand une de ces pierres se fendra. » Et il la frappa du pied. La pierre se fendit en deux, de bout en bout.

Dans cette même ville maître Vincent manifesta sa sainteté d’une autre façon, non moins prodigieuse, en accordant à la cloche du Chapitre le pouvoir de sonner toute seule, trois jours avant la mort d’un religieux. Quand on l’entendait chacun se confessait et se mettait en retraite.

Le miracle dura jusqu’en 1550. À cette date, elle sonna, toujours sans être mue par personne, la mort prochaine d’un vieux Père, confesseur du comte d’Albe, le P. Jean de Saint Dominique. Don Diego de Guzman, grand majordome de la reine Marguerite, affirma le fait lorsque le roi vint à Zamora, le 15 janvier 1602. À cause de son caractère miraculeux, cette cloche fut placée dans un étui. Le P. Fages l’a tenue entre ses mains, il y a une quarantaine d’années.

 

L’étonnante variété des miracles de saint Vincent Ferrier n’est pas ce qui frappe le moins. En veut-on d’amusants ? Le 17 janvier 1414 il faisait ses adieux aux Majorquins, dont l’accueil avait été si chaud qu’il avait fallu abattre des murs et élever une estrade monumentale pour contenter leur désir de contempler cet homme admirable. Il quittait donc Palma, suivi d’une foule immense, et descendait au port pour s’embarquer. On sortait de toutes les portes pour lui offrir des provisions. Le saint demanda un peu de vin. Un cabaretier se présente : « Versez-le là-dedans, lui dit-il, en tendant son scapulaire. – Mais vous allez être taché. – Ne craignez rien. » De grands rires éclatèrent alors. Le cabaretier avait abondamment mêlé d’eau son vin et c’était le vin seul qui traversait l’étoffe, l’eau restant par-dessus.

Comme il habitait encore Valence, il passait un jour dans une rue. Tout à coup il entend d’horribles blasphèmes et voilà un homme en fureur qui sort d’une maison. Le saint s’y précipite, trouve une femme en pleurs, qui jure, qui récrimine. Sa vie est un enfer, son mari un démon. Il ne l’aime pas. Il la trouve trop laide : « Seigneur, s’écria le bon religieux, peut-on offenser Dieu pour si peu de chose ! » Et il la fit la plus belle de Valence, où l’aventure est passée en proverbe. D’une femme disgracieuse on dit qu’« elle a besoin de saint Vincent ».

Jusqu’après sa mort il eut de ces attentions charmantes. Sa maison natale était vite devenue un lieu de pèlerinage, avec son puits, dont l’eau profonde, sur la prière du jeune Vincent, se haussa un jour jusqu’à la margelle, pour lui rendre le soulier qu’il y avait laissé choir. C’est là que, le 7 avril 1698, bien avant la saison des fruits, un figuier porta subitement des figues, pour contenter l’envie d’une femme enceinte, qui en avait supplié le saint. C’était le jour où l’on prononçait son panégyrique. La femme mangea quelques-uns des fruits et alla montrer le reste au prédicateur : « Je les ai vus », affirma plus tard ce dernier à Vidal y Mico, qui nous rapporte le fait.

Parole donnée ou rendue à des muets, même à des muets, comme le petit de 1606, qui n’avait qu’un moignon de langue et ne poussait que des cris ; tempêtes apaisées, avec nuages qui se divisent, comme au commandement, pour laisser passer le soleil ; fontaines qui jaillissent ; pluies diluviennes qui balayent la contrée en épargnant juste l’auditoire du saint, comme si un gigantesque manteau avait été tendu au-dessus de lui ; multiplication des vivres, guérisons, guérisons, guérisons, de lèpres, de plaies, de paralysies, de fièvres, la vie de saint Vincent Ferrier n’est qu’une longue commémoration de prodiges. On ne sait que choisir.

Entre Alcoy et Alicante, le terrain est aride et mouvementé. Le saint y voyageait un jour, suivi d’une compagnie assez nombreuse. Il faisait chaud. La course se faisait plus longue qu’on n’avait compté. La lassitude et la mauvaise humeur gagnèrent la petite troupe. Le saint ne s’y méprit pas : « Courage, mes enfants, leur dit-il, nous approchons d’une hôtellerie. » De fait, les voyageurs trouvèrent bientôt, en pleine solitude, une hôtellerie excellente, tout récemment bâtie, où ils purent reprendre des forces, avant de repartir.

Or, il y avait là, dans la suite du saint, un homme indifférent aux miracles. Vincent l’appela au bout de quelque temps. Il avait oublié son bonnet à l’hôtellerie. Pouvait-il retourner sur ses pas et le lui rapporter ? L’autre, trop heureux d’être ainsi distingué, s’exécuta de bonne grâce, mais il eut beau chercher, il ne trouva rien. Le chemin, piétiné comme il l’était sur tout son parcours par les quelques centaines de personnes qui formaient la caravane, était aisé à reconnaître. Mais d’hôtellerie, point. C’était pourtant bien l’endroit où elle s’élevait, il y avait de cela une heure. Cependant rien, dans ce paysage sévère, à peine parsemé de maigres boqueteaux, ne pouvait laisser soupçonner l’existence d’une demeure humaine. Mais en passant près d’un buisson, il trouva, suspendu à un arbrisseau, le bonnet. Il alla demander pardon au saint de son incrédulité : « Ne dites rien à personne, surtout », recommanda paternellement ce dernier. Pour une fois, il fut désobéi. On sut bientôt dans la compagnie que l’hôtellerie était doublement providentielle et qu’on avait été servi par des anges.

Bien entendu saint Vincent lisait à livre ouvert dans l’avenir le plus lointain. Plusieurs de ses prophéties restent encore à réaliser, comme celle qui prédit l’envahissement par la mer de la ville de Saint-Sébastien. Il avait également prévu son incendie, qui eut lieu en 1813 et n’épargna qu’une rue.

Ses prédictions ne manquent pas parfois d’un certain humour sibyllin. On garde ainsi à Dénia près de Valence, où il séjourna, en septembre 1410, le souvenir d’un avertissement bizarre : « Les habitants de ce pays, avait dit le saint, prendront la fuite lorsque le gouvernement sera aux mains d’un chauve (calvo). » On ne comprit qu’en 1666. Une maladie épidémique fit alors fuir la population et l’on s’aperçut que Dénia avait pour gouverneur don Francisco Calvo.

 

Si saint Vincent Ferrier traversait ainsi le temps de son regard, c’est qu’il se mouvait déjà dans le monde des esprits. Au fur et à mesure de ses pèlerinages terrestres ce don s’accentue chez lui. À partir de 1408, le surnaturel se mêle étroitement à sa vie quotidienne. De cette particularité les témoignages abondent.

Un jour à Pampelune, il rencontre un homme qu’on mène au supplice. En même temps il découvre, par une vue intérieure, qu’il est innocent. Comment s’y prendre pour le faire attester ? « Attendez, dit le saint aux bourreaux, voici quelqu’un qui va nous dire la vérité. » C’était un mort dont le cortège funèbre débouchait dans la rue : « Cet homme est-il innocent ? demanda le saint au cadavre en lui désignant le prisonnier. – Oui, répondit le cadavre, il est innocent. » Et il se recoucha dans son cercueil.

Il existe à Barcelone une porte, la Porte de l’Ange. Elle s’appelait jadis, avant le passage de saint Vincent, la Porte des Aveugles. Ce changement de nom lui vint d’une aventure merveilleuse qui se produisit à l’arrivée du saint, en 1409. Il était suivi, comme d’habitude, par plusieurs milliers de compagnons, et s’approchait des murs de la ville du côté de la porte en question, lorsqu’on l’entendit soudain causer avec quelqu’un d’invisible. On s’attroupa : « Je vous expliquerai cela demain », dit-il. Et le lendemain il expliqua que l’Ange protecteur de la Cité lui était apparu, très beau, tenant d’une main une épée et de l’autre une couronne. « Ange de Dieu, que fais-tu là ? – Par ordre du Très-Haut, je garde cette ville. » Barcelone prit cet ange pour patron spécial. La porte qui reçut son nom n’a jamais été attaquée par les ennemis.

Ce ne fut pas la seule fois qu’on entendit le saint causer familièrement avec l’au-delà. Il reposait une nuit, à Cervera, dans un couvent de son Ordre, quand des bruits insolites, provenant de sa cellule, attirèrent l’attention des religieux ; ils s’approchèrent : des rayons de lumière passaient à travers les fentes et on entendait une conversation entre un inconnu et Vincent. Il fallut avouer : saint Dominique en personne était venu rendre visite à son fils.

On serait fort surpris que le diable n’eût jamais tendu d’embûche à un adversaire d’une pareille envergure. À vrai dire, il le suivit à la trace, sa vie durant. Fréquemment, quelques jours avant l’arrivée du saint dans une ville, de pieux ermites accouraient pour le dénigrer auprès des populations ; quand il apparaissait, les démoniaques l’injuriaient ; quand il prêchait, des bêtes furieuses se ruaient soudain sur l’assistance, des plaintes résonnaient on ne savait où. Mais tout cela, ermites, fauves, plaintes disparaissait brusquement. Les démoniaques confessaient leur possession, sur un signe du saint.

Du saint ? N’était-il pas plus qu’un saint, ce prodigieux personnage ? Lui-même s’annonçait hardiment comme l’Ange dont parle l’Apocalypse, « volant par le milieu du ciel et portant l’Évangile éternel pour l’annoncer à tous ceux qui habitent sur terre, à toute tribu, à toute langue et à tout peuple. Il disait à grande voix : Craignez le Seigneur et rendez-lui gloire, parce que voici venir l’heure de son jugement ».

En 1412, comme il se trouvait à Salamanque, saint Vincent Ferrier affirma une fois de plus qu’il était cet Ange, envoyé par Dieu pour crier pénitence et annoncer la fin des temps : « Je suis cet Ange que l’écrivain de Pathmos annonça. L’Espagne refuse de le croire et veut une preuve inimaginable. » À ce moment passait une femme, qu’on portait à l’église Saint-Paul. D’une voix forte, il l’appelle en témoignage. La morte se dresse alors et répond : « Oui, ce saint est bien ce qu’il se vante d’être, l’ange qui doit prêcher à tous le jugement dernier. »

Scène tragique, dont on devine le retentissement. On en trouve partout des peintures, en Espagne et en Italie. On en a fait des sonnets. Aussi bien, avant le miracle de Salamanque, y avait-il eu la vision d’Avignon, le 3 octobre 1398, de saint Vincent malade, et recouvrant soudain la santé à la suite de l’apparition de Notre-Seigneur. Lui-même a raconté la scène, dans une lettre à Benoît XIII du 25 juillet 1412, où il n’hésite pas à se comparer à Moïse et à saint Jean-Baptiste...

Il se montre malade, suppliant Dieu de lui rendre la santé : « Voilà que pendant ma prière, et dans un demi-sommeil, saint Dominique et saint François m’apparurent à genoux, adressant, eux aussi, au Christ de ferventes supplications. Le Christ descendit alors et de sa sainte main me touchant familièrement la joue, il me confia mentalement, mais sans erreur possible, la mission d’aller prêcher par le monde, m’indiquant qu’il attendrait les résultats de cette prédication avant la venue de l’Antéchrist. »

De là la mission de 1399 et ces milliers de sermons dont le thème ordinaire était finis venit universæ carnis. L’opinion la plus accréditée est que saint Vincent a obtenu du Christ, par la vigueur de son apostolat, un répit de quelque durée à l’anéantissement de l’univers.

 

Cependant l’heure approchait où ces bras, qui soutiennent encore le monde, allaient défaillir selon la terre. De Béziers, de Toulouse, saint Vincent, allégé désormais d’une grande partie de sa suite, ce cortège de pénitents qui l’accompagnait depuis 1398, durant ses pérégrinations en Provence, et dont le nombre alla jusqu’à dix mille, avait passé par Albi, Najac, Villefranche, Mende, Saint-Flour, puis gagné, entre une double haie de miracles, Le Puy, Moulins, Clermont, Lyon, Mâcon, Autun.

Ce fut ensuite (1417) le tour de Besançon d’être évangélisé. Plus tard nous trouvons le saint, déjà faible, mais infatigable, conservant jusqu’au bout sa voix miraculeusement forte et claire, à Dijon, Clairvaux, où il arrête la peste, Nevers, Bourges, Tours, Nantes.

« Tu mourras au bout du monde », lui avait révélé le Christ. In fines orbis terræ. Après une évangélisation minutieuse de la Bretagne, où son exubérance de thaumaturge s’était dépassée elle-même, il s’éteignit à Vannes, après une brève maladie, le mercredi de la semaine de la Passion, le 5 avril 1419, à l’heure de vêpres, âgé de 70 ans. Une odeur si délicieuse sortit de son corps qu’un vol de papillons blancs pénétra dans la chambre par la fenêtre ouverte. Il était mort sur un grabat.

Avec une solennité jusqu’alors inconnue, on l’enterra dans la cathédrale, où il est encore – honneur insigne pour la France. L’évêque de Vannes déposa lui-même la dépouille sacrée en face du siège épiscopal. Deux morts, placés à côté de sa tombe ouverte, revinrent à la vie.

C’était le début de sa gloire posthume, aussi éclatante que sa gloire de vivant. Un jour, à Valence, il avait rencontré le jeune Alphonse Borgia : « Vous serez pape, lui avait-il prédit, et vous me canoniserez », ce qui eut lieu en 1456, Alphonse Borgia étant devenu Calixte III.

On invoque saint Vincent Ferrier contre la foudre, les tremblements de terre. Les champs et les vignes sont sous sa protection. Tout ce qui afflige l’humanité dépend de son intercession miraculeuse.

 

 

 

René JOHANNET.

 

Recueilli dans La vie et les œuvres

de quelques grands saints, vol. II, 1926.

 

 

 

 

 

 

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