Les dernières paroles des saints

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Hélène JUNG

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En sept paroles, Notre-Seigneur nous a livré le secret de son Sang. Du haut de sa croix, comme d’une chaire dressée entre ciel et terre, le Docteur des docteurs enseigne encore. Prédication de l’heure des ténèbres ! Jésus nous évangélise jusqu’à l’agonie, et cette suprême doctrine du Verbe incarné, ce n’est plus seulement sa bouche qui nous la transmet à travers ses cris, nous la lisons sur tout son corps. « Le Christ, nous dit sainte Catherine de Sienne, a écrit sa doctrine sur son corps, Il a fait de Lui-même un Livre dont les initiales sont si grandes et si rouges que le plus illettré et le moins attentif peut aisément les distinguer et les lire. »

Si les dernières paroles du Sauveur sont donc tellement substantielles que les Pères de l’Église n’ont cessé de les commenter, celles de ses saints, de ses serviteurs, de ses reflets, peuvent à leur tour nous apporter quelque gain. Jésus continue de mourir dans les membres de son Corps mystique, et ces accents jetés entre mort et vie font suite au cours des âges à ceux qu’Il lança Lui-même sur le Calvaire.

Bien souvent ces fidèles amis imitèrent leur Seigneur jusqu’à son dernier mot. Combien d’entre eux quittèrent le monde sur l’appel filial du Christ : « In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum. » Impossible de les citer tous, mais voici saint Jean de la Croix, sainte Catherine de Sienne, saint Hyacinthe, sainte Angèle Mérici, sainte Brigitte, saint Raymond Nonnat, saint Thomas de Villeneuve, sainte Marguerite de Hongrie, saint François Régis, la Bienheureuse Angèle de Foligno, parmi tant d’autres, depuis les grands astres du Paradis jusqu’au fourmillement d’étoiles inconnues. À la cime des vertus pratiquées le long du jour, il y a cet abandon du soir, cet abandon total à la gloire du Père : « In manus tuas... »

Si l’existence entière des saints est une cire chaude et docile où s’inscrit entre deux tremblements de nature la pure ligne de la grâce, à son terme se manifestera l’accomplissement du chef-d’œuvre. « Ce moment de la mort, écrit Mgr Bougaud, si grand dans la vie des hommes plus vulgaires, a dans la vie des saints une beauté comparable. Ces belles âmes qui, depuis des années, s’exercent à mettre dans leurs moindres actions toute la pureté et toute l’élévation dont elles étaient capables, quand elles approchent de cet acte qui doit couronner tous les autres, semblent réunir toutes leurs forces pour lui donner la perfection suprême. » Les voici parvenus en effet au degré le plus éminent de leur charité, celui qui précède immédiatement leur gloire. Comment s’étonner que leurs dernières paroles, rayons de cette charité parfaite, pénètrent si avant en nous que leur écho s’y prolonge ?

Chacun de ces adieux porte l’effigie personnelle du saint, le sceau de sa vocation particulière. On y reconnaît le point final d’une ligne de vie. Aussi leurs départs offrent-ils des beautés diverses comme des couchers de soleil : certains gardent encore pour caractère la vertu dominante de celui qui part, d’autres font ressortir sa mission, il en est qu’imprègne une onction d’en-haut.

Pourtant, parmi les aspects variés que revêt l’approche de la mort, il en est deux qui nous touchent plus spécialement, car toute âme chrétienne les a envisagés tour à tour et peut-être même ensemble : la mort-châtiment, la mort-délivrance. Oui, la mort nous apparaît sous deux faces qui semblent presque contradictoires : l’une est celle du châtiment, l’autre est celle de la délivrance, châtiment du péché, délivrance de la misère de ce monde. L’une cause à l’homme une angoisse inexprimable, l’autre fait tressaillir le chrétien d’une espérance sans égale. Les saints, hommes de chair comme nous mais chrétiens parfaits, ont ressenti à leur paroxysme cette dualité de la mort.

Châtiment d’abord. La plupart des humains ne connaissent que ce premier visage, sculpté dans l’horreur de la souffrance et dans l’effroi du départ. Le petit nombre, les justes informés par leur charité, comprennent le second et disent avec saint Paul : « La mort m’est un gain », mais ils n’en sont pas pour autant dispensés des angoisses dernières. Et pourtant quels crimes ont-ils commis, Seigneur, vos bien-aimés qui sont montés à la cime de l’humaine faiblesse ? Quelle coulpe ont-ils méritée, ces béatifiés des béatitudes de la terre : la douceur, la miséricorde, les larmes, les persécutions ? Et cependant vous les châtiez, vous les rendez solidaires de la peine de l’humanité qu’ils portent même avec une rigueur singulière à l’exemple de Votre Fils. La mort garde toujours un caractère de châtiment. Dieu l’a suscitée pour punir le péché originel, elle reste par essence punition. Ayant découlé du péché elle participe à son horreur, à sa lésion irréparable. Elle est en quelque sorte à son image : de même qu’il est rupture entre Dieu et l’âme, elle est rupture entre l’âme et le corps, et cette rupture entraîne la corruption. Comment les saints reçoivent-ils, acceptent-ils cette suprême ignominie ?

 

 

 

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La souffrance les sollicite de toutes parts. La chair d’abord se trouve menacée, aux prises avec le mal qui la détruit de minute en minute, et qui fait trembler l’être en sa substance même : « Seigneur, augmentez le mal, mais augmentez aussi la patience », demande saint Pie V 1.

Et saint Louis Bertrand : « Seigneur, brûlez, taillez, n’épargnez pas dans cette vie afin d’épargner dans l’autre ! »

Madame Acarie, qui finit ses jours sous le voile de sœur converse au Carmel d’Amiens, gémit « qu’elle ne tient plus à la miséricorde divine que par un cheveu ». Elle fait alors cette pauvre et touchante prière : « Mon Dieu, je ne puis supporter mes maux, faites-moi pouvoir puisque vous pouvez tout. Après m’avoir abattue, relevez-moi ou, si vous voulez que je meure dans l’abattement, faites que je ne vous offense pas dans l’impatience. J’ignore comment Dieu a pu réunir en moi des choses si différentes : le désir de souffrir et la répugnance à souffrir 2. »

Sainte Louise de Marillac explique à ses filles aux cornettes palpitantes le sens de la souffrance en une vigoureuse logique digne de Monsieur Vincent : « Il faut bien que le mal habite là où le péché a abondé. Dieu fait justice et, en faisant justice, il fait miséricorde 3. »

« Souffrir, ô mon Dieu, tant qu’il vous plaira et mourir comme il vous plaira ! Vivre tant que Dieu voudra et mourir quand il lui plaira ! » Tels sont les cris de la Vénérable Agnès de Langeac, cette grande dominicaine, mère spirituelle de Monsieur Olier et par lui d’une génération de prêtres. Bien « qu’une heure lui en dure mille », elle est dans une joie sans pareille : « Tout me quittera bientôt et je quitterai pour aller jouir de mon tout. » Il parut ensuite qu’elle reçut une céleste visitation, car on la vit se retirer avec révérence, autant qu’elle pouvait, de la Personne apparue, montrant par son attitude qu’elle l’adorait profondément 4.

Le démon est là qui joue aussi sa partie à leur chevet. Il cherche à leur ravir quelque parcelle d’impatience ou de désespoir. Il assaillait étrangement le Vénérable César de Bus en lui reprochant les fautes de sa turbulente jeunesse 5. Le fondateur de la « Doctrine chrétienne » s’était en effet converti tardivement et quitta le métier des armes pour se faire prêtre après une apparition de Notre-Dame de Pitié. Le diable, lui, n’a pas pitié, il ravive le passé, incite au désespoir, mais à ce « lion rugissant qui cherche à dévorer sa proie », César répond victorieusement : « Oui, j’ai péché, mais depuis j’ai porté la croix », montrant par là toute la valeur expiatrice de la souffrance. « Courage, disait-il, il ne faudra pas grand mystère, une légère sueur avec trois ou quatre soupirs suffiront pour m’en aller à Dieu. » Et quand le regard déserta son œil vitreux, il suppliait le Christ avec les mots des disciples d’Emmaüs : « Demeure avec moi, car il se fait tard. »

À l’antique ennemi, au subtil archange, le Bx Grignion de Montfort, l’esclave d’amour de Jésus et de Marie qui gardera jusqu’à son cercueil des fers au cou et aux poignets en signe de cette heureuse servitude, réplique avec une sécurité quasi d’élu : « C’est vainement que tu m’attaques, je suis entre Jésus et Marie. J’ai terminé ma course. C’est fini, je ne pécherai plus 6. »

 

 

À ces assauts extérieurs s’en ajoutent d’intérieurs qui viennent du secret de l’âme. Voyons par exemple la figure ardente et noble de Lacordaire refléter jusqu’au bout l’inquiétude du cœur humain. Dans l’exil de Sorèze, après les déceptions, les dépouillements, l’éloignement des amitiés qui l’ont laissé seul à l’Amitié divine, l’approche de sa fin arrache au P. Henri-Dominique ce cri qui frappe avec angoisse aux portes éternelles : « Mon Dieu, Mon Dieu, ouvrez-moi 7 !... »

Souvent le pèlerinage terrestre s’achève dans l’obscurité de la foi. Ainsi la vie de flamme de sainte Marie-Madeleine de Pazzi, cette carmélite plus séraphique qu’humaine, se termine-t-elle dans un désert intérieur où ne jaillit plus nulle source. Le ciel lui semble inaccessible ; elle tremble pour son salut et prie la communauté de l’avoir en pitié. Tortures physiques s’ajoutent à la désolation spirituelle. Pourtant sa soif d’immolation lui fait dire : « Au Paradis nous ne pourrons comme durant cette vie souffrir pour l’amour de Dieu. Aussi je ne désire pas mourir. Souffrir et non mourir 8 ! »

Monsieur Olier, pendant sa longue infirmité, ne cessa de s’unir à Jésus crucifié, à tel point qu’il se forma sur son front une croix rouge-feu qu’il cachait soigneusement. En conformité avec ce sceau royal il affirmait : « Si je faisais autant de fruit en souffrant qu’en prêchant, j’aimerais mieux le faire par les souffrances, parce que je donnerais davantage à Dieu. » Afin de ne s’appliquer qu’à l’Unique Nécessaire, il se priva volontairement des consolations de l’amitié. Comme on lui demandait à quoi il s’occupait : « À ne rien désirer de ce qui frappe les yeux. »

La « Petite Thérèse » aussi agonise sans consolation au pied d’une statue de sa Mère Marie qui ne sourit plus cette fois. Elle avoue à sa Prieure que « son calice est plein jusqu’au bord » : « Je ne croyais pas qu’il fût possible de tant souffrir, je ne puis m’expliquer cela que par mon désir extrême de sauver les âmes. » Mais après avoir dévoilé son martyre, elle peut affirmer avec plus de force : « Je ne me repens pas de m’être livrée à l’amour. » Déjà cernée par les brumes de la mort, elle tient à redire solennellement sa mission, à nous attester une fois encore que sa petite voie est la meilleure part. Il ne faut pas oublier non plus le témoignage qu’elle rendit à l’Esprit de Dieu en elle et qui éclaire singulièrement sa spiritualité, son « esprit d’enfance » : « Oui, je le sens, mon âme n’a jamais recherché que la vérité. Oui, j’ai compris l’humilité du cœur. » Elle meurt enfin dans un élan de charité, en regardant son crucifix : « Oh ! je l’aime ! Mon Dieu, je vous... aime... 9 »

Pour Bernadette Soubirous, lorsque Notre-Dame voulut appeler à elle dans l’éternité sa petite servante qui l’avait entrevue pendant quelques heures terrestres, Elle la prépara aussi par l’extrême douleur physique et morale comme si elle avait pétri une hostie de ses propres mains. Bernadette avait reflété le sourire de l’Immaculée. Sœur Marie-Bernard reflétait Jésus crucifié. Elle ne voulait pas se séparer de son crucifix et demanda qu’on le lui attachât sur la poitrine. « J’ai soif... » On lui tendit une boisson, elle y trempa les lèvres après avoir fait son signe de croix « d’une manière admirable ». Peu après, on l’entendit : « Sainte Marie, Mère de Dieu... priez pour moi... pauvre pécheresse... pauvre pécheresse... » Elle expira dans cette prière qui va rejoindre dans sa suprême intercession les « Ave Maria » que la « Dame » lui apprenait à dire dans la grotte de Massabielle 10. »

 

 

C’est souvent le sentiment de la divine Justice qui les accable d’une manière impitoyable. Il leur semble déjà subir les angoisses du Jugement. Le Père de Condren raconte « qu’une de ses filles spirituelles l’envoya prier, en la dernière maladie qu’elle eut, de la vouloir visiter. Il y alla et s’étant d’abord informé de l’état de son âme : « Je sens, dit-elle, Dieu fort rigoureux. » Il lui demanda en quelles dispositions elle était : « J’entre, répondit-elle, dans sa rigueur contre moi-même. » Sur cela il lui parla quelque temps de la sainteté de Dieu, de l’aversion qu’Il a de la corruption de la chair dans laquelle nous sommes en cette vie. À quoi elle répondit : « J’adore tout ce que Dieu est. » Et quelque temps après : « Je me sépare de l’être présent et me retire dans l’être inconnu de Dieu », et, en finissant ces paroles, elle rendit l’esprit 11 ».

 

 

 

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Oui, à travers toutes ces langueurs, ils vont à Dieu. Si la mort demeure en elle-même cette porte étroite où il est dur à l’homme de passer, il n’en est pas moins vrai qu’elle ouvre sur les horizons du bonheur infini. Sœur Élisabeth de la Trinité le montre en son agonie d’une façon saisissante. Celle qui fut choisie pour être une petite « louange de gloire » de la Trinité sainte commence d’abord par éprouver les obscurcissements de la fin. « Comme cette heure est solennelle ! L’au-delà est saisissant. Oh ! qu’il faut prier pour les mourants ! J’éprouve un sentiment indéfinissable, quelque chose de la justice, de la sainteté de Dieu... » Des atteintes mortelles paraissent cerner cette âme si profondément fixée en son centre. Les Trois sont là, mais secrètement cachés sous les dérélictions de Jésus en croix. « Ô amour, épuise toute ma substance pour ta gloire, qu’elle se distille goutte à goutte pour ton Église... » Enfin parvenue au terme de ses angoisses, à la fête de la Dédicace du Saint-Sauveur qui lui rappelait sa destinée de « Maison de Dieu », elle murmura d’une voix chantante ces dernières paroles, belles comme un vers de Racine, et qui s’ouvrent sur un monde bienheureux : « Je vais à la lumière, à l’amour, à la vie. » Vie du Père, Lumière du Fils, Amour du Saint-Esprit 12.

On dirait qu’ils respirent déjà les premières bouffées de l’air natal et qu’ils pressentent à l’avance leur patrie. « Il faut aller avec une sainte joie dans le pays de Dieu seul ! », s’écriait en sa maladie Henri Boudon, archidiacre d’Évreux, surnommé « l’homme de Dieu seul », tant sa prédication s’efforçait de ramener toute chose au grand Tout. Il désirait se voir abandonné de tous et fut exaucé en restant longtemps infirme, délaissé sur son grabat. Il confia, en partant, à un prêtre de ses amis, sulpicien comme lui : « Dites à la Compagnie que je les exhorte de tout mon cœur à servir et à aimer Dieu fortement, et que dans le pays de Dieu seul où je vais, tous seront obligés, par force ou par amour, de reconnaître qu’il n’y avait que cela à faire en ce monde. » Puis, déjà moribond, il cria à pleins poumons : « Ah ! je ne veux plus que Dieu seul 13 ! »

 

 

Ainsi, en dépit de ce dépouillement final qui leur arrache les derniers lambeaux de sensibilité, la libération qui s’approche fait poindre une aube à leurs yeux crépusculaires. La mort apparaît sous sa face glorieuse de délivrance. Délivrés de ce monde, délivrés du péché, délivrés d’eux-mêmes, les saints voient tomber les liens qui les retenaient à la terre et, délivrée de son corps de mort leur âme pourra prendre son vol. « Anima nostra sicut passer erepta est de laqueo venantium, laqueus contritus est et liberati sumus. » (Ps. CXXIII.) Comment ne seraient-ils pas joyeux d’une telle délivrance ? C’est ainsi que sainte Claire accueillit avec douceur « sa sœur la mort corporelle », en ce mois d’août 1253, où Innocent IV venait de confirmer sa règle. Tout est en paix et en ordre : elle peut partir. La tristesse emplit saint Damien ; un Frère mineur croit bon d’exhorter Claire à la patience. « Frère très cher, lui répond-elle, depuis que j’ai connu la grâce de mon Seigneur Jésus-Christ, à moi révélée par son serviteur François, aucune peine ne m’a paru fâcheuse, aucune pénitence ne m’a semblé rude, aucune infirmité ne m’a été dure. » Claire recommande aux moniales l’observance de la pauvreté, cette pauvreté qui la rend si légère à cette heure comme un oiseau prêt à s’envoler. Plus bas elle murmure : « Va en paix, car tu as suivi le bon chemin. Va confiante, car ton Créateur t’a sanctifiée, t’a gardée sans cesse, t’a aimée comme une mère aime son enfant. Ô Dieu, sois béni de m’avoir créée ! » Une de ses sœurs lui demanda à qui elle s’adressait : « Je parle à ma benoîte âme dont le divin guide est maintenant si près de moi. Ne vois-tu pas, ô ma fille, le Roi de gloire que moi je vois ? » Mort toute claire, alléluia ajouté au bas du Cantique du soleil 14.

On nous conte également que Sœur Sophie, religieuse dominicaine, « enivrée d’un vin céleste et le visage radieux, éclata en démonstrations d’une incomparable allégresse et se mit à chanter des hymnes et des mélodies très délectables en l’honneur de Dieu et de la glorieuse Vierge. Attirée par ce prodige, la communauté tout entière admirait comment, sous l’étreinte même de la mort, cette âme, instrument mélodieux d’un cantique nouveau, bondissait d’une sainte joie : « Je ne boirai plus ici-bas, je vais me désaltérer bientôt à la source éternelle de la vie. » Sa dernière heure s’approchant, elle ne cessa de chanter sur un ton très suave cette unique parole : « Amen. » Interrogée pourquoi, elle dit : « Je ne puis plus m’expliquer, mais tant qu’il me reste un souffle de vie je veux chanter. Si je module cette même parole : Amen, c’est afin d’exprimer encore et comme je le puis les choses célestes dont mon esprit est plein. » Et ainsi inondée d’une joie qui s’exhalait dans ses chants, elle rendit à Dieu sa belle âme qu’une absorption bienheureuse allait plonger dans l’abîme de l’éternelle clarté 15. »

« Voici la joie ! Voici la joie ! » s’écriait saint Joseph de Cupertino, l’humble frère convers franciscain, lorsque le Viatique s’approchait de ses lèvres. « Le petit âne commence à gravir la montagne », disait-il de lui-même au cours de sa maladie. Ravissements et douleurs se confondaient : il tombe en extase pendant une atroce opération. Un religieux lui suggère que c’est le moment de combattre et de triompher. « Victoire, victoire ! » crie-t-il joyeusement. La bataille est gagnée : il peut chanter : « Ô mon Jésus, prends ce cœur, déchire ce cœur, brûle ce cœur ! » Lorsqu’au cours des lectures qu’on lui faisait il entendait : « amour de Dieu », il disait : « Redites encore », et ses lèvres distillaient comme du miel. « Loué soit Dieu, béni soit Dieu, soit faite la volonté de Dieu ! » Après avoir chanté une dernière chanson à Notre-Dame, il se mit à sourire, à sourire, jusqu’à ce que son visage devînt resplendissant. « Le petit âne » avait gravi la montagne 16.

Chez certaines âmes se mêle à la joie du départ une hâte intolérable, une impatience du ciel qui devient un vrai tourment. Rien d’étonnant de la trouver en la grande sainte Thérèse qui, même en pleine santé, « mourait de ne pas mourir ». Malgré l’âge elle parcourt l’Espagne de Carmel en Carmel, et c’est sur cette route où la pousse « le zèle du Dieu des armées » qu’elle tombe à Albe. Ribéra nous dit d’elle : « Lorsqu’elle vit entrer le Saint-Sacrement dans sa cellule, tout se transforma pour elle. Quoique profondément abattue auparavant et dans une prostration mortelle qui l’empêchait de faire le moindre mouvement, elle se leva soudain sur son séant sans l’aide de personne, il semblait qu’elle voulait s’élancer de son lit et qu’il fût nécessaire de la retenir. Son visage devint très beau et enflammé, il imprimait un saint respect et, surnaturellement rajeuni, il ne gardait aucune trace de vieillesse. Elle était dans une attitude céleste, les mains jointes. » C’est alors qu’elle s’écria dans un sublime élan d’amour : « Seigneur, il est temps que nous nous voyions ! » Entre les extases qui la ravissaient fréquemment elle voulut humblement se redire « fille de l’Église catholique romaine ». On peut dire d’elle que « ce qui arracha l’âme au corps ce fut uniquement un élan d’amour, une aspiration beaucoup plus ardente que celle des élans précédents, et qui cette fois eut la puissance et l’énergie nécessaire pour rompre la toile et emporter le joyau de l’âme » (saint Jean de la Croix) 17.

Un trait de la même ardeur se retrouve chez une autre Carmélite, Louise de France, fille de Louis XV, en son Carmel de Saint-Denis. Elle fut peut-être la première et très pure victime de la Révolution, car on croit qu’elle mourut empoisonnée pour avoir respiré de prétendues reliques que ses ennemis lui envoyèrent : on craignait son influence sur Louis XVI. En tout cas son agonie est précieuse devant Dieu. Louise demande pardon à ses sœurs religieuses et charge le médecin de dire à ses sœurs du siècle, Mesdames de France, qu’elle meurt « dans la plus grande paix ». Sa dernière phrase, d’une aspiration surnaturelle colorée par la fougue native des Capet, nous est rapportée par quelques-uns : « Au ciel, au ciel, vite, vite, au grand galop 18 ! »

 

 

Le pressentiment de la prochaine rencontre les introduit parfois dans un calme immense qui leur permet de recueillir, de rassembler leurs puissances. L’être se simplifie, redevient un. Sainte Élisabeth de Hongrie nous apprend qu’il convient de faire taire toute chose en soi et hors de soi pour l’arrivée de Celui qui vient in media nocte. La jeune veuve, la jeune reine qui n’avait pas voulu d’autre couronne que celle d’épines, se couche pour mourir, dans sa pauvre robe de bure de tertiaire franciscaine, assistée de Maître Conrad, son confesseur, et de quelques humbles compagnes. Elle leur commente avec suavité quelques pages de l’Évangile, elle ne semble pas s’éteindre mais sa voix baisse peu à peu jusqu’à n’être qu’un souffle : « Voici que l’Époux s’avance pour convier sa fiancée aux noces éternelles. Silence... Silence... 19 »

Comment vont-ils se présenter à cet Époux ? Ils s’appuient sur la grâce même qu’ils en ont reçue. Sainte Catherine de Sienne se tourne uniquement vers l’infinie miséricorde : « Tu m’appelles, ô Seigneur, et je viens à toi. Je viens à toi non pas à cause de mes propres mérites, mais uniquement grâce à ta miséricorde que j’implore en vertu de ton sang... » Sur quoi elle reprit à plusieurs reprises : « Sang ! Sang !... » Prêcheresse de la Rédemption, elle n’offre à Dieu pour son salut que ce Sang dans lequel son âme s’est si souvent baignée, à tel point que ce mot revient sans cesse dans ses lettres. Inclinant la tête, elle rend l’esprit aux mains du Père.

Sainte Marguerite-Marie, poursuivant également jusqu’au bout sa mission particulière, répond à sa Prieure qui s’empresse à lui porter un dernier secours : « Ah ! ma Mère, je n’ai plus besoin que de Dieu seul et de m’abîmer dans le Cœur de Jésus-Christ 20. »

Le Seigneur qui les délivre est si proche qu’ils l’entrevoient parfois dans les transports de leur charité. C’est cette charité qui enflammait le visage de Frère Albert de la Vierge, portier du couvent de « los Martires » à Grenade, lorsqu’il allait trépasser. « Il devenait si merveilleusement beau que tous en étaient dans le ravissement et versaient des larmes de consolation. Soudain, Frère Albert s’écria d’une voix forte : « Ah ! je l’ai vu. Ah ! je l’ai vu... » Comme il commençait à fermer les yeux, le vénérable Père Jean de la Croix s’empressa de lui faire cette question : « Frère Albert, qu’avez-vous vu ? » et il répondit : « L’Amour, l’Amour... » et demeura en extase 21. »

 

 

Ainsi nos frères les saints envisagent-ils avec le même abandon parfait le châtiment de la mort et sa délivrance. Une confiance filiale les fait se vouer sans réserve à l’Éternelle Sagesse qui règle leur fin avec ordre et mesure. La Mère Marie-Thérèse, fondatrice de l’Adoration Réparatrice, écrivait en ses derniers moments qu’elle se représentait l’ange de la mort comme envoyé de Dieu pour recevoir son âme. « Qu’il est beau cet ange de la mort, chargé par l’Amour de purifier notre vie et de chanter le cantique de la délivrance ! C’est l’ange le plus ami de l’homme ; son action est admirable, puissante comme la justice, douce comme l’amour : sa mission est la plus belle de toutes celles des messagers de Dieu... Le jour et la nuit, il est penché sur moi, attendant le signal du départ pour dégager mon âme de son enveloppe. Par instants il pose une étincelle sur mes lèvres, et un chant de louange, rapide mais pénétrant, sort de moi et me fait acquiescer aux desseins de Dieu. Ordinairement l’ange me regarde avec un calme profond ; tout semble s’arrêter en moi, je n’entends plus le balancier de la vie : il me semble participer au silence éternel. Au commencement, dans cet état, j’avais peur du néant, mais maintenant une secrète intelligence qui n’a pas de nom dans les régions inférieures me révèle que c’est Dieu et son ciel. Ces mouvements divins sont courts comme la pensée, ils ne dissipent pas la mortelle tristesse et l’abjection de la croix, mais ils pénètrent le cœur d’espérance et d’amour 22. »

 

 

 

 Hélène JUNG.

 

Paru dans La vie spirituelle en 1936.

 

 

  

 

 



1 Grente, Saint Pie V. 

2 Père Bouix, Vie de Mme Acarie. 

3 Mgr Baunard, Louise de Marillac. 

4 De Lantages, Vénérable Agnès de Langeac. 

5 Chamoux, César de Bus. 

6 Ernest Jac, Bx Grignion de Montfort. 

7 Renée Zeller, Chocarne, Lacordaire. 

8 Vaussard, Sainte Marie-Madeleine de Pazzi. 

9 Histoire d’une âme. Carmel de Lisieux. 

10 La Confidente de l’Immaculée, par une Sœur de Nevers. 

11 Cité par Henri Bremond dans l’Histoire littéraire du sentiment religieux en France. 

12 Vie de Sœur Élisabeth de la Trinité. Carmel de Dijon. 

13 Grandet, Les saints prêtres français au XVIIe siècle. 

14 Maurice Beaufreton, Sainte Claire d’Assise. Coll. « Les Saints ». 

15 Chronique du Monastère d’Unterlinden. 

16 Bernino, Saint Joseph de Cupertino. 

17 Henry Joly, Sainte Thérèse. Coll. « Les Saints ». 

18 La Brière, Louise de France. 

19 Cherancé, Sainte Élisabeth de Hongrie. 

20 Mgr Bougaud, Sainte Marguerite-Marie. 

21 Cité dans la Vie de saint Jean de la Croix, par le Père Bruno de Jésus-Marie. 

22 Vie de Mère Marie-Thérèse, fondatrice de l’Adoration Réparatrice.

 

 

 

 

 

 

 

 

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