Mladenov et la vie créatrice

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Yordan KOSTAKEFF

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il n’y a qu’une tristesse, c’est de
n’être pas des saints.
Léon BLOY.

 

 

 

MLADENOV ET SCHWEITZER

 

 

Dans l’histoire spirituelle de l’Europe moderne, il est un nom dont l’évocation souvent nous fait ressentir tout spontanément la présence du Dr Mladenov : c’est celui du Dr Schweitzer. Car Schweitzer et Mladenov expriment et professent un même credo philosophique, celui de leur époque, l’époque qui a précédé la deuxième guerre mondiale.

À ce moment-là, l’Europe, semble-t-il, avait enfin complété la formule longuement souhaitée, cherchée, de l’humanisme intégral, lequel est synthèse de la philosophie grecque et de l’idéal chrétien transcendant : conciliation du surnaturel avec le terrestre, de la science avec la foi, du corps avec l’esprit, de l’idéal avec l’action, de la joie avec les souffrances créatrices, et de la vertu morale avec la création elle-même, dont l’inspiration première et les sources lointaines remontent jusqu’à Dieu.

C’est la foi qui poussa Schweitzer à se consacrer à la médecine et à se rendre jusqu’en Afrique pour soigner, et racheter en même temps les fautes de la race blanche, C’est cette même foi qui lui inspira deux des œuvres les plus vastes et les plus remarquables : La Mystique de l’Apôtre Paul et Johann Sebastian Bach. C’est uniquement cette foi qui fit de lui le plus grand organiste virtuose de notre temps, et incita l’homme à un exploit moral sans précédent dans les annales de l’humanité. L’hôpital qu’il bâtit dans les forêts vierges de l’Afrique noire, l’orgue qui lui servit à conquérir l’Europe musicale, et la plume avec laquelle il éveilla la conscience de ses contemporains : voilà quelques unes des formes immanentes de cet humanisme intégral.

Semblable à Schweitzer, le Dr Mladenov poursuit avant tout un idéal humanitaire. Sa route cependant, est moins ardue, et plus paisible sa vie, que celle de l’apôtre de Lambaréné. Car, si certains parmi les messagers de l’apostolat ont dû extérioriser la plénitude de leur être – si involontairement soit-il – afin de servir de grand exemple, les « insaisissables minutes » de plénitude morale chez d’autres, font irruption au-dedans de l’être dans le sentiment éthéré de l’esprit.

Mais pour Schweitzer aussi bien que pour Mladenov, la médecine est d’ordre religieux, à cause de la même profonde compassion qu’ils éprouvent à l’égard du pauvre – ce rayon de la miséricorde divine qui baigne les âmes mystiques toutes tournées vers Dieu. Le but suprême de cette médecine est la guérison de l’esprit et l’éducation de la joie. En ce sens, le Dr Mladenov est un « guérisseur à la fois de l’âme et du corps, puisqu’il n’est pas question ici de sauver la vie de notre chair mais bien celle de nos meilleurs sentiments et nobles pensées 1 », Toute activité, par conséquent, qui tend à conserver et à élever les nobles sentiments de notre âme, émane directement de l’instinct religieux ; y compris les arts.

De tous les arts, cependant, il n’y a que la musique qui puisse délivrer complètement l’homme de ses souffrances et de l’angoisse de l’existence : elle est seule capable, en effet, d’accomplir, avec la religion « l’anéantissement de l’individu et sa dissolution libératrice par un sentiment d’identification mystique 2 ». Cette idée engendrée dans l’antiquité par la tragédie grecque, développée au point de perfection par Schopenhauer 3, génialement exprimée par Nietzsche 4, et ressentie profondément par Bayle, trouva enfin sa dénomination heureuse avec la théorie de la réversibilité du Dr Mladenov 5.

Inspiré de cette conception purement morale des arts, et à l’exemple de Schweitzer en France, le Dr Mladenov s’est proposé le même grand projet de concerts, concerts qui avaient suscité l’enthousiasme de l’Europe entière à l’endroit de son illustre contemporain, et qui ne furent pas moins appréciés par l’opinion publique bulgare, en ce qui concerne Mladenov lui-même. On en parla, on en fut ému ; même à l’étranger. Les programmes de ces concerts embrassaient tout le répertoire des chefs-d’œuvre classiques : de Bach à Berlioz, et ils exaltèrent les nobles aspirations du peuple pendant seize ans 6.

C’est durant cette période que virent le jour ses premiers opuscules sur Bach, Mozart, Beethoven, Schubert et, plus tard, l’ouvrage particulièrement consacré à Wagner ; car le goût de la musique se répand avec amour, comme toute vérité de l’esprit. Et, s’il ne nous est rien resté de ces mémorables concerts, sauf le souvenir et les programmes tendrement conservés, – puisque, hélas, la musique se crée avec chaque interprétation, et périt avec elle – nous possédons par contre, ses écrits impérissables, tous consacrés au même idéal qui avait inspiré ses concerts. Ils resteront peut-être le seul témoignage vivant de sa vie intérieure – la seule connue parce que la seule vécue – nous permettant ainsi d’entendre le rythme d’un noble et tendre cœur.

  

 

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Goethe avait dit à Zelter, qu’on ne peut pas connaître les grandes œuvres d’art, si l’on ne perce le mystère de leur création. Il faut donc essayer de surprendre le processus de la création chez le Dr Mladenov pour être en mesure d’expliquer l’influence bienfaisante qui se dégage de ses livres. D’autant plus, que pour lui, la probité intellectuelle qui dérive de l’invulnérabilité morale et du perfectionnement constant, c’est-à-dire de la transformation continuelle de l’homme qui purifie sa source est une condition sine qua non pour le créateur ; la clef de la création. Et si notre âme est prête à se porter aussi loin pour retrouver sa source, il n’y a pas de hauteurs que l’artiste ne puisse atteindre. « Créer, donc, signifie [d’abord] se créer », ou plutôt recréer ; le deviens qui tu es de Pindare. Ici, Mladenov rejoint du Bos, Rilke et Zweig, surtout ce dernier, quand il assure que seul un homme accompli peut devenir un poète. Certes, comme tous les véritables poètes, il ne devint pas parfait afin de devenir poète, mais devint tout simplement poète parce qu’il était parfait. Le génie était prêt à descendre de son piédestal avant d’y être monté, afin de céder sa place au saint. C’est pourquoi on a rarement vu une telle élévation de l’esprit atteinte par un poète de la prose.

Pour la plupart des créateurs, la chauve-souris de Minerve ne vole que pendant la nuit 7. On sait que Rimbaud a été l’occasion de la conversion de Claudel, par le désespoir où l’avait jeté sa poésie 8 : « Un soir j’ai assis la Beauté sur mes genoux, et, je l’ai trouvée amère » ; tandis que l’éveil soudain et fébrile de la foi chez Pascal est dû au même détrônement de la réalité déclenché par la rigueur janséniste.

Pas le moindre nuage de doute cependant n’a assombri la foi du Dr Mladenov ; aucune trace de cet enchevêtrement qui secouait dans des conflits infernaux l’âme d’un Nietzsche, d’un Rimbaud ou d’un Dostoïevski : leur amour ayant aimé les ténèbres. La révolte contre la réalité, quelle qu’en soit l’issue : conduisant au désespoir ou menant à la résignation, avant d’atteindre la grâce ou le génie, lui était aussi étrangère. La grâce l’avait concilié avec l’existence, bien avant qu’il eût connu les déceptions de la réalité. C’est ainsi que cette même grâce lui avait révélé le vrai chemin de la joie et de l’immortalité bien avant qu’il eût régné sous les célestes lambris de son Olympe. « Vous êtes de cette rare catégorie de gens, s’adresse à lui Berseneff, qui, ayant pris conscience du grand dans le monde et commencé de l’aimer, lorsque vous rencontrez une forme quelconque, vous n’y décelez chez elle que ce qui est divin et vous ne vous éloignez jamais d’elle sans lui avoir communiqué un rayon lumineux de votre amour 9. »

C’est précisément de cette substance transparente de sa foi douce et de son tendre amour – sans aucune intervention des sollicitations impétueuses et agitées de l’esprit qui caractérisent tant de génies, – que ce créateur humble et fuyant le monde de la gloire, a édifié silencieusement son œuvre précieuse dont la valeur sera justement appréciée dans l’avenir, à cause de son influence hautement vivifiante.

Heureusement, une grande partie de la critique bulgare – et la plus autorisée – avait estimé de bonne heure, et à sa juste valeur, le caractère rare et édifiant de ses œuvres. Toutefois, les éditeurs, et avec eux le grand public, l’avaient laissé seul, – tel un pic solitaire parmi les cimes inaccessibles des précurseurs. Étrange et inconcevable était pour eux ce grand idéal infatigablement en marche vers l’infini. Mais la sérénité naturelle de sa douce et humble bonté, au lieu de se laisser troubler par les agitations, les outrances de l’amertume ou de l’ironie, ne cessait de se muer en toujours plus de quiétude, et cette ataraxie 10 de l’esprit, devint en lui une sorte d’habitude sacrée. En face de l’homme, son visage ne cesse d’irradier une lueur surnaturelle venue du fond même de son âme où la sagesse est toute bonté et la bonté toute lumière.

Poète de la foi, vainqueur par la bonté, sa clémence envers les hommes et les choses révèle la signification profonde et l’essence même de son humanisme : la recherche de Dieu dans le terrestre. C’est pourquoi les mots du grand poète précurseur – devenus l’objet de plus en plus cher et le thème central de sa méditation, – gardent encore à son égard toute leur vérité : « Le royaume des cieux, dit Dante, souffre violence par l’ardent amour et la vive espérance, qui vainquent la divine volonté, non comme l’homme domine l’homme, mais ils la vainquent parce qu’elle veut être vaincue, et vaincue, elle vainc par sa bénignité 11. »

 

                Regnum coelorum violenza pate

                Dal caldo amore e da viva speranza,

                Che vince la divine voluntate,

                Non e guisa che l’uomo all’uom sobranza,

                Ma vince lei, perche vuole esser vinta,

                      E vinta vince con sua beninanza.

 

 

 

Yordan KOSTAKEFF.

Dans Dimitar Mladenov, Musica Perennis,
Beauchemin, 1958.

 

 

 

1. Maria Kristeva, La Revue Prosveta, 8 avril 1939.

2. Nietzsche, L’Origine de la tragédie.

3. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation.

4. Nietzsche, Idem.

5. Dans l’Éducation de la joie.

6. Voici la liste par ordre chronologique de ces concerts : Concerts consacrés à Bach et Haendel (1920) ; l’époque pré-beethovenienne dans la musique (1920) ; Haydn (1921) ; musique de chambre (1921) ; l’école musicale russe (1921) ; musique de chambre (1922) ; les primitifs et les premiers classiques (1923) ; les romantiques (1924) ; Beethoven (1924) ; Schubert (1926) ; Bach (1926) ; Beethoven (1927) ; Mozart (1934) ; Bach-Haendel-Berlioz (1936).

7. Paraphrase du mot fameux de Hegel : « La chauve-souris de Minerve vole pendant la nuit ». La chauve-souris de Minerve symbolise la sagesse chez les Grecs anciens ; la sagesse qui triomphe, après l’expérience.

8. Que le terrain était assez bien préparé, sinon à une conversion, du moins à une crise religieuse, je l’ignore.

9. Berseneff, Lettre à l’auteur, 14 juin 1939.

10. Ataraxie : terme philosophique, état du sage qui ne se laisse troubler par rien, selon diverses sectes anciennes, notamment les Stoïciens et les Épicuriens.

11. Parce que ce à quoi l’amour et l’espérance la déterminent, est le triomphe de sa bonté même.

 

 

 

 

 

 

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