MEDTNER

 

L’HOMME

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Alfred LALIBERTÉ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans le torrent furieux de la musique contemporaine, Nicolaï Medtner est un homme de soixante-et-un ans qui remonte le courant avec une force irrésistible. C’est un génie unique de nos jours. Sa grande figure se détache du groupe hétérogène que forment tous les autres compositeurs ; aucun d’eux n’ose même s’essayer à ce qu’il semble faire, lui, si aisément.

Il sera facile de voir ce qui le place au-dessus de tous, si on veut bien s’arrêter un moment pour étudier l’œuvre qu’il accomplit, le but vers lequel il tend.

Alfred Swan nous fait remarquer que l’époque fastueuse du Roi-Soleil donna au monde non seulement Lulli et les autres compositeurs de son temps, mais aussi et surtout... Bach ! Que dans l’abondance qui, après Jean-Jacques Rousseau, donna naissance à Grétry, Telemann et Hasse, considérés de leur temps comme de grands maîtres, deux autres personnages travaillaient en apparente désharmonie avec la tendance du jour... Haydn et Mozart. Aujourd’hui, en cette période post-marxienne d’après guerre qui a vu le chambardement de toutes les vieilles lois de la décence et de la réserve et qui, en musique particulièrement, a produit une extravagante et frénétique répudiation de tout ce qui était, pour offrir en échange rien de mieux que le résultat négatif d’un effort éhonté vers tout ce qu’il peut y avoir de plus prosaïque, le noble Nicolaï Medtner nous apparaît dans toute sa splendeur.

Medtner est né à Moscou le jour de Noël de l’année 1879. (N’est-ce pas là une date prédestinée pour celui qui paraît être aujourd’hui le véritable messie de la musique ?) Au point de vue chronologique, il appartient donc au XXe siècle ; il nage en plein courant de la musique contemporaine.

Au moment où la Russie était enfin mûre pour la venue de ce grand maître, le sort voulut que la révolution bolchevique le déracinât du sol même où son génie avait trouvé son épanouissement pour le forcer d’aller se transplanter en Occident où on se vautrait dans des orgies de rythmes hystériques, tels les barbares entrechoquements d’un Sacre du Printemps, c’est-à-dire dans un monde où il se sentit aussi étranger que s’il eût été sur une autre planète.

Alfred Swan nous apprend encore que, lorsque Medtner émergea de Moscou, il apportait avec lui une maîtrise absolue de la science musicale, une conception sacrée de l’art et des obligations déontologiques de l’artiste.

Le conflit entre Medtner et l’Occident était inévitable. Beethoven, par exemple, se serait trouvé dans une situation identique si, en visitant le Paris de 1825 qui acclamait Méhul et Rossini, il avait espéré y trouver une juste appréciation des produits de son art souverain.

Ce n’est pas sans une profonde répugnance que Medtner dut faire face aux démoniaques excès musicaux de l’Occident. En retour, il fut tout simplement négligé par les arbitres de la mode du jour. Laissé seul pour batailler contre une muraille d’indifférence malveillante au delà de laquelle aucun écho ne répondit à sa voix, il refusa de devenir silencieux et n’en continua pas moins à empiler œuvre sur œuvre afin d’édifier le monument si sévèrement beau qui devra, tel un temple, durer encore ferme comme roc alors que les obséquieux courtisans de la mode et les avocats tarés d’un vain modernisme seront, depuis longtemps déjà, annulés par l’oubli.

Depuis quarante ans, les œuvres de Medtner sont offertes au public d’une façon ininterrompue. Il n’a pourtant pas encore obtenu la récognition universelle qui lui est largement due, et qui est si bénévolement accordée à d’autres compositeurs – d’une valeur équivoque – de sa génération. Et cela, en dépit du fait qu’il est presque le seul, en son temps, à n’avoir montré aucun grand changement d’idiome entre ses œuvres les plus récentes et la majorité de celles qui les ont précédées. Des hommes moindres peuvent tâtonner, expérimenter et évoluer, mais Medtner, sauf pour ce qui est d’une simplicité toujours plus grande, d’une tendance croissante à rejeter par-dessus bord toutes complications inutiles de langage, est demeuré aujourd’hui le même gigantesque esprit musical qu’il était déjà en 1900.

Doué d’un cerveau de penseur, d’une imagination de poète, d’un cœur universel et d’une âme d’enfant, Medtner est un géant qui explore le royaume féerique de la grande Légende. C’est son cerveau puissant qui lui commande d’obéir – afin de s’exprimer adéquatement – aux rigoureux canons artistiques qui, seuls, peuvent infailliblement contribuer à la réalisation parfaite d’une idée. C’est son imagination de poète qui le guide, ébloui, dans le domaine du surnaturel. Avec Wagner, il est le seul qui puisse nous transporter vers les épiques altitudes ou nous entraîner irrésistiblement vers les profondeurs où vivent gnomes et esprits. C’est son cœur universel qui lui dicte de faire partager aux humains le souvenir des merveilles qu’il a rapportées de ses incursions dans les pays enchantés. C’est son âme d’enfant qui lui rend possible de raconter ses mystérieuses expériences dans un langage accessible aux humains, ces enfants de tous âges. Personne mieux que lui n’a su – en chantant – raconter avec tant de charme, de poésie, de force et d’innocence ces Contes, ces légendes et épopées que son génie incantateur a appelés des abîmes mêmes du temps éternel. Sa voix semble parfois prendre les accents de celle qu’emploierait l’Immortelle Mère pour nous bercer afin d’endormir notre douleur d’être humain.

Medtner peut à peine être compris et apprécié à sa valeur à moins qu’on l’isole du point de vue contemporain.

L’indifférence du public pour Scriabine, par exemple, peut peut-être s’expliquer par le fait que cet auteur va chercher son inspiration au cœur même de la vie cosmique et tend ensuite à exprimer cette inspiration dans des formes toujours nouvelles et expérimentales. Mais rien de cette sorte ne peut servir à expliquer pourquoi le public d’aujourd’hui ne connaît pas mieux Medtner. La seule explication possible est que Medtner est un idéaliste dont la voix pure ne peut se faire jour à travers le vacarme étourdissant que font les réalistes qui l’entourent.

Si Scriabine peut être regardé comme étant le pôle sud de la musique de notre temps, Medtner nous paraît avoir le droit d’être considéré comme en étant le pôle nord. Alors que Scriabine chercha à s’alimenter à la source même de la vie cosmique – en dépassant l’humain – Medtner, lui, puise dans le vaste océan symbolique de la légende et de la féerie. Par ce côté il s’apparente à l’énorme Wagner de la Tétralogie bien qu’il soit, à tous les autres points de vue, celui de la forme en particulier, le descendant le plus direct et le plus pur du titanesque Beethoven de qui (sous certains rapports tout au moins) il semble être une réincarnation véritable. (Tous ceux qui ont eu l’avantage de connaître l’homme autant que le compositeur n’ont pas pu ne pas remarquer la ressemblance frappante qui existe entre Beethoven et lui aussi bien physiquement que par le tempérament et la mentalité).

Son lyrisme est la virilité même et si, à ce point de vue, il s’apparente à Chopin, ce n’est pas à l’auteur morbide et mondain mais au Chopin héroïque de qui il paraît être un frère plus grand, plus mûr, plus fort, plus sage, plus profond, parce que plus sain.

L’intensité de sa logique comme celle de son instinct dramatique ont le calme, splendide et triomphant naturel d’un chêne qui posséderait dans ses flancs rugueux l’âme d’un titan éternellement jeune et qui serait ainsi attaché à l’humanité par les triples attributs de l’esprit, de l’âme et du cœur. Medtner est un Prométhée esclave des feux qui font rage en lui.

Comme Bach et Beethoven, il est romantique par l’esprit et le sentiment et, pas moins qu’eux, tout ce qu’il y a de plus classique par la forme. C’est ce qui lui a permis de capter, et d’incorporer dans la rigide forme sonate (et à 23 ans encore), l’orientale splendeur byzantine et le profond mysticisme du moyen âge occidental pour les plonger – après les avoir fusionnés dans le creuset de son génie – dans l’atmosphère féeriquement épique de la grande Légende pour les faire renaître aussitôt, transfigurés en un chant – né du mariage de la lyrique âme slave avec l’esprit méditatif germain – susceptible d’être bien accueilli par tous ceux qui n’ont pas encore eu l’oreille faussée par l’ultra-modernisme dégingandé à la mode déjà passée d’hier.

Si c’est son âme slave qui le porte à chanter, c’est son esprit allemand qui lui impose d’employer à cette fin le langage éprouvé et infaillible de ses ancêtres, les grands maîtres, langage qui seul est apte à être universellement entendu par l’esprit et aimé par le cœur des hommes. Il n’eût pas été impossible qu’il glisse ou s’égare (comme ce fut le cas de tant d’autres) dans le gros romantisme allemand, mais son clair jugement doublé de son goût infaillible l’a empêché d’avoir à se défendre aussi bien qu’à se garer de ce danger.

Maints compositeurs, après avoir intelligemment choisi un but et l’avoir visé avec justesse semblent déjà avoir donné toute leur mesure. L’idéaliste Medtner n’est pas de ceux-là. Il avance tout droit dans la voie que lui tracent son âme et son esprit. Dès le commencement, il s’identifie déjà avec son but. La simplicité avec laquelle il atteint les plus hauts sommets n’est rien moins que déconcertante. Avec une certitude émerveillante, il s’aventure au bord d’abîmes que nombre de grands esprits ne pourraient côtoyer sans tomber. Sa voix est telle une prophétie qui vient du cœur même de la grande Mère-Nature.

La mission de Medtner sur terre semble être de tenir fermement – par le truchement de son art – le gouvernail qui pourrait éventuellement préserver l’humanité d’être engloutie dans le torrent de folie où le monde d’aujourd’hui tournoie inconsciemment vers le désastre. Sous tous ses aspects, son œuvre nous donne l’impression d’être une force toute-puissante capable de résister inflexiblement à tous les excès de l’instinct qui toujours attire l’humanité vers l’épaisse et primitive animalité.

Ce qui nous frappe en premier lieu, c’est qu’il n’y a rien dans l’œuvre de Medtner qui ne soit aux antipodes de toute la musique contemporaine (celle-ci étant incurablement dénuée de tout ce qui est l’essence même de la Musique). Quand les autres compositeurs, les yeux démesurément ouverts sur l’extérieur, se dispersent dans la recherche de l’énorme et du sensationnel, Medtner, avec le regard intérieur du contemplatif, découvre les trésors infinis qu’il porte au fond de son âme en se livrant au recueillement et à l’adoration.

À vrai dire, il n’appartient à aucune école, il est unique et personnel d’une façon qui n’est plus beaucoup de mode aujourd’hui, c’est-à-dire qu’il l’est à notre époque tout autant que Bach, Beethoven et Wagner le furent en leur temps. Voilà pourquoi – solitaire – il remonte le courant !

Medtner est grand sans jamais s’être efforcé de l’être. Il n’a jamais donné dans tous ces excès de l’expérience humaine comme nombre de ses contemporains qui, à grand renfort de roulements de tambour, de sonneries de trompettes et de grincements de chaînes, s’imaginent pouvoir fabriquer des effigies de dieux et de déesses. Aucune de ces influences n’a réussi à l’atteindre. Il n’a jamais été porté à tendre l’oreille vers l’extérieur afin de reproduire les merveilleuses cacophonies des corbeaux de l’air, des hyènes des forêts et les grognements des monstres marins. Son génie s’applique plutôt à traduire les profonds mystères encore emprisonnés dans les abîmes de l’être et il nous désarme en nous mettant tout à coup face à face avec l’incroyable éclat de la beauté que sa forme artistique nous rapporte des reconnaissances que régulièrement il fait au fond de son âme.

Sa musique fait songer à un homme qui a fait, dans sa maison, la découverte inattendue d’une chambre dont il n’a jamais soupçonné l’existence et dans laquelle une lumière luit doucement. Elle est comme une lueur qui rend tangibles des merveilles voilées ; comme une haleine parfumée, captée et fixée en une substance forte et douce ; ou encore comme un mot brisé transmué en un poème.

Il ne peut en aucun sens être considéré comme étant un imitateur de quoi que ce soit ni de qui que ce soit de ceux qui l’ont précédé. Pendant que ses contemporains se laissent emporter, tournoyant vertigineusement dans le courant, vers des rythmes de plus en plus disloqués et boiteux, vers des discordances toujours de plus en plus choquantes à toute oreille sensible, Medtner, au contraire, avec une force inflexible tient sa tête et son regard tournés dans la direction de cet équilibre et de cette symétrie qui sont, en fin de compte, la base originelle sur laquelle la musique fut édifiée et à laquelle tout ce qui veut être permanent et beau doit en tout temps se soumettre.

Il n’imite pas servilement les harmonies de ses grands prédécesseurs et encore moins leurs rythmes. Quand on écoute sa musique, on sait aussitôt qu’elle fut écrite au tournant même de notre siècle. Il ne sacrifie jamais le libre cours de sa pensée à un intellectualisme hésitant et congestionné tel que Brahms le fit quelquefois. Son harmonie indique fréquemment qu’il voit avec des yeux neufs et peut nous montrer ce qu’il voit dans une lumière nouvelle. Ses rythmes sont d’une originalité indescriptible qui tient du prodige.

Mais toujours, même dans ses harmonies occasionnellement étranges et ses rythmes fréquemment singuliers, il reste calme, équilibré et symétrique. Certains modernes (ultra et autres) fracassent la barre de mesure et, sur une seule page de partition, éparpillent sans compter une multitude de changements de mesures et de tonalités. D’autres compositeurs vont jusqu’à tenter le coup d’étonner et de déconcerter. Si par hasard Medtner indique son rythme par les chiffres 5-4, 7-4, 11-4 ou 15-8, c’est tout simplement parce que le développement spontané de son idée mélodique le nécessite. Et ceci nous conduit enfin à un des plus grands secrets qui expliquent son insurpassable excellence : sa mélodie.

La Musique, pour lui, est avant tout un chant – chant qui émane de l’esprit afin d’exprimer ce qui est contenu dans l’esprit. Il n’existe pas de fragments mélodiques dans son œuvre. Il ne s’y trouve aucun saut clownesque jaillissant d’une caricature à une grimace. Ses idées mélodiques atteignent invariablement leurs dimensions adéquates et deviennent de ce fait des thèmes indépendants et reconnaissables. Et ces thèmes expriment toujours ce qu’il ressent de la façon la plus vraie et la plus naturelle qui soit. Il ne s’efforce aucunement de trouver et d’employer des motifs-silhouettes qui nous frappent d’abord d’étonnement pour nous laisser indifférents aussitôt après. Certains de ses thèmes peuvent même parfois sembler quelque peu nébuleux à leur naissance et ce n’est pas avant qu’ils soient bien en marche dans leur triomphante et fertile croissance que l’on réalise combien Medtner les a rendus étrangement neufs et encore plus étrangement beaux.

Chez ce grand méconnu, tout – la pensée comme le rêve, la fantaisie aussi bien que le sentiment, la vie, quoi ! – tout se transmue automatiquement en une musique dont le rythme, la mélodie et l’harmonie se fondent en une trinité indivisible, même si les éléments individuels y restent parfaitement discernables.

Cette musique est subordonnée à l’universelle loi trinitaire qui régit tout ce qui est d’ordre cosmique aussi bien que d’ordre humain. Elle est si conforme à ce principe du mystère créateur, si une dans son esprit et sa forme qu’il est impossible de ne pas la sentir physiologiquement, de l’éprouver psychologiquement et de la comprendre logiquement. (Il est facile de constater que la musique contemporaine se montre en conflit constant aussi bien avec ce principe basique qu’avec toutes les autres lois de la nature. C’est, autrement dit, ni plus ni moins, de l’anarchie en art.)

Certains esprits dits à la page font à Medtner le reproche d’être trop conservateur. Ces esprits dits à la page entendraient-ils par là blâmer Medtner ou qui que ce soit de vouloir respecter les grandes lois universelles ? Ces esprits dits à la page considéreraient-ils donc ces grandes lois comme étant déjà passées de mode ? Parce qu’il est capable d’écrire conformément à la langue qui a toujours suffi aux innombrables exigences des plus grands génies musicaux de l’histoire, doit-on conclure que Medtner est arriéré ou qu’il rétrograde ? Puisqu’il sait montrer assez de jugement et de caractère pour résister aux dérèglements cacophoniques de l’hystérie moderne, ne vaudrait-il pas mieux l’approuver de toute la force que peut avoir l’amour de la Vérité et de la Beauté révélée avec une si somptueuse plénitude dans son œuvre musicale ?

Il faut bien avouer, à la honte de la gent musicale professionnelle, qu’à part cet homme si lucidement calme, si maître de lui, personne n’a voulu s’arc-bouter contre la débâcle qui, depuis un quart de siècle est en train de dévoyer la musique. Medtner est le seul qui semble avoir vu clair à travers la nuit épaisse qui couvre le monde depuis la guerre et qui durera jusqu’à Dieu sait quand – nuit sous le couvert de laquelle toutes sortes de corbeaux, de coucous et de harpies essayent de se faire passer pour des rossignols. (Et dire que dans certains milieux sourds, pervertis, mais combien spirituels !!! ils y ont complètement réussi !)

La vraie raison pour laquelle la musique de ce grand maître ne s’impose pas toujours d’emblée est que, malgré sa richesse innombrable, elle reste désarmante de simplicité et de naturel. Si elle ne prend pas l’auditeur par surprise, c’est qu’elle est de la musique comme l’air que l’on respire est de l’air, l’eau que l’on boit, de l’eau. Son originalité ne consiste pas à nous apporter quoi que ce soit d’inconnu, au contraire. Pour Medtner l’originalité réside dans l’obéissance totale à ses propres origines aussi bien qu’à celles de la musique même. Voilà pourquoi sa musique respecte toujours les lois fondamentales de cet art. Voilà aussi pourquoi, en l’entendant, on a moins l’impression de la connaître que de la reconnaître. Elle semble être l’écho d’un rêve jusqu’alors enfoui au plus profond de notre âme prénatale, un écho d’expériences passées et cachées dans les abîmes du subconscient.

Sauf les sentiments et les pensées de nature perverse ou fausse tels la sensiblerie, la séduction, la vulgarité, etc., il n’en existe pour ainsi dire aucun qui ne se puisse trouver dans l’œuvre de ce grand maître méconnu. Qui, par exemple, a réussi comme lui à exprimer la tendresse d’une façon aussi claire et aussi innocente ?

Medtner n’est jamais ni sentimental ni morbide. Il s’est tour à tour appliqué à incarner dans la forme les émotions les plus profondes du cœur, les aspirations les plus poétiques de l’âme, les plus beaux rêves de l’esprit et les plus hautes visions de l’idéal. Comme on peut s’en rendre compte, ce n’est pas lui qui aurait employé le son pour faire de la peinture, dans le but, de faire voir (et par les oreilles encore ! – c’est sans doute commode pour ceux qui portent des œillères !) des Cathédrales englouties (Debussy), une partie de Rugby (Honegger), des Petits ânes blancs... ou roses (Ibert) trottinant sur les flancs des Collines « d’âne-à-Capri » (Debussy), pour nous faire prendre part (avaler par les oreilles – c’est moins dangereux pour les haut-le-cœur !) au ragoûtant Festin de l’araignée en train de boustifailler une innocente victime (Roussel), et, finalement, pour nous offrir la délectation olfactive (toujours par les oreilles heureusement) d’odorants petits Embryons desséchés (Satie). Jamais la plume vertueuse et propre d’un génie idéaliste et noble comme l’est incontestablement Medtner n’aurait consenti à une telle dégradation.

Autrement dit, il a réussi à extérioriser tout ce qui vivait de plus grand, de plus pur et de plus beau dans le mystère recueilli de son être intérieur. Ce n’est certes pas lui qui se fût jamais abaissé jusqu’à mettre son art au service de la vanité, de la mode, de la bêtise ou de l’intérêt. Il jugea plus digne de s’en servir pour n’exprimer que les grands sentiments susceptibles de contribuer à l’identification de la créature finie avec la création infinie. Dans le vrai sens du mot, il est religieux.

Nombre de compositeurs, pour rendre acceptables leurs produits inférieurs, savent se servir de charme et de séduction. À son honneur, Medtner n’est pas de ceux-là. Comme Bach, Beethoven, Wagner et tous les grands génies de l’histoire, il juge que la sincérité et l’honnêteté tout autant que l’art sont essentielles à la création d’une œuvre viable.

Toutes ses préoccupations de musicien-créateur sont d’ordre élevé et noble ; même dans ses plus simples « lieder », danses et contes, sa voix ne manque jamais de faire vibrer chez l’auditeur sensible et normalement constitué une corde ayant ses attaches dans l’universel humain. La beauté qui émane de son œuvre n’est pas ce que certains nommeraient une beauté précieuse ou rare mais bien plutôt quelque chose de vital qui n’est ni plus ni moins que de la beauté naturelle transfigurée.

Medtner étant tout aussi poète que penseur, il reste toujours aussi profond dans la simplicité que simple dans la profondeur. Sa fantaisie le transporte aussi bien dans le ciel éblouissant de la féerie que dans les abîmes nébuleux de la légende. Ce qu’il y voit est suffisamment beau en soi pour exiger qu’il n’emploie comme moyen d’expression (rien de plus ni de moins) que cette perfection de la forme dont – seul peut-être de nos jours – il possède une si magistrale et complète maîtrise.

Parmi tous les compositeurs, Medtner est peut-être le seul qui n’ait jamais écrit de pièces dites de « salon ». Sa « muse » – qu’il sert religieusement – est une divinité trop respectable pour l’inspirer à « salonner ». Elle est d’une trop pure essence pour lui suggérer des pensées frivoles, perverses ou terre-à-terre. C’est pourquoi, dans toute son œuvre, que ce soit quand il danse ou chante, pleure ou rit, clame ou murmure, sa voix reste noble, belle, digne et profonde comme l’est toujours celle de ces êtres élus, les génies, à qui le destin a fait le don tragique d’une âme créatrice.

Comme nous l’avons écrit plus haut, Medtner est, de tous les compositeurs, celui qui, par l’esprit et la forme, est le plus apparenté à Beethoven, mais il faut ajouter en plus que, par l’économie classique de son écriture, il fait songer à Mozart, comme par le naturel et la limpide spontanéité de sa mélodie il rappelle Schubert : chez les deux, le même don divin et abondant d’une source inépuisable d’inspiration lyrique.

Avec Beethoven, il partage l’honneur d’avoir idéalement réalisé l’union indivisible des principes Dyonisiens et Apolloniens.

La majesté de Medtner a l’austérité grandiose et émouvante des grands sommets. Son œuvre est accessible aux humains surtout par l’admiration, cette forme la plus haute et la plus consciente de l’amour, de cet amour lucide qui peut embrasser le sublime infini dans une étreinte sacrée.

 

 

 

Alfred LALIBERTÉ.

 

Paru dans Amérique française en 1941.

 

 

 

 

 

 

 

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