LA VOIE

 

DE LA

 

SCIENCE DIVINE.

 

OU

 

DÉVELOPPEMENT

 

 

des principes et des bases fondamentales de cette Science, indépendant de toute opinion et de tout système particulier

 

 

EN TROIS DIALOGUES,

 

 

traduits librement de l’anglais de W. LAW.

 

 

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À PARIS,

 

Chez LEVRAULT et SCHOELL, Imprimeurs-Libraires.

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L’AN XIII. 1805.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AVANT-PROPOS

 

DU TRADUCTEUR

 

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CES trois Dialogues furent publiés par W. LAW, ministre de l’Église Anglicane, dans le temps où il se disposait à donner une nouvelle édition de la traduction anglaise des œuvres théosophiques de Jacob Boehme, surnommé le Philosophe Teutonique. L’on verra, par leur début, qu’ils supposent des développements antécédents sur les principales bases de la Rédemption chrétienne : développements qui avaient été donnés, en effet, dans un traité intitulé : Appel à tous les incrédules, etc. Aussi aurais-je cru devoir offrir premièrement ce dernier ouvrage au public, si ces mêmes points fondamentaux ne s’étaient pas trouvés rappelés et complètement démontrés, de nouveau, dans les dialogues suivants, de manière à ne laisser aucun embarras au lecteur de bonne foi.

 

Au reste, en présentant cet ouvrage comme une traduction, je dois prévenir que je ne me suis point astreint à rendre littéralement le texte de l’auteur : frappé de l’ordre admirable dans lequel il expose les vérités les plus abstraites, de la manière simple dont il les développe, j’ai cru ne pouvoir pas mieux faire que de suivre d’aussi près que possible les traces d’un modèle aussi précieux. Mais tout en cherchant à ne pas m’écarter de sa marche et de l’ordre de son raisonnement, j’ai quelquefois été dans le cas de modifier ses principes et de présenter des bases qui, de son temps, n’avaient pas encore été révélées et dont le vide était rempli par des opinions plus ou moins éloignées de la vérité.

 

W. LAW écrivit ces Dialogues pour qu’ils servissent d’introduction et de préparation à la lecture des ouvrages profonds de Jacob Boehme. Son désir fut surtout d’écarter tous les préjugés, toutes les opinions traditionnelles, de déblayer enfin les avenues de la vérité de toutes les pierres d’achoppement dont elles ne sont malheureusement que trop encombrées, pour conduire l’homme de désir dans cette voie unique qui mène à la véritable intelligence.

 

Je ne m’étendrai point sur le mérite et l’importance de l’ouvrage : je laisse à ceux de mes lecteurs qui sont véritablement des hommes de désir, le soin de l’apprécier et de décider, d’après leur propre expérience, si le but de l’auteur a été rempli et si la route qu’il indique mène directement au terme désiré. Pour moi, je dois rendre ce témoignage que lorsque ces dialogues me tombèrent pour la première fois entre les mains, ils me frappèrent comme étant d’une utilité si réelle et si générale que je me serais pressé dès lors de les traduire dans notre langue si les circonstances ne s’y fussent pas opposées.

 

Cependant plusieurs années s’étaient écoulées et je ne songeais nullement à cet ouvrage, lorsque la publication en français d’une partie des œuvres de Jacob Boehme, par un de mes amis, et les sollicitations réitérées de plusieurs personnes respectables me décidèrent enfin à m’en occuper sérieusement.

 

Je dois cependant ajouter que ce n’est pas sans quelques hésitations que je me suis déterminé à donner au public le troisième Dialogue. La profondeur des vérités qui y sont traitées, et sur toutes choses la nomenclature extraordinaire qui y est employée pour en analyser et en développer les bases radicales, me faisaient craindre qu’il ne fût pas d’une utilité aussi générale que les deux autres dialogues. Mais indépendamment qu’il n’était pas juste de priver de développements aussi importants ceux dont l’esprit et l’intelligence se trouvaient disposés à les recevoir et à en faire leur profit, je me suis convaincu de plus, par ma propre expérience, que pour les comprendre et en tirer les plus grands avantages, il suffisait de les lire dans l’esprit et les dispositions convenables.

 

Ce serait sans doute ici le lieu de détailler ces dispositions, d’en faire sentir toute l’importance et de montrer, dans tout son jour, cet esprit de simplicité et de droiture qui seul peut nous introduire dans le sanctuaire de la vérité ; mais cette tâche est déjà si bien remplie dans le second Dialogue, qu’il ne me reste plus qu’à faire des vœux pour que mon lecteur prenne en considération sérieuse les admirables instructions contenues dans cette partie de l’ouvrage et qu’il en fasse son profit.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA VOIE

 

DE LA

 

SCIENCE DIVINE,

 

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EN TROIS DIALOGUES.

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Seigneur, par ces choses là on a la vie, et dans tout ce qui est en ces choses consiste la vie de mon esprit, ainsi tu me rétabliras, et me feras revivre, Ésaïe, C. XXXVIII. v. 16.

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PREMIER DIALOGUE,

 

ENTRE SILVESTRE, LE DOCTEUR, ANDRÉ ET THÉOPHILE.

 

 

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SILVESTRE.

 

JE vous rends les armes, Théophile, je n’ai rien à objecter contre tout ce que vous venez de dire, et le seul désir qui m’anime maintenant, c’est celui de pénétrer plus avant dans ce vaste champ de lumière que vous venez d’offrir à mes regards. Sans entrer dans le détail de tout ce qui s’est passé dans mon âme, sans vous parler des combats que j’ai eu à soutenir contre cette foule d’opinions de païens qui ont régné tour à tour dans mon esprit, je puis vous assurer avec confiance que tous ces systèmes de confusion et d’erreur dont j’ai été si longtemps l’apôtre, ou plutôt la victime, sont totalement réduits en poussière et anéantis pour moi, par l’effet de cette nouvelle lumière qui vient de me découvrir des vérités si importantes et qui m’étaient, je l’avoue, totalement étrangères auparavant.

Mais comment reconnaître véritablement ces grandes bases sans voir en même temps combien sont vaines les disputes de tous ceux qui, sans avoir la connaissance de ces vérités fondamentales, se mêlent de défendre ou d’attaquer l’Évangile ! Non, ce n’est point l’Évangile qu’ils soutiennent, ou qu’ils attaquent, ce ne sont que des systèmes bâtis sur un échafaudage de mots et sur des faits historiques, dont les relations diverses forment les différentes bases sur lesquelles s’appuient les sectes nombreuses qui divisent la chrétienté ! Car l’Évangile n’est point l’histoire de quelque chose d’étranger ou d’éloigné de nous ; il est au contraire un témoignage rendu à la réalité de la vie divine, qui devait être l’apanage de tous les hommes, et à celle de la mort originelle qui les en a privés ; aussi son objet principal est-il de nous démontrer :

Premièrement, que l’homme était destiné par sa création à participer à la nature divine.

Secondement, que sa chute, malheureusement trop réelle, l’a fait tomber dans la vie animale, terrestre et impure, de la chair et du sang.

Troisièmement, enfin, que la nature divine elle-même est venue se donner de nouveau à lui dans le centre de son être, pour le ressusciter et le rétablir dans ses droits primitifs.

Ces trois points importants, ainsi que la doctrine et les devoirs qu’ils renferment essentiellement, et qui en découlent comme conséquences nécessaires, forment véritablement l’Évangile de Jésus-Christ, auquel vous venez de me convertir entièrement.

Aussi, cher Théophile, non seulement je suis dévoré par la faim et la soif de cette nouvelle lumière dont un rayon seul a suffi pour me réveiller, pour ainsi dire, d’entre les morts ; non seulement je suis comme brûlé par un désir ardent de pénétrer plus avant dans la connaissance de cette divine philosophie, qui mène à voir à découvert tous les mystères de la nature et de la grâce, depuis le commencement du temps jusqu’à sa fin, mais j’éprouve encore le besoin le plus pressant d’aller annoncer, à ceux dont je partageais il y a peu de temps l’incrédulité, les grandes vérités dont je me sens rempli tout entier. Il me semble, d’après ma propre expérience, que je connais la manière qu’il faut employer et la corde qu’il faut toucher pour convertir les autres, et les oppositions par lesquelles j’ai passé, les difficultés que j’ai éprouvées moi-même, m’ont mis à portée de connaître quel est le fondement sur lequel tout leur édifice est appuyé, et quels sont les moyens dont il faut se servir pour l’anéantir complètement. De plus, il faut avoir éprouvé en réalité, dans son âme, l’action sensible et vivante de ces vérités pour être en état de leur rendre un témoignage véritable et capable de faire impression ; autrement, n’en parler que d’après ce qu’on a entendu dire, ou ce qu’on a lu, ce n’est tout au plus que jouer avec des idées ou des mots, et traiter légèrement les objets les plus sérieux et les plus respectables.

Tel est, cher Théophile, l’état de mon âme, tels sont les divers sentiments dont elle est remplie et agitée..... Continuez à m’aider de vos conseils, je sens qu’ils me sont absolument nécessaires pour compléter en moi l’ouvrage que vous avez si heureusement commencé.

 

THÉOPHILE.

 

Que j’ai de joie, cher Silvestre, du compte que vous venez de me rendre de ce qui se passe au-dedans de vous ; c’était là précisément cette faim et cette soif que je désirais exciter en votre âme ; c’est en effet un feu de Dieu qui s’y est allumé, c’est le jour de l’éternité qui a commencé à y poindre ; c’est le gage de votre rédemption ; c’est la résurrection de la vie divine au-dedans de vous, et la racine de la foi toute puissante, qui ont commencé à s’y manifester ; c’est enfin ce qui vous fera retrouver tout ce que vous avez perdu. Ha ! livrez-vous de plus en plus dans le fond de votre être à cette opération céleste de l’esprit de Dieu, et détournez-vous avec soin de tout ce qui pourrait la contrarier ! Souvenez-vous que c’est au-dedans de vous qu’est cet ange de Dieu qui mourut dans le paradis, ou plutôt qui fut caché pour un temps pour vous, comme si réellement il n’était pas. Oui, quelque corrompue que soit la nature humaine, il est pourtant certain qu’il se trouve dans l’âme de chaque homme le principe du feu de la lumière et de l’amour de Dieu : à la vérité il n’y est qu’en germe, comme une semence imperceptible, sans action et sans mouvement, jusqu’au moment où l’esprit divin, par les moyens divers qu’il choisit dans sa sagesse, vient le réactionner et le rappeler à la vie.

En effet, le principe de la vie de notre âme étant une émanation du Dieu TRIUN, il appartient nécessairement à la nature divine, mais quant à nous, il se trouve comme enseveli par les opérations de la chair et du sang, jusqu’au moment où quelques coups de la Providence venant à frapper et à ébranler cette chair et ce sang, nos yeux, si longtemps fermés, s’ouvrent enfin et nous forcent à chercher et à trouver quelque chose au-dedans de nous que ni notre raison ni nos sens ne nous avaient fait soupçonner auparavant. Ne vous étonnez donc point du conflit qui s’est élevé dans votre âme, du désir vif que vous avez de pénétrer plus avant dans la connaissance de ces sublimes vérités, non plus que de l’impatience que vous sentez de les communiquer aux autres ; ce sont là les témoins qui attestent qu’il est né dans vous un esprit céleste ; seulement, veillez exactement sur tous les mouvements de la nature, et prenez garde que quelque sentiment humain, terrestre et propriétaire, ne vienne se mêler à ce feu divin. Il faut, en effet, que votre esprit soit libre, dégagé de toute partialité, qu’il aime tout ce qui est bon, qu’il pratique tout ce qui est vertueux, pour l’amour de la vertu et de la bonté elles-mêmes, parce qu’elles viennent de Dieu, qu’il ne désire la lumière, soit pour lui soit pour les autres, que dans la volonté de Dieu et afin que sa bonté devienne vivante et dans eux et dans lui. Toute bonté venant de Dieu, nous ne pouvons être bons, en réalité, qu’en proportion que le bien que nous faisons, ou que nous voulons faire, est effectué dans l’esprit et par l’esprit par lequel Dieu lui-même est bon : car comme il n’y en a qu’un seul de bon, il ne peut y avoir non plus qu’une seule bonté réelle. Pourquoi m’appelles-tu bon, dit ce divin maître, il n’y a qu’un seul Bon, qui est Dieu. Aussi, n’est-ce point à cette bonté qui est, selon la prudence humaine, et adaptée à notre raison propriétaire et à notre caractère naturel que nous sommes appelés, mais à être parfaits comme notre Père qui est au ciel est parfait. Or si notre Père est dans le ciel, il faut que notre esprit et notre vie y soient aussi, autrement nous ne sommes point ses enfants véritables : si donc nous avons été faits pour le ciel, et que ce soit le ciel que nous ayons perdu, ce n’est point une bonté humaine qui pourra nous faire redevenir les enfants célestes de notre Père qui est aux cieux ; il faudra nécessairement que, par une reconnaissance céleste, cet esprit qui procède de la bonté même de Dieu vienne opérer dans nous comme il opère en lui, nous faire aimer sa lumière comme il l’aime lui-même, enfin nous faire désirer que les autres en jouissent comme il le désire lui-même. Or Dieu est un amour libre, universel, impartial, aimant et opérant toute sorte de bien pour l’amour du bien lui-même ; et c’est en cela que consiste la plus noble et la plus parfaite opération de la vie : ainsi tout être qui n’est pas bon pour l’amour de la bonté même est imparfait, participant du mal, de la misère et de la mort ; et il faut nécessairement qu’il NAISSE DE NOUVEAU à cette bonté de Dieu pure, libre et sans mélange de Dieu, pour qu’il puisse sortir de cet état d’imperfection, de misère et de mort. Oui, quand nous pratiquerions extérieurement toutes les vertus, et que nous ferions en apparence tout ce que les saints de Dieu ont fait, si nous ne le faisons pas par le même esprit par lequel Dieu lui-même est bon, et que ce ne soit pas lui qui opère tout cela en nous, nos efforts sont vains pour nous élever au-delà de la circonscription terrestre, et nous demeurons sans communication avec le Ciel. Quand je parlerais le langage des anges et des hommes, dit St. Paul, si je n’ai point la charité, je ne suis qu’un airain retentissant. Quand j’aurais le don de prophétie, que je comprendrais tous les mystères, que je connaîtrais tout, et que j’aurais une foi capable de transporter des montagnes, si je n’ai point la charité, je ne suis rien. Quand je donnerais tout mon bien aux pauvres, que je livrerais mon corps pour être brûlé, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert de rien.

Oui, cher Docteur, vous ne serez jamais sur la route véritable que dans la proportion que vous mettrez de côté la nature, la propriété et toute vue particulière ; autrement, quelque intéressant que soit votre zèle pour vous-même, quelque étonnant qu’il puisse paraître aux autres, vos efforts ne seront que terrestres, et vous ne pourrez point opérer avec Dieu. Voulez-vous savoir par quel moyen vous reconnaîtrez si c’est l’esprit de Dieu et son amour qui vous poussent, examinez si l’objet de votre zèle est uniquement cette bonté pure, libre et universelle de Dieu ; dans ce cas, c’est véritablement Dieu qui respire en vous, mais s’il en est autrement, vous vous trompez vous-même, car pour aimer Dieu véritablement il faut aimer ce qu’il est lui-même.

Maintenant, cher Silvestre, je vous prie de me dire comment vous vous y prendriez pour convertir quelqu’un au christianisme ?

 

SILVESTRE.

 

Je ne choisirais point la méthode qu’emploient généralement les défenseurs modernes de la religion chrétienne, je n’essaierais pas de démontrer, d’après la raison et les monuments de l’antiquité, la nécessité d’une révélation divine en général, ou de celle de Moïse et de Jésus-Christ en particulier ; je ne m’étendrais pas non plus sur les arguments par lesquels on démontre la vérité de l’histoire de l’Évangile, l’utilité de ce qu’il nous enseigne, de ses institutions et de ses pratiques : je ne parlerais pas de l’obligation où est chaque homme de ne pas rejeter comme absurde ce qui est au-dessus de sa raison sans lui être contraire ; j’éviterais toutes ces discussions, parce qu’elles s’écartent du vrai point de la question et qu’elles ne font que donner au déiste qui attaque l’Évangile des armes qui lui manqueraient nécessairement si l’on appuyait l’Évangile sur son vrai fondement ; et, dans le fait, supposant même que le déiste, s’avouant vaincu par une série d’arguments de ce genre, vînt à changer de parti, qu’aurait-il gagné, sinon d’avoir adopté une opinion nouvelle sur des faits particuliers, sans se trouver pour cela plus rapproché de Dieu que si son opinion n’eût porté que sur des points indifférents, discutés autrefois par les anciens philosophes. En effet, puisque ceux qui défendent la vérité du christianisme laissent de côté cette grande base de la chute de l’homme, qu’ils ne parlent point du changement de son état primitif, ou de sa mort totale à cette vie, pour laquelle il avait été créé, mort qui fut la conséquence de sa prévarication ; puisqu’ils ne mettent point en avant la nécessité où il est de renaître à cette vie par l’opération de l’esprit vivifiant de Dieu, esprit dont la communication lui est offerte de nouveau par grâce, il est évident qu’ils abandonnent la base unique sur laquelle la vérité de l’Évangile est fondée d’une manière inébranlable, et qu’ils ignorent enfin la vraie nature de la rédemption.

N’est-ce pas parce que l’homme est tombé qu’il a eu besoin d’être racheté, et n’est-ce pas parce qu’il a perdu les droits de sa nature primitive que l’Évangile vient lui offrir les moyens de la recouvrer ? Certainement, s’il n’est pas déchu de l’état pour lequel il avait été créé, s’il possède cette perfection de vie dont Dieu respira le souffle au-dedans de lui, si cet univers extérieur dans lequel il se trouve est celui auquel il appartient par sa véritable nature, et dans lequel Dieu le plaça en l’émanant de lui, dès lors il n’a pas plus besoin de rédemption que l’ange de gloire et de pureté ; et lui prêcher la nécessité de se réconcilier avec Dieu, celle de mourir à lui-même et au monde dans lequel il se trouve est aussi contraire au bon sens et à la raison que de prêcher à cet ange la nécessité de mourir à lui-même, ainsi qu’à la vie divine et au royaume céleste pour lesquels Dieu l’a créé.

Il est donc évident que c’est uniquement parce que l’homme est tombé dans la vie de ce monde terrestre, à laquelle il est étranger par sa véritable nature, qu’il a besoin de la Rédemption que lui offre l’Évangile ; aussi ne lui présente-t-il d’autre alternative que celle de la vie ou de la mort ; de la vie, s’il prend volontairement les moyens d’entrer dans le royaume des cieux ; de la mort, s’il choisit de rester enseveli dans le royaume de ce monde.

En effet, tout le but de l’Évangile est de faire connaître aux hommes que ce monde et la vie par laquelle ils en jouissent constituent la barrière qui les sépare de Dieu et de toute félicité réelle ; que c’est leur prévarication originelle qui les a précipités dans cette prison terrestre, dans cette région de mort, et qu’enfin pour être sauvés, c’est-à-dire pour recouvrer la communication de Dieu, et conséquemment la jouissance du bonheur, il faut nécessairement qu’ils parviennent peu à peu à renoncer à toute affection aux choses de ce monde, et à devenir insensiblement étrangers à tout ce qui lui appartient. Aussi tous les préceptes, tous les enseignements et toutes les menaces de l’Évangile tendent-ils uniquement à nous engager à vider nos âmes de toute pensée terrestre, de toute affection charnelle et à mettre sous nos pieds la vie, l’esprit et les biens de ce monde, pour nous élever par la foi, l’espérance, l’amour et le désir à cette vie céleste et divine à laquelle il nous appelle à renaître.

Ainsi donc, embrasser sérieusement l’Évangile, c’est consentir de tout son cœur à mourir à tout ce qu’il y a de terrestre en soi ou au dehors de soi ; et, au contraire, placer sa foi, son espérance, sa confiance et son bonheur dans les choses de ce monde, c’est rejeter l’Évangile de tout son cœur, de tout son esprit et de toutes ses forces, et cela tout aussi réellement que pourrait le faire un infidèle, donnât-on même de bouche son assentiment à tout ce qui est contenu dans les livres saints. Ce qui distingue donc essentiellement le Chrétien de l’infidèle, c’est que ce dernier, étant un homme de ce monde, lui est entièrement dévoué et place uniquement dans lui son espérance et sa foi, qu’il n’a de vertu, de bonté, de religion qu’autant que cela convient aux intérêts de la chair et du sang, et que cela sert à entretenir son âme dans les jouissances de la convoitise et de l’orgueil de la vie. Voilà l’esprit qui nous constitue infidèles en réalité, et donne naissance en nous à cette vie fausse, ténébreuse, qui nous sépare de Dieu : qu’importe, en effet, que nous ayons la prétention de professer l’Évangile, ou d’être les disciples de Zoroastre, les sectateurs de Platon, ou d’être Musulmans, Juifs ou Déistes, etc. Toutes ces différences d’opinion ne changent rien au fond de la chose, c’est l’amour du monde mis à la place de celui de Dieu qui constitue uniquement la nature essentielle de l’infidélité.

Quant au chrétien véritable, il renonce à un monde auquel il est étranger et qu’il ne regarde que comme sa prison, il meurt sans cesse aux volontés de la chair et du sang, parce qu’elles ne sont pour lui que ténèbres, corruption, et qu’elles constituent la barrière qui le sépare de Dieu. Il se détourne de tout ce qui est terrestre, animal et temporel pour tendre incessamment vers Dieu, par la foi, l’espérance et la prière, pour attirer en lui cet esprit vivifiant et régénérateur par lequel seul il peut renaître à cette vie divine à laquelle il appartient par sa véritable nature.

Tout homme en qui cette foi est vivante est véritablement un chrétien, une nouvelle créature en Christ, née de la parole et de l’esprit de Dieu, et ni la différence de temps, ni aucune circonstance de localité, de naissance ou de vie ne peuvent lui barrer l’entrée du royaume des cieux.

Mais celui qui n’a pas cette foi est réellement un infidèle, un homme de la terre, puisqu’il rejette l’Évangile et qu’il n’a point encore de part à la Rédemption qu’il nous propose ; il est vraiment ce fils de perdition enseveli dans la mort du péché, étranger à la communauté d’Israël, qui n’a point de part à l’alliance de la promesse et qui, vivant sans Dieu dans ce monde, se trouve sans espérance pour celui qui est à venir.

Voilà, Théophile, d’où je voudrais partir pour tâcher de convertir les hommes au christianisme et, selon moi, c’est une erreur pitoyable de vouloir n’établir d’autre différence essentielle entre le chrétien et l’infidèle que celle qui distingue le cœur totalement dévoué à Dieu de celui qui l’est totalement à ce monde.

Aussi, ouvrir au déiste le champ de la controverse sur la révélation en général, ou sur les faits historiques particuliers qui lui appartiennent, sur les dogmes, les opinions, etc., des diverses communions, c’est non seulement le détourner du vrai but de l’Évangile, mais c’est l’établir de plus sur un terrain et dans une position où il pourra se maintenir avec avantage autant qu’il lui plaira. Enseveli moi-même plus de vingt ans dans la poussière de semblables disputes, j’en parle par expérience, et j’avoue que plus je voyais s’entasser autour de moi les livres de controverses et les ouvrages écrits pour la défense de l’Évangile, plus je sentais s’accroître le nombre et la force de mes objections, et j’étais alors rassuré en proportion sur le danger qu’il pouvait y avoir pour moi à ne pas le recevoir.

Souvent il s’élevait au-dedans de moi un sentiment secret qui me disait que la dispute des deux côtés était également vaine et qu’elle ne pouvait pas plus être utile dans ses résultats pour les uns que pour les autres ; comment pouvais-je imaginer, en effet, qu’une série d’arguments scolastiquement logiques, avancés pour appuyer les faits historiques et les points de doctrine de l’Église, ou pour les renverser, puissent avoir la vertu de placer l’homme dans le ciel pour l’éternité, ou le droit de le précipiter pour jamais dans l’abîme ! Aussi eussé-je plutôt cru qu’il n’y avait ni ciel ni enfer que de penser qu’une telle diversité d’Églises ou de sectes, bâties sur la variété des opinions et des systèmes, et qui se condamnent toutes réciproquement, pussent obtenir le privilège d’avoir leur entrée dans le ciel, tandis que l’enfer serait mon partage uniquement parce que j’aurais été conduit, également par l’opinion, à les rejeter toutes.

Mais grâce à vous, Théophile, je suis débarrassé de tout ce dédale de vaines disputes, et les nuages qui obscurcissaient l’horizon de mon esprit se sont entièrement dissipés. Vous m’avez rendu à moi-même, et je vois maintenant que c’est au-dedans de moi que luttent et combattent le ciel et l’enfer, la vie et la mort, le salut et la condamnation. Vous m’avez montré d’un côté l’excellence infinie du christianisme, de l’autre la profonde misère et le crime de l’infidélité, et cela, non en fournissant à ma raison de nouveaux moyens de systématiser, mais en me démontrant, d’une manière évidente, cette vérité décisive, savoir, que le christianisme n’est et ne peut être autre chose que la puissance de la vie et de l’amour de Dieu opérant et vivant dans mon âme, tandis que nous ne sommes retenus dans l’illusion de l’incrédulité que parce que notre cœur est gouverné par l’esprit de la nature corrompue et terrestre, vivant et opérant dans nous. Voilà l’infidélité à laquelle vous m’avez complètement décidé à renoncer, et c’est là ce christianisme auquel vous m’avez converti et que j’embrasse de tout mon cœur, de toutes mes forces et de toutes les facultés de mon être. Loin de moi désormais toutes les fictions et tous les systèmes qu’invente la raison humaine pour attaquer ou pour défendre le christianisme ! Ils ne sont faits que pour servir de vain passe-temps à ces esprits ensevelis dans les ténèbres, qui ignorent ce qu’est Dieu, et qui n’ont pas plus le sentiment de la nature de leur être véritable qu’ils n’ont celui de la déplorable condition dans laquelle ils se trouvent.

Être vivant ou être mort, voilà en peu de mots en quoi tout consiste ; nous sommes en vie lorsque l’esprit de Dieu vit et opère en notre âme ; nous sommes morts lorsque c’est l’esprit de la chair et du sang bestial qui est vivant et opérant en nous. Or cette vie et cette mort naissent en nous de leur propre germe, se développent et croissent par leur propre vertu, non selon les divers systèmes que notre raison enfante, mais uniquement suivant que notre cœur se tourne vers le principe de l’une ou de l’autre.

Enfin, Théophile, je sens que créés primitivement pour être des hommes célestes, nous ne pourrons jamais entrer dans le royaume des cieux qu’autant que nous serons devenus célestes ; ainsi l’unique but auquel l’homme doive tendre, l’unique chose qu’il puisse raisonnablement désirer, c’est d’arriver à posséder cette excellence de vie divine qui devait être son apanage et qu’il perdit lors de sa chute originelle. Mais avant qu’il puisse recouvrer le complément de cette gloire céleste et de cette vie divine pour lesquelles il avait été créé, il faut qu’il écarte de lui tout ce qui appartient à la chair et au sang, ainsi qu’aux affections terrestres ; enfin il faut qu’il renonce et qu’il meure à tout ce à quoi la prévarication a donné naissance.

 

THÉOPHILE.

 

Il est vrai, Silvestre, que tout consiste à mourir entièrement aux affections et aux passions qui nous ont été communiquées par l’esprit de ce monde, dans lequel notre prévarication nous a précipités  ; et plus nous poursuivons cette œuvre de renoncement et de mort avec constance et énergie, plus nous hâtons notre retour dans la patrie que nous avons perdue, dans ce royaume de gloire qui nous avait été destiné. C’est également avec raison que vous avez dit que nous devons être bons d’une bonté céleste, puisqu’il n’y a en effet qu’une bonté céleste qui puisse nous communiquer la vie du ciel. L’on répète souvent que nous ne sommes que de misérables mortels et non des anges, qu’ainsi nous devons nous contenter des vertus qui sont l’apanage du genre humain dans son infirmité et sa misère. Certes, il est incontestable que nous sommes infirmes, pauvres et misérables, mais c’est justement pour cela que nos vertus propres naturelles ne peuvent nous être d’une utilité réelle. Dieu ne nous avait pas créés pauvres et infirmes, mais nous sommes devenus tels en nous détournant du principe unique de toute réalité, par lequel seul nous pouvions posséder les richesses véritables ; c’est nous qui avons attiré sur nous-mêmes cette pauvreté, cette corruption et cette infirmité qui sont les fruits naturels du principe d’illusion et de néant par lequel nous avons préféré d’agir. Il est donc évident que notre œuvre véritable consiste à nous sortir entièrement de cet état d’impuissance et de misère, et que nous aurions tort de nous croire arrivés au degré de bonté qui appartient à notre vraie nature, tant que nous ne sommes pas parvenus à recouvrer celle pour laquelle Dieu nous avait créés. Ainsi, tout ce qui est étranger à cette vie divine qui devait être la nôtre, tout ce dont elle n’est pas le principe et tout ce qui n’est pas la manifestation de ses propriétés doit être finalement abandonné. Il n’est qu’une bonté vraiment céleste qui soit capable de surmonter le mal qui est en nous, puisque ce mal est le résultat de l’absence même de cette bonté, et c’est aussi elle seule qui peut nous faire atteindre le but sublime exprimé par ces paroles : que votre volonté soit faite sur la terre comme elle l’est dans le ciel.

 

LE DOCTEUR.

 

Il me semble, Théophile, qu’il vaudrait mieux ne pas tant appuyer sur ce mot de céleste, en parlant de la bonté qui devrait être notre partage : cela peut donner lieu à des objections sérieuses : pour prétendre à un si haut degré de sagesse et d’excellence, il faudrait en effet que nous eussions les facultés sublimes des habitants des cieux.

 

ANDRÉ.

 

Sans votre grande érudition, Monsieur le Docteur, qui vous fait faire plus d’attention aux mots qu’aux choses, ce scrupule critique ne vous aurait pas arrêté. En effet, pour arriver à cette bonté céleste à laquelle nous sommes appelés, il n’est nullement nécessaire que nos facultés intellectuelles soient exaltées à un degré bien transcendant ; le berger qui garde son troupeau, l’esclave qui travaille dans les mines, fussent-ils employés ainsi toute leur vie, peuvent posséder devant Dieu un degré de bonté vraiment céleste ; d’un autre côté, vous pourriez passer tout votre temps en spéculations sublimes, occupé à écrire et à prêcher sur la Perfection chrétienne, à composer des hymnes séraphiques, avec une énergie de pensée et une force de génie capables de ravir tout le monde, vous pourriez, dis-je, poursuivre cette carrière jusqu’à votre dernier moment, et n’avoir jamais eu un degré de bonté au-dessus de celui qui fait manger et boire ce qui flatte le plus le palais.

Voulez-vous savoir quelle est la vraie nature de la bonté céleste ? Écoutez comment l’esprit de Christ en parle : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force, et ton prochain comme toi-même. Je ne suis pas venu dans le monde pour faire ma propre volonté ni chercher ma propre gloire, mon propre honneur, ni pour posséder un royaume dans ce monde, mais pour établir le règne de Dieu et faire la volonté de mon père qui est au ciel. – Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé. – Lorsque vous faites un festin, n’invitez pas les riches d’entre vos amis et connaissances, mais faites asseoir à votre table les pauvres, les boiteux, les aveugles, etc. – Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, et quoi que vous fassiez, faites-le à la gloire et à la louange de Dieu.

C’est ainsi que s’exprime notre Divin Maître, et celui en qui son esprit est vivant habite véritablement le ciel, quoiqu’en apparence il soit encore enveloppé de la chair et du sang matériels. Du moment où nous nous sommes déclarés les ennemis de notre faux caractère naturel, de nos affections terrestres, de notre égoïsme, et que nous désirons ardemment en esprit de prière la communication et la manifestation de la vie de Dieu en nous, dès ce moment, dis-je, nous sommes en route pour arriver à être bons de la bonté céleste. Cette bonté est l’unique réelle, elle est une, comme Dieu est un ; et c’est avec raison qu’elle est appelée céleste, puisqu’elle est l’apanage exclusif de la nature céleste, et qu’elle ne peut exister dans l’homme jusqu’à ce que cet esprit qui n’est point de ce monde, mais qui est du ciel, ait vaincu et surmonté dans lui toutes les opérations de la nature terrestre. La chair et le sang ne sauraient opérer et travailler que pour eux-mêmes : de même que les ténèbres sont nécessairement obscures, que la glace est nécessairement froide, que la terre procède nécessairement du principe terrestre, et le jour du principe de la lumière, ainsi la chair et le sang, ou le principe qui procède de la vertu astrale et élémentaire de ce monde, ne peut opérer que suivant la nature des lois astrales élémentaires : il ne peut manifester qu’une vie temporelle périssable, il est incapable d’avoir le sentiment de la nature divine, et il ne saurait pas plus franchir dans l’homme les bornes de sa nature qu’il ne le peut dans les bêtes des champs ; n’étant pas susceptible de la bonté céleste, qui seule est réelle, il est incapable d’entrer dans le royaume de Dieu. Il n’opère pour le bien, relativement à nous, qu’en proportion qu’il perd de son activité propre et se laisse gouverner par un esprit supérieur à lui. Tant qu’il vit et qu’il domine par lui-même, il est lui-même le but unique de toutes ses opérations, il n’est qu’une volonté propre terrestre, qu’amour propre et qu’intérêt particulier, totalement incapable d’atteindre à un degré de bonté plus élevé que celui où peuvent le porter son orgueil, sa convoitise, son envie ou sa colère. Toutes ces passions, avec leurs subdivisions, forment l’atmosphère qui circonscrit la vie terrestre et fournit à sa respiration, et elles lui sont aussi nécessaires et en sont aussi inséparables que la dureté et l’opacité le sont d’un bloc de rocher : et comme, tant que celui-ci existe, il est nécessairement dur et opaque, de même tant que la chair et le sang vivent et opèrent, ils ne peuvent agir que par eux-mêmes, ils ne peuvent rien chercher, rien aimer, rien désirer que ce qui convient à leur volonté, à leur amour-propre et à leur intérêt particulier. La raison en est que nulle vie ne peut franchir les bornes de sa circonscription, ni rien vouloir que ce qui est en analogie avec sa propre essence. Telle est la loi de la NATURE ÉTERNELLE que toute créature, soit divine, soit terrestre ou infernale, ne peut chercher, aimer ou désirer que ce qui est en harmonie avec sa propre vie.

Et maintenant, Docteur, voyez combien il est déraisonnable de se laisser arrêter par cette expression de bonté céleste, puisqu’en effet c’est d’une bonté céleste dont nous avons absolument besoin, que c’est pour la posséder que nous avons reçu l’être, que sans elle nous ne pouvons atteindre la fin pour laquelle nous avons été créés, et que, par conséquent, le but réel de la rédemption chrétienne est de nous aider à la recouvrer. Ce fut la perte de cette bonté céleste qui produisit cette foule de maux qui nous enveloppent de tous côtés, et nous ne pouvons en être délivrés ni sortir du gouffre de mort dans lequel nous avons été engloutis qu’autant que nous renaissons à cette bonté céleste qui est notre véritable principe de vie. Se contenter donc de l’état d’infirmité dans lequel nous sommes, c’est se contenter de vivre séparé de Dieu ; et ne point aspirer à la bonté céleste qui seule est réelle, c’est n’être animé que de l’esprit charnel, de cet esprit qu’on nous assure être une mort véritable, et qui a tué dans nous la vie divine.

Toute vertu qui n’appartient qu’à la vie terrestre n’est qu’une vertu artificielle ; c’est une invention humaine, un mode de conduite déterminé par la règle, l’usage ou l’éducation, qui ne saurait franchir les limites posées par la raison humaine et les intérêts de la chair et du sang : et comment les vertus de cet ordre pourraient-elles communiquer avec Dieu et avec le ciel, puisque leur source ne remonte point jusqu’à eux, qu’elles n’en sont point nées, et qu’elles ont leur origine dans une circonscription de vie inférieure séparée de Dieu, qui peut tout au plus donner naissance à des formes extérieures de civilité, qu’on ne saurait placer beaucoup au-dessus de la tournure, plus ou moins élégante, que peut nous donner un maître de danse. Celui-là seul, dans l’âme de qui vit et opère l’esprit de Dieu, possède la bonté réelle, celle qui nous est absolument nécessaire et sans laquelle nous n’atteindrons jamais le but de notre création ; car dans toute l’éternité il n’y a jamais eu et ne pourra jamais y avoir de bonté céleste, dans quelque créature que ce soit, que la bonté qui est le produit de la vie et de l’esprit de Dieu et de son VERBE, parlant, vivant et respirant en elle.

Voyez cet anatomiste qui dissèque avec tant d’habileté le corps humain, qui peut dire le nom, la nature et les fonctions de toutes ses parties, et démontrer comment elles sont toutes combinées et harmonisées entre elles de manière à produire la vie, la force et le mouvement ; avec toute sa science, il ne peut communiquer la vie à ce même corps devenu cadavre : eh bien, il n’est pas au pouvoir de la raison humaine de la communiquer à notre être moral, qui est un vrai cadavre spirituel, et ses facultés ne s’étendent pas au-delà de celles de l’anatomiste : elle peut, à la vérité, disséquer et analyser un système mort de morale, en distinguer toutes les parties ; elle peut indiquer les noms, la nature, les différences, les analogies de toute espèce de maux et de biens, mais cette raison humaine ne peut pas plus pour l’âme privée de la bonté céleste, qui est véritablement son esprit vital, que l’anatomiste pour le corps qui est privé de vie.

N’est-il pas étonnant que des savants comme vous parviennent si difficilement à sentir et à reconnaître cette vérité palpable, savoir, que la bonté doit être un principe vivant dans nous ; et que, dans votre aveuglement, vous contentant des vains sons de vos langages divers, vous soyez aussi satisfaits de la description d’un système de religion naturelle, ou d’un livre d’axiomes, de maximes et de corollaires logiquement déduits, que si vous aviez réellement trouvé l’arbre de vie. Et dans le fait, pourtant, tout cela est aussi vain pour l’âme que le serait la lecture d’un traité sur les fonctions du cœur, du foie et des poumons pour rendre la vie à un cadavre ; et l’art de raisonner ne peut pas plus produire dans l’âme cette bonté réelle, qui seule est sa véritable vie, qu’un discours d’anatomie, prononcé sur un corps mort, n’est capable de lui communiquer la vie.

Oubliez, Docteur, oubliez votre érudition de l’école, laissez de côté cet art de critique pour devenir un homme simple, et bientôt le bon sens vous apprendra que la bonté ne peut être réelle que là où elle est produite par une naissance de vie, et qu’il faut conséquemment qu’elle soit la manifestation et le fruit naturel d’un principe vivant en nous. En effet, la raison, avec toutes ses doctrines, ses règles et ses systèmes, ne peut tout au plus nous changer et nous modifier que de la même manière qu’on parvient à apprivoiser par l’art et la force les animaux sauvages, dont le caractère naturel, seulement comprimé, sera toujours prêt à s’échapper à la première occasion favorable qui leur sera offerte.

Les docteurs en morale et en vertus humaines ne sauraient dépasser ces limites ; tout leur art se borne à apprivoiser et à réformer l’homme extérieur, à le revêtir de l’apparence des vertus dont il se pare ou se dépouille, selon que le temps, les circonstances et les intérêts de la chair et du sang le lui commandent. Mais pour que la bonté soit réelle dans une créature morale, il faut qu’elle soit aussi bien une manifestation de sa propre vie que le serait son amour-propre, ou toute autre passion inhérente à son caractère naturel, et cela par la même loi qui fait qu’un tigre est féroce et qu’un agneau est doux. Or, si la bonté véritable, celle que j’appelle céleste, n’est pas dans nous le produit de notre naissance naturelle, il faut nécessairement, pour qu’elle y devienne vivante, qu’un principe au-dessus de la nature vienne l’y engendrer.

La nature, aussi bien que l’Écriture sainte, nous assure que Dieu est l’unique source de toute bonté et de toute vie véritable ; il ne peut donc se manifester en nous de principe vivant de bonté que par une naissance intérieure de la parole, de la vie et de l’esprit de Dieu. C’est de cette naissance que peut uniquement découler, comme de sa source naturelle, tout acte de bonté véritable ; c’est elle seule qui peut nous faire manifester ce degré de générosité et d’indépendance qui appartient à la vie divine, et nous mettre véritablement en liberté, en nous faisant aimer et faire tout ce qui est bien pour l’amour du bien, et tout ce qui est vertueux pour l’amour de la vertu. C’est ainsi que nous devenons les vrais enfants de notre Père céleste, et que nous faisons avec joie et de tout notre cœur des œuvres célestes : alors nous sommes bons de la manière dont Dieu est bon, parce que c’est sa bonté qui a pris naissance en nous, nous sommes parfaits comme il est parfait, nous aimons comme il aime, nous sommes patients comme il est patient, nous donnons comme il donne, nous pardonnons comme il pardonne ; alors enfin, comme lui, nous ne résistons au mal que par le bien.

Voilà, Docteur, cette bonté céleste qui est l’apanage de tout homme né de nouveau de la Parole, de toute créature vivante par l’esprit de Christ ; c’est là cette bonté dont la prévarication originelle nous priva, lorsque nous préférâmes de voir par les yeux de la chair et du sang, et de recevoir en nous l’esprit de ce monde ; et c’est elle encore que notre Divin Maître est venu nous enseigner à demander dans notre prière par ces paroles, que votre règne arrive, que votre volonté soit faite sur la terre comme elle l’est dans le ciel ; en effet, il savait bien que nous étions morts à cette bonté céleste qui est pour nous le seul principe de vie véritable.

Mais je m’arrête, supposant que les doctes scrupules que vous suggérait cette expression de bonté céleste sont suffisamment levés : et maintenant, Théophile, je vous prie de reprendre et de poursuivre votre entretien avec Silvestre.

 

THÉOPHILE.

 

J’approuve complètement la marche que vous venez de tracer, et vous avez touché le vrai point de la question. En effet, en admettant que l’essence véritable et le principe du christianisme se rapportent uniquement à ces deux points : savoir, premièrement, que l’homme est tombé, que par sa chute il a été privé de la vie céleste et réduit à la vie terrestre, animale, corruptible de ce monde ; secondement, qu’il a été racheté et par là mis à même de recouvrer la perfection céleste, en naissant de nouveau de la nature divine, par la parole et l’esprit de Dieu ; en demeurant ferme, dis-je, sur ce fondement inébranlable du christianisme, non seulement vous devenez vous-même inexpugnable, mais vous enlevez encore au déiste tout moyen de se maintenir. C’est alors que vraiment toute cette foule de volumes qu’a enfantés l’infidélité depuis plusieurs siècles devient complètement inutile et que tous ceux dont elle faisait la force se trouvent paralysés dans tous leurs moyens, et réduits à ne pouvoir prononcer un seul mot raisonnable contre le christianisme. Mais lorsqu’on suit avec eux la marche ordinaire, celle de la discussion et de la controverse, leur rôle devient bien plus aisé à remplir, et leur art peut leur fournir sans cesse les moyens de renouveler leurs objections contre les faits merveilleux et extraordinaires de l’Ancien et du Nouveau Testament. Ce n’est pas que j’accuse les déistes d’artifice et de mauvaise foi, non, je serais bien plus tenté de rejeter sur l’érudition fausse du monde chrétien tout le blâme de ces vaines disputes. Ce sont en effet ceux-là mêmes qui étaient chargés de démontrer la vérité du christianisme qui ont trahi leur propre cause, en laissant de côté ces bases sur lesquelles il repose essentiellement et uniquement, et tous les avantages que nous ont procurés les plus illustres combattants de ce genre peuvent être comparés à ceux qui résulteraient pour nous de la démonstration de la réalité d’un fait historique quelconque.

Pour vous, cher ami, vous êtes heureux d’avoir été amené à connaître ce vrai Christianisme qui a commencé avant que les livres saints fussent écrits, et qui est aussi ancien que la création et la chute de l’homme. Ne vous écartez donc jamais de cette base seule véritable, et au lieu de vous attacher à prouver qu’il est raisonnable de croire une longue série de faits historiques, bornez-vous à démontrer qu’il faut que l’homme meure nécessairement à sa vie fausse, terrestre, pour renaître à la vie de Dieu. Voilà, dis-je, ce Christianisme qui a commencé avec la prévarication et qui dès cette époque a été annoncé et prêché à tous les hommes déchus, dans toutes les parties de l’Univers, par ce même Maître, ou cet Instructeur intérieur, qui dit à chacun qu’il devrait être meilleur et plus heureux qu’il n’est. Si l’homme, en effet, n’était pas déchu d’un état supérieur à celui dans lequel il se trouve, comment serait-il honteux et se scandaliserait-il davantage des mouvements et des impulsions de sa propre nature que le bœuf qui franchit les barrières et s’élance dans de bons pâturages : aussi est-il vrai de dire que depuis le commencement du monde le Christianisme et l’Évangile ont été écrits et prêchés dans le cœur de tous les hommes, puisque tous ont eu au-dedans d’eux le témoignage de leur dégradation, et le sentiment du besoin d’une existence plus heureuse.

Lorsque nous voyons que ceux dont l’emploi est de lire et d’expliquer journellement aux hommes l’Écriture sainte en sont venus à nier la réalité de leur chute, conséquemment celle de leur rédemption et la nécessité où ils sont de renaître véritablement d’en-haut, devons-nous nous étonner que ceux qui n’avaient pas sous les yeux le témoignage des Écritures aient perdu de vue ces grandes bases ; ainsi, cher Silvestre, vous avez bien raison d’écarter de la discussion tous ces points de controverse relatifs aux différentes professions de foi des diverses sectes, etc., car ils offrent aux déistes un vaste champ pour moissonner. En effet, tant que la base fondamentale dont nous avons parlé est encore en litige, toute la discussion ne peut être qu’une dispute de mots ; mais aussi tout est gagné dès qu’on l’a reconnue pour véritable.

Si la chute de l’homme a été sa mort à la vie divine, il est évident qu’il ne peut être racheté et sauvé de cette chute qu’en renaissant à cette même vie divine, la seule qui soit en analogie avec le principe radical de son être. Toute la question, entre l’infidèle et le chrétien, se réduit donc à prouver avec évidence que l’homme a perdu ou n’a pas perdu cette vie divine. Si sa chute a été réelle, s’il est mort à la vie divine, dès lors la nécessité de la nouvelle naissance, enseignée par l’Évangile, est suffisamment démontrée. Mais si l’on prouve qu’il n’est point tombé, que sa vie et son existence présentes sont celles pour lesquelles Dieu l’avait créé, c’est avec raison que le déiste rejette le plan de la Rédemption Chrétienne.

N’est-il pas bien étrange que les chrétiens aussi bien que les infidèles ne voient pas que c’est là le point unique de la question ? N’est-il pas étonnant que les doctes défenseurs du Christianisme puissent songer à partir d’un autre principe que de celui qui constitue toute la base de l’édifice Chrétien, et qu’ils imaginent pouvoir proposer à l’homme, avec quelque apparence de fondement, la Rédemption Chrétienne, avant de lui avoir montré pourquoi et de quoi il devait être racheté. Mais la surprise s’accroît encore lorsque l’on considère que rien ne saurait excuser les chrétiens d’avoir dévié de ce point fondamental, puisque l’Ancien et le Nouveau Testament lui rendent également témoignage de la manière la plus authentique. Au jour où tu en mangeras, dit l’Ancien Testament, tu mourras sûrement. Si un homme ne naît de nouveau d’en-haut de la parole et de l’esprit de Dieu, dit le Nouveau Testament, il ne peut entrer dans le Royaume des Cieux. C’est ainsi qu’ils s’accordent pour proclamer ces deux grandes bases, savoir premièrement que l’homme est mort à la vie pour laquelle il avait été créé ; secondement, qu’il ne peut être racheté qu’en naissant réellement à la vie divine qui est venue d’en-haut se communiquer de nouveau à lui.

Quelle excuse peuvent donc offrir ceux qui, lisant l’Écriture, laissent de côté ces bases essentielles, puisque, non seulement elles y sont exprimées de la manière la plus claire, mais qu’elles en sont encore l’unique fondement. En effet, si l’homme n’était pas mort à la véritable vie, quel besoin aurait-il eu de Moïse et des Prophètes ? Certes, s’il possédait la perfection de vie pour laquelle il fut créé, la lumière n’est pas plus indépendante des ténèbres qu’il ne le serait de toute loi extérieure. Pour connaître et accomplir la volonté de Dieu, il lui eut suffit d’obéir à la loi de sa propre nature, et dès lors il est évident que les dispensations de Moïse et des Prophètes eussent été pour lui totalement superflues.

Mais s’il est vrai que l’homme soit mort à cette vie primitive, qu’il ne vive plus que de la vie terrestre animale de ce monde, dans l’esclavage des passions, sous l’influence des mouvements désordonnés de la chair et du sang, dès lors on sent combien il est nécessaire que Moïse se présente avec la loi pour faire discerner le mal et mettre le péché en évidence, et qu’il commande à l’homme de résister et de mourir à toutes les convoitises de cette vie terrestre, dans laquelle il s’est précipité. Ainsi chercher un autre but à cette loi que de nous apprendre à résister et à mourir à notre faux caractère terrestre, c’est aussi peu connaître la nature de la dispensation de Moïse que notre propre état.

Après Moïse vinrent les Prophètes, dont l’œil perçant signala de loin et déclara la gloire du siècle à venir. Or ce n’était que parce que l’homme devait recouvrer l’état glorieux pour lequel il avait été créé que Dieu envoya l’esprit de prophétie pour réveiller en lui cette espérance, cette foi et ce désir ardent qui sont les seuls leviers par le moyen desquels il peut être soulevé du bourbier de la vie terrestre, dans lequel il est enfoncé, et être transporté peu à peu jusque dans sa véritable patrie. Ainsi donc, tout le but des Prophètes est uniquement d’augmenter en nous cette espérance, cette foi et ce désir par lesquels nous naissons de nouveau à cette vie glorieuse que nous avons perdue et qu’ils nous annoncent que nous devons recouvrer un jour.

Voyez de quelle importance est cette base dont nous avons parlé, puisqu’en effet les dispensations de Moïse et des Prophètes n’ont eu lieu que parce que l’homme est mort à la vie divine et qu’il doit y renaître de nouveau. Non seulement c’est là le but et le fondement unique de toutes les Écritures, mais encore l’unique moyen de les lire avec fruit, c’est de les envisager sous ce seul point de vue, de ne chercher dans elles d’autres leçons que celles qui nous apprennent à discerner le mal, à résister aux impulsions de la nature corrompue terrestre, et à tourner nos cœurs vers Dieu par l’espérance, la foi, et par toute l’énergie de désir dont nous sommes capables. Tout ce que nous rencontrons dans l’Écriture qui ne semble pas tendre à ce but général, mais qui se rapporte seulement à quelque circonstance temporelle particulière, ne nous importe pas plus que le manteau et les parchemins que saint Paul dit avoir oubliés chez un de ses disciples.

Si les hommes n’eussent jamais considéré les Écritures sous un autre point de vue, combien de milliers de volumes n’eussent point été écrits. Mais du moment qu’ils cessèrent de les regarder comme étant uniquement destinées à leur apprendre à renoncer et à mourir à leur vie fausse et corrompue, pour naître de nouveau à la nature divine ; dès ce moment, dis-je, leur docte raison appela à son secours l’Hébreu, le Syriaque, l’Arabe, le Grec et le Latin, et, mettant les Écritures à la torture, elle en tira ce chaos d’opinions confuses qui a couvert de ténèbres le monde chrétien et l’a privé de l’unique bien réel que devait lui procurer la parole écrite de Dieu. Vous pouvez juger maintenant combien il est avantageux pour vous d’avoir fixé votre cœur sur cette base fondamentale ; par elle les Écritures deviennent claires, simples et nous présentent les instructions les plus sûres et les plus importantes ; avec elles, les hommes les plus ignorants, mais dont le cœur est droit, n’ont pas besoin de commentateur pour les aider à tirer tout l’avantage possible de l’Écriture sainte, et les préserver de toute erreur dangereuse.

 

SILVESTRE.

 

Ma propre expérience, Théophile, rend un témoignage complet à la vérité de ce que vous venez de dire. Depuis que j’envisage les Écritures saintes sous ce point de vue, je n’en lis rien qui ne soit pour moi esprit et vie et qui ne remplisse mon âme d’une onction et d’une douceur inexprimable, et je suis toujours prêt à m’écrier, avec ceux que les Juifs envoyèrent pour se saisir de Jésus, jamais homme ne parla comme cet homme.

Pourquoi le fils de Dieu s’est-il fait homme si ce n’est parce que l’homme devait devenir une créature divine ? Pourquoi cet homme avait-il besoin d’un tel Sauveur si ce n’est parce qu’il était devenu terrestre, charnel et mortel ? Or une fois que l’on considère Christ et l’homme sous ce point de vue, tout ce qui est dit dans l’Évangile devient plus clair que le jour.

Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et pesamment chargés, et je vous soulagerai. Combien est faible et incertain le sens de ces paroles pour celui qui ignore que l’homme a perdu la vie divine pour laquelle il avait été créé, et qu’il est tombé dans un monde qui n’est que peine, fatigue et misère ; mais au contraire pour celui qui est convaincu de cette vérité, combien est profond et consolant le sens que lui présentent ces paroles. Il entend le Seigneur lui dire partout, quoique sous des formes et par des expressions différentes, je ressusciterai pour vous cette vie de gloire et de bonheur que vous avez perdue. Pourquoi Christ dit-il : Bienheureux ceux qui sont affligés, parce qu’ils seront consolés, si ce n’est parce que celui qui est troublé par le sentiment de la corruption, de la vanité et de l’impureté de la vie terrestre, dans laquelle il est tombé, est tout prêt à recevoir au-dedans de lui la consolation de la vie divine. Bienheureux sont ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu’ils seront satisfaits. Comme ces paroles sont claires et pleines de sens pour celui qui sait que Jésus-Christ est notre justice, c’est-à-dire que notre âme ne peut recouvrer la vie divine que nous avons perdue qu’autant qu’elle vit de la vie juste de Christ ! Ainsi, l’unique moyen de parvenir à être rempli de cette vie divine, c’est d’avoir continuellement faim et soif de cette justice. Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et je lui donnerai à boire, et de son sein jailliront dans l’éternité des sources d’eau vive. Que feront de ces passages les savants critiques en Grec et en Latin ? Ils chercheront tout au plus les moyens d’excuser un langage si étrange ; mais si celui qui lira ces paroles sait que lui et tout le genre humain sont morts à la vie divine, il goûtera d’avance la félicité qu’elles lui promettent ; il aimera des sons qui annoncent à son âme que les jouissances de la vie céleste doivent un jour l’inonder. Je vous conjure, dit l’Apôtre, comme étrangers et voyageurs, de vous abstenir des convoitises de la chair qui font la guerre à l’âme, etc. Le docte critique, pour pouvoir donner quelque sens à la phrase de l’Apôtre, parcourra nombre d’auteurs grecs et latins pour voir les différentes manières dont ils ont employé ces mots d’étrangers et de voyageurs ; mais le chrétien qui sait que l’homme a émigré du Paradis, que par les droits de son origine, il est vrai, il appartient au Royaume céleste, mais qu’il est tombé dans un monde où l’esprit astral élémentaire le retient captif, et où il est exposé, au milieu des bêtes des champs, à la fatigue, à la souffrance, à la maladie, à la faim, à la soif et aux intempéries de l’air ; dans lequel, enfin, les esprits mauvais, comme des lions rugissants, cherchent sans cesse à le dévorer  ; ce vrai chrétien, dis-je, sait assez combien il est vrai et réel que l’homme sur cette terre n’est qu’un pauvre étranger et un misérable voyageur. L’Évangile, dit Jésus-Christ, est prêché aux pauvres : ici le critique n’envisagera que les diverses manières dont on peut être pauvre par la privation des choses de ce monde  ; mais le chrétien, qui sait que l’homme n’est réellement pauvre que parce qu’il a perdu les richesses et les grandeurs de la vie véritable, comprend que c’est à ce pauvre qu’est prêché l’Évangile, et que celui-là seul est capable de l’écouter et de le recevoir, qui a véritablement le sentiment de sa pauvreté. Quant à celui qui n’a pas le sentiment de sa dégradation, les promesses de l’Évangile ne sont pour lui que des contes de fées, et la croix de Jésus-Christ ne lui est que pierre d’achoppement et folie, qu’il soit Chrétien, Juif ou Grec. C’est ainsi que toutes les paroles et tous les enseignements de Christ et de ses Apôtres sont pleins de consolation et renferment un sens sublime et divin pour celui qui croit que l’homme est mort à la vie divine conséquemment à sa chute et à sa dégradation, tandis qu’ils ne sont que des mots vides de sens pour ceux qui sont convaincus du contraire.

 

THÉOPHILE.

 

Nous voilà donc d’accord sur ce point important, savoir que c’est la chute de l’homme dans la vie de ce monde qui a donné lieu à sa rédemption, et qu’elle consiste entièrement en une naissance réelle de la vie de Christ dans l’âme. Il ne me reste plus, maintenant, cher Silvestre, qu’à vous demander comment vous vous y prendriez pour convaincre quelqu’un de son état de dégradation.

 

SILVESTRE.

 

Je ne me presserais point de lui mettre sous les yeux le récit de Moïse dans la Genèse, parce que, dans le fait, la chute n’est point un sujet historique, et que la connaissance qu’il en acquerrait sous ce rapport ne lui serait d’aucune utilité et ne lui ferait aucun bien réel, et de plus ce récit n’est point la preuve de la chute et ne peut pas, par conséquent, lui servir de témoignage.

Sans doute, c’est Moïse qui le premier a consigné dans des annales la mort naturelle du premier homme et de plusieurs de ses descendants, mais ce qu’il rapporte n’est point la preuve que l’homme soit mortel ; cette preuve ne se trouve en réalité que dans la connaissance de sa nature et du monde auquel appartient sa vie. De plus, nous n’avons pas besoin que Moïse nous assure qu’il a existé un premier homme, que cet homme avait dans lui un principe céleste et un principe terrestre et qu’il n’a pas dû arriver dans ce monde de la même manière que ceux qui sont provenus de lui ; chaque homme en effet est à lui-même la démonstration certaine de ces vérités. Moïse, comme historien, ne fait donc que nous rapporter à quelle époque, dans quelle circonstance et de quelle manière ce premier homme vint dans le monde et quel était son nom. Ce n’est pas le récit de Moïse qui constate la vérité du fait, mais il est prouvé à chaque homme, par sa propre nature et par son existence même dans ce monde. L’on peut en dire autant de la chute, et nous n’avons pas plus besoin d’avoir recours à Moïse pour prouver que l’homme et le monde dans lequel il habite sont dégradés, que pour établir que l’homme est pauvre, misérable, faible, vain, corrompu, dépravé, égoïste, périssable, et que ce monde n’est qu’un triste mélange de biens apparents et de maux réels, qu’il ne présente qu’une scène d’épreuves, de maux et de tourments, résultant nécessairement de la nature et de la condition actuelle de l’homme et de cet Univers. Or c’est là une preuve irrécusable de la chute de l’homme ; preuve que nous n’avons pas besoin d’aller chercher dans l’histoire, mais qui se montre sans cesse à nous partout, d’une manière aussi évidente que le soleil. Aussi le but de Moïse n’est pas de prouver le fait de la chute, mais de rapporter à quelle époque, dans quelle circonstance, et de quelle manière elle est arrivée.

Ainsi donc, si je voulais convaincre un homme de la réalité de la chute, je tâcherais de l’amener au même sentiment que lui inspirent naturellement les afflictions, les revers, les maladies, la souffrance, et enfin l’approche de la mort, c’est-à-dire que je tâcherais de le convaincre de la vanité et de la misère de la vie et de l’existence dont il jouit dans ce monde. En effet, comme c’est là l’unique preuve de la dégradation de l’homme, ce n’est qu’en la lui rendant sensible que l’on peut l’amener à la conviction de la chute ; c’est donc uniquement à sa propre nature et à son existence dans ce monde que j’en appellerais d’abord ; je lui montrerais combien il serait déraisonnable et même impossible de supposer qu’un Dieu qui n’est en lui-même que bonté infinie, que félicité sans bornes, ait pu produire une race de créatures intelligentes qui ne trouveraient dans leur nature aucun moyen d’être bonnes et heureuses. Les Serviteurs de Dieu inspirés par son esprit ont dit : L’homme qui est né de femme n’a qu’une vie de courte durée et encore est-elle pleine de misères. L’homme se promène au travers des illusions, et c’est en vain qu’il s’inquiète. Si ces passages, trop réellement applicables au genre humain, pouvaient regarder en réalité une des races d’animaux de ce monde, je ne vois pas comment il serait possible de défendre la bonté de l’être qui l’aurait produite. Le déiste peut bien rejeter les Écritures comme contenant une Révélation divine, mais il n’en est pas moins vrai que cette vérité importante qui y est contenue, savoir que la vie de l’homme n’est que misère et vanité, lui est démontrée journellement par tout ce qui le frappe au dehors et par tout ce qu’il sent au-dedans de lui. Voyez l’enfant au moment où il vient de naître, sa vue est à peine supportable, il présente un spectacle de difformité, de nudité, de faiblesse et d’impuissance que n’offrent aucun des animaux de ce monde : le poulet, dont la naissance n’est souillée d’aucun crime, entre en beauté dans ce monde ; dès qu’il a brisé sa coquille, il court et pique le grain : presque tous les animaux commencent à jouer peu d’instants après leur naissance ; ils sont couverts du vêtement qui leur est propre et l’on considère avec plaisir le spectacle de leurs jeux et de leur gaieté ; tandis que cet enfant qui vient de naître, destiné à marcher droit, à fixer ses regards vers les cieux, et à adorer le Dieu qui les a créés, est enseveli pendant bien des mois dans l’ignorance, la faiblesse et l’impureté ; offrant ainsi, au moment où il commence à respirer la vie de ce monde, un spectacle aussi mélancolique que lorsqu’au milieu des agonies de la mort il exhale son dernier soupir.

Que conclure de là, sinon que l’homme est la seule de toutes les créatures qui n’appartienne point à ce monde, et que c’est certainement par une prévarication qu’il est tombé dans cet univers terrestre. Si l’homme eût appartenu à ce monde par sa nature originelle, et qu’il en fût l’enfant légitime, comment n’aurait-il pas rendu le plus haut degré d’honneur à cette créature si élevée par-dessus les autres ? Et peut-on douter que l’homme ne fût entré dans ce monde plus parfait qu’aucun autre animal et couvert de vêtements plus magnifiques que les plus beaux lys ?

Mais à peine l’enfant commence-t-il à se reposer sur ses jambes et à agir pour lui-même qu’il présente un spectacle plus lamentable encore que celui qu’il offrait lorsque, couché dans son berceau, il s’épuisait en pleurs. La force de vie qu’il manifeste n’est que l’énergie de ses passions, sa raison n’est que ruse, artifice, égoïsme ; il chérit ou déteste selon les impulsions de la chair et du sang ; et bientôt ni la crainte de la prison, ni celle d’une mort infâme ne pourront peut-être l’empêcher de devenir un voleur et un assassin. Est-il riche, c’est l’ambition et l’orgueil qui le tourmentent ; est-il pauvre, ce n’est que murmure et mécontentement ; en un mot, dans quelque condition que naisse cet homme, tôt ou tard ses passions désordonnées, ses convoitises frustrées, ses travaux inutiles, ses souffrances et ses maladies viendront l’arracher de ce monde, au milieu d’agonies semblables à celles qu’éprouva sa mère au moment où elle l’enfanta animal de ce monde.

Tant de maux et de misères sont le résultat naturel et nécessaire de sa naissance à la vie animale, terrestre, de ce monde, et cet univers naturel ne lui offrant aucun moyen de s’en garantir, il est condamné à gémir sous ce poids accablant aussi longtemps qu’il ne vit que de la vie de ce monde. Ainsi donc la certitude absolue de la chute de l’homme et la nécessité où il est de renaître de nouveau se trouvent complètement démontrées, indépendamment même du témoignage des Écritures. Dieu est par lui-même la bonté infinie et la félicité sans bornes ; et cependant l’homme qui vit uniquement de la vie terrestre de ce monde n’est pas plus capable de posséder la bonté réelle que le bonheur véritable : il est donc évident qu’il n’a pas pu être placé primitivement dans cet ordre de vie par un Dieu qui n’est en lui-même que bonté et félicité. Ainsi tout homme qui croit en un Créateur infiniment parfait est obligé de confesser que nous avons perdu, d’une manière ou d’une autre, cette perfection de vie pour laquelle Dieu nous avait créés. Quant au chrétien, pour qui les Écritures saintes sont infaillibles, il trouve dans elles, à chaque page, les témoignages les plus évidents et les plus forts de cette vérité.

Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance. Que ce commencement de l’homme est grand, qu’il est divin ! Comment pourrait-il se trouver de la misère, de la vanité et de la faiblesse dans une créature qui a une telle origine ? Et cependant, qu’est devenu cet homme ? Dès sa naissance dans le monde il ne présente plus qu’un objet lamentable ; et pourrait-on appeler la manière misérable dont il y fait son entrée en sortant du sein de sa mère, une création à l’image et à la ressemblance de Dieu ? Lorsque Dieu dit faisons l’homme à notre image, il ne parlait pas d’une seule personne mais de tout le genre humain ; tous les individus qui le composent étaient destinés, chacun selon son caractère particulier, à posséder la même perfection de vie, et à manifester la même puissance et la même gloire. Rapprochez maintenant du texte de Moïse que nous venons de citer les paroles suivantes : L’homme qui est né de femme n’a qu’une vie de courte durée, et encore est-elle pleine de misères ; il est donc clair que l’homme est mort à cette vie pour laquelle il avait été créé, et qu’elle a été remplacée pour lui par une vie terrestre et corruptible. L’Apôtre dit : L’homme naturel ne connaît point les choses de Dieu, elles sont folie pour lui. Quoi, se pourrait-il que cet homme naturel, cet homme de chair et de sang terrestre, totalement étranger à la connaissance divine et pour qui les choses de Dieu ne sont que folie, fût cet homme primitif ! Se pourrait-il rien de plus absurde que de le prétendre ? Et comment donc pourront s’excuser ces docteurs qui, au milieu des démonstrations si palpables que leur donne l’Écriture sainte, ne voient pas que cette nature humaine actuelle n’est pas celle pour laquelle nous avions été créés, mais que nous sommes morts à cette vie primitive par laquelle nous devions être l’image et la ressemblance de Dieu ; autrement, comment les choses divines pourraient-elles jamais être une folie pour nous.

Nous n’avons pas plus été créés pour exister au milieu des chagrins, des souffrances et des angoisses de la vie terrestre, que les anges ne l’ont été pour habiter le royaume de ténèbres et de colère, et notre existence en dehors du Paradis est aussi opposée à la volonté et à la bonté de Dieu à notre égard que l’est au dessein et à la bonté de Dieu, à l’égard des anges, leur existence hors du ciel dans les lieux d’obscurité.

C’est nous qui avons attiré sur nous-mêmes cette corporisation impure, grossière, sujette à la maladie, à la souffrance et à la corruption, comme les anges déchus ont produit eux-mêmes les formes hideuses de serpents, etc., par lesquels ils se manifestent. Ne serait-ce pas une absurdité de dire avec l’Écriture et l’Église que nous sommes enfants de colère, nés dans l’iniquité, si notre nature actuelle était celle pour laquelle Dieu nous avait créés primitivement. Si Dieu eût créé dans le principe cet univers dans l’état où il existe actuellement, que deviendraient les attributs divins, en considérant que dans la réalité ce monde n’est qu’une vallée de misères, qu’il est plein de désordres, de maux de toutes espèces, de pièges, de tentations, et que nous n’y habitons que dans l’ombre de la mort. En effet, si l’homme et le monde existaient dans cet ordre dans lequel Dieu les avaient créés au commencement, il serait aussi absurde et aussi inconciliable avec la bonté et la perfection divines de parler des souffrances, des misères de l’un et de la vanité de l’autre que de prétendre que les Saints Anges qui n’ont point pris de part à la prévarication sont au ciel dans un état de désordre et de misère, et que leur existence céleste n’est qu’une existence de vanité, de vide et de souffrance.

 

THÉOPHILE.

 

Vous venez d’établir la chute de l’homme, Silvestre, sur sa base véritable et vous l’avez présentée sous un jour si frappant et si juste que je n’ai rien à ajouter.

 

SILVESTRE.

 

Permettez-moi, Messieurs, de vous donner encore, en peu de mots, une autre preuve que l’homme est mort à la vie et à la nature pour lesquelles il avait été créé. La raison humaine était autrefois ma divinité et elle est encore la vaine idole des déistes et des chrétiens de nos jours ; et cependant cette raison, dans son origine, ne remonte pas plus haut que notre état d’ignorance, d’infirmité et de mortalité ; ils ont commencé ensemble, ils sont inséparables, s’engendrent réciproquement, et sont la vie l’un de l’autre ; aussi sont-ils destinés à vivre et à mourir ensemble et à rendre également témoignage à la dégradation de l’homme. Il est aussi impossible de supposer qu’aucune créature puisse sortir des mains de Dieu privée des moyens de connaître et de posséder ce qui est nécessaire au bonheur de sa vie, que d’attribuer à Dieu une volonté mauvaise. Or toute connaissance véritable, essentielle à la nature de l’être, dans quelque créature que ce soit, est nécessairement sensible, intuitive et évidente en elle-même. Ainsi le doute, l’opinion, le raisonnement ne peuvent commencer à avoir lieu pour une créature que lorsqu’elle a perdu sa loi et sa manière d’être véritable, et qu’elle s’est égarée de manière à ne plus savoir où elle est et ce qu’elle est. C’est alors vraiment que commence le doute qui donne lieu au raisonnement et à la discussion, et voilà la noble origine de notre raison si vantée, qui n’a commencé qu’avec les ténèbres, au moment où nous mourûmes à la lumière véritable. Dans quelque créature que ce soit, le doute, l’incertitude, le raisonnement sont nécessairement l’effet d’une chute ou d’un égarement de sa loi primitive, et ils démontrent qu’elle a besoin de quelque chose qu’elle ne possède point et qu’elle ne sait où trouver pour atteindre le complément de la nature de son être. Les animaux ne cherchent point à connaître la vérité ; or, s’ils sont étrangers au besoin de la posséder, c’est sans doute parce qu’elle n’a jamais appartenu à leur propre nature. L’homme au contraire la recherche sans cesse et il est dans une agitation continuelle pour la trouver, sans pouvoir y parvenir ; il prend le mensonge pour la vérité et la vérité pour le mensonge, preuve évidente qu’il ne la possède pas, et que pourtant elle devrait être son partage et qu’il avait été créé pour elle ; nul être en effet ne peut rechercher que la chose qu’il a perdue et dont il a besoin, et il ne peut s’en former la plus légère idée que parce qu’elle appartient à sa véritable nature et qu’il devrait la posséder.

Les animaux n’ignorent rien de ce qui est relatif à leur existence, et ils ont la connaissance sensible et intuitive de tout ce qui est nécessaire au bien de leur être, tandis que l’homme, qui a la raison en partage, est en proie à l’ignorance, au doute, à la conjecture, à l’incertitude sur les sujets de la plus grande importance, relativement à ce qu’il est lui-même, à ce qui constitue son véritable bien et aux moyens de l’obtenir. Demander à notre raison de nous apprendre comment Dieu est notre Dieu, comment nous sommes en lui et de lui, ce qu’il est en lui-même et ce qu’il est en nous, c’est demander à nos mains matérielles de distinguer par leur tact la densité ou la rareté de la lumière. Lui demander de nous apprendre si l’âme de l’homme est immortelle par sa propre nature nous avancera tout autant que si nous demandions à nos yeux de nous montrer où commence l’étendue et où elle finit : enfin la raison est aussi peu capable de nous enseigner s’il y a en nous quelque chose de Dieu et de la nature divine que l’est notre odorat de distinguer s’il existe une vertu céleste dans les odeurs et les parfums aromatiques qu’exhalent les fleurs d’un jardin.

 Bien plus, non seulement la raison est incapable d’aider l’homme à recouvrer la connaissance dont il a besoin, mais encore elle ne fait au contraire qu’augmenter son ignorance, multiplier ses doutes et lui faire enfanter de nouvelles fictions et de nouvelles absurdités. Et comment cela pourrait-il être autrement, puisqu’aussi longtemps que la raison est l’oracle de l’homme, il marche nécessairement dans la vanité à la lueur des ténèbres. Aucun être ne peut, par la force seule de la raison humaine, trouver sa véritable loi, agir d’une manière harmonique avec la nature de son être, ou répondre au but de sa création : la raison, n’étant point la vie, la puissance ou le centre de la nature, ne peut pas plus agir sur elle en réalité que sur les principes de la végétation dans tous les corps de cet Univers. Celui qui prétendrait avoir recours à sa raison comme au véritable principe de force et de lumière de sa nature montrerait la même ignorance du véritable emploi et de la véritable nature de la raison qu’en découvrirait, à l’égard des fonctions respectives des organes de son corps, celui qui voudrait sentir avec ses yeux et voir avec son nez. En effet, de même que chacun de ces sens ont leur emploi et leur faculté propre, qu’ils ne peuvent ni changer ni outrepasser, ainsi la raison a également son emploi fixe et ses limites ; elle est bornée à observer les choses qui lui sont manifestées par le moyen des sens, c’est là sa fonction unique, comme celle de l’œil est bornée à voir les objets extérieurs. Ainsi donc, dès que la raison prend sur elle de traiter des choses qui ne lui sont point manifestées par les sens, comme par exemple de discuter sur la naissance nouvelle, sur la lumière et la foi divines, ou de juger de quelle manière l’âme a besoin de Dieu, etc., elle sort autant des bornes de ses fonctions véritables que l’œil qui prétendrait flairer ; et, dans cette aberration, elle ne peut être appelée et n’est plus en effet que fantaisie, caprice, conjecture, opinion, imagination ou telle autre affection aveugle qu’il vous plaira.

Supposons en effet que l’homme vienne ainsi dans le monde sans avoir aucun moyen de découvrir ce qu’il est, comment il doit y vivre, ce qu’il doit chercher comme son bonheur véritable, enfin ce qu’il doit penser de Dieu, de sa Providence, de la Religion, etc. Supposons, de plus, qu’il soit pressé par ses facultés d’une manière invincible à poursuivre cette recherche, sans qu’il soit jamais en son pouvoir d’être satisfait ; pourra-t-on concevoir un être plus misérable et une production plus indigne d’un Créateur infiniment bon ! Il faut donc nécessairement confesser que l’homme a perdu lui-même la vraie lumière et la perfection de vie pour lesquelles Dieu l’avait créé, ou supposer que Dieu s’est montré bon et juste à l’égard de toutes ses créatures, à l’exception de l’homme seul.

Mais je m’arrête, car il me semble, Docteur, que vous avez quelque chose à nous dire.

 

LE DOCTEUR.

 

Je voulais seulement dire que tous les attributs de Dieu, que tout ce qui nous est montré par les sens et la raison, enfin tout ce que nous connaissons et sentons, soit de nous-mêmes, soit de l’Univers, concourt certainement avec la lettre et l’Esprit de toutes les Écritures à établir, comme une vérité incontestable, que l’homme est mort à la vie divine pour laquelle il avait été créé. Mais, en même temps, j’avoue qu’il m’est difficile de comprendre comment une créature destinée à un si haut degré de perfection, à la jouissance même de la vie, de la lumière et de l’esprit de Dieu pouvait se séduire elle-même ou se laisser séduire par un autre.

 

THÉOPHILE.

 

Tout ce qui nous importe, cher ami, est d’être assuré du fait : c’est sa réalité qui nous élève au-dessus de la classe des animaux terrestres et pose pour nous la base de la morale et de la Religion. Si nous n’eussions pas été créés pour une vie divine, nous serions aussi étrangers à la vertu et à la bonté réelle, aussi incapables de nous en former la plus légère idée et de les désirer que le sont les autres animaux ; et toutes nos fonctions se borneraient à penser à nous-mêmes, à satisfaire nos désirs terrestres et à tirer de ce monde le meilleur parti possible : voilà la sagesse et la bonté qui sont du ressort de la nature terrestre, soit dans l’homme, soit dans la bête. Tout dépend donc de la certitude de ce fait, savoir que nous avons été créés pour une vie divine : il est pour nous la seule base de consolation, et c’est lui seul qui nous donne la confiance d’élever en foi et en espérance nos regards vers Dieu, comme vers notre Père véritable, de considérer le ciel comme notre patrie et de ne nous regarder que comme étrangers et voyageurs sur la terre.

Cependant, pour vous donner les moyens d’apprécier et de résoudre vous-même la difficulté qui vous arrête, je consens à entrer dans quelques détails sur la création ou émanation de l’homme, et à vous tracer en peu de mots l’idée générale de la manière dont la chute de l’homme a eu lieu.

Voyez Dieu créant ou émanant de lui-même un cercle de créatures de volonté libre et indépendante : sorties de la source de toute perfection, elles sont capables d’intelligence, de vie, de bonté, enfin de la jouissance de la félicité divine ; mais remarquez que je dis seulement qu’elles sont capables, parce qu’elles ne peuvent prendre possession de toute cette perfection que par un acte libre de leurs volontés et en opérant en conformité à la loi fondamentale qui les constitue ; voyez, dis-je, ce cercle de créatures placées d’un côté, entre la possibilité de fixer incessamment leurs regards sur l’être qui les a produites, le reconnaissant comme l’unique principe de réalité, le concevant comme l’unique source par laquelle elles peuvent prendre possession de la vie et de la félicité et agissant en conséquence ; de l’autre côté, voyez-les libres de détourner leurs regards de ce principe unique pour le recourber sur elles-mêmes ; voyez-les, dis-je, comme ayant en elles-mêmes et indépendamment de Dieu le pouvoir de s’attribuer et de prendre possession par elles-mêmes de la vie et de la félicité, et vous aurez une idée de la manière dont l’homme a pu tomber, et perdre la réalité de cette vie de béatitude éternelle pour laquelle il avait été créé. Si Dieu, en l’émanant volonté libre et indépendante, l’eût constitué jouissant par lui-même et en lui-même de toute la perfection éternelle de vie divine, dès lors il eût été éternellement Dieu, indépendant de Dieu, et il y eût eu deux volontés éternelles indépendantes, c’est-à-dire deux dieux, supposition inadmissible et absurde ! Il fallait donc nécessairement qu’il reçût volontairement de Dieu par communication la réalité de la vie et qu’il entrât ainsi dans une union éternelle avec lui : mais créé libre, il devait nécessairement être dans un équilibre parfait, pouvant également envisager Dieu comme l’unique principe de réalité et agir volontairement en conséquence, ou pouvant se regarder doué qu’il était de facultés admirables, comme ayant aussi par lui-même ce principe de réalité, et déterminé à agir volontairement de même en conséquence.

Telle était nécessairement sa position ; et il n’eût pas été réellement constitué VOLONTÉ LIBRE si quelque chose, indépendamment de la spontanéité de sa volonté, eût pu influer sur sa détermination : voilà la possibilité, l’origine et la cause de la chute, soit du cercle angélique, soit du cercle humain. C’est par le premier acte de leur volonté seulement qu’ils pouvaient prendre possession de la vie divine ou qu’ils pouvaient la perdre, et qu’ils l’ont perdue en effet ; ils sont donc morts avant d’y être nés, et n’ont jamais eu ni la connaissance RÉELLE, ni la jouissance de ce qu’ils ont perdu. L’Écriture nous dit que ce fut par l’orgueil et la convoitise que les anges et les hommes tombèrent primitivement : en effet, s’étant arrêtés, c’est-à-dire ayant cessé de fixer leur regard sur leur principe éternel, et l’ayant recourbé dès lors sur eux-mêmes, ils conçurent par ce regard la pensée d’orgueil, c’est-à-dire qu’ils conçurent l’idée qu’ils pouvaient devenir par eux-mêmes tout ce pour quoi Dieu les avait créés ; cette idée devint pour eux l’objet de leur convoitise, et leur volonté détermina leur action en conséquence ; mais Dieu seul étant la réalité de la vie, et la créature n’étant, en elle-même, et par elle-même, que le néant de l’être réel, c’est-à-dire le désir aveugle et ténébreux de la vie, ils se virent engloutis dans un abîme affreux d’obscurité et d’angoisse dévorante, sans aucun espoir ou possibilité en eux-mêmes de pouvoir en être délivrés.

Sans entrer dans de plus grands détails, j’espère, Docteur, que le tableau que je viens de vous tracer est suffisant pour écarter de votre esprit toutes difficultés relatives à la possibilité de la chute et à la manière dont elle a dû avoir lieu.

Dans la suite, nous nous occuperons des moyens par lesquels Dieu, ayant (d’après la labilité de la créature, conséquence nécessaire de la liberté) prédéterminé de venir, dans son amour et sa miséricorde, à son secours, lui rendit sa communication et la mit de nouveau à même de pouvoir prendre possession de la vie pour laquelle elle avait été créée, et cela par l’accomplissement même de la loi qu’elle avait volontairement enfreinte dans le principe.

Mais, Silvestre, revenons à notre sujet et ayez la bonté maintenant de me dire comment vous vous y prendriez pour amener à la connaissance du Christianisme celui que vous ne pourriez convaincre de la réalité de son état de chute et de dégradation ?

 

SILVESTRE.

 

Je ne voudrais pas même l’essayer, Théophile, car ne pouvant plus partir d’un point fixe, n’ayant plus de base réelle, il vaudrait autant que j’entreprisse de persuader à quelqu’un qui croirait ses yeux en parfaite santé de tout quitter pour aller chercher à la Chine un remède infaillible pour toutes les maladies des yeux, ce remède ne se trouvât-il que dans cette portion de l’Asie. Quoi de plus absurde, en effet, que de presser un homme qui se croit dans le même état pour lequel et dans lequel Dieu l’a créé, de le presser, dis-je, de se renoncer lui-même, d’abandonner toutes les jouissances de la chair et du sang pour parvenir à se réconcilier avec Dieu !

Certes, ma propre expérience m’a bien appris que tous les discours sur la vérité du christianisme, sur la nécessité de la croix, sur l’amour infini de ce Dieu, qui nous a donné un si grand Sauveur, ne sont que de vains sons, écoutés avec la plus grande indifférence, et incapables de faire une impression sérieuse tant qu’on n’est pas convaincu de la réalité de la chute et de la dégradation de l’homme. Et voilà pourquoi Christ disait : Venez à moi, vous tous qui êtes travaillés et pesamment chargés, et je vous rafraîchirai ; c’était comme s’il eût dit : Vous êtes les seuls qui puissiez venir à moi et les seuls que je puisse rafraîchir.

Celui donc qui désire propager le Christianisme et y convertir en réalité ne devrait jamais, à l’exemple de Christ, partir d’une autre base. Il faut être fatigué et pesamment chargé pour être propre à être converti ou rafraîchi ; le seul moyen d’amener un homme au christianisme, ou de le rendre propre à être rafraîchi par Christ, est donc de l’amener à sentir évidemment la misère, le poids et la vanité de son état présent : tant que nous ne pouvons pas atteindre ce but, nous devons le laisser à lui-même, jusqu’à ce que quelque coup de la Providence vienne le réveiller de sa léthargie : il serait en effet aussi absurde de chercher à lui prouver la nécessité de croire à la Trinité sainte, à l’incarnation du fils de Dieu, etc., que de disputer avec un athée complet sur l’adoration de Dieu en esprit et en vérité ; et de même que l’existence de Dieu est l’unique base d’après laquelle on puisse prouver qu’il doit être adoré en esprit et en vérité, de même il est évident qu’auparavant de croire à la vérité des mystères de la Rédemption, il faut nécessairement croire à la réalité de notre dégradation. Celui qui nie la chute de l’homme rejette aussi nécessairement tous les mystères du Christianisme, ainsi que l’athée tout ce qu’on lui enseigne de l’adoration de Dieu en esprit et en vérité. Ainsi exposer ces mystères à la discussion et à la critique de quelqu’un qui ne croit pas à la chute de l’homme, c’est non seulement lui préparer un triomphe aisé, mais c’est encore l’éloigner davantage du Christianisme : en effet, accoutumé peu à peu à traiter légèrement et à tourner en ridicule des mystères qui, pour lui, sont sans fondement, il peut enfin être amené à un état effrayant d’endurcissement. Si, au contraire, vous ne vous écartez point de l’unique fondement du Christianisme, que vous ne vous avanciez avec l’incrédule qu’autant qu’il commence à sentir et à reconnaître la réalité de la chute de l’homme et sa mort à la vie divine pour laquelle il avait été créé, dès lors vous vous trouvez toujours en mesure avec lui, vous vous arrêtez où il faut, et vous lui ôtez toute possibilité et tout prétexte de se mêler des autres mystères qui ne sont point à sa portée ; dès lors, pour vous résister, il ne lui reste plus d’autre ressource que de renoncer à sa propre raison, de se mettre en contradiction avec le témoignage de ses sens, en soutenant que l’homme n’est point tombé, mais qu’il est naturellement saint, juste, heureux corporellement et moralement, que le genre humain et le monde qu’il habite sont tout pleins de cette bonté et de cette félicité dont a dû nécessairement les combler un Dieu infiniment bon et infiniment heureux, et qui ne peut vouloir que le bien et la félicité de ses créatures. En procédant ainsi, toute l’absurdité d’une contradiction si manifeste du sens et de la raison est complètement à sa charge, et en défendant ainsi le Christianisme, non seulement vous rendez justice à sa cause, mais encore vous agissez de la manière la plus intéressante et la plus avantageuse pour ceux qui ne l’attaquent que parce qu’ils ne comprennent pas la base sur laquelle il repose et sa véritable nature ; et j’ose dire que c’est le cas de tous les déistes de bonne foi et bien intentionnés. En effet, le déisme n’a par lui-même aucune base réelle ; il est sans racine et sans force propre, et il ne doit son existence qu’à l’état misérable dans lequel se trouve la Chrétienté, et à l’usage lamentable qu’ont fait de l’Évangile les savants profanes et les politiques de ce monde : le déiste ne se croit si fort et si bien fondé que parce qu’il peut attaquer avec tant de facilité les diverses croyances des sectes qui divisent l’Église, ainsi que leurs systèmes différents : il ne croit sa cause bonne que parce qu’il lui est si aisé de mettre en évidence les maux et les abus qui désolent la Chrétienté ; il ne se regarde comme ayant une raison supérieure que parce qu’il est dégagé de cette multitude d’absurdités et de contradictions dont s’accusent réciproquement les diverses églises ; enfin il n’est point effrayé des conséquences de son opposition à l’Évangile, parce qu’il voit évidemment que tout en baisant l’Évangile et en disant : Maître, sois le bienvenu, les Chrétiens enfreignent tous ses commandements.

Voilà toute la hauteur, la profondeur et la force du déisme ; il n’eut jamais en moi-même d’autre base, et je n’ai jamais conversé avec personne qui cherchât à soutenir sa cause par d’autres moyens, ou des arguments fondés sur des bases plus réelles : aussi vous a-t-il fallu peu de temps pour me convertir ; par la marche que vous avez suivie, vous m’avez développé un christianisme dont, jusque-là, je n’avais pas même l’idée, et vous m’avez ôté tous les moyens de l’attaquer. Si vous aviez employé la méthode de la plupart des défenseurs de l’Évangile, non seulement vous m’auriez trouvé inébranlable, mais, de plus, il est probable que vous m’auriez confirmé davantage dans mon opinion : au lieu qu’en écartant, comme vous l’avez fait, du fond de la question, toute controverse sur les dogmes particuliers, en montrant que tout l’édifice du Christianisme repose uniquement sur cette base claire et décisive, la chute de l’homme (chute qui m’est démontrée évidemment par mes sens et par ma raison), à laquelle rendent un témoignage trop réel tous les maux, toutes les misères, tous les crimes de ce monde, enfin la nature entière et tout ce que nous connaissons de Dieu, de nous-mêmes et de l’Univers dans lequel nous vivons, vous avez, dis-je, établi les fondements du Christianisme d’une manière inébranlable, et à laquelle il est impossible d’hésiter de se rendre. D’un autre côté, en montrant que la Rédemption de l’Évangile ne tend, par sa nature, qu’à conduire l’homme à l’unique voie véritable qui puisse le délivrer de son état de misère dans ce monde, le Christianisme se présente évidemment comme l’objet le plus simple et en même temps le plus intéressant auquel l’homme puisse appliquer son cœur et son esprit ; et dès lors la scène change tout à fait, le déisme se trouve sans base et sans fondement, et le Christianisme devient aussi évident en lui-même que le sont les sensations de notre propre vie : toute érudition des deux côtés, pour ou contre, devient insignifiante ; c’est sur une base bien plus transcendante que repose le Christianisme, et il se trouve à la portée de tout homme simple qui a assez de sens pour discerner s’il est heureux ou malheureux, bon ou mauvais. Aussi tout homme qui prend pour guide ce sentiment et cette connaissance naturelle est nécessairement mené par degrés au salut que nous annonce l’Évangile : et cet Évangile n’a pas plus besoin maintenant des secours de l’érudition et de l’art de la critique que dans le temps que Christ le prêchait lui-même ; or nous trouverions absurde que des critiques en grec et en hébreu se fussent mis à suivre Christ et ses Apôtres comme interprètes nécessaires de leurs paroles mystérieuses, puisqu’ils ne demandaient à ceux qui les écoutaient que de se retourner vers Dieu avec des cœurs pénitents, et qu’ils leur déclaraient que ceux-là seuls qui étaient de Dieu pouvaient entendre la parole de Dieu. Comment Christ n’eût-il choisi que des hommes ignorants pour prêcher l’Évangile du royaume de Dieu, si cet Évangile n’avait pu être compris comme il faut que par les docteurs et les savants ? Mais supposons qu’ils soient les seuls capables de bien comprendre les paroles de l’Écriture, et que conséquemment les hommes simples dussent en recevoir d’eux l’intelligence, comment pourront-ils distinguer quels sont les docteurs qui ont la véritable connaissance, puisqu’il n’est que trop vrai que depuis que le savoir gouverne l’Église, les docteurs n’ont cessé de se contredire et de se condamner réciproquement dans les points les plus importants de la doctrine chrétienne : ici des milliers de savants disent à l’ignorant qu’il est perdu dans telle ou telle église, et mille autres lui crient que s’il la quitte c’en est fait de lui.

 Si la connaissance du christianisme est le privilège exclusif des docteurs de l’école, par quel moyen l’homme simple pourra-t-il donc y parvenir ? Incapable de comprendre les Écritures saintes faute d’érudition, faudra-t-il qu’il détermine quels sont les docteurs qui ont raison et quels sont ceux qui ont tort ? Mais dans ce cas l’homme ignorant devra posséder un plus grand degré d’intelligence et de discernement, puisqu’il sera obligé de faire pour les docteurs ce qu’ils ne peuvent faire eux-mêmes.

Mais la vérité est que la Rédemption chrétienne est la dispensation de la miséricorde de Dieu envers tout le genre humain ; aussi tous les individus qui le composent en sont capables et peuvent en profiter. Ni les temps, ni les localités, ni les âges, ni les diverses conditions de ce monde, enfin aucune circonstance extérieure de la vie, ne peuvent être un obstacle à sa réception : elle fut le partage du premier homme, elle sera celui du dernier ; l’habile grammairien, l’aveugle, le sourd et le muet n’ont pas des moyens différents de trouver en elle le salut et la vie ; et celui qui écrit de grands commentaires sur la Bible ne sera pas plus sauvé par toutes ces connaissances de bibliothèque que ne l’ont été ceux qui existaient avant qu’il n’y eût ni livres ni alphabet dans le monde.

En effet, ce salut, qui est la dispensation de la miséricorde de Dieu envers les hommes déchus, doit être de nature à convenir à tous, et tous les individus qui participent à la chute doivent avoir également au-dedans d’eux quelque chose qui les porte à se tourner vers ce salut. C’est la chute de l’homme qui a donné occasion à cette dispensation miséricordieuse, et c’est le sentiment de cette même chute qui doit nous porter à avoir recours à elle, et nous l’embrassons dans la proportion que le besoin s’en fait sentir à nous avec plus ou moins de force : ainsi donc, la manifestation de ce salut ou de cette miséricorde envers l’homme ne saurait être d’une nature analogue seulement à l’érudition d’un grand historien ou d’un critique habile en racines hébraïques et en phrases grecques, mais elle doit être au contraire appropriée à l’état et à la condition générale de tous les enfants d’Adam : de même, en effet, que la chute a son principe dans la nature humaine, la vertu réparatrice doit aussi y avoir le sien, et son opération dans nous ne peut pas être le fruit de l’art, mais uniquement celui de la loi même qui constitue la nature de notre être. Aussi, ce qui nous place sur le chemin de la Rédemption chrétienne, c’est le sentiment de la vanité et de la misère de ce monde, c’est l’élévation de notre cœur vers Dieu par la foi et par l’espérance, pour le prier de nous faire arriver à une meilleure existence, et c’est dans ce sentiment qui n’est étranger à aucun homme que consiste le salut véritable ; dès qu’il a commencé à être excité dans l’âme, la miséricorde de Dieu et la misère de l’homme se sont rencontrées, et la chute et la Rédemption se sont embrassées réciproquement. Voilà ce christianisme qui est aussi ancien que la chute, celui qui seul a sauvé le premier homme, et qui peut seul sauver le dernier : voilà l’accomplissement de toute la Loi et des Prophètes, car ils n’eurent jamais d’autre but que celui de détourner l’homme des convoitises de cette vie pour lui en faire envisager une meilleure par la foi, le désir et l’espérance. Ainsi la Rédemption chrétienne, considérée par rapport à l’homme, est également à la portée de tous les individus du genre humain, et elle se manifeste à tous d’une manière aussi simple et aussi claire que le sentiment de leurs propres misères ; et tous sont dans le cas de la désirer par un mouvement aussi naturel et aussi spontané que celui par lequel ils aspirent à être délivrés des maux qui les accablent.

C’est là ce christianisme dont il faut d’abord avoir le sentiment, non par ouï-dire, mais par une naissance de vie au-dedans de soi, avant de pouvoir prétendre d’en sonder le mystère et les profondeurs.

 

THÉOPHILE.

 

C’en est assez, Silvestre, vous venez de me donner une preuve complète de la vérité et de la solidité de votre conversion, et je vois avec plaisir que vous pouvez être maintenant de la plus grande utilité à vos anciens compagnons d’incrédulité. Mais en entrant en lice avec eux, gardez-vous de les accuser d’ignorance, d’artifice et de mauvaise volonté ; tâchez au contraire, en esprit de charité et de douceur, de les détromper comme vous avez été vous-même détrompé, et montrez-leur que le Christianisme n’est en aucune manière cette chose contre laquelle ils ont eu, ainsi que vous, si longtemps de l’opposition.

 Rien n’est plus juste que votre résolution de ne point entrer en discussion sur les dogmes de l’Évangile, jusqu’à ce que celui que vous désirez amener au Christianisme soit convaincu de la réalité de la chute de l’homme, et qu’il se soit allumé dans lui un désir véritable d’être délivré ; tant qu’il n’en n’est pas venu là, il faut le laisser à lui-même, car il est aussi incapable de rien comprendre aux dogmes de la Sainte Trinité, de l’Incarnation du fils de Dieu et de l’opération du Saint-Esprit que pouvait l’être Épicure. Tout homme, en effet, qui est attaché à ce monde, qui a placé toute son affection dans les jouissances terrestres, est un vrai disciple d’Épicure, et, comme lui, est enfoncé dans le bourbier de l’athéisme, soit qu’il porte le nom de Déiste, de Chrétien catholique ou protestant, d’Arien, etc. En effet, toutes ces discussions sont illusoires et ne signifient rien pour celui dont le cœur est possédé et gouverné par l’amour de ce monde ; tout dépend de ce seul point, savoir, si c’est le ciel ou la terre qui possède et gouverne le cœur de l’homme ; c’est cela seul qui établit une différence entre les adorateurs du vrai Dieu et les idolâtres ; tous ceux dont le cœur est possédé et gouverné par l’amour des choses terrestres appartiennent à une seule et même religion et adorent le même Dieu, quel que soit le nom de la secte ou de la société qui les distingue.

Tous ceux, au contraire, dont le cœur est oppressé par le sentiment des maux et de la vanité de la vie terrestre, et qui élèvent leurs regards vers Dieu, désirant la communication de son esprit divin, tous ceux-là, dis-je, quelle que soit l’époque de leur existence, ou le lieu de leur habitation, appartiennent à l’unique religion véritable et adorent le véritable Dieu. Mais je ne m’étendrai pas davantage sur ce sujet qui a déjà été suffisamment développé ; je veux seulement, avant de nous séparer, vous faire quelques observations sur la nature et le fondement véritable du CHRISTIANISME DE L’ÉVANGILE ; je l’appelle CHRISTIANISME DE L’ÉVANGILE pour le distinguer du CHRISTIANISME UNIVERSEL PRIMITIF qui commença avec Adam et fut la religion des patriarches, de Moïse, des Prophètes et de tout homme repentant, dans quelque partie du monde que ce fût, qui éleva son désir vers Dieu en foi et confiance pour être délivré des misères de ce monde.

Lorsque le fils de Dieu se fut manifesté par une naissance terrestre, qu’il eut achevé le développement extérieur des merveilles de notre Rédemption, et qu’il se fut assis à la droite de Dieu dans le ciel, alors commença à s’établir et à germer sur la terre un Royaume céleste ; il y eut parmi les disciples de Christ une révélation active et vivante de l’Esprit saint, telle qu’elle n’avait point existé jusqu’à la manifestation de la glorification du Rédempteur du genre humain ; mais lorsqu’il eut manifesté la glorification de son humanité et sa consommation dans la vie divine, alors il envoya à ses frères, à ses amis et à ses disciples, qu’il avait laissés sur la terre, le Consolateur, la vertu et la force de l’Esprit saint.

Le Saint-Esprit descendit en forme de langues de feu sur les têtes de ceux qui étaient destinés à commencer la prédication et la manifestation des pouvoirs de la vie divine parmi les hommes, et ce fut cette révélation extérieure qui constitua la nature particulière de cette nouvelle dispensation de Christianisme de l’Évangile et la distinguèrent de toutes les autres : aussi, dès ce moment, les Apôtres furent des hommes nouveaux ; ils entrèrent dans un nouveau royaume descendu du ciel, ils se trouvèrent illuminés d’une manière nouvelle, enflammés d’un nouvel amour, et ils prêchèrent, non une chose absente ou éloignée, mais Jésus-Christ, la sagesse et le pouvoir de Dieu, vivant et opérant dans eux, et tout prêt à se communiquer de la même manière, par une naissance nouvelle d’en-haut, à tous ceux qui se repentiraient et croiraient au nom de Christ. C’est à ce changement de leur nature, de leur vie et de leur esprit, à cette délivrance certaine de la puissance du péché et à la possession des dons et des grâces de la vie céleste que furent dès lors appelés les hommes comme au véritable Christianisme. Ceux dont la mission fut de l’annoncer ne lui rendirent point témoignage comme à une chose historique, mais ils la manifestèrent comme étant la puissance du salut, le renouvellement de la nature, une naissance véritable du Ciel et une sanctification par cet esprit qu’ils avaient reçu. C’est alors que le Christianisme de l’Évangile reposa sur sa véritable base et qu’il se montra ce qu’il est réellement, je veux dire l’explosion de la vie divine dans l’homme et parmi les hommes : aussi était-il alors à lui-même sa propre preuve, et il n’en appelait qu’à ses juges compétents ; c’est-à-dire au cœur et à la conscience des hommes, dont l’âme froissée était préparée à recevoir cette offre d’une vie nouvelle. Nous voyons en conséquence qu’elle fut accueillie avec empressement par la foule des pécheurs qui sentaient tout le poids de leur misère, tandis que le sévère pharisien, le prêtre orthodoxe et le païen raisonneur, quoique ennemis les uns des autres et également fiers de leurs distinctions respectives, s’accordèrent pour rejeter et abhorrer ce Sauveur spirituel qui venait les délivrer des ténèbres de leur vie charnelle, terrestre, et de la vanité de leurs vertus propres et égoïstes.

Mais lorsqu’après un certain laps de temps le Christianisme eut perdu sa splendeur primitive, qu’il ne se montra plus comme étant l’explosion de la vie divine parmi les hommes, qu’il ne fut plus à lui-même sa propre preuve par la manifestation de la puissance et de l’esprit de Dieu, alors on arriva insensiblement à appeler l’érudition païenne et la puissance temporelle la gloire et la prospérité de l’Église de Christ, triomphe lamentable que l’Esprit a représenté dans la révélation qu’il fit à Saint Jean dans l’île de Pathmos sous la figure d’une paillarde vêtue d’écarlate montée sur une bête.

Voilà donc, cher ami, ce qui distingue essentiellement le CHRISTIANISME DE L’ÉVANGILE de celui qui l’a précédé ; et encore plus du CHRISTIANISME APPARENT DE NOS JOURS ; il est l’explosion de la vie divine et de la manifestation parmi les hommes des effets et des fruits de la glorification de Christ dans le ciel ; aussi le Seigneur ne lui a-t-il pas donné d’autre promesse que celle d’habiter avec lui par son Esprit saint, d’être sa lumière, son guide, sa force, sa consolation et sa protection jusqu’à la fin du monde. LES VRAIS CHRÉTIENS DE L’ÉVANGILE appartiennent donc à la nouvelle alliance de cet Esprit saint qui est le royaume de Dieu descendu du ciel le jour de la Pentecôte, lequel il est impossible de voir et dans lequel on ne peut entrer qu’en naissant de nouveau d’eau et d’esprit. Aussi les Apôtres et les disciples de Jésus, quoique baptisés d’eau, et bien qu’ils eussent suivi leur Maître, écouté ses enseignements et fait des merveilles en son nom, ne furent pourtant jusqu’à l’époque de la Pentecôte que près du royaume de Dieu et ne l’annonçaient aux autres que comme étant proche. Ils n’avaient vu et connu Christ que selon la chair, et quoiqu’ils l’eussent suivi avec un grand zèle, ils n’avaient cependant encore qu’une connaissance bien faible et bien incertaine de lui-même et de son royaume ; c’est pourquoi il leur fut ordonné de demeurer en repos et de ne point entrer dans le ministère de la manifestation de sa vie divine glorieuse jusqu’à ce qu’ils eussent reçu l’initiation réelle et qu’ils eussent été revêtus du pouvoir d’en-haut ; et c’est dans ce sens que le Seigneur disait : Je vous dis, en vérité, que le plus petit dans le Royaume des Cieux est plus grand que Jean-Baptiste ; ce fut cette vertu qu’ils reçurent lorsque le Saint-Esprit descendit sur eux en forme de langues de feu et qu’il les remplit de cette lumière du royaume céleste qu’ils devaient manifester dans tout l’Univers. C’est de ce jour que date la dispensation distincte du CHRISTIANISME DE L’ÉVANGILE, qui est une dispensation d’esprit et de vie : c’est à cette époque que ceux qui avaient été choisis pour en être les ministres commencèrent à faire retentir la trompette qui appelle tous les hommes à la communication de ce principe de vie divine et les invite à n’avoir plus d’autre but que celui de participer à la bénédiction de l’Esprit ; à ne désirer et à n’espérer rien, et à ne demander par sa prière que la vertu de cet Esprit, qui seul est la vie et le principe d’action de ce nouveau royaume de Dieu manifesté parmi les hommes. Nul ne pouvait être réuni à eux, ou avoir part avec eux, qu’en mourant à la sagesse et à la lumière de la chair et du sang, pour vivre de l’esprit par la foi en Jésus-Christ, qui, à cette condition, nous appelle à la communication de son royaume et de sa gloire. Or ce Christianisme est à lui-même sa propre preuve, rien d’extérieur à lui ne peut lui servir d’appui fondamental ; il n’a besoin ni de miracles, ni de témoignages du dehors, mais, semblable au soleil, il se manifeste lui-même par lui-même.

Celui qui n’est attaché qu’à l’histoire des faits, des enseignements et des institutions de l’Évangile, et qui n’est pas né de son esprit, n’est pas plus chrétien ni plus proche de Christ que ne l’est le Juif qui s’en tient charnellement à la lettre de la Loi ; tous deux sont à une égale distance du CHRISTIANISME DE L’ÉVANGILE.

C’est donc en vain que le chrétien moderne en appelle aux monuments de l’antiquité, à l’histoire et aux traditions des anciennes Églises pour prouver qu’il appartient à Christ. Celui-là seul est un membre de son Église dont il est vrai de dire que la vertu de Christ et l’Esprit de Dieu vivent et habitent dans son homme intérieur renouvelé.

Quant à ce Christianisme des savants qui est appuyé et gouverné par la raison humaine, la dispute et la critique ; qui est forcé d’en appeler aux canons, aux conciles et aux anciens usages ; il n’est plus qu’une vaine apparence ; sa base est illusoire, et il montre qu’il ne lui est plus possible d’en appeler à lui-même et à ses œuvres pour rendre témoignage à sa vérité ; parce que l’Esprit de Dieu n’est plus vivant et opérant en lui : or tout corps dont cet Esprit a cessé d’être la vie n’est plus qu’une forme morte, extérieure, un cadavre que son âme a abandonné. Semblable, en effet, à la vie naturelle, la vie spirituelle est à elle-même sa propre preuve et n’a besoin de rien d’extérieur ou d’étranger à elle pour rendre témoignage à la réalité de son existence. Mais si vous le voulez bien, Messieurs, nous terminerons pour le moment cet entretien : après midi, si cela vous convient, nous pourrons continuer à traiter ce sujet important.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

SECOND DIALOGUE

 

ENTRE LE DOCTEUR, SILVESTRE,

ANDRÉ ET THÉOPHILE.

 

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LE DOCTEUR.

 

 

VOUS me permettrez, Messieurs, d’entamer la conversation de cet après-midi : quelque satisfait que j’aie été de celle de ce matin, je vous avoue pourtant que mon but n’a point été rempli : j’espérais que vous traiteriez de tout ce qui regarde Jacob Boehme et ses ouvrages, et je ne saurais vous cacher que j’ai grand besoin de cette explication. Je lis, à la vérité, depuis plus de deux ans, plusieurs de ses traités et j’y découvre les plus grandes vérités de l’Évangile établies de la manière la plus fondamentale ; mais je me trouve souvent mené dans de telles profondeurs que je ne sais plus où je suis, et le langage me paraît si extraordinaire et si inintelligible que quelquefois je suis tenté de croire que l’auteur ne s’entendait pas lui-même : il me semble, en effet, que quelque profonde et abstraite que soit une vérité, si je la comprends complètement, il ne doit pas m’être difficile de l’exposer d’une manière claire pour les autres. Aussi j’espère, ainsi que plusieurs de mes amis qui sont dans le même cas que moi, que si vous vivez assez longtemps pour donner au public une nouvelle édition de quelques-uns de ses traités, vous ferez, autant que possible, disparaître toutes les expressions inintelligibles, et que vous expliquerez par des notes celles que vous serez forcé de conserver. Un commentaire de ce genre ferait qu’il serait lu avec empressement par beaucoup de personnes qui n’ont pas la patience de se casser la tête pour le comprendre dans l’état d’obscurité où il se trouve.

 

ANDRÉ.

 

Hô ! que je suis content de ne pas être un savant ! Je vois en effet que mon ignorance m’épargne bien de la peine, et je comprends que la marche de mon voisin Jean le berger est bien à préférer. Dans les soirées d’hiver, lorsqu’il revient des champs, comme il a de mauvais yeux, il demande à sa femme de lui lire : la bonne vieille met alors ses lunettes, et prenant tantôt l’Écriture, tantôt Jacob Boehme, dont il a deux ou trois ouvrages depuis quelques années, elle lui fait la lecture pendant une heure. Un soir que j’étais avec eux et que la bonne femme lisait Jacob Boehme, non pas sans hésiter un peu, Jean, lui dis-je, comprenez-vous tout cela ? « Ah ! me répondit-il, que Dieu bénisse le cher homme ! Il m’arrive bien quelquefois de ne pas y entendre grand-chose ; mais peut-être Betty ne lit-elle pas toujours bien ; au reste, le peu que je comprends me fait tant de bien que je l’aime, même lorsque je ne le comprends pas. » Jean, lui répliquai-je, voulez-vous que je vous amène un homme qui connaît le vrai sens de toutes les expressions difficiles de Jacob Boehme, et qui vous expliquera de la manière la plus simple et la plus claire tout ce dont il est question ? « Non, non, dit Jean, je n’ai pas besoin de quelqu’un qui me fasse de grands discours sur les mots de Jacob Boehme ; j’aime mieux un peu de ce qui vient directement de lui que beaucoup de la seconde main. Madame la femme du seigneur de notre ville avait appris que Betty aimait beaucoup l’Écriture sainte ; en conséquence elle eut la bonté de nous apporter un gros livre d’explications du Nouveau Testament, en nous disant que sa lecture nous aiderait beaucoup à le bien comprendre. Le dimanche suivant, deux ou trois voisins s’étant rassemblés chez nous comme à l’ordinaire, pour passer la soirée : Betty, dis-je, apporte le gros livre de Madame et lis-nous le cinquième chapitre de saint Matthieu ; je la priai ensuite de lire le quinzième de la première épître aux Corinthiens..... mais le lendemain matin, je dis à Betty : ma chère, reporte ce gros livre d’explications à Madame, et dis-lui que les paroles de Jésus-Christ et de ses Apôtres valent bien mieux toutes seules telles qu’ils nous les ont laissées. Comme j’étais en chemin pour aller rejoindre mon troupeau, je pensais en moi-même et je me disais : l’on a fait autant de bien au petit livre du Nouveau Testament en le mélangeant avec ce gros livre d’explications qu’on en ferait à un petit verre de bon vin pur en le mêlant avec une pinte d’eau : le vin à la vérité se trouverait bien dans ce mélange, mais son goût et sa liqueur seraient perdus et noyés dans le froid insipide de l’eau. Lorsque ma chère Betty venait à lire certaines paroles de Jésus-Christ comme : Bienheureux sont les pauvres en esprit, car le Royaume des Cieux leur appartient, elle ne manquait pas de s’arrêter un peu pour donner à mon cœur le temps d’en être pénétré, d’aimer la vérité qu’elles expriment, et de s’élever vers Dieu par son désir : mais avec ce gros livre, tout cet avantage était perdu pour lui, car cet in-folio ne présentait à mon esprit que les différentes attributions du texte, les diverses manières dont il peut être interprété, bien ou mal, et dans quel sens les docteurs des diverses sectes l’ont pris. Aussi, mon ami, j’ai renvoyé le gros livre à Madame, et c’est par la même raison que je ne veux rien avoir à faire avec votre commentateur de Jacob Boehme : s’il y a plus de vérités dans ses livres que dans ceux des autres, personne n’est plus capable que lui de me les enseigner, et s’il s’y trouve des choses trop élevées pour moi, je ne saurais désirer le secours de quelqu’un qui lui soit inférieur pour les abaisser à mon niveau. Lorsqu’emporté comme un autre Élie dans son char de feu, il s’élève dans ces régions sublimes et qu’il nous fait part des grandes choses qu’il voit, mais qui sont trop élevées pour que nous puissions encore les comprendre, alors je me sens rempli d’amour et de respect pour lui, considérant qu’il est arrivé dans une région où je n’ai jamais été, et qu’il est le témoin de merveilles qu’il n’est pas en son pouvoir de me découvrir : et tels sont par exemple les sentiments dont je suis pénétré envers saint Paul, lorsqu’il me raconte qu’il fut ravi dans le troisième ciel, et qu’il y entendit et vit des choses qu’on ne saurait rendre avec le langage des hommes.

« Je n’ai qu’un seul but en écoutant la lecture des saintes Écritures, c’est de remplir mon cœur de l’amour de Dieu et de tout ce qui est bon ; aussi chaque partie de ce Livre Saint, soit que le sens en soit manifesté plus clairement ou plus mystérieusement, remplit également mon but en allumant dans mon âme la flamme d’un feu céleste et divin. C’est ainsi que lorsque je lis ces paroles simples : Apprenez de moi, parce que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes ; sans avoir besoin d’autre explication, je me sens rempli de dégoût pour tout ce qui est orgueil et vanité, et je me trouve au contraire si pénétré des douceurs et des avantages d’une vie humble et basse que je voudrais alors être le serviteur de tous.

« Mais, de l’autre côté, lorsque je lis ces paroles sublimes et pompeuses de l’Écriture Sainte 1 : Et voici, un trône était dressé dans le ciel, quelqu’un était assis sur ce trône, et celui qui y était assis paraissait semblable à une pierre de jaspe et de sardoine, et le trône était environné d’un arc-en-ciel qui paraissait comme une émeraude. Et autour du trône étaient vingt-quatre sièges, et je vis sur les sièges vingt-quatre Anciens assis, vêtus d’habillements blancs, et ayant sur leurs têtes des couronnes d’or. Il sortait du trône des éclairs, des tonnerres et des voix, et devant le trône étaient sept lampes de feu ardentes, qui sont les sept esprits de Dieu ; et au-devant du trône était une mer de verre semblable à du cristal ; et au milieu du trône quatre animaux pleins d’yeux devant et derrière ; et le premier animal était semblable à un lion, le second semblable à un veau, le troisième avait le visage comme celui d’un homme, et le quatrième était semblable à un aigle qui vole. Ces quatre animaux avaient chacun six ailes et ils étaient pleins d’yeux ; et sans se reposer ni jour ni nuit ils disaient : Saint, Saint, Saint est le Seigneur Dieu tout-puissant, qui était et qui est, et qui est à venir. Et quand les animaux donnaient gloire, honneur et action de grâces à celui qui était assis sur le trône, à celui qui est vivant aux siècles des siècles, les vingt-quatre Anciens se prosternaient devant celui qui était assis sur le trône, et ils jetaient leurs couronnes devant le trône, en disant : Seigneur, tu es digne de recevoir gloire, honneur et puissance, car tu as créé toutes choses, etc.

« Ces paroles si élevées et si mystérieuses, au lieu d’embarrasser ma tête, ne font qu’enflammer mon cœur, et emporté sur les ailes des animaux, je chante avec eux le cantique de louange et d’honneur, et je me prosterne ensuite avec les Anciens qui adorent la puissance et la grandeur du Seigneur du ciel et de la terre. Vous voyez que je n’ai pas besoin qu’un savant Grec ou Hébreu vienne m’expliquer ce qu’il faut entendre par les Sept Esprits de Dieu, pourquoi il y a quatre sortes d’animaux, ayant chacun six ailes, ni plus, ni moins ; qui sont ces Anciens, et pourquoi ils sont au nombre de vingt-quatre. En effet, lorsque je lis ces passages si sublimes, il me semble qu’un rayon de la Majesté Divine me traverse, et mon cœur est saisi subitement par un tel transport de joie que je brûle d’être un de ceux qui louent sans cesse la majesté de Dieu en chantant ses merveilles. C’est ainsi, mon ami, que je m’abreuve de l’Écriture Sainte, et qu’elle est pour moi, dans toutes ses parties, également une coupe de bénédiction qui avance en mon âme la manifestation du Royaume des Cieux.

« Ne m’amenez donc pas votre Docteur qui est si savant dans les mots, car après tout des mots ne sont que des mots ; et sortissent-ils de la bouche des Messagers de Dieu, Anges, Apôtres ou Prophètes, ils ne peuvent au plus que remplir l’office de Jean Baptiste, rendre témoignage à la vérité ; mais la lumière véritable, celle qui peut seule éclairer véritablement nos âmes, c’est celle que l’Esprit de Dieu allume lui-même au-dedans de nous. Aussi n’est-ce pas celui qui parle le mieux les langues des Anges et des hommes qui a dans lui le plus de cette nature et de cette lumière Divine, mais bien celui qui aime Dieu davantage, c’est-à-dire tout ce qui appartient à la bonté et à l’excellence de la nature divine. »

C’est ainsi que me parla l’honnête Jean, et je vous assure, Docteur, que si dans votre savante curiosité vous étiez aussi touché de son discours que je le fus dans mon ignorante simplicité, vous verriez bientôt tomber en vous cette impatience de connaître qui vous presse, et qui est bien plus propre à obscurcir votre entendement qu’à l’éclairer. Vous dites vous-même que les principaux points du Christianisme sont établis dans les ouvrages de Jacob Boehme de la manière la plus fondamentale ; d’après cela, n’êtes-vous pas condamné par votre propre témoignage lorsque vous vous tourmentez pour en connaître davantage. Mais disons la vérité, vous n’avez envisagé et reçu ces grandes bases que comme de simples opinions, bonnes en elles-mêmes ; et vous contentant ainsi de connaissances idéales, vous êtes pressé du désir d’en augmenter la somme, afin d’être plus savant dans ces hautes matières, et plus en état de discourir sur les bases et les profondeurs de la doctrine Chrétienne. Vous savez, tout comme moi, que c’est là ce qui vous flatte le plus dans la lecture de Jacob Boehme ; aussi perdez-vous patience lorsque vous ne comprenez pas ce qu’il veut dire, parce qu’alors vous trouvez de la difficulté à augmenter le nombre de vos notions idéales. C’est ainsi que vous oubliez combien de fois il répète et démontre invinciblement que cette connaissance idéale, le trésor chéri de la raison humaine, est le véritable architecte de Babel. Tant que vous serez guidé par cette raison babylonienne, vous ne tirerez aucun avantage réel, ni de la lecture des Écritures Saintes, ni de celle des ouvrages de Jacob Boehme, et vous serez sans cesse à chercher des éclaircissements et des commentaires pour tâcher de saisir quelques idées qui ne feront que tromper votre esprit par la vaine apparence de connaissances réelles. Si vous voulez parvenir à connaître comme Jacob Boehme a connu lui-même, il faut que vous tâchiez d’entrer dans la route par laquelle il a marché ; il faut commencer où il a commencé, et, comme lui, d’après ses propres paroles, ne chercher que le cœur de Dieu, afin qu’il vous sauve de la colère du péché et de Satan : c’est en suivant cette marche qu’il parvint à la manifestation de la lumière de Dieu. C’est en vain que vous voudriez vous percher et vous établir sur le haut de son échelle, sans vous donner la peine de commencer depuis le bas ; il faut monter d’échelon en échelon, jamais personne ne pourra arriver autrement jusqu’à son sommet. Mais je m’arrête, pensant que vous ne serez pas fâché que je cède la parole à Théophile.

 

THÉOPHILE.

 

En vérité, Docteur, je suis tout à fait de l’avis du bon André ; seulement je me serais peut-être exprimé avec un peu plus de ménagement qu’il ne l’a fait. Il me semble, en effet, que vous êtes dans la même erreur, relativement à Jacob Boehme, que plusieurs de mes doctes amis, qui tout en l’admirant extrêmement, retirent moins de fruit que personne de la lecture de ses ouvrages parce qu’élevés malheureusement à l’école de la dispute, de la controverse, ils se sont accoutumés à tout décider par la lumière bornée de leur propre raison, et ne veulent pas absolument d’autre guide qu’elle pour arriver à la vérité ; aussi n’entreront-ils jamais dans la région de la lumière divine, jusqu’à ce qu’enfin, tôt ou tard, ils aient reconnu l’ignorance et l’incapacité de leur conducteur ; jusque-là ils seront réduits à n’avoir pour toute pâture, au lieu de la vérité, que le système d’opinion au milieu duquel leur naissance ou leur éducation les ont placés. C’est ainsi que le catholique extérieur et littéral, de même que le protestant, ont chacun leur profession de foi, non qu’ils la tiennent de la vérité et de la lumière, mais la naissance et l’éducation ont donné à l’un des yeux catholiques et à l’autre des yeux protestants ; en effet, la raison humaine, qui est également l’œil de l’un et de l’autre, s’accommode aussi bien des moyens que lui fournit le système catholique que de ceux qu’elle emprunte du système des protestants. L’érudition et la critique sont un champ également ouvert à tous deux, et c’est seulement le moissonneur le plus adroit qui fait la récolte la plus brillante.

 

LE DOCTEUR.

 

Ainsi donc il faudrait que je renonçasse à mon savoir et à ma raison pour arriver à l’intelligence de Jacob Boehme ! Je vous tromperais si je vous disais que je suis décidé à l’acheter à ce prix. Je ne m’attendais pas, je vous avoue, à vous trouver un si grand ennemi de la raison ; au reste, j’espère que la lecture de l’Écriture Sainte remplira mon but et me suffira complètement.

 

THÉOPHILE.

 

Cher Docteur, ne vous fâchez pas ; je ne suis pas plus ennemi du savoir que je ne le suis de l’art de bâtir des moulins à blé ou des maisons pour nous mettre à couvert : je fais le plus grand cas de toutes les sciences et de tous les arts libéraux ; et je serais bien fâché que quelqu’un renonçât à la connaissance des langues anciennes ou modernes, ou à celle des médailles, de la peinture, de l’histoire, de la géographie, de la chronologie, etc. Je ne suis pas plus contre toutes ces choses en elles-mêmes que je ne suis contre l’art de tramer des étoffes de soie et de faire des dentelles : mais il faut que chaque chose reste à sa place et ne s’avise pas de franchir les bornes de sa propre sphère.

Ainsi, par exemple, le cercle des sciences, celui des arts, tant libéraux que mécaniques, appartiennent exclusivement à l’homme naturel ; ils sont le véritable champ où s’exercent ses facultés, et l’homme le plus méchant, le plus sensuel, le plus injuste, qui ne respecte ni Dieu, ni les hommes, peut surpasser en habileté tous ses émules en ce genre. Mais la Rédemption chrétienne est d’une nature toute différente, elle n’a aucun rapport avec le cercle des sciences et des arts, elle est étrangère à l’homme extérieur naturel, et elle regarde uniquement cette nature céleste et intérieure à laquelle nous mourûmes autrefois dans le paradis, lorsque nous fûmes engloutis dans la chair et le sang de l’homme terrestre naturel : en effet, son office est de venir allumer et souffler dans cet homme intérieur et caché, dans cet homme mort, cette étincelle de la vie, qui réveille et ressuscite en lui le désir de revoir la maison de son père et de retourner dans son pays natal : et pour définir en peu de mots en quoi consiste la Rédemption chrétienne, nous dirons que, d’un côté, elle est cette même vie céleste et divine que l’homme intérieur a perdue, qui lui est offerte de nouveau ; et que, de l’autre, elle est l’espérance, la foi, le désir de cet homme intérieur qui a faim et soif de cette vie céleste et divine, et qui l’appelle et la désire de toutes ses forces.

Or, je le demande, de quelle importance peut-il être que cet homme nouveau puisse manifester sa foi, son espérance et son désir de cette vie divine en grec, en hébreu, en anglais, en français ou en telle autre langue ? Ou, parce qu’il est borné à un seul langage, est-il pour cela plus éloigné de cette vie divine qui est sa vraie Rédemption ? Ou croyez-vous que la vie céleste doive entrer et se manifester plus volontiers dans celui qui a plusieurs langues à son commandement que dans celui qui n’en sait qu’une ? Ou bien, que l’homme qui peut composer des grammaires grecques, hollandaises, anglaises, hébraïques, etc., doive avoir une foi plus forte, une espérance plus vive, et une faim et une soif plus continuelles de Dieu que celui qui peut à peine épeler dans sa propre langue ? Si donc il serait absurde d’admettre une pareille supposition, vous conviendrez que sans faire injure à l’érudition, à la science, à la raison et à la critique, sans vous déclarer, dis-je, leur ennemi, vous êtes forcé de les classer parmi les choses qui sont simplement l’ornement de la vie terrestre, et qui sont également à portée des hommes qui méprisent tout ce qui est bon et honnête comme de ceux qui ont horreur du mal et craignent et aiment Dieu de tout leur cœur.

Il est donc clair que les vérités qui concernent la vie céleste et divine ne doivent point être amenées à la barre de ce docte tribunal dont les jurés et les juges sont nés et alimentés dans un autre monde où ils vivent, se meuvent et ont leur être ; parce que n’y étant éclairés que de la lumière astrale temporelle qui lui est propre, il ne leur est pas plus possible d’avoir le sentiment de la vie divine qu’aux yeux d’un aigle de percer dans le royaume de Dieu. Vous qui avez lu tous les auteurs grecs et latins, si vous aviez l’intention de donner de nouvelles éditions d’Homère, des commentaires de César, avec des notes critiques, je n’aurais garde de contester votre capacité pour cela : vous pouvez être, en effet, tout aussi habile dans ce genre d’ouvrage qu’un autre peut l’être dans quelque art ou métier que ce soit ; mais si, parce que vous êtes fort dans le grec et le latin, vous vous croyez en état d’être le commentateur des paroles de Christ, je déclarerais votre prétention tout à fait contre nature, et je vous croirais aussi incapable de vous garantir d’erreur que le serait un aveugle qui entreprendrait de ranger par ordre les différentes couleurs, avec toutes leurs diverses nuances. – En effet, la doctrine de la Rédemption est aussi étrangère à l’homme naturel que l’est la beauté des couleurs à celui qui n’a jamais vu la lumière. Aussi est-ce parce qu’on a suivi cette marche contre nature que les Écritures Saintes sont devenues un point d’appui également pour les Sociniens ou les Ariens, ainsi que pour les différentes sectes chrétiennes. En effet, la lumière de la raison leur fournit également à tous les moyens de se démontrer les absurdités réciproques de leur système, et de se réfuter mutuellement ; semblables à des aveugles qui se querelleraient en combattant réciproquement les idées qu’ils se seraient formées des couleurs et de leurs nuances.

C’est Jésus-Christ qui est la lumière de cet homme céleste qui mourut dans le Paradis ; et rien dans nous n’est capable de la recevoir, ni de sentir sa vertu revivifiante, que ce même genre de vie divine, réveillé ou tiré de son état de mort et ressuscité du tombeau dans lequel il est enseveli.

Mais la lumière et la vie ne dépendent point de mots ou de phrases, elles ne se manifestent que par une naissance véritable. Or s’il serait ridicule de prétendre qu’il fallût qu’un aveugle-né apprît la grammaire ou la logique pour devenir capable de recevoir la lumière du soleil et de distinguer les couleurs, il ne le serait pas moins de penser que l’érudition en mots grecs et hébreux pût produire dans l’âme la lumière céleste et divine. Si vous croyez, Docteur, pouvoir présenter le sujet sous un point de vue plus juste et plus clair, je suis tout prêt à vous écouter.

 

LE DOCTEUR.

 

D’après le principe dont vous parlez, Théophile, il est impossible de répondre à tout ce que vous avez dit sur la raison, l’érudition, la connaissance historique, etc. En effet, que peuvent pour notre salut toutes ces choses, s’il est vrai que notre Rédemption ne soit que la production et la manifestation en nous, par une naissance véritable, de cette vie et de cette nature divines que le Père des miséricordes offrit de nouveau à l’homme au moment de sa chute ; puisqu’en effet cette naissance ne peut s’effectuer que par la foi, l’espérance et le désir de notre homme intérieur, qui est véritablement l’homme divin. Car rien en nous ne peut avoir faim et soif de la nature divine que ce qui est né de cette même nature et lui appartient.

J’avoue que cette manière d’établir et de présenter la Rédemption chrétienne rend à Dieu toute gloire, et offre aux hommes les plus grands sujets de consolation : elle explique clairement comment il arrive que les âmes les plus simples, qui sont tout embrasées d’amour, d’espérance et de foi en Dieu, sont capables du plus haut degré d’illumination divine ; tandis que le savant, avec toutes ses connaissances, vit et meurt souvent esclave de toutes les convoitises de la chair, sans avoir jamais connu véritablement, ni Dieu, ni Jésus-Christ. La Rédemption, telle que vous l’avez présentée, n’appartient pas à une classe d’hommes particulière, elle est l’apanage de tous, et elle est également proche de tous : il n’est point fait de différence entre le savant et l’ignorant, le Juif ou le Grec, l’homme ou la femme, l’affranchi ou l’esclave ; mais il n’y a pour tous qu’un seul et même Seigneur, qui est le Dieu unique par-dessus tous, et qui est également près de tous ceux qui l’invoquent. L’Écriture Sainte, pour rendre un témoignage glorieux à la bonté divine, dit qu’elle donne à manger aux troupeaux des champs, et qu’elle nourrit les petits des corbeaux qui la réclament par leurs cris. Certainement, ce ne sont pas seulement les troupeaux de Jacob, ou les jeunes corbeaux qui croassent dans le pays de Juda, qui sont l’objet des soins de cette Divine Providence... et cependant, cette partialité pour les animaux de la Judée, serait encore bien moins incompatible avec la bonté de Dieu, unique, universelle, que celle qui ne comprendra que les fils seuls de Jacob, ou les enfants seuls de la circoncision, dans l’alliance de la Rédemption divine.

N’est-il pas étonnant que cette démonstration si vraie de la Rédemption chrétienne, qui est fondée sur les témoignages les plus authentiques de la Sainte Écriture, et sur la nature même des choses, ne se trouve dans aucun livre et que jusqu’à ce que j’aie rencontré le bon André, jamais personne ne m’en ait donné la plus légère idée ? Lorsque j’eus pris mes degrés, je consultai plusieurs Docteurs sur la meilleure méthode d’étudier la Théologie. Si je leur eusse dit : Messieurs, apprenez-moi ce qu’il faut que je fasse pour être sauvé, ils m’auraient conseillé de prendre quelques grains d’hellébore, ou bien ils m’eussent renvoyé à un Docteur en médecine, comme ayant le cerveau un peu timbré ; et pourtant je comprends maintenant que c’est la seule question que doive faire celui qui désire réellement de devenir un véritable Théologien : et si le Sauveur lui-même était visiblement sur la terre, lui qui certainement pourrait m’être d’un bien plus grand secours que toutes les bibliothèques de ce monde, je sens que je n’aurais pas d’autres connaissances théologiques à lui demander que celles renfermées dans cette simple question.

La moitié du jour ne suffirait pas pour vous dire le travail que m’imposèrent mes doctes amis ; l’un me dit : que tout consistait dans la connaissance des mots hébreux ; qu’il fallait les lire sans points, et qu’alors le Vieux Testament devenait clair comme le jour : il me recommanda une telle foule de lexiques, de critiques et de commentateurs de la Bible hébraïque, qu’il y avait de quoi charger un char. Un autre me dit que la Bible grecque était la meilleure, qu’elle corrigeait l’hébreu dans beaucoup de passages, et il me renvoya à la lecture de tous les gros livres qui ont été écrits pour sa défense. Un troisième me dit que la connaissance de l’histoire de l’Église était la chose la plus importante, qu’il fallait que je commençasse par la lecture des premiers Pères, et que je suivisse successivement tous les âges de l’Église ; mais que je n’oubliasse pas d’avoir toujours à côté de moi les vies des empereurs romains, car, disait-il, elles jettent le plus grand jour sur la situation de l’Église durant leurs règnes : il me dit qu’il fallait ensuite prendre connaissance de tous les conciles, et examiner tous les canons qui se sont faits dans les diverses époques, et qu’alors je serais en état de reconnaître l’extrême corruption du concile de Trente. Un autre qui aime moins ce qui tient à l’antiquité, et qui n’a de considération que pour le Christianisme raisonnable, me dit qu’il était inutile de remonter plus haut que la Réformation ; que Calvin et Crammer étaient de très grands hommes ; que je devais avoir toujours sur ma table les ouvrages de Chillingworth et de Locke, et me procurer surtout la série complète de tous les savants écrits publiés contre le papisme sous le règne du roi Jacques, etc. « Alors, ajoutait-il, vous serez en état de lutter contre nos plus grands ennemis, le clergé papiste et les déistes. » Quant à mon précepteur, il tenait beaucoup à la liturgie, aussi voulait-il que je me procurasse toute la collection des anciennes Liturgies et tous les nombreux et savants auteurs qui ont traité ce sujet. Pendant bien des années, il s’est occupé à les étudier ; aussi n’a-t-il plus maintenant aucun doute sur les diverses époques auxquelles certaines pratiques ont été introduites et d’autres mises de côté insensiblement : il a un ami dans les pays étrangers qui s’occupe, pour lui rendre service, de la recherche d’anciens manuscrits sur les Liturgies, car, m’ajoutait-il avec un air de mystère, je soupçonne que nous manquons en un point essentiel dans notre manière de célébrer la sainte Cène, en ne mêlant pas un peu d’eau avec le vin, etc. Un autre de mes amis, non moins savant, me dit que les constitutions de Clément sont le livre des livres ; qu’on y trouve rangé dans le plus bel ordre tout ce qui est épars et hors de connexion dans le Nouveau Testament. La dernière personne que je consultai me conseilla de me procurer l’histoire de l’origine et des progrès de toutes les hérésies, ainsi que les vies et les caractères de leurs auteurs. Ces histoires, m’ajouta-t-elle, resserrent le sujet, et font qu’on distingue d’un coup d’œil l’erreur de la vérité : elle m’engagea aussi à lire les écrivains casuistes et les principaux docteurs de l’école, car, me disait-elle, ils débattent le sujet à fond et ils analysent si complètement chaque vertu et chaque vice qu’ils les réduisent à leurs divers éléments, et montrent combien ils peuvent s’approcher dans leurs extrêmes, sans pourtant se toucher jamais, et cela, croyez-moi, pourra vous être d’un grand secours quand vous serez à la tête d’une paroisse.

Mettant donc à profit tous ces différents conseils autant qu’il était en mon pouvoir, j’allumais ma lampe de grand matin et je ne l’éteignais la nuit que très tard ; je me suis consumé ainsi dans ce travail pendant plusieurs années, jusqu’au moment où je fis connaissance avec André : s’apercevant d’abord du genre de vie que je menais, il me dit : « Si vous aviez vécu il y a dix-sept cents ans, vous vous seriez trouvé alors justement dans la même position où je suis en ce moment ; en effet, comme je ne sais pas lire, tous ces milliers de volumes de controverse qu’ont produit ces dix-sept siècles sont pour moi comme s’ils n’existaient pas ; si, dis-je, vous aviez vécu à cette époque, vous leur auriez échappé comme je leur échappe maintenant.

« Si donc vous pouviez vous contenter d’être simplement un des chrétiens de la primitive Église (et il n’en a pas existé de meilleurs dans la suite), vous pourriez vous épargner toute la peine que vous vous donnez. Prenez en main seulement l’Évangile ; renoncez-vous vous-même, ainsi que les convoitises de la chair, placez votre affection dans les choses d’en-haut ; demandez à Dieu son Esprit Saint ; marchez par la foi et non par la vue ; adorez la Divinité Sainte du Père, du Fils et du Saint-Esprit, à l’image de laquelle vous fûtes créé dans le principe, et au nom et par la vertu de laquelle vous avez été baptisé, pour devenir de nouveau l’image vivante et l’habitation sainte de sa vie, de sa lumière et de son Esprit Saint.

« Élevez vos yeux avec confiance vers Christ, comme étant votre Rédempteur, votre Régénérateur, votre second Adam ; regardez-le comme étant véritablement la Sagesse et la vertu de Dieu ; voyez-le assis à sa droite dans le ciel, comblant les hommes de ses dons ; gouvernant, sanctifiant, enseignant et éclairant par son Esprit Saint tous ceux qui sont entrés dans la carrière spirituelle ; qui vivent dans la foi, dans l’espérance et dans la prière ; désirant d’être délivrés de la nature corrompue et des puissances de ce monde méchant. Suivez cet esprit simple et clair de l’Évangile, aimant Dieu de tout votre cœur et votre prochain comme vous-même, et vous serez un vrai disciple de Christ ; et dès lors ce Maître vous autorisera lui-même à laisser les morts ensevelir leurs morts.

« Dieu est un Esprit dans lequel vous vivez, vous vous mouvez, et dans lequel vous avez l’être ; et cet Esprit, pour manifester en vous sa sainte présence, sa vertu et sa vie, n’attend pas que vous deveniez un grand docteur de l’école, mais il veut que vous vous assimiliez à lui, en vous détournant du mal et ne tendant qu’à ce qui est bon et vertueux ; puisque ce n’est qu’en devenant homogène avec lui qu’il peut s’identifier avec vous, et manifester ce qu’il est en lui-même par vous et dans vous. Aussi est-ce l’amour de tout ce qui est bon et droit qui opère véritablement, c’est lui qui est la science de toutes les sciences, et du moment que cet esprit d’amour est devenu l’esprit de votre cœur, dès lors le Père, le Fils et le Saint-Esprit font leur demeure au-dedans de vous, et ils vous manifestent toutes vérités, n’eussiez-vous pas lu plus de livres que moi. »

Ainsi me parla André, et je ne pourrais pas vous exprimer, Théophile, combien cette instruction si claire, d’un maître si simple, me fit de bien : je puis avec raison l’appeler maître, puisqu’il m’a donné en peu de mots une leçon de sagesse bien supérieure à tout ce que j’avais entendu auparavant.

En effet, est-il rien de plus extravagant que de se laisser dévorer par la soif de connaître toutes les opinions, les systèmes, les disputes, les hérésies, les schismes, les conciles, les canons, les changements, les réformes et les différentes sectes qui ont inondé toute l’étendue du monde chrétien depuis dix-sept cents ans ! Quoi de plus fou que d’imaginer que la connaissance de toutes ces choses soit nécessaire pour devenir un vrai théologien, c’est-à-dire pour être en état de rendre témoignage à la vertu réparatrice qui nous a délivrés de la corruption de la chair et du sang ; de la puissance de l’enfer et de la mort, et est devenue dans nous le principe d’une naissance nouvelle et d’une vie éternelle céleste !

Il m’eût été, sans doute, bien aisé de reconnaître, comme André, que tout ce dédale de savantes recherches dans ce vaste désert, hérissé de systèmes, de faits et d’opinions, était maintenant tout aussi inutile pour mon salut et mes intérêts en Christ, et pour me disposer à recevoir l’Esprit divin, que si j’eusse vécu dans les temps antérieurs à leur production : mais cette soif aveugle de connaître qui me dévorait ne me laissait pas le temps d’apercevoir une vérité si simple. Ce n’est pas que je renonce à la lecture des ouvrages de théologie, mais à l’avenir je ne regarderai comme tels que ceux qui manifesteront à mon cœur la vertu cachée de la Rédemption de Jésus-Christ ; et même en les lisant, je n’aurai d’autre but, comme dans la prière que j’adresse à Dieu, que celui de devenir plus en état de haïr et de combattre le mal qui est dans ma propre nature, et d’atteindre à la naissance surnaturelle de la vie divine en moi ; puisque tout ce qui n’est pas cela n’est, dans le fait, qu’illusion et mensonge. L’homme qui a fait naufrage n’est pressé que du besoin d’atteindre le port ; et si nous pouvions voir notre vraie position aussi clairement qu’il voit la sienne, nous n’aurions, non plus que lui, qu’un seul désir, qu’un seul besoin, celui d’arriver à l’état pour lequel Dieu nous avait destinés en nous créant. Toutes les misères qui nous accablent ne sont, en effet, que les fruits naturels de notre prévarication originelle qui nous précipita dans la corruption, le désordre, la confusion et la mort ; et c’est cette chute qui est notre véritable naufrage, notre grande calamité : aussi ne peut-il y avoir de félicité vraie pour nous jusqu’au moment où la vie et la nature divines, principes de toute bonté, sont de nouveau manifestées dans notre âme.

 Celui qui ne se sent pas pressé par le désir de cette manifestation comme étant l’unique chose nécessaire n’est pas chrétien selon la sagesse, encore moins un théologien, et ne saurait être propre à enseigner aux autres le mystère de la vertu de Christ dans l’œuvre de la Rédemption.

Mais je reviens à mon premier sujet : et quoique abandonnant tout ce que j’ai dit relativement au désir que j’ai de voir le langage de Jacob Boehme rendu plus moderne et l’intelligence de ses ouvrages facilitée par des commentaires, je ne puis m’empêcher pourtant de désirer que d’une manière ou d’une autre on m’apprenne à le mieux comprendre.

 

THÉOPHILE.

 

On peut considérer Jacob Boehme, premièrement, comme enseignant la base véritable de la Religion Chrétienne. Secondement, comme dévoilant l’Église fausse et antichrétienne ; la signalant dès son origine en Caïn, et la suivant au travers de tous les siècles, jusqu’à nos jours, telle qu’elle existe actuellement dans les diverses sectes qui divisent la Chrétienté. Troisièmement, enfin, on peut le regarder comme un guide sûr pour arriver à la connaissance de tous les mystères du Royaume de Dieu. Sous ces trois rapports, qui renferment véritablement tout ce qu’on peut désirer d’apprendre, il est certainement l’Écrivain le plus fort, le plus clair, le plus intelligible et le plus capable de faire impression ; et (pour me servir de sa propre expression) il parle avec le son d’une trompette éclatante : aussi, entreprendre de l’expliquer et de le rendre plus intelligible serait une chose aussi vaine que si on s’avisait de souffler dans un tube de paille pour faire mieux entendre le son d’une trompette.

Il faut le considérer encore comme nous rapportant les profondes merveilles qui lui ont été découvertes, et que son esprit a vues et senties dans son TERNAIRE SAINT, Ternario Sancto. Sous ce rapport, il ne doit pas être regardé comme maître, ni son lecteur comme disciple ; puisqu’il ne parle de ces choses que comme saint Paul rapportait qu’il avait été ravi au troisième Ciel, et qu’il y avait entendu des choses qui ne pouvaient s’exprimer par le langage humain. Et c’est là, pourtant, l’écueil où la plus grande partie de ses lecteurs, les savants surtout, viennent échouer, parce que leur but principal est de tâcher, par tous les moyens possibles, de ravir, pour ainsi dire, l’intelligence de ces profonds mystères. Aussi, lorsqu’il parut en anglais, il arriva qu’un grand nombre de personnes des plus instruites qui se mirent à le lire, au lieu d’entrer dans le but qu’il s’était proposé, celui de faire faire à l’homme l’œuvre de sa propre régénération, de le faire passer de la vie terrestre à la vie céleste, devinrent des chimistes, établirent des fourneaux pour régénérer les métaux et tâcher de trouver la pierre philosophale. Et cependant il n’y a jamais eu d’homme qui ait démontré d’une manière aussi claire et aussi profonde la vanité d’une pareille recherche, à moins d’une vocation et d’une révélation particulières. Il est de plus à remarquer qu’il n’est point d’erreur dans laquelle l’imagination du lecteur puisse se laisser entraîner, en lisant ses ouvrages, dont il ne l’ait averti de la manière la plus positive et la plus solennelle. Aussi lui déclare-t-il que, s’il vient à se laisser séduire, tout le blâme doit retomber sur lui-même. Il a de plus répondu d’avance à toutes les questions qu’on pourrait lui faire, à tous les avis qu’on pourrait lui demander, ne laissant point ignorer quelle est la nature du MYSTÈRE contenu dans ses ouvrages, ni pour quel but, et de quelle manière et par qui ils doivent être lus.

Il défend la lecture de ses ouvrages à deux sortes de personnes, auxquelles il juge qu’elle doit faire plus de mal que de bien. Il parle de la première sorte en ces termes : « Cher lecteur, si tu aimes encore la vanité de la chair, et si par la conversion sincère de ta volonté tu n’es pas sur le retour de la nouvelle naissance pour devenir un homme nouveau, je te conseille alors de ne point prononcer les paroles des prières ci-dessus, autrement elles tourneront en jugement contre toi. » Et ailleurs : « Lecteur, je vous avertis en toute sincérité, si vous n’êtes pas avec l’enfant prodigue sur le chemin du retour à la maison paternelle, de laisser mon livre et de ne pas le lire, car il vous fera du mal. Mais si vous méprisez mon avis, je cesse d’être responsable et tout le blâme retombera sur vous. »

C’est par ces avertissements, si opposés à ceux que donnent les autres auteurs, qu’il rend témoignage à la vérité et à la réalité de sa régénération et montre que l’esprit qui parle par lui est le même qui a dit autrefois : Repentez-vous, car le Royaume de Dieu approche. – Si un homme ne se renonce pas lui-même, et qu’il n’abandonne pas tout ce qu’il a, il ne peut pas être mon disciple. Nul ne peut venir à moi si le Père ne l’attire. Si un homme ne naît pas à nouveau d’en-haut, il ne peut pas voir le Royaume de Dieu. Celui qui est de Dieu écoute la parole de Dieu. Venez à moi, vous tous qui êtes chargés et fatigués et dont le cœur est dans la peine. Tous ces textes de l’Écriture Sainte expriment exactement ce que dit Jacob Boehme de la nécessité que son lecteur soit en route avec l’enfant prodigue pour retourner à la maison de son père. Et pour cela, ne croyez pas qu’il soit suffisant de mener en apparence une vie morale, et extérieurement exempte de blâme ; combien de fois en effet n’arrive-t-il pas qu’une telle vie n’a pour mobile que l’orgueil, la vanité, l’envie, l’amour-propre et l’amour du monde : mais, avec l’enfant prodigue, il faut s’être reconnu soi-même, avoir ouvert les yeux sur les funestes suites de son éloignement de la maison paternelle ; enfin il faut être parvenu à sentir vivement qu’au lieu de jouir des droits de sa noble origine, l’on n’est plus qu’un pauvre misérable esclave, errant dans une terre étrangère, mourant d’inanition, n’ayant rien à manger, couvert de haillons et confondu parmi les animaux les plus méprisables, sans être ni aussi bien vêtu, ni aussi bien nourri qu’eux ; et c’est alors que, se trouvant dans une condition si misérable, l’on dit en réalité : je me lèverai et j’irai à mon père, etc. Ce n’est qu’à ce moment que l’on commence à être préparé pour l’intelligence des mystères qui sont renfermés dans les ouvrages de Jacob Boehme ; il ne les a écrits que pour ceux qui se trouvent dans les dispositions que je viens de tracer, et c’est à eux seuls qu’ils peuvent convenir. Aussi quiconque, soit Juif, Chrétien ou Déiste, n’éprouve pas au-dedans de lui-même qu’il est vraiment cet enfant prodigue que décrit la parabole, ne peut recevoir aucun avantage de ses livres, et ils seront, au contraire, sans cesse pour lui une pierre d’achoppement. Il en est de même de l’Évangile ; il ne peut être non plus qu’une pierre d’achoppement pour l’homme terrestre, ou tout au plus lui prêter les moyens de se bâtir un système extérieur de Religion, fondé sur les idées et les opinions que lui suggère la lettre des Livres Saints, dont il ne saurait pénétrer le vrai sens tant que son cœur ne se trouve pas, jusqu’à un certain point, dans les dispositions que j’ai décrites, et qu’il n’est pas pénétré, comme l’enfant prodigue, du sentiment de sa profonde misère.

La seconde sorte de personnes pour lesquelles il déclare qu’il n’a point écrit, ce sont les hommes de raison, c’est-à-dire ceux qui ne veulent pas admettre d’autres juges compétents des vérités Divines que la lumière de leur raison naturelle ; aussi leur signifie-t-il à plusieurs reprises que le flambeau qui l’éclaire n’appartient pas à cette raison naturelle, et que ce n’est point à elle qu’il s’adresse dans ses écrits. « L’homme de raison naturelle, dit-il, ne comprend rien à ce qui est de Dieu ; car il n’est point en Dieu, et il est comme en dehors de lui. » Ailleurs : « La vraie compréhension provient du fond intérieur de la parole vivante de Dieu en nous. C’est de ce fond intime qu’a pris naissance et que s’est successivement développé à mon intelligence tout ce que j’ai connu de la science divine et naturelle. Je ne suis point un enfant de l’école de ce monde, je ne suis qu’un homme simple du commun ; mais, selon qu’il a plu à Dieu, et par son Esprit Saint, je me suis trouvé placé au milieu de la connaissance des plus profonds mystères, soit divins, soit naturels, et cela sans que je l’aie ni cherché ni désiré. – Celui qui veut apprendre à distinguer le véritable chemin doit laisser et abandonner sa raison propre naturelle. » – « Si mes écrits, dit-il encore, tombent entre vos mains, je désire que vous les regardiez comme ceux d’un enfant dans lequel le Très-Haut a opéré son œuvre, car ils contiennent des choses que la raison humaine ne peut ni concevoir ni comprendre. Il faut que la raison devienne aveugle. Il faut qu’elle se soumette et se livre à Dieu, afin que Dieu puisse devenir vivant et opérant dans l’intelligence de l’homme, car tout ce qui se dit et s’enseigne touchant Dieu, sans son esprit, n’est que Babel. – Nous avons voulu par là prévenir notre lecteur, afin qu’il n’ignorât pas à quel ordre appartiennent les écrits qui sont sous ses yeux, et que personne ne les regarde comme étant l’œuvre de la raison extérieure. » Lorsqu’il parle du mystère, il dit : « Priez le Dieu Très-Haut qu’il daigne vous ouvrir la porte de la connaissance, car sans cela il est impossible de comprendre mes écrits : ils viennent de plus haut que la raison astrale ou sidérique ; ils remontent jusqu’à l’engendrement divin, et l’esprit seul de cet engendrement peut les comprendre comme il faut. – C’est en vain qu’on raisonnera et qu’on spéculera si l’esprit n’est éclairé de la lumière divine ; et mes écrits montrent fidèlement au lecteur le vrai chemin pour parvenir à l’être. »

Vous voyez donc, cher Docteur, qu’il est inutile de me demander, ou à qui que ce soit, de vous aider à comprendre les ouvrages de Jacob Boehme, puisque lui-même vous a donné toute l’assistance possible à cet égard, et qu’il vous a montré et développé de la manière la plus simple et la plus claire soit la nature du grand MYSTÈRE, soit la voie unique par laquelle vous pouvez y pénétrer.

 

LE DOCTEUR.

 

Ayez la bonté de m’expliquer ce que vous entendez par le grand Mystère.

 

THÉOPHILE.

 

Par le grand MYSTÈRE il faut entendre le centre profond, le véritable fondement de toutes choses. Dans le grand MYSTÈRE sont compris l’engendrement et le commencement de la Nature Éternelle, cette opération primitive du Dieu insondable, révélant sa TRINITÉ SAINTE cachée dans l’abîme de sa Divinité, et la manifestant dans une gloire extérieure rayonnante, dont la base est ce TRIPLE ÉLÉMENT TRANSCENDANT SURESSENTIEL DU FEU, DE LA LUMIÈRE ET DE L’ESPRIT que pénètre, embrase, béatifie, unit et distingue la vertu de la Trinité sainte invisible. C’est dans cette nature éternelle que tous les pouvoirs cachés du Dieu incompréhensible, Père, Fils et Saint-Esprit, et tout le trésor de ses richesses, sont manifestés dans une Majesté extérieure et une gloire visible. Dans cette Révélation Ternaire de la gloire, de la puissance et de la Majesté Céleste, le Dieu TRI-UN se contemple lui-même, comme dans sa propre manifestation ; il s’y revêt comme de son propre vêtement et y habite comme dans sa propre demeure : il y opère toutes les merveilles de sa Sagesse et de sa Toute-Puissance, par le moyen de toutes les facultés possibles de cette nature éternelle. Elle est, en effet, la première possibilité de tous les êtres produits après elle, avant elle, et indépendamment d’elle ; nous ne pouvons concevoir, quant à nous, qu’un néant éternel, silencieux, immobile, incompréhensible : c’est elle qui est la première manifestation et révélation de la Toute-Puissance divine, et ce sont ses bornes qui n’ont d’autre terme que l’INFINI LUI-MÊME qui forment l’enceinte de la hauteur, de la profondeur et de la largeur de cette manifestation de la Sagesse Divine. C’est par l’opération de son ESPRIT TRI-UN DANS CETTE NATURE ÉTERNELLE que Dieu manifeste tout ce qu’il veut faire connaître de lui-même et de ses œuvres.

C’est là cette grande scène où se déploient sa Sagesse et sa Toute-Puissance éternelle, et dans laquelle jaillissent éternellement de nouvelles merveilles qui révèlent les profondeurs abyssales des trésors cachés de la Trinité divine invisible.

C’est de cette NATURE ÉTERNELLE TRANSCENDANTE, aussi immense et universelle que la Divinité elle-même, qu’ont reçu la naissance, l’existence, la substance et la forme toutes les dénominations d’êtres les plus sublimes, les Chérubins, les Séraphins, toute l’armée des Anges et tous les esprits intelligents ; ils sont tous les formes innombrables, variées, finies et limitées du feu et de la lumière célestes de la nature éternelle ; ce fut dans ces êtres créés que le Dieu invisible TRI-UN respira son esprit invisible, par la réception duquel ils pouvaient devenir la parfaite ressemblance et les véritables enfants de sa Divinité invisible, et de sa nature éternelle, et entrer dans la joie de Dieu, vivre dans la vie de Dieu, opérer et avoir leur être dans cette nature éternelle ou dans le Royaume des Cieux, dans lequel la Divinité elle-même vit et opère ; là ils auraient été tous un, consommés en unité, et Dieu en eux, selon que le demanda Jésus-Christ dans sa prière pour ses disciples et pour tous ceux qui croiraient en lui par leur parole : Afin que tous soient un, ainsi que toi, Père saint, es en moi, et moi en toi, afin qu’eux aussi soient un en nous.

Voilà en premier lieu ce que le MYSTÈRE dont nous parlons présente à notre intelligence.

De plus, c’est dans ce MYSTÈRE que se découvre la création et la chute des Anges, avec tout ce qui en a été la conséquence pour eux-mêmes et pour leur royaume ; le système de cet Univers visible, pourquoi, d’où et comment il est devenu ce qu’il est ; la naissance du soleil et des planètes, pourquoi et comment elles reçurent chacune une nature ou propriété différente, un lieu et un emploi particuliers, de même que toutes les étoiles, la nature de toutes les vies créaturelles et la base de leurs nombreuses variétés ; la cause de l’état de mort de toutes les choses inanimées. C’est dans ce MYSTÈRE que se découvrent encore la noble origine de l’homme et la grandeur de sa destination ; tout ce qui appartient au règne de la nature et à celui de la grâce, leur connexion et leur différence, comment ils influent et agissent l’un sur l’autre sous la direction Providentielle de l’esprit invisible de Dieu, depuis le commencement du temps jusqu’à sa fin ; toutes ces choses, dis-je, s’y trouvent développées dans leur cause originelle et leur racine primitive.

On découvre enfin dans ce MYSTÈRE, de la manière la plus claire et la plus évidente, le fondement de la Rédemption chrétienne ; sa nature et son absolue nécessité ; sa marche et son opération sous tous les rapports, soit à l’égard du Rédempteur, soit à l’égard du racheté ; on y voit développé tout le procédé de Christ, son incarnation, sa vie, ses souffrances, sa mort, sa Résurrection, son Ascension ; comment il s’est assis à la droite de Dieu et comment il gouverne son Église sur la terre par son Esprit saint : l’on y reconnaît l’excellence de tous les préceptes pratiques de l’Évangile, de tous ceux qui concernent la foi, l’espérance et la charité, ainsi que la nécessité du renoncement à soi-même, de la mort au monde, et celle, enfin, de se conformer exactement, en tout, à la vie et à l’esprit de Jésus-Christ. L’on y voit, dis-je, démontré de la manière la plus fondamentale, par la nature même des choses, la nécessité absolue de cet ordre et de cette marche pour la Rédemption et la régénération de la nature déchue.

Tel est, cher Docteur, jusqu’à un certain point, l’exposé du grand MYSTÈRE qu’il a plu à Dieu de révéler à cet homme simple et ignorant.

 

LE DOCTEUR.

 

Je suis pleinement satisfait, Théophile, du développement que vous venez de me donner ; j’avoue même que tout ce que vous avez dit se trouve justifié par ses propres ouvrages, et qu’en les lisant on aperçoit aisément qu’il traite tous les sujets profonds que vous venez de détailler. Mais cependant permettez-moi d’observer qu’il me semble impossible que vous puissiez soutenir ce que vous avez avancé plus haut touchant la raison, lorsque vous avez voulu montrer combien il était déraisonnable de demander des éclaircissements et des explications sur ses ouvrages. S’il est vrai qu’ils renferment la base philosophique de toute la nature et de toutes les créatures, il sera non seulement nécessaire, pour les comprendre, de faire usage de sa raison, mais il faudra encore employer toute la pénétration et la sagacité dont elle est capable. Or, est-il une autre faculté que celle de la raison qui puisse s’appliquer à la philosophie des choses ; n’est-ce pas à elle que sont présentées ces vérités si grandes et si profondes ? S’il en est ainsi, comme il me paraît impossible de le nier, il faut convenir que tout ce que vous avez dit de la nécessité d’imposer silence à la raison tombe de soi-même.

 

THÉOPHILE.

 

Votre conclusion, cher ami, bien loin d’être juste, est au contraire une absurdité palpable ; elle est justement l’opposé de celle que vous auriez dû tirer, et qui découlait si naturellement de tout ce que j’ai dit. Car, s’il est vrai que le MYSTÈRE soit la base profonde, le fondement primitif de toute la nature et de toutes les créatures, etc., il en faut donc nécessairement conclure que la raison naturelle avec toute sa pénétration et son habileté ne saurait seulement approcher de ses bords, puisqu’elle n’est pas antérieure à la chair et au sang, que son essence est le doute ; et que n’existant point encore lorsque la nature manifesta ses premières opérations, elle ne peut leur rendre témoignage. Elle n’était point présente, ses yeux n’étaient point encore ouverts lorsque les choses furent primitivement produites : elle ne s’est jamais trouvée dans ce centre profond d’où sont provenues toutes choses, et elle n’a jamais contemplé la formation de tous les germes de vie. Et cependant ce sont là toutes les choses contenues dans le MYSTÈRE SACRÉ ; aussi faut-il nécessairement convenir qu’il est aussi impossible à la raison naturelle de pénétrer ce MYSTÈRE qu’il est à la chair et au sang d’entrer dans le royaume des Cieux.

Reconnaissez donc maintenant par vous-même la vanité, la faiblesse et l’aveuglement de la raison naturelle en ce qui concerne la Science Divine ; c’est elle, en effet, qui vous faisait voir, il y a un instant, comme une chose incontestable, que le MYSTÈRE était uniquement de son ressort, et cela à cause de la profondeur de la philosophie divine qu’il renferme ; et cependant il eût fallu au contraire évidemment conclure, de cette profondeur même, que la raison naturelle devait lui être nécessairement étrangère. Vous pouvez par là vous faire une idée des moyens par lesquels Babel a été bâtie dans tout le monde Chrétien ; c’est à la faveur de cette lumière babylonienne que les champions des diverses sectes ne cessent de se réfuter réciproquement, et qu’ils sont chacun en particulier aussi sûrs de leur fait que vous l’étiez que la raison était le seul juge compétent du MYSTÈRE ; tandis que par sa nature il lui est aussi étranger que la vue et les ailes de l’aigle qui plane dans les airs le sont à la taupe qui est enfouie dans la terre.

 

LE DOCTEUR.

 

Ayez donc la complaisance de m’enseigner le moyen par lequel un homme peut parvenir à la connaissance de ce MYSTÈRE, et pénétrer véritablement dans sa lumière.

 

THÉOPHILE.

 

Il n’y en a pas d’autre que celui-ci : il faut que ce MYSTÈRE se manifeste à lui par une naissance véritable au-dedans de lui. Toute connaissance, soit Divine, soit naturelle, pour être réelle, doit être née dans nous. Nous ne pouvons rien connaître de Dieu que dans la proportion que ce Dieu lui-même est manifesté dans nous, par une naissance véritable de sa lumière et de son Esprit saint, de la même manière qu’ils sont engendrés en lui-même ; et selon qu’ils vivent et opèrent en nous comme ils vivent et opèrent en lui. Un Dieu absent, séparé de nous, est un Dieu inconnu. Il n’y a que Dieu qui puisse manifester Dieu, comme la lumière seule peut manifester la lumière, et les ténèbres manifester les ténèbres.

Vous ne pouvez rien connaître non plus, en réalité, de ce qui appartient à la nature et à ses propriétés intérieures actives, qu’autant que l’opération même de cette nature se manifeste d’une manière vivante au-dedans de vous, par une naissance véritable. À la raison naturelle appartient le commerce de l’écorce des choses ; elle peut mesurer les surfaces, marquer les hauteurs, les largeurs et les distances de toutes les choses qui sont sur la terre : elle peut multiplier les expériences les plus curieuses sur les propriétés des divers éléments, mais, dans toutes ces opérations, elle ne pénètre pas plus avant dans le centre de la nature que le potier lorsqu’il forme avec son feu et son argile des vases de constructions diverses et de formes différentes.

Celui qui compte les étoiles, observe leur position et leur mouvement, est justement au même degré de connaissance naturelle que le berger qui compte ses brebis et observe le temps de leur portée.

Ce monde avec toutes ses étoiles, ses éléments et ses créatures n’est qu’une manifestation du monde invisible ; et il lui est absolument impossible de nous montrer quoi que ce soit qui ne provienne de ce monde invisible. Ainsi donc les propriétés des choses ne sont ce qu’elles sont et n’opèrent ce qu’elles opèrent que par l’action secrète et par la vertu opérante de ce monde invisible. L’amer, le doux, l’aigre, le dur, le mol, le chaud et le froid, etc., toutes ces qualités, dis-je, ont leur germe primitif et leur naissance véritable dans ce monde invisible appelé la NATURE ÉTERNELLE. Les animaux privés de raison sentent l’action de ces diverses qualités : l’homme raisonnable va plus loin, il peut raisonner et disputer sur leurs causes et sur leurs effets extérieurs ; mais il ne saurait en philosopher selon la Science véritable Divine si le MYSTÈRE de la nature éternelle lui-même n’est pas manifeste au-dedans de lui. En effet, comme elles proviennent toutes de cette nature éternelle, que c’est en elle et d’elle qu’elles naissent et croissent, l’on ne peut parvenir à les connaître dans leur être véritable que par la philosophie même de cette nature éternelle.

Si l’homme n’avait pas en lui les germes des trois mondes, celui du monde spirituel divin, celui du monde éternel naturel et celui du monde naturel temporel, et qu’il ne fut pas ainsi au-dedans de lui-même un triple Microcosme, la toute-puissance divine ne pourrait pas plus manifester en lui la connaissance des choses divines que celle des choses naturelles. Car Dieu ne manifeste dans aucun être que ce qui s’y trouve déjà en germe, mais à la vérité, comme scellé et caché dans un état de mort. L’homme ni aucune créature ne peuvent rien produire en dehors que par un développement des germes qui existent préalablement au-dedans d’eux, et imaginer qu’on peut apporter de l’extérieur et placer au-dedans d’un être quelque connaissance qui ne soit pas dans lui une production de sa propre vie, par une naissance véritable, est aussi absurde que de prétendre faire croître un arbre avec ses branches hors de la terre et l’appliquer ensuite à sa racine.

Nos méprises à cet égard viennent de la marche ordinaire du monde, qui prodigue le nom de connaissance à cette faculté de discourir que donnent à l’homme sa raison, sa vivacité et son caractère naturel, soit qu’il l’exerce sur des fictions, des conjectures, des traditions, ou qu’il l’applique à l’histoire, à la critique ou la rhétorique, etc. Cette facilité passe pour connaissance réelle, tandis que ce n’est dans le fait que l’activité de la raison, jouant et s’exerçant avec le cercle d’opinions et d’idées vaines qui lui est propre. Aussi arrive-t-il que lorsqu’un homme raisonnable, à la manière humaine, vient à tourner son attention vers l’étude de la théologie, il s’en occupe exactement de la même manière qu’il s’appliquerait à acquérir des connaissances temporelles, et il ne connaît et n’emploie d’autre marche que celle qu’il a suivie dans l’étude de l’histoire et de la rhétorique. Il s’occupe, dis-je, de ouï-dire, de conjectures, de discussions ; il retient quelques grands noms, et se croit enfin un membre de la véritable Église lorsqu’il peut traiter les différents points de la religion comme il discuterait sur les antiquités romaines. Il sait que Dieu est, de la même manière qu’il est sûr qu’il a existé une fois un premier homme et que son nom était Adam. Il est censé être suffisamment instruit concernant les choses du Royaume des Cieux, lorsqu’il les connaît de la même manière qu’il sait qu’il existe une ville appelée Constantinople. Veut-il approfondir quelques-uns des MYSTÈRES de la Rédemption Chrétienne, il regarde hors de lui, comme s’il était à la recherche d’antiquités grecques, et il a recours aux mêmes moyens qu’il emploierait s’il désirait parvenir à se mettre au fait de la véritable construction intérieure du temple de Salomon et des cérémonies qu’on y pratiquait.

Voilà la grande illusion dans laquelle se trouve enveloppé depuis longtemps tout le monde Chrétien, comme tous les pays et toutes les bibliothèques nous en donnent le témoignage. C’est cet empire, que s’est arrogé la raison naturelle sur ce qui regarde la Religion, que Jacob Boehme appelle si justement l’Antéchrist de Babel ; et c’est, en effet, ce qui éloigne l’homme de la vérité et de la vie des MYSTÈRES de Christ pour lui faire prendre une confiance exclusive dans la confusion de la multiplicité des inventions humaines et des opinions contradictoires. Et comment en serait-il autrement lorsque cette raison charnelle est prise pour seule et unique guide ? C’est là tout le parti qu’elle peut nous faire tirer de la doctrine de l’Évangile, et elle devient un véritable Antéchrist toutes les fois qu’on l’admet à discuter et à débattre les vérités de l’ordre Divin ; puisqu’elle n’est pas plus en état d’en parler que ne l’est un aveugle-né de faire un traité sur la lumière. L’impossibilité dans laquelle ce dernier se trouve de rien dire, ou même de rien penser de véritable sur la lumière, vient de ce qu’il est né et vit dans un monde qui n’est pour lui que ténèbres, parce qu’il se trouve entre lui et la lumière de ce monde UN ABÎME CONSTITUÉ DE SA PRIVATION COMPLÈTE DE NAISSANCE À CETTE LUMIÈRE. Aussi, quelque longue que soit sa vie, quelque prolongés et multipliés que soient les raisonnements et les discours qu’il entendra ou qu’il fera lui-même sur la lumière, il ne parviendra jamais qu’à se faire des idées fausses d’une chose qu’il lui est impossible de parvenir à connaître.

Or la raison est exactement dans la même impossibilité de parler ou de penser rien de vrai sur la vie Divine ; et cela parce qu’elle est née et qu’elle vit dans le monde ténébreux de la chair et du sang, monde totalement étranger à l’ordre divin et où ne peut jamais être aperçu ni senti rien de ce qui appartient au Royaume de Dieu ; et qu’il y a, en effet, entre la raison humaine et la lumière Divine Céleste, UN ABÎME CONSTITUÉ DE LA PRIVATION COMPLÈTE OÙ ELLE EST DE LA NAISSANCE À CETTE LUMIÈRE. Aussi, malgré tous les matériaux que pourront amasser les siècles pour fournir à cette raison les moyens de disputer sur la naissance Divine Céleste, elle ne fera jamais que produire de nouvelles fictions et entasser de nouvelles erreurs sur une chose qui lui est totalement inconnue et étrangère.

De plus, dès que cette raison humaine veut s’établir maîtresse et juge de la Science Divine, elle devient nécessairement un Antéchrist, parce qu’il n’est pas en son pouvoir de traiter les Mystères de la Religion et de s’en servir dans un autre esprit et pour une autre fin qu’elle ne fait de tout ce qui appartient à ce monde. Il n’importe quel nom on donne aux choses et de quelle nature on les suppose ; qu’on les appelle spirituelles ou temporelles, la raison les traite nécessairement toutes de la même manière, et les fait servir au même but : celui d’avancer dans ce monde ses intérêts terrestres, d’augmenter sa prospérité, de s’élever en dignité, en pouvoir, etc. : il lui est absolument impossible d’avoir un autre but, quand même elle le voudrait, parce que cela appartient à sa propre nature, et que c’est sa loi fondamentale ; vu que chaque être est dans la nécessité d’agir suivant sa propre nature, et chaque vie de s’intéresser à elle-même et de rechercher par-dessus tout ce qui lui est bon. Or la nature et la naissance de la raison humaine ne remontant pas plus haut que l’esprit de ce monde, et n’ayant son origine que dans le cercle astral temporel, elle ne peut appartenir qu’à ce monde, avoir des vues que pour ce monde, et dans tous les objets dont elle s’occupe, elle doit nécessairement avoir à cœur les intérêts de sa chair et de son sang. Cette manière d’être appartient aussi essentiellement à la raison naturelle de l’homme qu’elle appartient à l’instinct naturel des animaux ; car l’un et l’autre proviennent également de la lumière et de la vie de ce monde ; tous deux ont la même nature terrestre ; et ils ne peuvent agir que d’une manière terrestre et par intérêt pour leur propre vie. La raison de l’un ne participe pas plus de la nature Divine que l’instinct de l’autre ; de là vient que l’homme qui suit seulement l’impulsion de sa raison naturelle est souvent pire que les animaux les plus méchants. Il est donc évident que la raison qui veut se mêler de la Science Divine est nécessairement un Antéchrist ; car, premièrement, elle convertit en idées mortes, en vaines opinions, les mystères vivants et substantiels de Dieu ; secondement, pour les défendre, elle édifie dans ce monde un royaume dont les éléments ne sont que dispute, que haine, qu’envie, que division et persécution. C’est donc une vérité fondamentale que l’homme ne saurait approcher de la Science Divine tant que le germe de cette vie céleste, à laquelle il mourut par sa prévarication, n’est pas rallumé dans lui ; car c’est de lui et par lui seul que peuvent être produits et manifestés les mystères de Dieu et de la nature éternelle divine.

 

LE DOCTEUR.

 

J’avoue, Théophile, que la démonstration est complète, qu’elle ne laisse rien à répliquer, et je m’en réjouis sincèrement. Je vous prie seulement de m’aider à mieux comprendre la manière dont ce Mystère de Dieu et de la Nature Éternelle doit naître en moi ?

 

THÉOPHILE.

 

Chaque chose doit être sa preuve à elle-même, et ce n’est que par elle-même, par sa propre révélation, qu’elle peut être véritablement connue. Si donc nous ne pouvons connaître les choses que dans la proportion que nous recevons en nous leur esprit, il est clair que la vie avec tous ses degrés et toutes ses diversités ne saurait nous être manifestée qu’autant qu’elle a pris naissance en nous, et les bornes de la connaissance que nous pouvons en avoir sont exactement celles du degré de son développement et avancement en nous. Toute connaissance acquise par le travail et l’activité propres de notre raison naturelle ne diffère en rien de celle qu’on acquiert en cherchant une épingle dans une botte de paille, jusqu’à ce qu’on l’ait trouvée.

En un mot, tout ce qui nous vient du dehors, tout ce qui n’est qu’une idée offerte à notre faculté raisonnante, n’est pas plus pour nous une connaissance réelle que l’image de notre propre figure que nous présente le miroir n’est réellement nous. Toutes les idées que notre raison peut se former des objets qu’elle ne voit et qu’elle ne possède point ne font pas plus partie du cercle réel de nos connaissances que la peinture d’un de nos membres n’est une portion réelle de notre propre corps. C’est donc une recherche vaine et inutile que de tâcher d’obtenir la connaissance réelle d’une chose avant que de posséder la chose elle-même, puisque nous ne pouvons la connaître réellement que de la même manière que nous connaissons la santé ou la maladie ; c’est-à-dire qu’elle ne peut pas être dans nous le produit d’idées communiquées par des ouï-dire, mais que, pour être réelle, elle doit être le fruit du sentiment et de la perception que nous avons nous-mêmes de ce que nous sommes et de ce qui est en nous.

Combien de fois Jacob Boehme ne nous rappelle-t-il pas à ces principes. « J’avertis mon lecteur, dit-il, de ne pas chercher à pénétrer la profondeur de mes écrits au-delà des bornes de sa propre compréhension : il doit se contenter de ce que son intelligence peut saisir, car tant qu’il reste dans cette mesure, il est véritablement dans ce qui est réel ; et alors, dans quelque profondeur qu’il soit mené par l’esprit, il ne saurait être dans l’illusion : car à l’un il sera plus donné qu’à un autre. Mais la chose la plus essentielle, celle qu’il ne faut jamais perdre de vue, c’est de persévérer constamment dans l’humilité devant Dieu, de se résigner sans cesse, afin que, selon son bon plaisir, il devienne en nous le vouloir et le faire. Lorsque nous sommes dans cette disposition, nous nous trouvons comme morts à nous-mêmes, puisque nous ne désirons rien que la volonté de Dieu, et cette volonté de Dieu est notre propre vie, laquelle dans son développement progressif parvient enfin à la révélation des mystères les plus sublimes. »

Il me semble, Docteur, qu’un pareil avis, ne fusse que par sa singularité, aurait dû avoir plus d’effet sur vous : il est, je crois, entièrement neuf pour tout lecteur ; et je ne sache pas qu’aucun des philosophes les plus sages en ait jamais donné qui puisse lui être comparé, soit pour le sens, soit pour la mesure, soit pour la profondeur.

La Vérité, mon ami, quelle que soit votre opinion, n’est ni plus ni moins que le Sauveur et le Rédempteur du monde. Écoutez comment elle s’exprime elle-même. Si quelqu’un veut être mon disciple, qu’il se renonce lui-même, qu’il charge sa croix, et qu’il me suive. Elle ne dit pas qu’il tâche d’avoir une idée claire et distincte de moi ; qu’il recherche comment je suis Dieu et homme dans l’unité de ma personne : elle lui indique seulement ce à quoi il faut qu’il renonce et ce dont il doit se dépouiller pour pouvoir devenir un enfant de la lumière. Regardez et cherchez où vous voudrez et tant que vous voudrez ; ce renoncement à soi-même est le chemin unique qui conduise à la vérité : rien ne nous sépare d’elle, rien n’est entre nous et elle que cet être propre de vie terrestre qui ne vient point de Dieu, mais qui est le fruit de notre égarement primitif.

Dieu nous créa au commencement pour la lumière, et si nous eussions été fidèles, au lieu de n’être dans ce monde que des étrangers aveugles et ignorants, voyageant dans les ténèbres et la privation, nous eussions rempli la fonction sublime d’y manifester les merveilles de la lumière de Dieu. Mais nous perdîmes volontairement cette lumière, et tout souvenir d’elle nous étant ravi, nous en eussions eu éternellement le besoin sans même en avoir jamais l’idée, si elle ne nous avait été rapportée par celui qui, l’ayant en lui-même, est venu pour tout réparer, et qui s’est ainsi appelé, à si juste titre, la lumière du monde. Si donc vous voulez être un disciple de la vérité, il ne faut pas que vous demandiez avec Pilate : qu’est-ce que la vérité ? ni consulter les écoles pour savoir l’idée que vous devez vous en former ; mais il faut consentir à vous séparer de votre vie propre, mettre des bornes à toutes vos convoitises terrestres, renoncer à tout ce que vous êtes, et à tout ce que vous avez par vous-même ; il faut mettre de côté votre propre raison et votre volonté propre, et alors, oui, alors seulement vous serez capable de recevoir l’onction d’en-haut, qui seule peut vous enseigner toutes choses. Mais jusqu’à ce que Christ, qui est l’unique source de lumière et de vie, ait commencé à être manifesté dans vous, c’est en vain que vous devancez l’aurore et que vous prolongez vos veilles pour tâcher de découvrir cette vérité : c’est elle-même qui a dit : Sans moi, vous ne pouvez rien faire. Tout fils de l’Adam terrestre, quelque riche qu’il soit en esprit, en connaissances, etc., selon ce monde, n’est dès sa naissance qu’un esprit enfermé dans une prison, et il demeure tel jusqu’à ce que Christ soit devenu son instructeur, sa lumière au-dedans de lui et par là même son libérateur. Comme lui seul est la résurrection, aussi n’y a-t-il que lui qui puisse délivrer de tout ce qui appartient à la mort, aux ténèbres et à l’ignorance. Croire que l’on peut voir par ses yeux la vérité, l’entendre par ses oreilles et la sentir par son cœur, indépendamment de ce Verbe éternel qui est la lumière de tout homme, c’est ravir à Dieu et à Christ l’honneur qui leur appartient, et abandonner le culte véritable et la confiance qu’on doit avoir uniquement en eux pour se livrer bien plus réellement à l’idolâtrie que ne le fait celui qui imagine pouvoir obtenir quelque avantage de la prière qu’il adresse grossièrement à une image de Saint. Comme c’est en effet une vérité qui ne saurait admettre aucune restriction, et qui atteint d’un bout du monde à l’autre, que nul homme ne peut venir au Père que par le Fils, il est également impossible que personne puisse arriver à aucune connaissance Divine, soit dans l’ordre de la grâce, soit dans celui de la nature, autrement que par lui.

L’on peut comparer les écoles de ce monde aux marchés publics ; si l’on en fait un bon usage, elles peuvent être utiles à notre vie terrestre : mais, comme il arrive que le plus souvent le commerce, loin d’être contenu dans de justes bornes et dirigé vers un but convenable, ne sert au contraire qu’à entretenir la vanité, toutes les passions terrestres et les convoitises de cette vie, de même les cercles ou magasins de sciences dans ce monde font presque toujours plus de mal que de bien ; on y blanchit dans des études qui ne font que nourrir l’orgueil et l’envie, fomenter les divisions et les disputes, et aider notre homme corrompu à devenir insensible à la nécessité de naître de nouveau, et l’engager à se contenter des richesses que nous offre la nature déchue.

Pour être un philosophe selon la Science Divine, il faut être un véritable Chrétien. Le Royaume de Dieu est seul lumière et vérité ; partout ailleurs il n’y a que ténèbres et illusions, mais l’homme ne peut entrer dans ce pays des réalités qu’autant qu’il naît de nouveau de cette semence de l’homme céleste qui est au-dedans de lui, et que notre Divin Maître appelle le Royaume des Cieux, parce qu’elle appartient à la nature céleste, comme la semence de l’homme terrestre appartient à la nature terrestre. Certainement, l’homme ayant été créé pour la lumière, afin que dans elle et par elle il vécût, entendît, goûtât, sentît et jouît de toutes choses, il ne peut plus sortir du gouffre ténébreux dans lequel l’a précipité sa malheureuse prévarication, et atteindre, par conséquent, ce but sublime, qu’autant que cette lumière et cette vérité viennent elles-mêmes rallumer dans le germe de l’homme divin, qui est pour lui comme mort, l’étincelle de la vie ; c’est cette vérité qui vient nous mettre en liberté ; c’est elle qui seule est le centre de repos de l’âme, sa réconciliation et sa paix avec Dieu ; aussi, jusqu’à ce qu’elle soit arrivée à cette vérité pour laquelle Dieu la créa au commencement, il ne peut y avoir pour elle qu’une suite d’inquiétudes angoisseuses ou une succession d’illusions mensongères. C’est pourquoi celui qui est lui-même la Vérité a dit : Apprenez de moi, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes.

 

LE DOCTEUR.

 

Arrêtez, Théophile, sûrement votre zèle vous emporte trop loin. L’on est bien convenu dans tous les temps que l’Évangile enseignait la pureté et la simplicité d’une vie divine, mais jamais l’on n’a pensé qu’il appelât l’homme à devenir philosophe, ni qu’il lui donnât le plus petit renseignement en matière de philosophie.

 

THÉOPHILE.

 

J’en conviens, Docteur ; mais c’est cette simplicité même et cette clarté de l’Évangile, appelant l’homme à se détacher de ce monde, pour se tourner vers Dieu par le désir, l’espérance et la foi, qui prouvent complètement et évidemment qu’il est l’unique guide véritable qui puisse nous mener à l’école sublime de la sagesse et de la philosophie Divine ; non seulement parce que les degrés de notre sagesse se mesurent par ceux de notre bonté, mais encore parce qu’il n’y a que la marche que nous enseigne l’Évangile qui puisse nous communiquer l’esprit de Dieu et faire germer en nous le principe de vie Divine, qui peut seul manifester dans l’homme, soit les MYSTÈRES de Dieu et de la grâce, soit ceux de la nature dans les dispensations du temps et de l’éternité. Aussi l’Écriture dit-elle que l’esprit seul de Dieu connaît les choses qui sont de Dieu. Et, dans le fait, comment cela pourrait-il être autrement puisque cet esprit est la base primitive et la vie centrale de toute la nature, qu’il est le principe unique de toutes les manifestations, et que c’est lui qui produit toutes choses, par qui et de qui chacune a sa vie et son opération particulière : ainsi donc, l’homme ne peut connaître Dieu et son opération dans la nature qu’autant que l’esprit de Dieu est et opère en lui, comme il est et opère dans la nature. Ce sont donc deux vérités fondamentales et immuables, premièrement, que ce qui constitue notre ignorance de Dieu et de la nature, c’est la privation de la vie et de l’esprit de Dieu en nous : secondement, que l’unique voie qui conduise à la science divine est celle enseignée par cet Évangile, qui nous appelle à une nouvelle naissance, par laquelle seule peut se faire en nous la manifestation de la nature divine.

 

LE DOCTEUR.

 

Je n’ai rien à objecter à tout ce que vous venez de dire : je dois cependant vous avouer que je ne saisis pas encore bien la nécessité de la naissance en nous de l’esprit et de la vie de Dieu, ni la manière dont elle s’opère. Je vois bien que ni la raison naturelle, ni aucune instruction humaine ne peuvent me donner la plus petite parcelle de lumière Divine : mais supposons que Dieu voulût bien m’envoyer un ange pour m’instruire, ne serait-il pas en son pouvoir de m’enseigner la science divine ? Et cependant on ne pourrait pas appeler cela une naissance de Dieu en moi ; ou bien prétendez-vous que Dieu n’ait pas le pouvoir de me donner cette connaissance divine, même par le ministère des Anges du ciel le plus élevé ?

 

THÉOPHILE.

 

Un Ange peut vous instruire comme le fait l’Écriture, mais il ne peut comme elle que vous enseigner le moyen d’obtenir cette lumière que ni la lettre de l’Écriture ni la voix de l’Ange ne peuvent manifester au-dedans de vous. L’Ange du plus haut degré ne possède pas plus en lui la vertu réparatrice que le papier sur lequel les Écritures Saintes sont imprimées. Remarquez bien que vous ne pouvez recevoir la lumière Divine que de celui-là seul qui possède le complément de la vertu réparatrice nécessaire pour votre salut. Or la lumière est plus que la vie, puisqu’elle en est encore le complément et la perfection ; aussi cela seul peut produire la lumière qui a le pouvoir de produire la réalité et la perfection de la vie.

Tout ce qui n’est pas la vie et la lumière de Dieu ne peut remplir auprès de vous que l’emploi de ministre, et soit que la parole du message Divin qui vous est envoyé se trouve écrite sur du papier ou gravée sur des tables de pierre, soit qu’elle soit prononcée par un Prophète, un Ange ou un Apôtre, tous ces organes ne sont que des créatures, dont le ministère se borne nécessairement à montrer le chemin qui mène à celui qui seul peut être au-dedans de vous la vérité, la vie et la lumière. Car Dieu même ne saurait vous communiquer sa lumière immédiate par une créature, et cela parce que la lumière de Dieu est Dieu lui-même ; elle est la lumière de sa propre vie ; aussi lui seul peut la produire, et nulle créature ne peut y participer que par une naissance véritable de la nature Divine. La lumière de Dieu ne peut jamais être séparée de sa nature Divine, c’est pourquoi elle ne peut luire que là où est une naissance Divine. Il est donc évident que rien ne peut être connu selon la science divine, soit dans le ciel, soit sur la terre, que par la voie unique et par le seul moyen par lesquels l’homme peut être sauvé, je veux dire, par une renaissance véritable de la lumière et de l’esprit de Dieu en nous. C’est pourquoi la route simple, tracée dans l’Évangile, est l’unique qui conduise à la connaissance de tout ce qui peut se connaître de Dieu et de la nature, parce que rien ne peut manifester réellement à l’homme, Dieu et la nature que l’esprit même de Dieu opérant en lui, comme il le fait dans la nature, et il n’opère ainsi dans l’homme que dans la proportion de l’avancement en lui de sa nouvelle naissance de la nature divine. Lorsqu’un homme est enfin parvenu à être né de Dieu, dès ce moment, la vie et l’esprit de Dieu sont en lui et y opèrent comme ils opèrent dans la Nature Éternelle ; il peut alors s’appeler à juste titre disciple de la philosophie divine, puisque Jésus-Christ, la lumière de Dieu et de la nature, est révélé en lui ; et que le VERBE de vie par lequel toutes choses ont été faites dans le commencement est en lui, et qu’il est lui-même dans ce VERBE, lequel crée et opère en lui, comme il opère en toutes choses, tant dans le Ciel que sur la terre.

 

LE DOCTEUR.

 

Je ne m’étais pas attendu, je l’avoue, à entendre prouver que la nouvelle naissance dont parle l’Évangile soit la seule porte par laquelle on puisse entrer et on soit jamais entré dans le sanctuaire de la Science Divine. Mais il n’est pas possible de refuser son assentiment à la démonstration que vous venez de donner ; et tout ce que je désire maintenant, c’est que vous ayez la complaisance de développer un peu plus cette doctrine de la nouvelle naissance ; car je suis sûr qu’il vous reste encore bien des choses à dire, soit sur son fondement, soit sur sa nature et ses résultats.

 

THÉOPHILE.

 

Rappelez-vous, Docteur, que tout ce que je puis faire pour vous, en développant, même dans son entier, le sujet dont il s’agit, se borne à vous donner une assurance raisonnable de l’existence d’une perle merveilleuse qui renferme les qualités les plus sublimes, mais qui est cachée dans les entrailles de la terre, au milieu d’un certain champ ; et à vous montrer en détail par quel moyen et par quelle route vous pouvez parvenir à la trouver. Je suppose maintenant que vous passassiez tout votre temps à rechercher quelques nouvelles vertus de cette perle céleste, et à écouter les différents récits qu’on en fait ; croyez-vous que cela vous avançât beaucoup ? Non, sans doute, vous vous trouveriez également éloigné d’elle, et vous ne la posséderiez pas plus réellement que lorsque vous en entendîtes parler pour la première fois ; et quelque plaisir que vous goûtassiez à en discourir vous-même et à en entendre parler aux autres, si vous vous en teniez là, le même intervalle vous en séparerait jusqu’à la fin de votre vie. Aussi l’unique but que je me suis proposé, dans tout ce que je vous ai dit sur la nouvelle naissance, c’est de vous en démontrer la réalité, et de vous indiquer le chemin qui y conduit. Or la voie à cette naissance dépend entièrement de la direction de votre volonté, et chaque pas en avant dans cette route consiste en une mort continuelle aux désirs naturels, corrompus que produisent en nous la chair et le sang. Rien ne peut opérer un changement réel en vous que le changement de votre volonté. Car tout ce que vous êtes est un engendrement de la volonté qui opère en vous. Ainsi donc, si vous voulez connaître ce que vous êtes, vous n’avez qu’à examiner l’état vrai de votre âme, la direction de votre volonté et où vous entraîne votre désir ; et de cet examen fait sérieusement et avec impartialité, vous tirerez plus de lumière que ne peuvent vous en donner tous les hommes et tous les livres de l’Univers. Vous êtes ce que sont votre volonté et votre désir ; là où ils sont, là vous avez votre être et votre vie ; c’est d’eux, en un mot, que vous vient tout le bien et tout le mal que vous pouvez appeler vôtre. Car c’est l’opération seule de votre esprit, de votre volonté et de votre désir qui détermine votre manière d’être et qui engendre pour vous, soit la vie, soit la mort. Si votre volonté est angélique, vous êtes un ange et la félicité angélique vous appartient. Si votre volonté est avec Dieu et qu’elle opère avec lui, Dieu est alors la vie de votre âme, et votre vie sera en Dieu dans toute l’éternité. Si vous suivez au contraire une volonté terrestre, chaque pas que vous ferez dans cette direction vous éloignera de Dieu, jusqu’à ce qu’enfin Dieu et la vie divine soient devenus pour vous, comme pour les autres animaux, comme s’ils n’étaient pas. Si votre volonté se repaît d’orgueil, de vanité, d’envie, de colère, de haine, de méchanceté, de fourberie, d’hypocrisie et de mensonge, vous opérez dès lors avec Satan, vous enfantez sans cesse sa nature au-dedans de vous, vous vous préparez enfin pour le royaume infernal.

C’est ainsi que nos œuvres nous suivent, et que chacun sera récompensé selon son travail. Nul ne peut moissonner que ce qu’il a semé, et c’est dans notre volonté qu’est le germe de toutes les plantes qui croissent en nous. Notre volonté est le commencement, le milieu et le terme de tout ce qui nous regarde ; elle est l’unique artisan de notre nature, et toute production en nous est son ouvrage. Dans notre circonscription, elle est toute-puissante, rien ne peut arrêter son opération ; elle entraîne tout devant elle ; elle crée partout, et tout lui est possible. Elle pénètre partout où elle veut, elle trouve tout ce qu’elle cherche ; car, pour elle, chercher c’est trouver : quiconque, dit notre divin Maître, regarde une femme avec des yeux de convoitise, a déjà commis l’adultère en son cœur. La volonté est puissante par-dessus la nature ; c’est de la volonté que la nature est engendrée, et toutes ses propriétés sont sa manifestation, soit qu’elles appartiennent au bien ou au mal, à la lumière ou aux ténèbres, à l’amour ou à la haine, à la douceur ou à la colère, à l’humilité ou à l’orgueil, soit enfin à la joie ou à la peine. Ainsi tout ce que vous êtes, tout ce que vous sentez provient de l’opération de la puissance créatrice de votre volonté. Par elle vous possédez Dieu ou Satan, le ciel ou l’enfer, et vous appartenez à l’un ou à l’autre, selon que votre volonté, qui est, en effet, le premier moteur, est plus ou moins livrée à l’un ou à l’autre. Car l’homme n’a aucune part là où n’est pas sa volonté ; mais aussi là où elle est, là est son trésor, de quelque nature qu’il soit, et ce trésor est lui, sans qu’il puisse s’en séparer, à moins que sa volonté, prenant une autre direction, ne travaille à sa destruction.

 

LE DOCTEUR.

 

D’où vient, je vous prie, que la volonté de l’homme est si puissante qu’il ne peut rien avoir que ce qu’il a voulu lui-même ?

 

THÉOPHILE.

 

Vous pourriez tout aussi bien demander pourquoi un cercle est nécessairement rond, et une ligne droite exempte de courbure. Car comme le cercle n’est cercle que parce qu’il est parfaitement rond, et la ligne droite n’est ligne droite que lorsqu’elle est sans nulle courbure, de même la volonté n’est en être qu’autant qu’elle est libre, qu’elle est son propre moteur, et qu’elle ne peut avoir que ce qu’elle veut elle-même. De plus, la volonté n’a pas été produite de manière à ce que par une modification progressive elle soit ainsi parvenue à l’état de volonté : non, la volonté de l’homme est un engendrement véritable et réel de la volonté éternelle incréée et libre de Dieu, qui a voulu se produire des fils de lui-même, dans lesquels il puisse se voir d’une manière créaturelle. C’est pourquoi la volonté de l’homme a dans elle la nature de la liberté Divine, la nature de l’éternité, la nature de la toute-puissance, comme étant véritablement née et émanée de la volonté éternelle, libre et toute-puissante de Dieu ; et de même que la volonté de Dieu domine sur toute la nature, de même aussi celle de l’homme domine sur toute la nature de sa propre circonscription, qui ne peut rien admettre que ce que cette volonté produit et opère en elle.

Aussi est-ce surtout dans la production des créatures intelligentes que se manifeste la bonté infinie de Dieu, par la sublimité, la perfection et la félicité de l’état qui leur est destiné ! Elles sont descendues de Dieu pour être remplies de sa vertu Divine, pour vouloir et opérer avec Dieu, et participer à sa suprême félicité ! Rien dans la nature n’a le pouvoir de leur faire ni injustice, ni tort, ni violence ; elles ne peuvent être que ce qu’elles se font librement elles-mêmes, et elles ne sont susceptibles d’aucun mal que de celui qu’elles s’engendrent dans elles-mêmes, pour elles-mêmes. La volonté est la base génératrice de toutes choses ; chaque être animé ou inanimé est l’effet et le produit de la volonté qui opère en lui, et le fait être ce qu’il est ; et toute volonté quelconque est la production d’une volonté antécédente ; car une volonté ne peut procéder que d’une volonté, en remontant ainsi jusqu’à la volonté première opérante, qui est Dieu lui-même.

Ici vous devez commencer à comprendre plus aisément le véritable sens de plusieurs passages importants de Jacob Boehme ; comme les suivants : Tout, dit-il, est magique, l’éternité est magique – la mère de toutes choses est magique – je parle d’après un fond magique – il faut qu’ici le lecteur ait des yeux magiques – ceci a un sens magique, etc. La raison vulgaire s’offense de ces expressions, parce que le mot magique, depuis plusieurs siècles, se prend presque toujours en mauvaise part : mais ne vous laissez pas effrayer par le son de ces mots ; non seulement ils sont innocents en eux-mêmes, mais ils sont encore de toute justesse, et sont employés avec sagesse et vérité. Leur sens est complètement Chrétien et Divin, parfaitement conforme à l’esprit de l’Évangile, comme vous le verrez tout à l’heure ; et ils sont merveilleusement adaptés pour exprimer le véritable fondement de la Nature Éternelle et temporelle, et celui de l’engendrement et production de toutes les créatures qui leur appartiennent. Le but de ces expressions, dis-je, est de faire comprendre comment la Divinité invisible et cachée opère toutes ces merveilles dans ces deux mondes, par une marche et des moyens uniformes et constants ; et d’exprimer en même temps le principe actif et les effets de la Religion et de tout ce qui lui appartient.

L’expression de pouvoir magique signifie la force opérante de la volonté ; que cette volonté soit Divine ou qu’elle appartienne à la créature ; tout ce qu’elle opère et tout ce qu’elle produit s’appelle une œuvre magique ; c’est-à-dire un engendrement immédiat de la volonté. La volonté est ce qui opère, et l’œuvre est ce qu’elle manifeste par une naissance d’elle-même : et voilà ce qu’il faut toujours entendre par ces deux expressions de pouvoir magique et œuvre magique, je veux dire la force opérante et l’œuvre de la volonté. Vous pouvez déjà apercevoir que ces expressions, dans ce qu’elles signifient en elles-mêmes, sont non seulement innocentes et bonnes, mais qu’elles sont encore nécessaires pour exprimer la puissance Divine, par laquelle Dieu donna l’être à toutes choses par l’opération de sa volonté. Voilà la base réelle, le vrai principe de cette puissance créatrice de Dieu ; et on voit comment tout ce qui n’est pas Dieu lui-même est pourtant provenu de lui, par lui, par une naissance opérée par son pouvoir invisible, qui se rend ainsi compréhensible, visible et sensible dans une vie manifestée extérieurement.

La première révélation du Dieu invisible est ce qu’on appelle la NATURE ÉTERNELLE : elle est le cercle infini éternel, renfermant toutes les vertus et toutes les qualités possibles de vie ; elle est la source première de toutes les propriétés naturelles qui se trouvent dans toutes les créatures, et toutes ces propriétés de vie, jaillissantes les unes des autres dans leur naissance éternelle, par la volonté opérante de Dieu, sont la manifestation et la gloire extérieure de Dieu ; par laquelle il révèle sa Divinité TRIUNE invisible ; dans une triple vie de feu, de lumière et d’esprit ; et ce TERNAIRE TRANSCENDANT est la base de toutes les propriétés sensibles et intellectuelles qui ont jamais été et seront jamais dans toutes les créatures. Tout ce qui existe, qui pense, qui se meut, tout ce qui possède, en un mot, un degré de vie quelconque, procède de ce Ternaire, qui est véritablement la mer de cristal qui fut montrée à Saint Jean dans la Révélation ; et le complément parfait de cette manifestation de toutes les vertus possibles de vie, ainsi que de la gloire de Dieu, est appelé le Royaume de Dieu dans lequel il habite : c’est pour ainsi dire son laboratoire Divin, d’où il fait sortir incessamment de nouveaux ouvrages et de nouvelles formes merveilleuses.

Cette manifestation de Dieu est un engendrement magique de la volonté triune, opérante de la divinité cachée, qui a voulu se voir elle-même dans la manifestation et le déploiement extérieurs de toutes les naissances possibles de vie et de gloire, afin qu’il en pût émaner de nouveaux mondes d’êtres Divins finis qui fussent autant d’images vivantes de Dieu. Indépendamment ou hors de la nature, Dieu n’est manifesté qu’à lui-même et connu que de lui-même : car il ne peut exister des formes ou des créatures qu’autant qu’il existe quelque chose d’antécédent dont elles soient formées ; il faut que la vie soit, avant qu’il puisse exister des créatures finies vivantes ; comme il faut de toute nécessité que la lumière soit, avant qu’il puisse exister un œil voyant. Aussi la manifestation de Dieu dans un déploiement extérieur de gloire, renfermant toutes les puissances, qualités et perfections possibles de vie, qui est appelée la Nature Éternelle, doit nécessairement précéder la possibilité de l’existence de toute créature.

Cette même volonté opérante de la Divinité TRIUNE, qui s’est manifestée dans la nature éternelle, s’est donc encore manifestée dans des formes créaturelles, toutes engendrées, vivifiées et animées par ce même Ternaire de feu, de lumière et d’esprit qui constitue la Nature Éternelle : de sorte que toutes les créatures intelligentes dans leur être fini sont ce qu’est la Nature Éternelle dans son infinité : toutes, donc, viennent de Dieu et du ciel, vivent dans Dieu et peuvent opérer avec Dieu, comme Dieu est lui-même dans le Ciel, et le Ciel dans lui ; toutes, dis-je, peuvent entrer en unité de vie, de pouvoir, de volonté et de félicité avec Dieu.

Tout ce qui n’est pas Dieu, ce qui est après lui et se distingue de lui, ne peut être ce qu’il est que par la volonté opérante de la Divinité. Par conséquent, puisqu’il ne vient en être que parce qu’il a été voulu, il ne peut être en lui-même que la production de la volonté créatrice opérante ; et comme c’est elle qui a été le commencement de toutes choses, c’est en elle que toutes choses doivent continuer ; et jamais rien ne pourra être créé ou formé dans toute l’éternité que par l’opération médiate de cette volonté de Dieu. Il ne peut non plus se trouver dans aucun être que la nature qui est née ou produite magiquement par l’opération de la volonté qui est dans lui. Tout ce que la créature opère, tout ce qu’elle aime et désire, tout ce qu’elle abhorre et rejette, tout cela est l’opération d’une volonté agissante, ou d’un pouvoir magique qui se meut, opère et produit en elle.

La raison fondamentale de ce que je viens de dire, c’est que la volonté est la base première de tout pouvoir ; et la Toute-Puissance de Dieu ne consiste qu’en sa volonté opérante ; aussi n’a-t-il jamais pu y avoir et n’y aura-t-il jamais de puissance dans aucun être que comme la puissance est dans Dieu, c’est-à-dire par une volonté opérante. Puisque toute la nature, ainsi que toutes ses propriétés, ses productions et ses créatures ne sont venues en être que par la volonté opérante de Dieu, il s’ensuit évidemment que toute créature est née magiquement, que sa nature est nécessairement magique, c’est-à-dire qu’elle a son origine et sa base dans une volonté opérante.

Je viens, Docteur, de vous placer en face de la base la plus importante du GRAND MYSTÈRE de toutes choses ; et si vous la saisissez véritablement par le centre de votre être, tout le jargon de la fausse philosophie, tout l’édifice d’opinions et de disputes bâti par la raison humaine, sur la lettre de la parole de Dieu, doit disparaître devant vous comme l’illusion d’un vain songe : cet édifice ne peut avoir de réalité, puisqu’il n’est point fondé sur la nature ; et celle-ci continue d’opérer son œuvre par la vertu qui est en elle, et ne cesse de produire toutes ses créatures par sa vie opérante, indépendamment de tout système idéal. Tout gît dans la volonté et dans le désir opérant de l’âme ; et comme cette volonté et ce désir sont la base et le mobile de son action, ce n’est que par leur opération que sa vie peut se développer et s’entretenir. Maintenant vous devez comprendre ce que signifient ces expressions de notre auteur : tout est magique, et ce magisme est la mère qui engendre toutes choses ; conséquemment, lui seul peut ouvrir la porte de l’entendement Divin, ce qui veut dire que, soit dans Dieu, soit dans sa créature, la volonté est la racine première de toutes choses ; que c’est elle qui est la puissance génératrice opérante, qui détermine le mode et la manière d’être de tout ce qui est ; que toutes choses ont leur commencement, leur progression et leur terme dans l’opération de cette volonté ; qu’elles ne peuvent que ce qu’opère leur volonté, et qu’ainsi, dans le temps aussi bien que dans l’éternité, tout est magique et que le magisme est la mère de toutes choses.

Vous pouvez maintenant reconnaître clairement ce qui distingue en réalité la vraie Religion de la fausse. Car, si la volonté seule peut opérer dans la nature, il s’ensuit que dans la Religion tout ce qui n’est pas opéré par la volonté n’est qu’une vaine apparence, et que rien ne peut contribuer à sauver l’homme ou à racheter la vie de son âme que ce qui naît de sa volonté à se diriger vers Dieu et à opérer en vue de lui. Voilà pourquoi notre auteur répète si souvent à ses lecteurs « qu’ils ne sont délivrés de Babel que lorsqu’ils sentent et découvrent en eux cette naissance magique des choses, et non point en courant d’un lieu à un autre, en adoptant tel ou tel système : qu’ils ne peuvent arriver à la réalité qu’en abandonnant intérieurement toute l’activité opérante de l’être propre terrestre, en laissant écrouler tous les châteaux de cartes de la raison naturelle, et en se retournant vers le Dieu unique de toute la force de leur volonté et avec tout le désir de leur cœur ». C’est là, en effet, l’unique voie par laquelle nous pouvons sortir de notre propre Babel d’opinions vaines, pour entrer dans la vérité et la réalité de la Nature Éternelle, qui seule nous manifeste le Dieu vivant ; non par des notions idéales, mais en opérant d’une manière vivante dans l’âme, où ce Dieu est alors adoré en esprit et en réalité.

J’ai dit dans la vérité et la réalité de la nature, parce que rien n’est vrai que ce qui est dans la nature ; tout ce qui n’opère pas avec elle (je veux dire la Nature Éternelle) appartient à Babel. Or la Naturelle Éternelle étant la manifestation du Dieu immuable, elle doit être également immuable dans sa loi et dans son œuvre, puisqu’elle n’a rien en elle qui n’appartienne à ce Dieu immuable, et qui ne soit en lui. Ainsi Dieu ne peut être manifesté dans aucune créature ni opérer en elle que de la même manière qu’il est manifesté et qu’il opère dans la Nature Éternelle ; et c’est en vain qu’une créature travaille, toutes les fois qu’elle ne le fait pas selon les lois de la Nature Éternelle et qu’elle ne coopère pas avec elle. Jamais Dieu n’a pu être trouvé et jamais il ne le sera que dans son propre Ciel, qui est la Nature Éternelle ; aussi, l’âme seule qui se tient devant lui, par une disposition de volonté analogue à la loi de la Nature Éternelle, peut trouver Dieu et entrer dans sa communication. En un mot, tout ce qui n’est pas opéré par la volonté n’est qu’illusion et qu’une Babel, puisque la volonté seule peut opérer dans la nature, et que toute vie et toute nature, soit éternelles, soit temporelles, ne sont ce qu’elles sont qu’uniquement par l’opération de la volonté. Cette naissance magique est la base de toutes les choses qui sont dans le ciel et sur la terre ; et aucun être ne peut changer sa manière d’être, soit pour l’améliorer soit pour la détériorer, que par le changement de l’opération de sa volonté.

Il est donc vrai de dire que lorsqu’on a une fois découvert évidemment cette vérité, l’on est délivré de Babel, c’est-à-dire de la confusion des disputes, des divisions, des opinions, sectes, etc., puisque la seule chose qui puisse opérer réellement, soit pour la vie, soit pour la mort, celle qui seule peut ouvrir le ciel ou l’enfer, appartient à tous les êtres, de tous les lieux et est de tous les siècles : je veux dire l’activité opérante de la volonté. Si donc la volonté d’un individu est détournée de son être propre, terrestre, et conséquemment de cette vie de la terre, et qu’il tende vers Dieu par toute l’énergie de son désir, dès lors c’est à lui que s’appliquent avec vérité les passages suivants de l’Écriture : qu’il est racheté de ce monde méchant qu’il a sa conversation dans le Ciel qu’il est de Dieu, et qu’il entend la parole de Dieu ; qu’il est sauvé par la foi ; que Christ est révélé dans lui ; qu’il est à Christ et que Christ est à lui ; que Christ est véritablement en lui et qu’il est conduit par l’esprit de Christ. Tous ces textes lui seraient applicables en réalité, n’eusse-t-il même jamais lu ni entendu une syllabe de la parole écrite de Dieu.

La parole de Dieu qui rachète l’âme, qui la sauve et qui lui donne la vie n’est point cette parole imprimée sur du papier ; mais c’est la Parole éternelle, vivante, incessamment parlante, qui est ce Fils de Dieu, qui était avec Dieu dès le commencement ; et qui est elle-même ce Dieu par qui toutes choses ont été faites. C’est cette Parole qui enseigne et illumine tout ce qui est dans le Ciel et sur la terre ; c’est elle qui depuis le commencement du temps jusqu’à sa fin, sans avoir égard à l’apparence des personnes, se tient à la porte du cœur de tout homme, lui parlant non des paroles humaines, mais celles de la bonté Divine ; l’appelant et frappant à sa porte, non par un son extérieur, mais par la motion intérieure de la vie Divine réveillée en lui. Saint Jean nous assure que cette parole éternelle est la vie des hommes, et la lumière qui éclaire tout homme venant au monde ; ainsi donc, celui qui est notre Sauveur, qui nous enseigne toute vérité et nous illumine, celui de qui seul viennent toutes les bonnes pensées, c’est Christ au-dedans de nous ; non point dans tel homme en particulier, mais dans tout homme en qui a commencé à poindre la lumière de la vie, quelque pays qu’il habite et dans quelque partie de l’Univers qu’il soit né. Et comment cela pourrait-il être autrement ? Si Dieu est le Dieu de tous les hommes, et la Parole de Dieu, la vie et la lumière de tous, si tous sont capables de bonté, que toute bonté vienne uniquement de Dieu et que l’homme n’en puisse posséder de réelle qu’autant qu’elle est devenue au-dedans de lui principe de vie, n’est-il pas évident que c’est dans ce CENTRE INTÉRIEUR, et non pas ailleurs, que doit opérer la Parole ou le Christ de Dieu. Aussi tous les maîtres qui enseignent aux hommes à attendre la vie et le salut d’autres choses que de cette Parole et de cet Esprit vivant au-dedans d’eux sont coupables du sang et de la mort des âmes ; puisqu’il est de toute impossibilité, par la loi éternelle des choses, que rien puisse surmonter cette mort qui est dans l’âme, que la Parole ou le Christ de Dieu, vivant et opérant dans elle. Remarquez qu’il faut que l’homme soit bon de la même manière que Dieu est bon, c’est-à-dire que sa bonté soit le fruit de la Nature Divine, née et manifestée en lui ; c’est à cette Nature seule qu’appartient la bonté, et elle seule en est capable, de sorte qu’il ne se peut trouver dans l’homme un degré de bonté réelle qu’autant que la Nature divine est devenue vivante et opérante en lui. Ainsi, nous ne pouvons posséder que la chose vers laquelle nous tendons par toute l’énergie de notre désir et de notre volonté.

C’est ici où vous pouvez voir d’une manière plus complète la nécessité de l’esprit de prière et l’avantage ineffable qu’il nous procure ; comment, en dépit de toutes les oppositions, il délivre l’âme déchue des misères de la chair et du sang, pour lui faire posséder les richesses de la Nature céleste, devenue vivante en elle. Puis donc que toutes les choses qui sont dans le Ciel ou sur la terre ont leur base dans une naissance magique, produite par l’opération de la volonté, il faut donc que celle-ci soit toute-puissante dans sa circonscription. Or il est évident que c’est elle qui unit tout dans le Ciel et sur la terre ; et c’est elle également qui divise et sépare tout dans la nature ; elle fait le Ciel, elle fait l’Enfer ; il ne peut y avoir d’Enfer que là où la volonté de la créature est tournée à l’opposé de Dieu ; et il ne peut non plus y avoir de Ciel que là où la volonté de la créature est dirigée vers Dieu ; et qu’autant qu’elle opère avec lui. C’est le but auquel nous aspirons qui nous fait être ce que nous sommes ; et selon que l’esprit de notre volonté opère secrètement en nous, nous sommes ou engloutis dans la volonté du temps, ou introduits dans les trésors de l’Éternité. Aussi conçoit-on et exprime-t-on d’une manière juste et simple ce qu’est la véritable prière, lorsque l’on dit qu’elle est une opération de l’âme par laquelle elle tend à sortir de la vanité du temps pour s’élever vers les richesses de l’Éternité. Pourquoi donc ne sommes-nous que vanité ? C’est parce que nous n’envisageons que les choses de ce monde, que nous n’aimons qu’elles, et que nous ne vivons que par elles et pour elles. Nous ne cesserons donc d’être ce que nous sommes que dans la proportion que nous nous dirigerons vers ce qui est vrai, et que notre vie se manifestera dans l’ordre réel, qui est le trésor de l’Éternité, et qu’il deviendra l’objet de notre désir et de notre amour. L’esprit de prière est la faim de l’âme ; or tout être mange ce dont il a faim, et sa vie est toujours en analogie avec la nature, le genre et l’essence, soit de sa faim, soit de sa nourriture : celui qui a faim de ce qui appartient à la chair et au sang ne mange que la chair et le sang, et la vie animale, seule, se développe en lui ; et il ne pourra moissonner de la chair que la corruption qui lui appartient. Celui au contraire qui a faim de Dieu mange la nourriture qui donne la vie aux Anges ; il mange le pain qui est descendu du Ciel, qui est véritablement le corps et le sang réels de Christ, qu’on peut bien nommer le trésor de l’Éternité ; et la vie divine se développe en lui, et il en moissonnera l’immortalité et le bonheur.

La nécessité, l’efficace et la base de tous les mystères de la Religion et de tout le procédé de Christ, reposent sur cette nature magique des choses, et le but du Réparateur a été de procurer à l’homme le moyen de recouvrer cette volonté opérante, principe de la vie réelle qu’il a perdu. Aussi, l’on n’entre dans la communion des mystères de la Rédemption et l’on n’y participe qu’en proportion que la volonté s’est détournée des choses de ce monde et qu’elle tend exclusivement à Dieu et au Ciel par toute l’énergie de son activité opérante. Voilà, mon cher ami, l’unique moyen par lequel on arrive à être facilement et complètement délivré des vanités et des inquiétudes, ainsi que des peines et des troubles que causent les disputes et les divisions religieuses : il suffit d’ouvrir nos yeux pour les fixer sur la loi fondamentale et universelle de toutes choses, et de la laisser opérer en nous comme elle opère dans la nature éternelle : dès lors toutes les difficultés sont écartées ; et la voie qui mène à Dieu et à tout ce qui est bien est aussi naturelle, aussi dégagée de tout embarras qu’il est simple et naturel pour nous d’ouvrir les yeux pour jouir de la lumière du soleil et de manger des aliments terrestres pour entretenir et développer notre vie terrestre. Qu’y a-t-il, en effet, de plus naturel à l’homme que d’opérer par sa volonté ? Hé bien, il ne peut être, il ne peut posséder autre chose que cela seul pour lequel sa volonté est en travail.

Direz-vous que j’élève trop la volonté de l’homme, ou pourra-t-on conclure de ce que je viens de dire que notre salut ne soit pas l’effet de la grâce et du don libre de Dieu ? Non, la volonté dont il est ici question n’est pas celle de la chair et du sang, mais c’est cette volonté céleste qui est produite dans nous par le développement de ce germe de vie Divine qui est le don libre de Dieu, et qu’il revivifia par grâce en nous après notre prévarication originelle. C’est cette Parole que l’Écriture Sainte dit qui fut parlée de nouveau dans l’homme par le Dieu Sauveur, pour être sa Rédemption et le gage de sa résurrection à la vie, au moment de sa chute, lorsque dans sa miséricorde il forma de nouveau une alliance de salut avec Adam et toute sa postérité. Cette Parole est véritablement Christ au-dedans de nous, c’est cette semence de vie Divine qui est appelée dans l’Évangile le Royaume des Cieux et la lumière qui éclaire tout homme venant au monde. Or c’est à ce Christ au-dedans de nous qu’appartient la volonté qui a en elle la vertu du salut ; et ce salut est uniquement et réellement le salut de Christ ; puisque c’est la volonté produite par le développement de ce germe de l’homme Divin en nous qui peut seule opérer et produire la nouvelle naissance céleste. L’œuvre de notre salut, quoiqu’opéré par cette volonté qui est au-dedans de nous, n’est donc, depuis son commencement jusqu’à sa fin, qu’une pure grâce de Dieu à notre égard, et ne nous appartient en propre en aucune manière.

Vous pouvez voir maintenant que l’âme est liée à une nature terrestre et à une nature céleste ; et qu’il faut nécessairement qu’elle opère avec l’une ou avec l’autre, et que ce qu’elle est et ce qu’elle a dépend absolument de son opération avec l’une ou avec l’autre. Aussi, pour connaître d’une manière non douteuse votre état présent et futur, ce que vous êtes et à quel ordre de choses vous appartenez, vous n’avez qu’à considérer le cercle de choses sur lequel vos yeux sont naturellement fixés, dans quel sens et pour quel but votre volonté opère.

Après avoir ainsi reconnu que la nature des choses est magique, qu’elles ne sont toutes ce qu’elles sont que par l’opération de la volonté qui est en elles ou dont elles sont la manifestation, vous vous trouverez, dès lors, complètement délivré de tout esprit de parti, de tant d’efforts vains, et vous êtes ramené à la base sûre et véritable, sur laquelle Dieu vous a placé pour élever l’édifice de votre propre salut, sans qu’il soit au pouvoir des architectes de Babel, quel que soit le nom qu’ils portent, de vous en empêcher.

Toute la Religion ne nous présente que l’alternative de la vie ou de la mort ; et cette vie et cette mort ne sont elles-mêmes que le résultat nécessaire de lois immuables, fondées sur la nature inaltérable des choses. Aucun moyen dans l’Univers, indépendamment de l’action de ces lois, ne peut ni perdre ni sauver. À quoi donc peuvent servir toutes ces disputes de partis ; où mène tout ce zèle indiscret pour de simples opinions ? La mort et la vie ne continuent-elles pas à aller leur chemin et à opérer leur œuvre indépendamment de tous les systèmes ? La pierre qui se précipite vers la terre s’arrête-t-elle ou change-t-elle de direction, et la flamme cesse-t-elle de s’élever parce que les philosophes se disputent et se querellent sur les causes de l’un et de l’autre phénomène ? Non, la nature va son train, et laisse la raison ignorante discourir comme elle le veut. Il en est de même de la mort et de la vie ; l’une et l’autre ont leur loi immuable opérante, et elles sont également indépendantes de toutes les opinions des hommes à leur égard : aussi l’unique moyen possible de participer réellement à l’une ou à l’autre, c’est d’opérer par la volonté, selon la loi fixe de l’une ou de l’autre. Quelle folie n’est-ce donc pas de consumer ses jours à dépouiller et comparer les diverses opinions, soit anciennes soit modernes, d’évaporer le feu si précieux de la vie en un zèle virulent, en critiques pleines d’animosité ! Tandis que le seul moyen d’éviter de tomber dans la mort éternelle est d’allumer notre volonté dans cette foi vive qui seule peut surmonter le monde ; de l’enflammer de l’espérance, du désir et de l’amour incessamment brûlant de la vie Divine éternelle.

 

LE DOCTEUR.

 

Ho ! Théophile, vous m’avez mené dans des profondeurs dans lesquelles je n’aurais jamais imaginé qu’il fût possible de pénétrer. En effet, ce pouvoir magique qui est dans tout et qui opère dans toute la nature et dans chaque créature en particulier me fait envisager l’Univers sous un point de vue tout nouveau. Vous aviez bien raison de dire que la raison humaine était impuissante pour pénétrer ce mystère et qu’elle lui était étrangère. Car puisque la vie et la mort ont en elles-mêmes leur propre loi opérante, qu’à la fin du temps elles doivent se trouver complètement séparées, et que tout ce que nous aurons opéré par notre volonté appartiendra nécessairement à l’une ou à l’autre, selon que nous nous serons dirigés d’après les lois de l’une ou de l’autre, il est donc évident qu’il sera tout aussi indifférent de quelle manière la raison en aura discouru qu’il le sera de quelle langue un homme se sera servi pour en parler. Mais avant que vous alliez plus loin, je veux vous prier de m’expliquer deux points que je ne saisis pas encore clairement. D’abord, dites-moi, je vous prie, ce que je dois entendre par ces paroles de notre Auteur : Ici il faut que le lecteur ait des yeux magiques ; et, dans d’autres endroits, ceci doit s’entendre magiquement ; ensuite vous m’obligeriez de me montrer, comme vous me l’avez promis, que ces expressions de pouvoir magique de la vie sont, dans leur sens véritable, en parfaite conformité avec l’esprit de l’Évangile.

 

THÉOPHILE.

 

J’aurais cru que le sens de cette expression d’yeux magiques devait vous être suffisamment développé par tout ce qui a été dit. Lorsqu’un charpentier équarrit et taille des pièces de bois, qu’il leur donne des formes différentes et qu’il les joint pour en former la charpente d’une maison, cela ne peut pas s’appeler une œuvre magique, car les diverses parties ne croissent pas les unes des autres pour former l’ensemble de l’édifice, aussi n’est-il pas nécessaire d’avoir des yeux magiques pour voir cet ouvrage en lui-même. Mais lorsqu’un chêne croît d’un gland, une plante d’une semence placée dans la terre, c’est là vraiment une opération magique, puisque la production est opérée par la volonté qui agit dans le gland et la semence, et développe successivement la tige, les branches et les fruits, jusqu’à ce que l’arbre et la plante aient atteint leur dernière limite, et que la vertu opérante de la volonté, dans la semence et le gland, ait été totalement épuisée. C’est là, dis-je, une œuvre magique, et qui par conséquent ne peut être vue et comprise que par des yeux magiques, seuls capables de pénétrer jusqu’au centre de cette œuvre, et de suivre le principe actif qui opère et engendre dans l’arbre et dans la plante.

Quant à l’entière conformité du sens réel de ces expressions d’opération magique de la volonté avec l’esprit de l’Évangile, il m’est aisé de vous la montrer et de vous satisfaire. D’abord le Fondateur de la Doctrine Chrétienne, en déclarant formellement que le premier et l’unique fondement possible de la vie divine est une renaissance d’en-haut, n’établit-il pas clairement que c’est véritablement une opération magique, puisque produire par une naissance ou produire magiquement est exactement la même chose, et qu’il n’existe de différence que dans le son des mots ? Tous les développements successifs d’une vie chrétienne sont donc également une croissance réelle de vie, ou une véritable naissance magique, des vertus du Père, du Fils et du Saint-Esprit, par l’opération de la volonté dans l’âme de l’homme, comme tout le développement de la plante, depuis son premier mouvement de végétation dans la semence, jusqu’au terme de sa croissance complète, n’est qu’un produit des vertus du soleil, des étoiles et des éléments, par l’opération de la volonté dans sa semence primitive. C’est à cette naissance intérieure que se rapporte uniquement tout l’extérieur de la Religion, et tous les ministères, soit celui de planter, soit celui d’arroser, n’ont pour but que d’enseigner à l’homme la nécessité de cette renaissance, de l’aider à l’opérer, et de l’avertir que la mort éternelle est l’héritage et le fruit nécessaires de la volonté qui opère selon la chair et le sang. Tout homme qui imagine que la vie chrétienne puisse être autre chose qu’une naissance de Dieu en Dieu, se développant jusqu’à ce qu’elle parvienne au complément de la vie divine, et cela par une croissance aussi graduelle et aussi réelle que celle par laquelle la fleur parvient à son entier développement, est dans l’illusion et ne saurait rien trouver, soit dans l’Évangile, soit dans la nature, qui puisse autoriser ou excuser son erreur.

Rien ne s’opère dans l’ordre de la nature, ou dans celui de la grâce, que par une naissance et une croissance magique de vie. Il ne peut venir du Dieu vivant que l’esprit de vie, et l’esprit de vie ne peut que manifester la vie dans ses diverses formes et ses différents degrés. Mais si nous jetons nos regards sur les ouvrages mécaniques des hommes, ou sur ces systèmes de la raison humaine, produits de leurs connaissances mortes, qui n’ont pas la consistance d’une toile d’araignée, c’est alors seulement que nous trouvons des cadavres et des formes sans vie.

Or la foi, l’espérance, la charité ou l’amour et ce désir par lequel nous tendons à Dieu ne sont-ils pas les moyens uniques que nous donne l’Évangile d’opérer cette nouvelle naissance : il est donc clair que tout ce que demande cet Évangile, c’est que nous opérions magiquement par la volonté ; puisque ces moyens ne sont eux-mêmes que les divers pouvoirs de la volonté opérante, que c’est d’elle seule qu’ils tiennent toute leur efficacité, et qu’ils font partie d’elle : ils ne peuvent non plus changer l’état des êtres ou les ressusciter à une vie nouvelle que parce que l’opération de la volonté est magique, c’est-à-dire parce qu’elle engendre en opérant, et qu’elle devient une avec la chose qu’elle veut réellement. Aussi Christ, ou l’homme nouveau en Jésus-Christ, est-il formé en nous de cette semence céleste, qui naît et se développe graduellement jusqu’à complément par l’action d’une volonté incessamment dirigée vers Dieu, comme on voit la semence confiée à la terre opérer sa croissance en se dirigeant constamment vers le soleil, jusqu’à ce qu’elle soit née et qu’elle ait atteint tout le développement dont elle est susceptible.

C’est encore à la nécessité de l’opération de ce pouvoir magique de la volonté que notre Divin Maître rendait témoignage, lorsque, parlant de l’efficacité toute puissante de la foi, il disait : Toutes choses sont possibles à celui qui croit. – Quoi que vous demandiez en priant, si vous croyez, vous le recevrez. – Si vous aviez de la foi seulement gros comme un grain de semence de moutarde, vous diriez à cet arbre : sois arraché par ta racine, et à cette montagne : sois jeté dans la mer, et tout cela serait effectué. – Ta foi t’a sauvé. – Qu’il te soit fait selon ta foi.

De tout ce que nous avons dit, il faut conclure que la foi, qui en elle-même est l’unique force opérante de la volonté, est le principe de tout pouvoir ; que c’est par elle seule que tout est fait dans la nature, et que cette opération magique de la volonté est la base de toute manifestation. Car si toutes choses sont possibles à celui qui croit, ce n’est que parce que la foi ou l’opération de la volonté est la vraie source de tout pouvoir dans la nature et au-dessus de la nature, et l’on voit encore ici, d’une manière non douteuse, quelle immense étendue de puissance l’homme avait été destiné à exercer par sa création. Il devait commander en maître à tout l’Univers, et rien ne pouvait opposer le plus petit degré de résistance à l’opération de sa volonté. C’est ainsi qu’il devait dominer sur toutes les créatures, celles de la terre, celles de la mer et celles de l’air ; non par le secours des armes qu’il a inventées, non par la force de ses mains et de ses pieds, mais bien du centre de son repos, par la puissance de sa foi et de sa volonté, disposant par ce moyen à son gré de toutes les créatures, comme nous voyons qu’il est annoncé au disciple fidèle de Christ, que par la foi il aura puissance sur toutes les choses de ce monde.

Les paroles de notre Divin Maître sont un témoignage incontestable du haut degré de puissance auquel l’homme était destiné. Car il est impossible de supposer qu’il ait cherché à faire tendre les hommes vers ce pouvoir, par lequel toutes choses obéissent à leur foi, qui est l’opération de leur volonté, s’il n’appartenait pas à leur nature, et s’ils n’eussent pas été créés pour l’exercer ; vu que nulle créature ne peut jamais s’élever au-delà du degré de puissance inhérent à sa nature et pour lequel elle a été créée dans le principe. Ainsi, quelque merveilleux que puissent être les effets de la foi dont parle l’Évangile, ils ne sont que les développements de cette foi primitive toute-puissante destinée à être l’apanage de l’homme lors de son émanation. Si donc la foi seule en un Rédempteur est l’unique moyen d’obtenir le salut, c’est parce que cette foi est la même puissance primitive que l’homme devait posséder, et par la vertu de laquelle il devait se maintenir dans la gloire et la perfection de sa vie. Lors donc que Christ disait : ta foi t’a sauvé, c’était comme s’il avait dit que la foi avait toujours eu la puissance de sauver, qu’elle était la force et le principe de gloire qui devaient préserver l’homme de tomber sous la puissance des astres et des éléments ; que ce fut en dirigeant toute l’énergie et la force de cette foi vers la vie de ce monde qu’il se trouva privé de la vie du Paradis, et qu’il mourut à l’état glorieux qui lui était destiné. Ainsi lorsque notre Divin Maître disait : qu’il te soit fait selon ta foi, il n’annonçait pas une chose nouvelle, ni un produit nouveau de la puissance de la foi ; il ne faisait que rendre témoignage à une vérité aussi ancienne que la nature de l’homme, et parler en réalité de cette foi toute-puissante destinée à être l’apanage de l’homme ; et il déclarait par là qu’il n’est rien fait à l’homme dans son état de chute, maintenant comme alors et à jamais, que selon sa foi, ou l’opération de sa volonté. C’est ainsi que Dieu se manifeste à l’égard de l’homme par son immuable justice, en faisant que rien ne peut le suivre que ses propres œuvres ; et que dès le commencement jusqu’à la fin, soit dans l’état de rectitude, soit dans celui de chute, il ne peut lui être fait que selon sa foi et l’opération de sa volonté.

Or si la renaissance d’une portion de foi si petite qu’elle est comparée à un grain de moutarde est capable de produire dans l’homme une force Divine, supérieure à toutes les choses de ce monde, n’est-ce pas un argument suffisant de l’étendue immense de la puissance de foi qu’il perdit originairement, puisqu’au moment même de sa renaissance, lorsqu’elle ne se manifeste encore que comme la plus petite des semences, elle s’annonce déjà avec un pouvoir si étendu que rien dans la nature, ni la chair, ni le démon, ne peuvent lui résister. Ainsi tout ce qui est dit dans l’Écriture du pouvoir de la foi se rapporte également, dans la stricte vérité, à cette puissance et cette perfection pour lesquelles nous avions été créés, et par la vertu desquelles nous devions rester indépendants de tout le système de cet univers et le dominer complètement. Aussi l’homme tombé ne peut se relever de sa chute que par la même force par laquelle il aurait pu prendre possession de la vie parfaite Divine, je veux dire, par sa foi, ou l’opération de sa volonté.

Vous voyez donc que tout ce qui a été dit de la nature et de l’étendue du pouvoir magique de la volonté est non seulement conforme à la parole écrite de Dieu, mais est encore l’Esprit même de l’Évangile. Depuis la promesse faite à l’homme, au moment de sa chute, jusqu’aux dernières paroles de l’Écriture, il n’est pas une phrase qui n’ait pour but de rappeler l’homme à ses droits primitifs, de lui fournir les moyens de recouvrer ces puissances magiques génératrices de la volonté, et de le mener à en faire usage selon la vérité ; c’est-à-dire à croire, à espérer et se confier en Dieu par-dessus toutes choses ; à aimer, désirer et attendre avec patience l’entière renaissance en lui de la vie Divine par la bonté de Dieu.

 

SILVESTRE.

 

Permettez-moi d’ajouter que ces paroles de notre Sauveur : qu’il te soit fait selon ta foi, ainsi qu’une foule d’autres, non seulement développent parfaitement la vraie nature et le pouvoir de la foi, mais qu’elles montrent encore bien plus de vraie connaissance philosophique de la nature que tout ce qui avait jamais été dit auparavant à ce sujet. La philosophie de ce monde a toujours considéré en général la foi comme une chose spéculative, une simple croyance à un fait selon qu’il paraît plus ou moins probable. Mais la foi dont il s’agit, celle dont parle Notre Seigneur, à laquelle il attribue tant de pouvoir, qui seule est capable de faire réellement à l’homme du bien ou du mal, CETTE FOI, dis-je, est d’une tout autre nature : elle peut seule nous faire un bien ou un mal réel, parce que c’est elle seule qui produit pour nous tout ce qui est bon et tout ce qui est mauvais, selon qu’est dirigée notre volonté. De même qu’elle a le pouvoir d’opérer toutes les merveilles, et de surmonter toute la force du monde, elle a également celui de procurer à l’âme la vie Divine, et de l’introduire dans le Ciel, ou bien de l’en chasser, et créer à sa place le Royaume de l’Enfer et de la mort.

On peut définir cette foi un pouvoir par lequel l’homme se livre lui-même à un objet, le désirant, le voulant, s’y attachant, et s’identifiant avec lui, de manière qu’il vit en lui et lui appartient complètement. Ainsi l’objet auquel l’âme se livre, celui dont elle a faim, qui fait tous ses délices, et avec lequel elle cherche à s’identifier, cet objet, dis-je, est celui dans lequel est uniquement sa foi ; je veux dire cette foi qui a le pouvoir d’opérer la vie ou la mort, et qui le fait être ce qu’il est, et posséder ce qu’il a.

Mais cette foi n’est point un objet de choix, en telle sorte qu’il ne tienne qu’à nous de vivre sans elle, si cela nous plaît ; non, elle est essentielle à la vie et en est absolument inséparable. Or là où nous sommes entraînés et livrés par la tendance de notre vie, c’est là qu’est pour nous cette foi puissante et vivante. À quoi que ce soit donc que l’on soit livré, quoi qu’on cherche, en quelque objet que l’on place ses délices, que ce soit quelque chose de temporel ou d’éternel, le Christianisme, l’Idolâtrie, le Déisme ou l’Athéisme, il est certain que tout homme au monde est un homme de foi, vit également par la foi, parce que la vie de tous est également livrée à quelque chose, désire également quelque chose qui fait l’objet de ses délices, et avec lequel elle cherche à s’identifier ; ainsi il est vrai de dire que tout vit également, éminemment, par la foi : qu’un homme ait placé ses délices dans la philosophie d’Épicure, ou dans celle de Spinoza, qu’il soit livré au luxe, à la sensualité ou aux discussions théologiques, aux Mystères de la Rédemption, ou à ceux de l’athéisme, il n’en est pas moins pour cela un homme de foi, vivant par le pouvoir de la foi, qu’elle soit divine, terrestre, sensuelle ou diabolique. De quelque côté, dis-je, qu’un homme soit entraîné par son penchant, à quelque objet qu’il soit livré, c’est là qu’il est, c’est là qu’il vit éminemment par la foi : de plus, il ne saurait être ailleurs que là où est sa vie, et il ne peut vivre nulle part et dans aucun objet que par la foi. La foi est l’unique pouvoir opérant de la vie, comme la pensée est l’unique faculté opérante de l’entendement ; et de même qu’il est impossible à l’entendement d’opérer sans le secours du regard de la pensée, il est également impossible à la vie de l’homme de se passer de la foi, c’est-à-dire qu’il faut absolument qu’il se livre à un objet quelconque auquel il désire s’unir et appartenir, et qu’il envisage comme son bien suprême, comme le terme le plus élevé auquel il aspire par sa foi.

Le système établi par les déistes, qui fait de la raison et de la foi deux principes distincts de vie, l’un servant de base à celle des Chrétiens, et l’autre à la leur propre, n’est par conséquent fondé que sur l’ignorance la plus complète de leur nature : c’est la même chose que s’ils supposaient qu’il existât deux manières différentes de voir et d’odorer, je veux dire, la raison et les sens. Le déiste qui abandonne la foi pour n’admettre qu’une vie de raison se trouve aussi peu d’accord avec les lois de la nature qu’il le serait s’il prétendait voir et sentir par le pouvoir de la raison, tout en consentant que le Chrétien voie et sente par les yeux et le nez. La raison n’est pas plus la puissance de la vie qu’elle n’est la puissance des sens ; elle n’est pas plus capable d’entrer dans la vie, de se mêler et de coopérer avec elle, qu’avec les sens ; car elle est à l’égard de l’une et des autres dans une dépendance complète, et elle ne peut pas plus altérer, diminuer ou augmenter leur pouvoir naturel que l’œil ou le nez ne peuvent altérer la végétation, la couleur et l’odeur de la plante qu’ils voient et sentent. Car l’action de la raison n’est, comme celle de l’œil, que l’action de regarder un objet extérieur, et elle est aussi incapable de modifier ou altérer la vie de l’âme que de changer la vie et la végétation d’un corps terrestre. Cette parole : qu’il te soit fait selon ta foi, renferme la base immuable et la vraie philosophie de la vie et de ses pouvoirs ; et elle s’adresse, par conséquent, à tous les individus de la nature humaine, et le déiste pourrait tout aussi raisonnablement prétendre assigner la mort pour le lot des Chrétiens, en se réservant à lui-même l’immortalité, que d’imaginer qu’il puisse être jamais autre chose que ce qu’est sa foi et ce qu’elle produit en lui et pour lui. Sans doute, il est le maître d’écarter de lui la Foi Chrétienne, mais il faut, qu’il le veuille ou non, que sa foi, quelle qu’elle soit, fasse tout dans lui et pour lui comme elle fait tout dans les Chrétiens et pour les Chrétiens. Qu’il déclame tant qu’il voudra contre la superstition et l’aveuglement de la Foi Chrétienne, qu’il vante au contraire autant qu’il lui plaira la beauté des axiomes, des syllogismes, et des corollaires de la raison humaine, sa vie n’en sera pas moins autant éloignée d’être une vie de raison que l’est celle du Chrétien qui vit de la foi. Et comme l’œil et le nez ont la même nature, les mêmes facultés, remplissent les mêmes fonctions chez tous les hommes, qu’ils soient déistes ou chrétiens, et que ni les uns ni les autres ne reçoivent ni plus ni moins de secours de ces organes, la raison et la foi ont la même nature, les mêmes pouvoirs, remplissent les mêmes fonctions et continueront toujours à les remplir également chez les uns et les autres. Or je suppose même que le déiste vienne à passer dans le parti opposé, il ne serait pas pour cela plus ou moins homme de foi et de raison qu’il n’était auparavant ; seulement sa foi serait Divine, au lieu d’être terrestre, sensuelle ; et sa raison ne changerait pas d’état, d’emploi et de faculté, elle deviendrait seulement la servante d’un meilleur Maître, d’un homme de foi Divine.

Ainsi il est évident que tout homme, qu’il appartienne à la terre ou au Ciel, n’est ce qu’il est que par sa foi ; que cette foi opère nécessairement dans tous ; que nul ne peut vivre sans elle et indépendamment d’elle ; et que, par conséquent, il faut nécessairement qu’il y ait une foi unique véritable, qui mène éminemment et exclusivement au salut et au bonheur. Aussi n’est-ce pas directement à la raison humaine que s’adresse la doctrine Chrétienne, puisque cette raison n’est pas le principe producteur de la vie, mais c’est surtout au cœur de l’homme qu’elle vient parler pour tâcher d’y rallumer la foi véritable, qui seule peut produire la vie réelle. Bien plus, puisque nous ne sommes séparés de Dieu et du Ciel que par notre foi dans les choses et dans les vertus de ce monde, rien ne peut nous procurer le salut que la résurrection en nous de cette foi qui a Dieu pour objet, et cette foi nous sauve aussi nécessairement que celle qui nous livre aux choses de ce monde nous mène à une perte inévitable. Ce n’est que par la foi que nous nous tournons vers Dieu, ou vers le monde, pour nous livrer à l’un ou à l’autre, et rien ne peut opérer dans nous pour la vie ou pour la mort que la chose à laquelle nous sommes livrés par notre foi ; et, après tout, quelle que soit la direction que nous lui donnions dans nous, jamais la raison ne pourra remplir qu’un emploi secondaire et en sous-ordre.

L’erreur du déiste vient de ce qu’il imagine qu’en refusant de croire aux faits historiques et à la doctrine de l’Évangile, il vit par la raison et qu’elle est le vrai principe de sa vie, tandis qu’il pense, de l’autre côté, que parce qu’un homme croit aux faits historiques et à la doctrine de l’Évangile, il est nécessairement un homme de foi évangélique et qu’il vit par elle ; mais il se trompe dans les deux suppositions : vu que ni la croyance de l’un ni l’incrédulité de l’autre ne constituent la différence du principe de vie en eux : et il se peut très bien que ces deux personnes, quoiqu’opposées dans leurs opinions, soient non seulement conduites par la foi, mais qu’elles aient encore exactement la même espèce de foi : car si ce sont les choses de ce monde qui possèdent le cœur de l’une et de l’autre, dès lors elles sont réellement gouvernées par une seule et même foi, puisqu’elles vivent également toutes deux par la foi dans les choses de ce monde.

Il n’est pas d’autres moyens pour le déiste de montrer qu’il n’est pas autant homme de foi que quelque Chrétien que ce soit, qu’en prouvant qu’il n’a plus dans son cœur ni volonté, ni désir, ni inclination ; que sa vie n’est entraînée vers rien ; qu’elle n’est livrée à rien, et qu’elle n’envisage rien comme but désirable, mais que la raison, indépendamment de toute affection, le mène de syllogisme en syllogisme, à la recherche de rien ; alors seulement il pourra se croire homme de raison. Mais s’il existe en son cœur quelque inclination qui le porte à s’unir à quelque chose et à appartenir à quelque objet, dès lors il est homme de foi et vit par la foi qu’il a en l’objet auquel il est livré, autant et aussi réellement que le Chrétien qui est livré par sa foi aux mystères de la Rédemption Chrétienne vit et opère par sa foi.

Je n’ai pas pu m’empêcher de faire cette digression au sujet d’une illusion dans laquelle j’ai été moi-même si longtemps enveloppé, et de laquelle je voudrais, par conséquent, de tout mon cœur et de tous mes moyens, aider les autres à se tirer ; c’est dans ce but que je veux encore ajouter à ce que j’ai déjà dit la citation suivante, tirée d’un ouvrage dans lequel le sujet en question est véritablement traité à fond.

« Nous n’avons besoin de Religion qu’autant que nous avons besoin d’améliorer notre manière d’exister à l’égard de Dieu, et que nous sentons, par conséquent, que nous sommes privés de sa jouissance, ou que nous ne le possédons pas aussi complètement que nous le pouvons, et que notre nature le demande. Or le but unique de toute Religion est d’établir certaines relations de l’homme à Dieu, et de communiquer au premier, d’une manière plus directe et plus abondante, la nature et les perfections Divines. Ainsi la meilleure Religion sera celle qui, nous établissant dans des rapports plus intimes avec la Divinité, nous mettra plus à portée de participer à la vie Divine, selon le degré et la mesure qui nous sont propres : puisque chaque être placé sur l’échelle de la vie a son degré de vie dans Dieu, et de Dieu, vit, se meut, et a son être en lui.

« Ceci est aussi vrai par rapport aux démons que par rapport aux anges les plus parfaits et les plus élevés. Le degré de misère ou de félicité de toutes les créatures est donc uniquement mesuré par celui dans lequel elles possèdent Dieu, ou en sont privées, et dépend absolument de leurs différentes manières d’exister en Dieu. Or si cela est vrai (et qui pourrait le nier ?), il reste démontré que rien dans la religion ne peut nous procurer d’avantage réel que ce qui peut nous communiquer quelque chose de Dieu, ou de la nature Divine, ou bien améliorer notre manière d’exister en Dieu.

« Si les démons, de même que les anges bienheureux, ne sont ce qu’ils sont que par leur manière respective d’exister en Dieu, il en résulte incontestablement que tous les êtres qui se trouvent placés entre les deux extrêmes, occupés par les bons et les mauvais Anges, doivent également de toute nécessité être heureux ou malheureux, selon leur manière d’exister en Dieu ; c’est-à-dire dans la proportion qu’ils participent plus ou moins à l’état des uns ou des autres. Rien donc dans la Religion ne peut nous être véritablement utile que ce qui a le pouvoir d’améliorer notre existence en Dieu, et de nous procurer une participation plus complète de la nature divine.

« Or, quand vous enverriez aux Anges de ténèbres tous les systèmes religieux que la raison humaine a bâtis jusqu’à ce jour, pour leur apprendre qu’ils ont au-dedans d’eux, en leur puissance, le pouvoir d’être rendus à la lumière et au bonheur ; qu’ils n’ont pas besoin d’autre secours que celui de leur propre raison, de leur entendement naturel, de la force et de l’activité de leurs propres facultés pour parvenir à tout le degré de bonheur dont ils sont susceptibles ; n’est-il pas évident qu’une pareille religion, loin d’améliorer leur existence en Dieu, ou de leur faire du bien, ne serait propre qu’à fortifier leurs chaînes et à les confirmer et les fixer de plus en plus dans leur séparation d’avec Dieu ? Et cependant, cette même religion qui ne pourrait que les enfoncer davantage dans leur abîme est la seule que vous vouliez admettre pour vous faire arriver au Ciel ! quelle erreur ! quelle illusion !

« Il est donc suffisamment prouvé que la voie que vous dites être celle de la raison naturelle ne saurait être la voie du salut ; puisque nous n’avons besoin du salut que parce que nous avons besoin d’améliorer notre existence en Dieu et d’arriver à la plénitude de communication Divine, analogue à notre capacité de recevoir.

« S’il en est ainsi, il est évident qu’aucune religion ne peut nous sauver qu’autant qu’elle est capable d’opérer un changement dans notre manière d’exister en Dieu, et de nous communiquer de lui ce que nous sommes capables d’en recevoir. Ce n’est donc que cette même puissance de Dieu qui en nous créant fixa notre capacité et nous offrit à recevoir la portion de son esprit qui lui était analogue, pour que nous la possédassions en lui et par lui, qui peut nous racheter et nous aider à recouvrer cette manière d’exister en lui, pour laquelle il nous avait destiné, mais que nous avons perdu volontairement, et pourtant sans laquelle nous ne pouvons jamais arriver au bonheur réel.

« Ce ne fut que lorsque les hommes eurent perdu toute connaissance de Dieu et de leur propre nature qu’ils commencèrent à soutenir la possibilité de se sauver par la vertu des facultés propres naturelles. Or ils n’ont pu tomber dans cette erreur que lorsqu’ils ont imaginé que Dieu était quelque chose d’extérieur, que nos relations avec lui étaient également extérieures, et que, par conséquent, la religion devait aussi être quelque chose d’extérieur, établissant entre Dieu et nous des relations et des communications semblables à celles que les hommes ont entre eux : conséquemment, ils ont pensé que le péché ne nous fait du mal et ne nous sépare de Dieu que comme nos crimes nous font du tort dans l’opinion du prince et nous séparent de lui ; que Dieu, lorsqu’il est offensé, refuse ou accorde le pardon, comme un prince irrité le ferait à l’égard de ses sujets, et que ce qu’il nous accorde est quelque chose d’aussi distinct ou différent de lui que ce qu’un prince du haut de son trône accorde à un criminel qui est à cent lieues de sa résidence.

« Cette fausse manière de voir vient de ce que nous sommes tout autant dans l’ignorance de ce que Dieu est en lui-même, de la nature de notre relation avec lui et de la manière dont il est notre Dieu que l’étaient les anciens idolâtres, qui prenaient des hommes pour des dieux. Et voilà pourtant les bases sur lesquelles est évidemment fondée toute votre Religion de raison humaine ; vous n’avez pas d’autres moyens de la défendre que de supposer que notre relation avec Dieu est une relation extérieure, comme celle d’un prince avec ses sujets, et que tout ce que nous faisons pour Dieu ou à son service, nous le faisons par notre propre pouvoir, comme ce que nous faisons pour notre prince ou à son service, nous le faisons par nos propres forces : et de là vous tirez cette fausse conséquence que si notre propre raison et nos facultés naturelles n’étaient pas suffisantes pour nous procurer tout ce dont nous avons besoin, et pour être tout ce que Dieu veut que nous soyons, il faudrait que Dieu fût moins bon qu’un prince juste de ce monde, qui n’exige de nous que dans la proportion de nos forces et de nos facultés naturelles. Mais l’on découvre bientôt l’absurdité de cette opinion, et comment elle est l’idolâtrie la plus grossière, lorsqu’on vient à reconnaître que Dieu n’est point un être extérieur ou séparé, mais que, selon les paroles de l’Écriture, c’est dans lui et par lui que nous vivons, que nous nous mouvons, et que nous avons l’être ; et que, conséquemment, hors de lui nous n’avons ni la vie, ni le mouvement, ni l’être. De là il résulte nécessairement de notre existence en Dieu : premièrement, que par la nature de notre création, nous avons été faits seulement capables de recevoir la vraie vie, puisqu’une créature, par cela même qu’elle est créature, est aussi incapable de se la donner ou de se la communiquer par elle-même qu’elle l’était de se créer elle-même. Secondement, que Dieu seul peut nous communiquer le bien-être et la vraie vie. Troisièmement, que Dieu ne peut nous les communiquer qu’en se communiquant lui-même à nous. Il est donc évident que notre Religion de raison, qui nous enseigne que nos moyens naturels peuvent nous procurer la possession de ce dont nous avons besoin, pour le complément du bonheur de notre être ; ou que tout secours Divin nous est aussi inutile pour recouvrer cette vie Divine que nous avons perdue qu’il le serait pour obtenir le pardon d’un prince, et que dans notre réconciliation avec Dieu, nous n’avons pas plus besoin qu’il se communique lui-même à nous qu’un sujet à qui son prince fait grâce n’a besoin qu’il se communique à lui ; il est, dis-je, évident que cette religion de raison n’a d’autre fondement que l’erreur, l’illusion et l’ignorance de ce qu’est Dieu ; qu’elle n’est qu’une pure idolâtrie lorsqu’elle fait Dieu ce qu’il n’est pas, et que la dévotion qu’elle inspire ne peut être qu’une dévotion de païen, puisqu’elle enseigne à ses sectateurs à mettre la même confiance dans leurs facultés et moyens naturels que les païens mettaient dans leurs idoles grossières. C’est ainsi que notre religion de raison, que vous vantez comme le produit le plus parfait de l’entendement humain, que vous jugez si supérieure à la foi et à l’humilité enseignée par l’Évangile, est en elle-même aussi absurde que toutes les doctrines idolâtres les plus grossières ; elle n’a rien changé à l’idolâtrie des païens que l’idole et le degré de philosophie dont elle se vante, ne l’en distingue que de la même manière que le dogme de l’adoration du soleil distinguait la religion qui l’admettait de celle qui prescrivait le culte des oignons.

« Dès qu’il est démontré et admis que Dieu est tout dans tous, que dans lui nous avons la vie, le mouvement et l’être, que nous ne possédons rien en réalité, séparément ou à distance de lui, mais que tout est dans lui, que nous ne pouvons rien être, ni rien avoir de bon que dans lui et de lui ; que le Tout-Puissant ne peut rien donner que ce qui est quelque chose de lui-même ; qu’il ne peut améliorer notre existence et avancer notre salut que dans la proportion qu’il nous communique davantage de lui-même ; dès l’instant, dis-je, que ces vérités immuables sont connues, il est parfaitement démontré qu’il est également absurde, aussi idolâtre et aussi préjudiciable au salut de mettre sa confiance en sa propre raison naturelle que de la placer dans le soleil ou dans un oignon. »

Mais je m’arrête, ayez la bonté, Théophile, de poursuivre le développement d’un sujet si important.

 

THÉOPHILE.

 

C’en est assez pour le présent, chers amis : laissons mûrir pendant quelques jours ces semences salutaires dans une retraite, un recueillement et un silence intérieurs et extérieurs. C’est par ce moyen que nos cœurs seront de plus en plus purifiés et notre amour-propre affaibli et désarmé : alors nous sentirons que non seulement l’esprit de prière a été nourri et fortifié en nous, mais encore que nous nous sommes plus rapprochés de Dieu, que nous l’aimons davantage et que nous vivons plus réellement en lui. Après avoir employé ainsi le temps de notre séparation, nous nous retrouverons plus en état de nous être réciproquement utiles. Adieu.

 

 

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TROISIÈME DIALOGUE

 

 

ENTRE LE DOCTEUR ET THÉOPHILE.

 

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LE DOCTEUR.

 

PERMETTEZ, Théophile, que nous reprenions notre dernier entretien où nous l’avons laissé ; déjà je vois se lever pour moi l’aurore de ce MYSTÈRE sacré ; et plus sa lumière approche, plus je me sens pressé du désir de la voir briller dans son entier.

 

THÉOPHILE.

 

Vous avez vu que la base et le commencement de tout ce qui appartient à la nature consistent dans une naissance magique ; que toutes ses productions ne sont que le vaste déploiement de ses vertus opérantes dans toutes les diverses espèces de créatures ; maintenant vous désirez pénétrer plus avant dans ce MYSTÈRE, voir comment la nature éternelle commence, et de quelle manière Dieu, la cause première et insondable de toutes choses, se révèle lui-même dans la manifestation des propriétés d’une nature visible opérante. C’est ici, Docteur, où je sens toute mon impuissance. Que n’est-il en mon pouvoir de remplir votre cœur de la connaissance de Dieu, de la nature et de vous-même, sans augmenter la somme de vos idées spéculatives, et sans vous fournir de nouveaux matériaux pour la construction de la tour de Babel. Mais avant que d’aller plus loin, je vous demande de me dire avec franchise quel est le but que vous vous proposez, et quels sont les avantages que vous prétendez tirer des développements que vous me demandez ?

 

LE DOCTEUR.

 

Tout mon désir est d’affermir et de confirmer le fondement sur lequel ma croyance repose, afin qu’instruit de la vraie philosophie de la Religion, je n’aie plus rien à redouter des attaques par lesquelles la raison infidèle cherche plus que jamais à l’ébranler. D’après cela, j’espère que l’envie que j’ai de pénétrer plus avant dans la profondeur de ce MYSTÈRE ne vous paraîtra pas le fruit d’une vaine curiosité ; mais uniquement la juste conséquence du désir que j’ai d’être en état de résister à tous les ennemis de la Religion.

 

THÉOPHILE.

 

Voilà qui est bien, Docteur, mais peut-être ne connaissez-vous pas encore quels sont, pour vous, les ennemis les plus forts et les plus dangereux de la Religion. Votre propre raison née de la chair et du sang, et gouvernée par eux, voilà l’antagoniste le plus puissant que vous ayez à combattre, et dont vous ayez le plus à redouter.

Ces hommes de raison spéculative que vous semblez craindre si fort ne sont que de bien faibles adversaires ; et si vous connaissiez la véritable étendue de leurs moyens, ils vous paraîtraient aussi ridicules que si vous les voyiez occupés à chercher à éteindre avec une pompe le globe enflammé du soleil. Car si la raison est aussi incapable de toucher à la vérité de la religion que la pompe d’avoir quelque effet sur l’astre du jour ; que dis-je, si l’eau qui est lancée par son moyen pouvait y atteindre, elle l’affecterait jusqu’à un certain point ; mais la raison n’a pas plus de pouvoir sur la vérité de la Religion que le néant n’en a sur l’être réel. La raison ne saurait avoir de force contre la Religion que lorsque celle-ci n’est plus qu’une forme morte, qu’elle a cessé de reposer sur sa véritable base et qu’elle est dégénérée en système : et même alors ce n’est plus la Religion qui est attaquée (car la Religion est esprit et vie), mais seulement un système d’opinion susceptible d’être plus ou moins facilement ébranlé lorsqu’il est directement attaqué dans ses bases ou qu’on lui oppose un système qui lui est contraire. Mais lorsque la Religion est véritablement en nous ce qu’elle doit être, c’est-à-dire esprit et vie, par une naissance de Dieu, alors la raison est aussi impuissante pour l’arrêter dans sa marche qu’un chien qui aboie l’est pour arrêter le cours de la lune. La véritable Religion est une vie opérante selon les LOIS de sa propre nature, et la raison n’a pas plus de pouvoir sur elle qu’elle n’en a sur la végétation des racines qui croissent secrètement dans la terre, ou sur les vertus opérantes dans les Cieux les plus élevés. Si donc vous regardez comme dangereuses les attaques que la raison peut diriger contre votre Religion, c’est une preuve qu’elle n’est pas ce qu’elle devrait être, je veux dire, le développement au-dedans de vous d’une vie réelle évidente par elle-même par sa propre nature.

Faites attention à cette expression, évidente par elle-même, car cette évidence seule est la base de toute vérité ; et la religion n’est vraie pour nous que dans la proportion qu’elle est évidente par elle-même en nous. Un aveugle peut bien avoir l’imagination remplie d’idées et d’opinions sur la nature et les avantages de la lumière, et être par là en état d’embarrasser un autre aveugle, et même de renverser le système qu’il pourrait s’être formé ; mais l’incertitude et le doute à cet égard ne peuvent jamais approcher de ceux qui voient la lumière, et pour qui, par conséquent, elle est évidente par elle-même. Or la Religion est une lumière et une vie, et toute lumière et toute vie ne peuvent être manifestées et connues en réalité que là où elles sont évidentes par elles-mêmes.

Vous-même vous ne pouvez vous connaître qu’autant que vous êtes devenu évident à vous-même, et vous ne pouvez non plus avoir d’idées vraies de Dieu, de la nature, du ciel et de l’enfer que dans la proportion qu’ils font leur révélation au-dedans de vous et y deviennent ainsi évidents par eux-mêmes : tout ce que vous pourriez en apprendre historiquement ou par ouï-dire ne signifierait pas plus pour vous que telle autre chose indifférente qui pourrait vous être rapportée ; ni vous faire plus de bien ni plus de mal que ne vous en feraient les descriptions de beaux jardins ou de prisons effrayantes dans le Royaume de la Lune.

Je sais que votre raison ingénieuse peut vous amener à croire qu’il n’existe ni esprit pervers ni enfer, et qu’il est par conséquent ridicule de croire à la révélation qui rend témoignage à leur réalité. Mais si, laissant de côté tous les vains raisonnements, vous vous tournez de bonne foi vers ce qui est sensible et évident par soi-même en vous, vous reconnaîtrez bientôt avec la même certitude que vous sentez que vous êtes en vie, qu’il existe des sentiments de colère, de tourment, d’envie, de méchanceté, d’orgueil, de cruauté, de vengeance, etc. Dites alors, si vous le voulez, que ce sont là les seuls mauvais esprits existants que les hommes soient appelés à combattre, vous n’en aurez pas moins confessé la vérité, avoué l’existence de vrais démons, reconnu que vous vivez au milieu d’eux, qu’ils vous tentent de tous les côtés, que la chair et le sang sont trop faibles pour leur résister, et que, par conséquent, vous avez absolument besoin d’un Sauveur, qui ait dans lui une nature tellement opposée et supérieure à la leur qu’il ait le pouvoir de détruire toutes leurs opérations au-dedans de vous.

La connaissance que nous acquérons de cette manière sur l’existence réelle de l’enfer et des esprits mauvais, est pour nous aussi évidente que l’est notre propre pensée, et aussi proche de nous que notre propre vie. Mais quant à la personnalité des uns et à la localité de l’autre, si la lumière Divine et la lumière temporelle de tous les degrés venaient à s’éteindre pour nous subitement, nous ne verrions que trop comment l’enfer est un lieu, puisqu’il occuperait pour nous tout l’espace, et comment les esprits mauvais, de rage, de colère, d’envie, d’orgueil, etc., sont des êtres réels, puisqu’il n’en existerait plus d’autres pour nous.

Je suppose encore que, guidé par votre raison incertaine, vous soyez parvenu à vous donner des doutes sur l’essence divine et sur les soins de la Providence de Dieu à votre égard. En vain alors auriez-vous recours aux démonstrations des philosophes païens, ou à celles des théologiens, des déistes ou des athées ; même quand ils concluaient tous qu’il faut nécessairement qu’il existe une cause première éternelle de laquelle tout soit provenu. En effet, quel Dieu est celui-là, dont l’existence n’est prouvée que parce qu’il existe quelque chose et que, conséquemment, il faut qu’il ait toujours existé quelque chose d’éternel et d’infini qui ait eu le pouvoir de produire tout ce qui est venu en être ? Quel Dieu, dis-je, est celui-là que l’Arien, le Déiste et l’Athée sont tout autant disposés à reconnaître que le chrétien, et qui sert également de base à l’édifice des uns et des autres ? Car l’Athée même admet une cause première, éternelle, toute-puissante, aussi bien que ceux qui disputent en faveur de l’existence d’un Dieu.

Mais si, laissant de côté toutes ces vaines discussions et démonstrations de la raison humaine, vous rentrez au-dedans de vous, à l’instant vous y trouverez une démonstration sensible et évidente par elle-même de l’existence du véritable Dieu de vie, de lumière, d’amour et de bonté, qui vous le rendra aussi manifeste que votre propre vie. En effet, l’existence réelle des sentiments de bonté, d’amour, de bienveillance, de douceur, de compassion, de sagesse, de paix, de joie, etc., ne vous est-elle pas démontrée d’une manière aussi certaine et aussi évidente que celle de votre propre vie ? Eh bien, l’être qui est la source, le principe et le centre de ces sentiments, c’est là le véritable Dieu évident par lui-même, et qui a voulu se révéler de telle manière que chaque homme le trouvât, le connût et le sentît aussi évidemment et aussi réellement qu’il sent et connaît ses propres pensées et sa propre vie ; c’est là ce Dieu dont l’être et la Providence se font sentir en nous d’une manière si évidente, qui demande, de notre part, culte, amour, adoration et obéissance. Or l’adorer, l’aimer, tâcher de devenir bon comme lui, c’est véritablement croire en lui, d’après l’évidence qu’il nous donne de la réalité de son existence. L’Athée ne rejette point une cause première et toute-puissante, il ne fait que nier la bonté, la bienveillance, la douceur, etc., et tous les sentiments par lesquels la nature Divine se rend évidente en nous, et s’y manifeste comme le véritable objet de notre culte, de notre amour et de notre adoration. Ce n’est donc qu’en ayant recours à cette démonstration d’évidence que nous trouvons en nous que nous pouvons arriver à la seule vraie connaissance de Dieu et de la nature divine, et cette connaissance est à l’épreuve de toutes les objections de la raison, puisqu’elle est aussi évidente en nous que notre propre vie. Jamais on ne parviendra à connaître Dieu en réalité par aucune preuve extérieure, ni par autre chose que par Dieu lui-même, manifesté en évidence au-dedans de nous. Ni le Ciel, ni l’enfer, ni l’esprit pervers, ni le monde, ni la chair ne peuvent nous être connus qu’autant qu’ils se manifestent en nous, et la connaissance que nous en acquérons, indépendamment de cette évidence sensible, qui résulte de leur naissance et de leur manifestation en nous, ressemble nécessairement à celle qu’un aveugle-né prétendrait avoir de la lumière qu’il n’a jamais vue.

C’est ainsi que tout homme, par la nature de son être, naît, pour ainsi dire, à la certitude évidente et sensible de la réalité de toutes ces choses ; et si, à force de raisonner et de disputer, nous parvenons à en douter, c’est nous-mêmes qui créons notre incertitude, et elle ne vient point de Dieu, ni de la nature. Dieu a ordonné toutes choses avec tant de sagesse que les vérités qui sont pour nous de la plus grande importance sont celles qui nous sont démontrées avec le plus de facilité et de certitude, puisque nous pouvons les connaître avec le même degré d’évidence que nous connaissons que nous souffrons ou que nous avons du plaisir. Rien ne peut nous faire en réalité du bien ou du mal que ce qui a pris naissance en nous. Aussi la religion n’est véritable pour nous qu’autant qu’elle est devenue en nous principe de vie. Mais dès que l’esprit et la vie de Dieu sont ainsi devenus vivants en nous et qu’ils sont conséquemment évidents par eux-mêmes en nous, dès lors nous sommes dans la vérité ; cette vérité nous affranchit de tout doute, et nous n’avons pas plus d’égard à tout ce qu’une raison disputeuse peut opposer à notre croyance qu’à ce qu’elle dirait contre l’évidence de ce que nous voyons, de ce que nous entendons et du sentiment que nous avons de notre propre vie. Mais délaisser cette démonstration d’évidence pour se livrer au doute de la raison et à l’opinion, c’est vraiment abandonner l’arbre de vie pour devenir le jouet de l’illusion.

Ne vous étonnez donc pas, cher Docteur, si malgré l’importance des vérités profondes renfermées DANS LE MYSTÈRE SACRÉ vous me trouvez si peu disposé à fournir à votre raison de nouveaux moyens de spéculer et d’approfondir. Mais je sais que tenter de dépasser les bornes du cercle de vérités devenues évidentes en vous, c’est sortir de la ligne du vrai, et s’en écarter dans la proportion qu’on a l’air de faire plus de chemin vers elle. Le but de ce MYSTÈRE n’est point de donner à la raison et à l’opinion de nouveaux matériaux pour édifier Babel, mais au contraire de conduire l’homme à trouver en lui-même l’évidence sensible de toutes les vérités, et de le mener à connaître et à sentir la différence qui existe entre la vraie et la fausse religion, avec le même degré d’évidence et la même certitude qui lui font distinguer le feu d’avec l’eau. Oui, le but unique de ce grand MYSTÈRE est de rendre Dieu et la nature sensibles pour l’homme et de lui faire reconnaître par sa propre expérience que le bien ou le mal, la vie ou la mort sont entre ses mains, qu’ils naissent et croissent en lui de sa propre nature, selon qu’il s’unit par sa volonté, soit avec le principe immuable de tout bien, soit avec celui qui lui est opposé. Or nous sommes incessamment exposés dans cet univers temporel à l’action de ces deux principes : et comme tel est le principe opérant dans la nature, tel est aussi l’effet ; ainsi celui que l’homme reçoit volontairement et avec lequel il coopère, c’est celui-là dont les propriétés se manifestent en lui, et qui, pour lui, deviennent aussi sensibles et évidentes par elles-mêmes que sa propre vie. Vous devez sentir maintenant l’importance de vous attacher exclusivement à ce genre de démonstration ; c’est par lui seul que vous pouvez discerner sûrement le vrai et le bon, puisqu’une action ne peut être pour vous vraie et bonne qu’autant qu’elle est le produit d’un principe vivant en vous. Aussi Jacob Boehme répète-t-il souvent qu’en écrivant il n’a eu d’autre but que celui d’aider l’homme à se chercher et à se trouver lui-même, et de lui apprendre comment il doit concourir, avec Dieu et la nature, à faire naître et à développer en lui la vie Divine et céleste. Enfin, l’on voit combien l’on abuserait de ce SAINT MYSTÈRE si, au lieu de tâcher de le faire naître et de le développer réellement en nous, nous nous bornions à n’en faire qu’un sujet d’opinion et de discussion.

 

LE DOCTEUR.

 

C’est bien volontiers, cher Théophile, que je viens vous avouer que je n’ai rien à objecter à tout ce que vous venez de dire. Mais je persiste à vous prier de me donner toute l’aide qui sera en votre pouvoir, selon la manière que vous jugerez convenable et analogue au but de ce MYSTÈRE SACRÉ. Je comprends maintenant que pour envisager la Religion sous son vrai point de vue, il faut pouvoir distinguer ce qu’est Dieu en lui-même indépendamment de la nature, de ce que cette nature est en elle-même, considérée indépendamment de Dieu : il faut, dis-je, connaître précisément la différence de ce qui nous est communiqué par Dieu, de ce que nous tenons du principe naturel, et avoir la connaissance de cette loi par laquelle nous opérons dans la nature comme Dieu lui-même y opère. Je sens que si cette connaissance était une fois clairement développée en moi, rien ne m’empêcherait plus de pénétrer jusque dans les profondeurs du MYSTÈRE complet de la Rédemption.

 

THÉOPHILE.

 

Il faut entendre par la nature toutes les propriétés opérantes et actives de la vie créaturelle ; toutes les diverses facultés sensibles par le moyen desquelles cette vie peut se trouver et se sentir elle-même. Aussi pour connaître d’une manière certaine et évidente ce qu’est la nature en elle-même, vous n’avez qu’à considérer la variété des facultés sensibles et actives de votre propre vie, et vous aurez bientôt l’évidence certaine que la nature n’est pas Dieu. Ainsi, en même temps que vous découvrirez que la nature est manifestée en vous, que toutes ses propriétés y existent, vous reconnaîtrez aussi qu’il n’est aucune d’elles qui puisse se rendre heureuse, tranquille, pleine de délices et de joie par elle-même, ni s’affranchir du besoin qui la tourmente. Et n’est-ce pas là une preuve complète et évidente que Dieu n’est pas la nature, qu’il en est entièrement distinct et indépendant, qu’il lui est supérieur et que, considéré en lui-même, il doit nécessairement être la source, le principe infini, incompréhensible, qui seul peut donner le bonheur à la nature, combler tous ses besoins et la remplir de toute espèce de délices. Ce n’est dès lors plus par ouï-dire, mais par une évidence qui est en vous, que vous découvrez, d’une manière certaine, que Dieu considéré en lui-même est le bonheur, la paix, la satisfaction, la joie et le complément de toutes les propriétés et facultés sensibles de la nature, et que celle-ci n’est en elle-même que l’activité vitale de toutes les propriétés et facultés sensibles, qui ont besoin d’être rendues heureuses ; qui appellent quelque chose qu’elles ne sont point et qu’elles ne possèdent pas par elles-mêmes, et qu’il ne peut y avoir pour elles de satisfaction et de bonheur jusqu’à ce que quelque chose d’indépendant d’elles soit venu s’unir à elles. C’est-à-dire, en un mot, que l’activité vitale de la nature ne peut être que privation, besoin, peine et angoisse, jusqu’à ce que Dieu qui est son complément et sa félicité soit manifesté en elle.

Cet exposé, dont la vérité est confirmée par l’évidence de votre propre vie, ne serait-il pas déjà une clé suffisante pour pénétrer dans l’intelligence vraie de tout ce que Jacob Boehme dit de Dieu et de la nature, ainsi que de tout ce qu’il nous apprend sur la manière dont nous devons coopérer avec l’un et l’autre pour qu’il se produise au-dedans de nous une nouvelle naissance de vie divine ? Car, puisque vous reconnaissez que la nature en elle-même n’est qu’une activité vitale manifestée par des propriétés et des facultés sensibles, qu’elle a besoin de quelque chose de distinct et d’indépendant d’elle pour la rendre heureuse, il est donc certain et évident, premièrement, que Dieu considéré en lui-même est la félicité, le bonheur complet et le ciel de toutes les facultés sensibles de la nature ; secondement, que selon ce qu’enseigne l’Évangile, c’est par le Verbe seul, ce fils de Dieu, Jésus-Christ qui est la lumière du monde, que la nature peut être rendue à l’état d’harmonie, de perfection et de bonheur pour lequel elle avait été créée et qu’elle a perdu depuis la chute des premiers prévaricateurs ; troisièmement, que n’étant nous-mêmes dans notre vie propre que cette nature déchue, il n’est conséquemment pour nous qu’une seule chose nécessaire, selon les paroles mêmes de notre Divin Maître, savoir : de nous renoncer nous-mêmes ; de nous détourner de cette nature corrompue, de tout ce qui appartient à notre volonté fausse ; de résister enfin à toutes les impulsions par lesquelles elle nous entraîne dans les vanités de cette vie, pour nous livrer en foi à cette lumière, ce Verbe, ce fils de Dieu, ou à ce Christ de Dieu, qui est la plénitude, la satisfaction, la joie et le bonheur complet de toute la nature ; d’avoir incessamment faim et soif de cette source de bénédiction, qui seule peut saturer toutes les propriétés et facultés sensibles de notre nature. Croyez-vous, cher Docteur, que vous ayez besoin d’une connaissance plus étendue de Dieu, de la nature et du MYSTÈRE de la Rédemption que celle-là ? Et cependant, vous voyez qu’au moment où vous l’avez cherchée dans les lois mêmes de votre propre nature, elle s’est trouvée née au-dedans de vous et s’est manifestée à vous, par sa propre évidence, de manière à vous délivrer de tous les doutes.

 

LE DOCTEUR.

 

Vous m’avez transporté, Théophile, par l’explication courte, simple, et pourtant complète que vous venez de donner sur un sujet si important et qui m’a bien souvent embarrassé. C’est à présent que je comprends clairement ce qui distingue Dieu de la nature, et comment cette distinction est l’unique vraie base immuable de toute la doctrine et de tous les MYSTÈRES de la Rédemption Chrétienne. Il me reste encore à vous prier de m’aider à comprendre, d’une manière aussi évidente, comment s’engendrent et naissent les propriétés de la nature telles que les expose Jacob Boehme, surtout celles des trois premières formes : je comprends, autant que je puis en juger, qu’elles sont la base de tout ce qui existe, mais j’avoue que je ne saisis pas encore bien comment elles se produisent, se distinguent et s’unissent réciproquement, dans l’ordre qu’il établit. Par exemple, il dit que la première forme de la nature est le désir, qu’il est la base et le fondement de toutes choses ; que ce désir, qui est la première propriété, est astringent, attirant, serrant, comprimant et durcissant, etc., et cela me paraît assez évident, je sens bien par moi-même que c’est là la nature du désir, et qu’en comprenant la chose spirituellement, il est vrai de dire qu’il attire, comprime et tend à renfermer, etc. Mais je ne saisis pas bien comment il distingue cette première propriété de la seconde, et comment elles s’engendrent réciproquement.

 

THÉOPHILE.

 

Le désir n’est pas une propriété, mais il est lui-même toutes les propriétés de la nature ; il est le fond dans lequel elles ont toutes leurs racines ; il est cette mère de laquelle elles sont toutes engendrées : ainsi, parler des trois premières formes de la nature, c’est parler des trois propriétés du désir. Or il est évident que le désir n’est pas la première forme de la nature ; mais c’est de lui et dans lui que chaque propriété a sa manière d’être. La première propriété du désir, celle qui caractérise sa nature, considérée comme séparée de la seconde, comprime, resserre, enferme, etc., et de là proviennent la densité, la dureté, l’opacité, etc., mais à peine le désir, par la première propriété, a-t-il commencé à comprimer et à resserrer, qu’il produit, par là même, son plus grand ennemi, celui qui lui oppose la plus forte résistance, puisqu’il ne peut comprimer et resserrer qu’en attirant : or le mouvement d’attirer est tout à fait contraire à l’action de resserrer ou de comprimer. Car c’est par un mouvement qu’on attire, et tout mouvement est l’opposé de l’acte de condenser et de resserrer, qui tend au contraire à empêcher tout mouvement.

Voilà, Docteur, la différence des deux premières propriétés, et vous voyez que quoique nécessairement liées l’une à l’autre, elles ne peuvent cependant jamais être confondues. C’est avec raison que l’on attribue au désir le mouvement d’attraire, ou la force d’attraction, et qu’il est appelé sa seconde propriété, puisqu’il en est engendré, et cependant il se trouve en opposition directe avec la première propriété du désir, dont l’unique tendance est de resserrer et d’empêcher tout mouvement.

Ces deux propriétés, qui sont deux forces de résistance opposées, ne sont dans le même sujet qu’une seule et même chose dans leur contrariété réciproque, et comme elles sont inséparables, qu’elles s’engendrent l’une de l’autre et sont égales en force, elles ne peuvent pas se vaincre mutuellement ni échapper l’une de l’autre ; mais chacune d’elles arrête l’autre, de la même manière et par une force égale : ainsi le désir ne pouvant pas cesser d’être en lui-même ces deux contraires, c’est-à-dire de tendre à comprimer et à dilater, à resserrer et à s’échapper, et cela dans le même degré de force, de sorte que, ni la première propriété n’étant capable d’enfermer et de comprimer l’autre, ni celle-ci d’échapper à la première ; et cependant, ni l’une ni l’autre ne pouvant cesser d’avoir la tendance qui lui est propre, il résulte de leur combinaison d’opposition réciproque un tournoiement sur soi-même, un mouvement angoisseux de rotation, qui est la troisième propriété de la nature. Ce sont ces trois propriétés qui constituent la base de toute vie sensible et qui sont la racine de tout être créé. C’est d’elles qu’est produite toute substance matérielle ; elles sont le principe du mouvement, de l’opacité, du feu ; enfin, de toutes les qualités naturelles de tous les êtres. Considérées en elles-mêmes et abstractivement, elles sont la force active de cette puissante vie créaturelle du premier degré, qui est indestructible parce qu’elle s’engendre elle-même, et que chacune de ces propriétés renferme les autres en soi et qu’elles s’engendrent toutes réciproquement. C’est comme une chaîne impossible à rompre, ou un nœud qui ne peut être délié ; de sorte que la vie qu’elles tiennent ainsi serrée ne saurait être anéantie, puisqu’elle est un engendrement de la NATURE ÉTERNELLE, qui est aussi immuable que Dieu lui-même. En effet, la nature éternelle n’étant point produite par un centre hors d’elle, mais s’engendrant d’elle-même, en elle-même, l’œuvre ou l’acte de vie par lequel elle se manifeste est éternel et ne peut jamais cesser d’être. De plus, les propriétés n’ayant les unes sur les autres d’autre pouvoir que celui de se forcer réciproquement à exister, et, bien loin de s’épuiser, ne faisant que se fortifier incessamment les unes les autres, il en résulte évidemment qu’elles ne sauraient cesser d’opérer, et qu’elles doivent agir comme elles le font dans toute l’éternité.

La vie de ces trois propriétés, étant constituée de trois volontés opposées, également fortes et puissantes pour se résister réciproquement, elle est par conséquent une vie d’agitation, de tourment et d’angoisse au plus haut degré, et dont toutes les sensations ne sont qu’horreur. Une vie de cette nature ne peut rien sentir que le déchirement de sa propre contradiction ; et voilà ce qu’est la vie de la nature séparée de Dieu, c’est la vie de l’enfer, vie de ténèbres, de désespoir et d’horreur, dans laquelle se trouverait nécessairement toute créature vivante dont les trois premières propriétés de vie ne seraient point adoucies, tranquillisées et pacifiées, soit par la lumière divine, soit par celle de ce monde. Or celui qui ne voudrait avoir recours qu’à sa raison pour apaiser l’angoisse dévorante de ces trois premières propriétés de la vie n’agirait pas plus sagement que celui qui, pour arrêter l’incendie de sa propre maison, se contenterait de lire un ouvrage où l’on traiterait de la nature de l’eau et de sa propriété d’éteindre le feu.

Je crois, Docteur, que voilà une exposition claire et suffisante de la manière dont s’engendrent et se distinguent les trois propriétés radicales de la nature : mais en supposant même que la manière dont Jacob Boehme les décrit ne vous les rendît pas assez sensibles et assez évidentes, il ne faudrait pas vous en inquiéter, ni fatiguer votre tête pour parvenir à les concevoir dans l’ordre qu’il les présente. Vous pourriez toujours trouver dans vous la preuve évidente de la vérité de la chose en elle-même, et le témoignage complet que le désir a dans sa racine tout ce qu’il en expose avec tant de profondeur.

D’ailleurs il doit être évident, pour vous, que tout désir, par sa propre nature, n’est que tourment, inquiétude, agitation et angoisse : or, que vous puissiez ou non diviser ce désir tourmentant, angoisseux en ses trois parties essentielles, cela est tout à fait indifférent quant à la réalité de la chose en elle-même ; il vous suffit de sentir qu’il n’est lui-même qu’angoisse et tourment, jusqu’à ce qu’on arrive à la possession de l’objet désiré ; et cette simple démonstration remplit pour vous le même but que si vous aviez conçu la chose dans l’ordre que décrit Jacob Boehme.

Vous êtes à vous-même la preuve sensible que là où commence le désir, là aussi commence la souffrance ; et cela suffit pour démontrer ce qui a été dit, savoir que le désir commence par deux propriétés qui s’opposent et se résistent réciproquement. De plus, vous avez en vous la démonstration évidente que le désir en lui-même, abstraction faite de toute possibilité ou espoir de jamais obtenir ce qu’il appète, est un véritable enfer, dont le tourment doit être intolérable. Or vous avez par là un témoignage évident de ce qui a été dit ensuite, savoir que la troisième et dernière propriété du désir est une rotation angoisseuse produite par les deux premières.

Ce sont ces trois propriétés qui constituent uniquement toute la nature du désir ; et lorsque vous considérez qu’il ne peut pas cesser d’être, qu’en même temps vous le supposez réduit uniquement à lui-même, sans le plus léger rayon d’espoir, alors vous découvrez de la manière la plus évidente tout ce qu’est le désir, dans ses trois propriétés essentielles inséparables, exactement suivant la lettre même de l’exposé de Jacob Boehme.

Toutes les facultés de votre vie naturelle ne sont en elles-mêmes que la manifestation du désir angoisseux, et tout ce qui peut donner le repos au-dedans de vous à cette vie souffrante est nécessairement quelque chose de Dieu, ou de la nature Divine, manifesté en vous et changeant les propriétés angoisseuses de la vie en un sentiment de paix et de bonheur. Ces mêmes propriétés du désir qui constituent votre vie naturelle sont aussi celles de la vie de la nature éternelle, et c’est de celle-ci, comme du sein d’une mère, qu’est sortie votre vie naturelle, qui ne peut avoir autre chose en elle que ce qui est dans la nature éternelle.

S’il était possible de supposer que les propriétés actives de vie de la Nature Éternelle ne fussent pas remplies de Dieu, la Nature Éternelle ne serait qu’un éternel enfer ; mais comme le désir éternel et toutes ses propriétés actives ne sont produites par la puissance magique de la volonté Divine que pour manifester par elles l’essence Divine en un Ciel de gloire, la Nature Éternelle n’a jamais cessé et ne cessera jamais d’être un Royaume Céleste, la manifestation immuable du Dieu invisible, dans une vie extérieure sensible de bonheur, de majesté et de gloire.

 

LE DOCTEUR.

 

Je suis entièrement satisfait, Théophile, et ce que vous venez d’exposer, au sujet des propriétés du désir, est aussi clair et évident que le jour. J’espère que vous voudrez bien poursuivre le développement des quatre autres propriétés de la nature, et me montrer avec le même degré d’évidence comment les trois premières engendrent les quatre suivantes, et comment, par conséquent, la nature est changée en Royaume Céleste.

 

THÉOPHILE.

 

Les trois premières propriétés de la nature n’ont pas le pouvoir d’engendrer les quatre autres : elles ne peuvent rien produire qu’elles-mêmes dans toute l’éternité, et ne peuvent être en elles-mêmes, par elles-mêmes, que ce qu’elles sont dans leur principe qui est le désir. La nature ne peut pas s’élever plus haut qu’à cet état d’opposition et de tourment qui fait l’essence du désir, et il est nécessairement la base de toute vie et de toute sensibilité de vie. Car si ce serrement ou compaction et cette résistance qui lui est opposée, de même que la rotation qui résulte des deux venaient à cesser, à l’instant même, il n’y aurait plus ni vie ni sensibilité. Ces trois propriétés doivent donc incessamment opérer comme elles le font, puisqu’elles sont l’unique fondement possible, ou la seule racine de la vie créaturelle de tous les degrés, soit dans le ciel, soit sur la terre.

Mais si la vie n’est produite que pour le bonheur, comme cela est incontestable, ces propriétés devront recevoir en elles quelque chose qui, sans détruire leur manière naturelle d’opérer, change leur opposition réciproque en une lutte de joie et de sensations délicieuses. Alors la première ne serrera et n’enfermera que pour contenir la lumière et la joie ; l’attraction et le mouvement de la seconde ne sera que l’attraction et le mouvement de l’amour ; et la rotation angoisseuse de la troisième, qui résulte de l’opposition des deux premières, ne sera plus qu’un transport de joie, produit nécessaire de leur combat d’amour. Vous voyez que la nature conserve toute son énergie, elle ne cesse pas de compacter, d’attirer et de tourner, et rien ne disparaît que la haine, la colère et l’angoisse.

Tout ce qui existe, soit dans le ciel, soit dans l’enfer, soit dans ce monde, n’est substantiel que par ces trois premières propriétés de la nature ; elles sont également la base de la substantialité des Anges, des démons, comme elles le sont du caillou sans vie : seulement ce qui distingue les êtres et les place plus ou moins haut sur l’échelle de la perfection, c’est la mesure dans laquelle ils participent aux quatre dernières propriétés de la nature. Mais ces quatre dernières ne peuvent se manifester que dans les trois premières ; aussi celles-ci se trouvent-elles aussi nécessairement dans la plus inférieure des créatures que dans celle qui est la plus élevée. Il faut nécessairement qu’il y ait un premier fond de substantialité dans la nature pour que la lumière, l’amour et l’esprit de Dieu puissent s’y manifester ; sans ce fond, l’esprit ne trouverait pas en quoi et sur quoi opérer, ni rien qui put manifester son œuvre : ainsi la lumière ne luirait pas s’il n’y avait pas dans la nature un fond plus dense qu’elle pour la recevoir et la réfléchir ; de sorte que les ténèbres, ou la densité, sont aussi anciennes que la manifestation visible de la lumière. Les ténèbres ne sont donc pas une simple négation, une absence de la lumière ; elles sont, au contraire, l’unique base de substantialisation de la lumière dans la nature : sans elles, cette lumière ne serait pas visible, et ne pourrait ni luire ni briller d’aucune couleur.

Ces ténèbres qui sont la base de toute substantialisation ne sont point coexistantes avec Dieu, ni indépendantes de lui ; elles sont produites par l’action condensante, astringente, compactante de la première propriété du désir ; or ce désir vient éternellement de Dieu ; il est l’engendrement magique de sa volonté de sortir du secret de son habitation intime pour se manifester dans une vie opérante extérieure et visible. Aussi le désir est-il le commencement de la nature, c’est lui qui comprime et condense : mais il n’a rien à comprimer ou à condenser que lui-même, c’est-à-dire ses trois propriétés : or celles-ci, ainsi produites et enchaînées les unes aux autres par un lien indissoluble, sont de toute éternité l’unique base possible de substantialisation et de condensation, dans la nature et dans toutes les créatures, depuis la plus haute jusqu’à la plus basse : c’est leur concaténation indissoluble qui fournit ce fond, par lequel la lumière invisible du Dieu caché luit et brille ; dans lequel son esprit opère et se manifeste ; auquel son amour insondable se communique, et par lequel sa vie intime se révèle et se manifeste dans la production sans nombre des vies de tous les degrés. Voilà comment la Divinité, en se communiquant à ce fond constitué des trois propriétés du désir, vient à manifester sa vertu secrète dans toutes les substances et dans toutes les facultés actives de la nature, et change ainsi toutes leurs opérations en la variété sans fin des formes et des sensations délicieuses de la vie créaturelle.

L’on ne peut pas dire que cette densité ou substantialité, qui est produite dans le désir, soit une matérialité du même genre que celle de ce monde ; néanmoins, elle occupe la même place et remplit le même objet : elle est distinguée, dans la Nature Éternelle, de l’esprit et de la lumière précisément de la même manière que la matière de ce monde l’est de la lumière et de l’esprit de cet univers. De plus, tout ce qui est opaque, dense, en un mot toute espèce de matière appartenant à ce monde, n’est en soi que cette opacité, densité et substantialité primitive du désir de la Nature Éternelle descendue, par gradation, jusqu’à l’espèce de matérialisation que nous avons sous les yeux. Toute matière de ce monde, de quelque genre qu’elle soit, n’est pas autre chose que la densité ou l’opacité même du monde éternel, manifestée dans un plus grand degré de condensation et de compaction.

C’est ici où nous pouvons apercevoir clairement la manière dont les Anges ont pu détruire leur Royaume et s’y trouver privés de la lumière et du bonheur célestes ; et découvrir, en même temps, comment Dieu a pu créer de nouveau, et changer en la forme de ce monde matériel, leur habitation primitive, obscurcie, dévastée et livrée à la contrariété et à la division des propriétés de la nature, par leur propre faute.

Aucune créature n’aurait jamais dû connaître ni goûter ces trois premières propriétés de la nature telles qu’elles sont en elles-mêmes. Leur densité, leur opacité et leur opposition n’ont été produites par le vouloir Divin qu’en union avec la lumière, la gloire et la majesté célestes, dans une harmonie parfaite, pour être la manifestation de l’essence divine. Aussi ce qu’elles sont en elles-mêmes par leur propre nature, indépendamment de Dieu, n’a pu être révélé et connu qu’au moment où les Anges, retournant volontairement en arrière, par l’énergie de leur désir, cherchèrent à découvrir et à pénétrer la racine cachée de la vie : or ils ne pouvaient y parvenir qu’en pénétrant dans ces propriétés, qui sont elles-mêmes la base première et cachée de toute vie ; en se tournant ainsi par leur désir vers cette racine de la vie, ils se détournèrent par là même de la lumière de Dieu, et dès lors ils se trouvèrent enfermés dans le principe dans lequel ils étaient entrés par leur désir : je veux dire dans le centre de la nature, dans les trois premières propriétés qui constituent le centre ténébreux, ou la racine cachée de toute vie, et qu’aucune créature n’aurait jamais dû ni connaître ni manifester. Par ce centre ténébreux de la nature, il faut toujours entendre ces trois propriétés, lesquelles séparées et privées de la lumière et de la bonté Divine, ne sont en elles-mêmes que l’opacité, la densité et l’horreur résultantes d’une compression et d’une résistance toute puissante, et d’une rotation également toute puissante, produite par l’opposition de ces deux forces contraires. J’appelle ces propriétés toutes puissantes, parce que chacune d’elles est invincible, et que malgré leur opposition réciproque, elles ne font qu’accroître mutuellement leurs forces ; de sorte que la toute-puissance de l’une est la toute-puissance de l’autre ; et c’est là cette vie infernale de ténèbres, de combats et d’horreur sans fin et sans borne, la seule que puisse connaître tout être qui n’existe que par ces trois premières propriétés de la nature. Aussi les Anges qui entrèrent par leur désir dans ce centre de la nature tombèrent-ils dans la vie et l’activité de ces trois propriétés ; ils ne sentirent plus, dès lors, que par elles, et il ne leur fut plus possible de vouloir et d’opérer autrement que selon elles ; conséquemment, comme créatures vivantes et actives, ils ne purent vivre et agir sur la nature extérieure, ni s’unir et coopérer avec elle que par son principe central, ténébreux, analogue à celui qui était manifesté en eux : ils ne purent donc exciter, réveiller, manifester, respirer et manger que les ténèbres, l’opacité et la contrariété qui étaient cachées dans la nature, comme un crapaud au milieu d’un beau jardin ne peut sucer même dans les plantes les plus salutaires que le poison qui y est caché. Ainsi les anges déchus, n’ayant en eux de manifesté que le centre ténébreux de la nature, ne purent, quoique dans le Ciel même, communiquer qu’avec ce centre, cette racine ténébreuse, la base de la manifestation extérieure de la gloire céleste ; et ce fut de leur opération active sur ce centre que provint cette substantialité âpre, ténébreuse, séparée de la lumière Divine, laquelle devint leur royaume et fut pour eux une habitation extérieure analogue au principe inférieur de leur propre vie, c’est-à-dire une manifestation de la nature, privée de Dieu et de sa lumière.

Vous pouvez déjà apercevoir la marche par laquelle cette compaction ou densité primitive de la première propriété de la nature, qui n’était que la base substantielle cachée de la manifestation de la lumière et de la gloire céleste, put devenir, par degrés, plus extérieure, jusqu’à arriver à l’état de matérialité que nous avons sous les yeux : et comment put être produit un Univers de ténèbres, de densité et de dureté qui n’avait jamais existé auparavant. En effet, la lumière s’étant évanouie ou éclipsée, la première propriété de la nature perdit son principe de béatification, de douceur, de transparence et de fluidité spirituelles, et devint roide, âpre, opaque et dure ; et c’est là le principe et la cause de la dureté, de l’opacité de ce monde, manifestées en des degrés divers dans tout ce qu’il contient, même après que la puissance divine l’eut créé et ordonné, pour une lumière et une vie inférieure et analogue à sa dégradation, selon les plans de sa miséricorde insondable, éternelle. Voilà d’où vient, comme le dit Moïse, que les ténèbres étaient sur la face de l’abîme ; ce qui n’aurait jamais pu exister si les anges, par leur prévarication, n’eussent pas manifesté le centre caché, ténébreux de la nature et opéré dans ses trois premières propriétés, en exclusion de la lumière de Dieu.

Mais dans le même temps que les Anges, par leur opération puissante dans le centre, ou les trois premières propriétés de la nature, manifestèrent cette substantialité ténébreuse, dure et opaque, Dieu, de son côté, ne cessa pas de se manifester en bonté et en miséricorde envers tous les prévaricateurs, et sa lumière poursuivit, pour ainsi dire, la nature déchue jusque dans son dernier terme de dégradation, et s’enveloppant dans sa descente d’une manière analogue aux régions qu’elle traversait, afin de pouvoir leur être communicable, elle neutralisa et paralysa partout l’œuvre ténébreuse, et empêcha les conséquences terribles qui devaient en être la suite naturelle.

C’est alors que le vouloir Divin, entrant en conjonction avec la terrible astringence de la première propriété de la nature, devint ce FIAT puissant créateur, qui, saisissant et compactant, avec la rapidité de l’éclair, cette substantialité, au moment même où se livrait, dans son sein, ce grand combat entre les ténèbres et la lumière, qui avait pénétré au centre des propriétés, en forma un ciel et une terre : ainsi la lumière et les ténèbres, le bien et le mal, l’opaque et le transparent, le colérique et le doux, etc., se trouvèrent enfermés et comprimés ensemble, comme dans un état d’impuissance et de mort, jusqu’au moment où, par la vertu divine, se fit l’explosion de la vie. Alors ces qualités opposées se manifestèrent dans tous les êtres, suivant qu’elles s’étaient trouvées plus ou moins prépondérantes dans la grande lutte universelle, au moment où le Fiat créateur les saisit et les compacta. Voilà l’origine du mélange de bien et de mal qui se trouve dans toutes les choses de ce monde ; voilà pourquoi toutes les substances et tous les êtres de cet Univers manifestent, dans des degrés divers, des qualités bonnes et des qualités mauvaises, quelque chose de la bonté et de la beauté célestes et quelque chose du colérique et de la difformité infernales ; et cette variété dans les gradations et les nuances du mélange se montre, d’une manière frappante, dans tous les règnes de la nature, depuis le diamant jusqu’à la pierre la plus brute, depuis l’or le plus pur jusqu’au métal le plus grossier, depuis le Tigre jusqu’à l’Agneau, depuis cet arbre dont l’ombre seule donne la mort jusqu’à la plante la plus salutaire, enfin du Vautour dévorant jusqu’à la simple Colombe.

Les trois premières propriétés de la nature, celle qui tend à comprimer et à resserrer, la seconde qui tend à s’échapper, et la troisième qui est une rotation, devinrent, par l’action du FIAT Divin, dans les trois premiers jours de la création, la base d’une triple matérialité de feu, d’eau et de terre, laquelle tenait enfermé et captif dans son triple centre un germe de lumière Divine et de feu Divin, appartenant à la nature céleste, qui tendait avec véhémence à être délivré des chaînes qui le comprimaient. Au milieu de l’angoisse de cette triple matérialité, le FIAT Divin venant à allumer ce germe de feu et de lumière, la quatrième propriété, le feu éternel fit son explosion et se manifesta, au quatrième jour de la création, en un globe visible de feu et de lumière, l’allumement ou l’engendrement extérieur et temporel du feu éternel, son représentant au centre de ce nouvel Univers matériel, par conséquent destiné à allumer la vie et la lumière astrale dans tous les êtres de cette circonscription. Le soleil occupe dans cet Univers la même place, remplit les mêmes fonctions que le feu éternel dans la Nature Éternelle ; ce dernier, placé au centre des sept propriétés, convertit incessamment et éternellement les trois premières en ces trois dernières, qui font de la Nature Éternelle un Royaume Céleste de gloire et de majesté ; ainsi le soleil, placé également au centre des sept propriétés de cette nature matérielle temporelle, est incessamment occupé à changer les trois premières formes matérielles colériques en ces trois dernières, qui sont la source de toute lumière, de toute vie terrestre et de toutes sensations délicieuses.

Telles sont, en peu de mots, la loi et la progression par lesquelles cet Univers est devenu ce qu’il est : il est réellement un engendrement extérieur, temporel, circonscrit, du monde éternel, dans lequel les sept propriétés de la nature éternelle opèrent d’une manière temporelle, matérielle, et dont la densité et l’opacité doivent avoir un terme, lorsque les plans de la bonté et de la miséricorde Divine, en faveur de la nature déchue, auront eu leur accomplissement parfait. L’on peut dire dans un sens, avec vérité, que ce système matériel dans lequel nous vivons est un ordre de choses contre nature, qui a été occasionné par le bouleversement que la prévarication des anges introduisit dans leur circonscription dans la Nature Éternelle ; et son commencement ne date que du moment auquel le vouloir Divin commanda à la première propriété de la nature de compacter cette circonscription bouleversée en une matière plus dense et plus inférieure, pour servir, sous la direction de sa Providence, de remède et de moyen de réhabilitation à tous les êtres tombés ; arrêter le mal et détruire dans la nature les conséquences terribles de cette catastrophe. Il est donc clair que lorsque le remède aura eu son effet, et que la force de compaction ordonnée par le vouloir de Dieu arrivera à son terme, tout doit se dissoudre et chaque élément retourner à son principe éternel. C’est alors qu’infailliblement tout ce qui sera dans ce monde de la racine, ou du centre ténébreux de la nature, et qui par conséquent lui appartiendra, et qui aura opéré avec lui et par lui, sans jamais avoir voulu recevoir le principe de la lumière, se trouvera naturellement englouti dans les ténèbres abyssales de la Nature Éternelle, qui ne peuvent à jamais comprendre la lumière, mais qui servent de base à sa manifestation : tandis qu’au contraire, tout ce qui sera né du principe de vie céleste et qui aura opéré avec lui et par lui, se trouvera naturellement englouti dans le Royaume éternel de Dieu, dans l’océan abyssal de la gloire et de la majesté Divine.

Oh ! Docteur, saisissez le moment où ces vérités vivantes et toutes de feu pour vous vous environnent d’une lumière resplendissante, pour jeter les yeux sur toute la scène des grandeurs de ce monde, sur toute sa sagesse charnelle et sur tous ces plans de bonheur terrestre qui s’y forment sans cesse. Alors vous me direz, si vous pouvez l’exprimer, combien tout cela est folie, illusion et néant !... Voyez, d’un autre côté cet Apôtre qui ne traverse ce monde que comme voyageur, qui s’abstient de ses convoitises, et ne désire rien que de connaître Christ et Christ crucifié, qui ne respire que l’esprit de prière, qui a faim et soif de Dieu, et qui tend sans cesse, par tous les efforts dont il est capable, à mener une vie parfaitement conforme à celle de Jésus-Christ dans ce monde ; et dites-moi si le ciel et la terre, Dieu et la nature, si tout ce que vous pouvez concevoir de grand, de sage et d’heureux ne vous crie pas que vous êtes appelé à être ce voyageur ?

 

LE DOCTEUR.

 

Oui, Théophile, je le vois clairement ; toute la sagesse de ce monde, toute ambition, tous les plans de gloire et de grandeur, qui n’ont pour but que les choses de cet Univers, ne sont que les vains et inutiles efforts que font journellement les hommes pour trouver le bonheur dans les ruines du Royaume des Anges. Ce monde n’est, en effet, qu’une compaction opaque, matérielle, de vie animale, dont la base est le principe ténébreux infernal, ou les trois premières propriétés de la nature déchue, amenées à un degré de condensation plus grand que dans l’abîme infernal, et dans lesquelles la vertu du soleil a allumé une vie animale, astrale et terrestre. Aussi, tout ce que ce monde peut offrir de plus relevé et de plus désirable ne va pas au-delà de la vie animale et des moyens de l’entretenir et de la conserver, et toutes les créatures qui appartiennent à sa circonscription ne lui demandent pas autre chose. Mais l’homme, par sa prévarication, étant tombé dans un monde pour lequel il n’avait pas été créé, se trouve le seul qui en contredise les lois naturelles, et qui exige de lui ce qu’il ne pourra jamais lui donner. Destiné primitivement à posséder la sagesse, la grandeur et la félicité, la chute qui lui a fait perdre ces avantages ne lui a pas ôté le désir vif et le besoin impérieux d’en jouir ; et, dans son aveuglement, il ne peut s’empêcher de les solliciter des ruines de ce monde déchu. Ainsi il veut être sage, grand et heureux dans un monde et par un monde qui ne peut fournir que le bonheur animal, et qui ne peut rien pour l’homme que l’amener à reconnaître qu’il n’est dans cet univers qu’un pauvre misérable exilé, banni de sa vraie patrie... Mais, au lieu d’écouter cette utile leçon, l’unique réalité de sagesse, l’unique base de grandeur et de félicité que puisse lui fournir ce monde dans lequel il se trouve, il se livre au contraire à une sagesse qui n’est que folie, il recherche avec avidité une grandeur qui n’est que poussière, et un bonheur qui, commençant par l’illusion, se termine infailliblement par une affreuse réalité !..... Voulez-vous savoir quel est le terme de sagesse, de grandeur et de félicité auquel il aspire, quel est ce faîte de gloire terrestre auquel il sacrifie tout ?..... de vains titres qui n’ont de réalité que dans les mots, l’encens grossier d’une foule de parasites, l’estime de plats adulateurs qui l’apprécient par le poids de son coffre-fort, quelques plumes d’oiseau à son chapeau, des rubans de diverses couleurs, des habits brodés, des attelages d’animaux pour le transporter d’un lieu à un autre !..... et bien quelque misérable, quelque fausse et contre nature que soit cette fiction de gloire terrestre, c’est là, pourtant, cette idole puissante devant laquelle tout genou vient se prosterner, et dont l’influence anéantit tout sentiment de la bonté et de la vertu Divine : c’est sur son autel que l’homme vient brûler tout son encens, c’est à son culte enfin qu’il dévoue si complètement son cœur qu’il perd toute idée de cette éternité qui est au-dedans de lui, qui ne se souvient plus que c’est d’elle qu’il est sorti, et que c’est elle qui l’engloutira de nouveau un jour !.......

 

THÉOPHILE.

 

Vous avez raison de dire que ce monde ne peut rien nous offrir au-delà des jouissances de la vie animale, qu’il ne peut pas plus pour le bonheur de l’homme que pour celui de la bête : aussi l’un et l’autre doivent-ils être contents lorsqu’il leur fournit l’habillement et la nourriture. Mais il arrive que l’homme, en dépit de la nature des choses, se tourmente et s’agite pour tâcher de posséder dans cette vie animale une gloire terrestre et une sagesse mondaine qui ne sont que folie devant Dieu et qui lui paraîtront telles à lui-même, dès qu’il commencera à se connaître réellement.

Dieu, en créant ce monde, a eu encore un but bien plus grand que celui de fournir à la vie animale des moyens de bonheur. Il est vrai que la condensation des propriétés colériques ténébreuses de la nature déchue ne pouvait fournir que la base d’une vie végétale et animale ; mais remarquez que dans la création de ce monde, c’est-à-dire dans la compaction du Royaume entier des Anges, la partie pure, lumineuse, céleste, se trouva serrée et enfermée avec la partie colérique ténébreuse, et cela pour deux grands buts : le premier fut de paralyser l’action des mauvais anges, et les empêcher d’incendier leur propre Royaume ; le second, de faire que cette partie bonne pût devenir le principe de la manifestation d’un paradis terrestre, destiné à devenir, durant le temps, l’habitation des esprits déchus qui retourneraient volontairement à la vérité et à la lumière. C’est pourquoi Dieu émana de lui-même un cercle de créatures humaines dont l’emploi devait être de faire sortir, par leur action, cette vie paradisiacale terrestre du sein de cette compaction ténébreuse, comme on voit le soleil faire sortir la vie végétale et animale du sein de la substance dure et opaque de ce monde matériel : destiné à gouverner ce paradis terrestre et à servir de communication entre Dieu et les esprits qui viendraient y renaître à la lumière ; il fallait à l’homme un organe analogue par le moyen duquel il pût agir sur tout l’Univers temporel, et communiquer à tous les êtres de cette circonscription l’influence divine qu’il était chargé de leur transmettre, selon la mesure de leur capacité et de leur volonté de recevoir ; c’est pourquoi il lui fut donné une armure substantielle, extraite de la partie bonne de tous les points de cet Univers matériel, par laquelle il pouvait agir et réagir partout et contenir tout ; et c’est là ce corps qui fut formé de la terre, c’est-à-dire du principe de substance glorieuse lumineuse qui, ayant été enfermé dans la même prison, avec le principe de substance ténébreuse, opaque, était descendu avec lui jusqu’au degré de compaction matérielle.

Mais l’homme, ayant cessé de fixer son principe éternel, se trouva lui-même en face de ce nouvel ordre temporel, dont la vue excita dans lui le désir de connaître et de goûter ce double principe bon et mauvais qu’il renfermait, s’étant alors laissé entraîner à opérer selon le désir qu’il avait conçu, par le principe analogue qui était en son pouvoir, mais qui n’aurait jamais dû être manifesté en lui, au lieu d’opérer par le centre de vie éternelle qui constituait sa véritable force ; le résultat de son œuvre fut de se voir lui-même environné de barrières ténébreuses, matérielles, qui interceptèrent pour lui toute communication de la lumière et de l’esprit de Dieu. À cet instant, son corps glorieux lumineux, dans lequel la lumière Divine aurait habité corporellement et se serait manifestée comme elle le fait dans le Ciel, disparut et fit place à un corps animal opaque, de chair et de sang, corruptible, terrestre, produit du principe ténébreux matériel qu’il venait d’éveiller et qui engloutit en lui le principe de corporisation glorieuse ; de sorte que ce dernier entra, relativement à lui, dans le même état de mort dans lequel il était, depuis la prévarication des anges, pour toute la nature déchue. Ainsi le centre ténébreux que le principe divin lumineux devait tenir absorbé en lui et auquel il ne devait servir que de base pour sa manifestation en un corps substantiel glorieux, l’absorba lui-même et le fit entrer dans un état d’impuissance et de mort, et ce développement du centre ténébreux fut la base de cette corporisation dure et opaque qui fixa dès lors la mesure et le mode de tous les rapports de l’homme avec l’univers corporel.

Le corps de l’homme ayant été constitué uniquement de la partie bonne de cet univers, il devait dominer sur toute sa circonscription, puisqu’elle n’était qu’une compaction du développement des principes bons et mauvais ; il devait en être complètement indépendant, la comprendre et la pénétrer dans son entier, sans qu’il put en être jamais ni pénétré, ni compris lui-même dans la plus petite partie...... mais, par sa criminelle opération, ayant abandonné le principe bon lumineux, et réveillé en lui le centre ténébreux, à l’instant même disparut pour lui ce principe de corporisation glorieuse, et il se trouva enveloppé d’un corps opaque de chair terrestre, produit du principe qu’il venait de mettre en action, et par lequel il ne lui fut plus possible de communiquer avec l’Univers que par l’enveloppe opaque matérielle de ce même Univers.

Dès lors, les anges déchus, trouvant dans leur propre circonscription une base et un moyen d’action, conservèrent un degré de puissance et purent agir par les hommes devenus plus ou moins leurs organes. En effet, l’âme de l’homme se trouvant privée de l’esprit et de la lumière céleste, le centre ténébreux de la nature, ou ses trois premières propriétés, se trouvèrent manifestées en lui comme elles l’étaient dans les anges déchus ; et, par ce moyen, ces derniers eurent accès en lui, et purent l’influer et le faire agir : et c’est ainsi qu’il conservèrent, dans leur Royaume, puissance et action, et qu’ils purent faire du premier fils de l’homme déchu un meurtrier.

Fixons un moment les vérités qui viennent d’être exposées en raccourci, et nous reconnaîtrons le siège, le fondement, la naissance et le développement de tout ce qui porte le nom de crime et de méchanceté. Ils consistent essentiellement en ces trois propriétés ténébreuses, égoïstes, colériques, infernales, par lesquelles veut et agit l’âme déchue : c’est là ce centre ténébreux de la nature qui constitue toute la puissance propre des esprits pervers et par lequel seul ils peuvent l’exercer dans nous. Aussi ne cesseront-ils d’habiter en nous en maîtres puissants que lorsque, résistant à ce principe infernal qui est en nous, nous serons entrés dans un principe de vie qui lui soit entièrement opposé.

Et déjà se manifeste d’une manière lumineuse et évidente la base fondamentale et l’absolue nécessité de cette Rédemption unique, qui est appelée, avec raison, la douceur et le sang célestes de l’Agneau : car ces paroles, dans leur vrai sens, n’expriment pas autre chose, sinon la transmutation des trois premières propriétés de la nature en ces trois dernières de vie, de lumière et d’amour céleste, par lesquelles la vie de Dieu est de nouveau manifestée dans l’âme. Souffrez donc qu’en peu de mots je vous conjure de vous détourner de tout ce qui appartient au principe colérique comme vous fuiriez le plus horrible démon ; car c’est là son domaine, c’est là sa force, c’est lui-même au-dedans de vous. Soit que ce principe colérique se manifeste dans les éléments, dans les bêtes ou dans l’homme, il vient toujours de la même source ; il est produit par la même cause, je veux dire par l’action ou l’explosion de ce centre ténébreux de la nature, que les anges pervers ont révélé par leur prévarication ; c’est lui qui est le principe de toute colère, de tout mouvement désordonné, de quelque manière qu’il se manifeste, soit dans l’homme, soit dans les bêtes, soit dans les éléments de ce monde. Tant que l’action de ce centre ne sera pas surmontée, qu’elle ne sera pas absorbée et comme engloutie par le principe céleste, comme nous voyons que la lumière du soleil engloutit les ténèbres de la nuit, il y aura du désordre et de la colère ; et les esprits pervers auront puissance et action, soit sur les êtres moraux, soit sur les êtres physiques, selon la mesure de l’explosion du centre ténébreux en eux. Avec quelle ardeur donc ne devons-nous pas nous pénétrer de tous les sentiments de douceur, d’amour et d’humilité ! – Et ne devrions-nous pas les embrasser avec le même empressement que nous mettrions à nous prosterner aux pieds du Sauveur, de Jésus-Christ, puisqu’ils sont, d’une manière essentielle, son Royaume, sa réalité, sa puissance et sa vertu réparatrice en nous  !..... Mais gardez-vous de vous engager dans aucune discussion, controverse ou dispute avec personne, soit qu’on vous attaque directement ou que votre doctrine soit l’objet de l’animadversion : souvenez-vous seulement que si vous appartenez réellement à Christ, si vous êtes uni à lui pour faire le bien avec lui, l’épée de colère de votre homme naturel doit être imperturbablement enfoncée dans son fourreau : toute arme que vous présente la chair ténébreuse doit être mise de côté ; et vous ne devez opérer que par la douceur, la bénignité, l’humilité, l’amour et la patience de l’Agneau de Dieu ; car c’est à lui seul qu’appartient de faire le bien, de surmonter la colère et de ramener au bonheur et à la gloire la nature tombée. Si, pour vous faire un reproche, quelqu’un vous appelle enthousiaste, que le sentiment que c’est la réalité de votre propre piété et la fausseté de la sienne qui le porte à vous attaquer ainsi, que ce sentiment, dis-je, ne soit pas pour vous un sujet de consolation, d’amour-propre, car même cela fût-il vrai, il ne serait pas convenable pour vous de vous livrer à de pareilles réflexions. Souvenez-vous que si vous cessez d’être vous-même en paix avec eux, ce n’est pas la paix de Dieu qui opère en vous. Ainsi, comme lorsqu’on vous approuve et qu’on dit du bien de vous, vous ne devez rien vous attribuer à vous-même, mais tâcher de ne pas même l’entendre, de même, lorsqu’on vous accuse, vous devez également vous oublier vous-même, et, dans l’un et l’autre cas, il faut uniquement vous envelopper et vous pénétrer de plus en plus de l’humilité, de la douceur, de l’amour et de l’esprit de l’Agneau de Dieu, aussi bien vis-à-vis de vous-même que de ceux qui parlent de vous, soit en bien soit en mal. L’unique volonté du principe céleste, l’unique but de son opération, c’est de convertir tout le colérique, tout le mal et tout le désordre de la nature, en un Royaume Divin Céleste : or celui qui veut être un serviteur de Dieu et opérer par le principe céleste doit vouloir tout ce qu’il veut, faire tout ce qu’il fait, supporter tout ce qu’il supporte, et cela, dans le même esprit et pour le même but.

C’est pour vous un sujet de joie de penser que vous connaissez la base réelle de votre Rédemption, et vous vous félicitez d’avoir sous vos yeux la démonstration de la manière dont le Royaume céleste doit se manifester dans les âmes déchues par la naissance en elles de cette propriété de lumière et d’amour appelée la cinquième propriété de la nature. Sans doute, c’est un grand bonheur, mais vous ne pourrez être heureux en réalité que lorsque vous serez devenu vous-même cette cinquième propriété, qu’elle sera la vie de votre vie, que vous ne pourrez plus agir que par elle et comme elle, et qu’à son exemple vous ne répandrez plus sur tout ce qui vous environne, bon ou mauvais, que les douces influences de l’amour et de la lumière.

Cette cinquième propriété étant, par sa nature, communicative, et n’étant essentiellement qu’amour et lumière, elle verse incessamment ses divines influences, non dans des lieux circonscrits, non à une certaine classe d’êtres, mais à tous et partout, sans aucune partialité. Aussi lorsque cette cinquième propriété, qui est le vrai Christ de Dieu, est née en nous, nous aimons amis et ennemis, notre âme est inaccessible à tout ressentiment ; nous bénissons ceux qui nous maudissent, nous prions pour ceux qui nous maltraitent, et nous ne faisons plus d’autres vœux pour tous les hommes, sinon que cette lumière et cette vie viennent les bénir et les rendre heureux, comme ils nous bénissent et nous rendent heureux nous-mêmes.

 

LE DOCTEUR.

 

Ho ! Théophile, quelles richesses, quelle magnificence ! Mon âme est si pleine que je ne sais plus comment me contenir ! Vous avez tellement touché, au-dedans de moi, la corde de l’amour, que toutes les parties de mon être sont électrisées par le désir ardent de la posséder. Ah ! que n’en suis-je arrivé à ce point où je ne sentirai plus rien que les douces influences de cet amour, et où sa force divine sera la seule vie de mon cœur ! Ayez la bonté, Théophile, de m’aider encore à comprendre comment le feu, la quatrième propriété de la nature, vient à être engendré, et comment il transmue les trois premières formes ténébreuses, colériques, en ces trois autres, qui ne sont que joie, triomphe et félicité céleste. Car cette connaissance doit être pour moi de la plus grande importance.

 

THÉOPHILE.

 

Vous dire, cher Docteur, comment le feu est engendré, et comment il convertit la nature en un Royaume céleste, ne serait après tout que vous introduire dans un cercle d’opinions et vous nourrir de connaissances purement idéales. Or, en vous aidant ainsi à former des conjectures sur le comment de la chose, je ne ferais que contribuer à vous en faire perdre tout le réel, et vous induire à prendre l’ombre pour la substance et à vous en contenter.

Mais s’il est vrai que le désir de voir naître en vous cette propriété de lumière et d’amour fasse vibrer toutes les fibres de votre être, vous vous trouvez justement au point où elle est engendrée, et tout votre soin doit être de vous y maintenir jusqu’à ce qu’elle ait fait son explosion. Elle ne peut naître que là où ce désir se trouve réellement ; aussi Jacob Boehme n’a-t-il eu pour but, dans tout ce qu’il a écrit, que de l’allumer dans le cœur de ses lecteurs. Il nous a donné lui-même, aussi clairement que cela est possible, toute la connaissance idéale dont nous pouvons avoir besoin ; et vouloir aider quelqu’un à se casser la tête pour concevoir des idées plus claires et plus à la portée de la raison que ce qu’il en a écrit serait le porter à faire ce qu’il défend formellement, depuis le commencement jusqu’à la fin de ses écrits, et à se diriger à l’opposé du but vers lequel il nous engage à tendre sans cesse. Il compare lui-même ses ouvrages au son d’une trompette éclatante, destinée principalement à réveiller l’homme de ce sommeil de mort, dans lequel il se repaît du songe de ses connaissances idéales et de ses opinions rationnelles, pour l’amener à reconnaître que la faim et la soif de Dieu, allumées au-dedans de lui, sont l’unique issue par laquelle la source de la lumière et de la connaissance divine puisse jaillir en lui.

Je désire cependant vous satisfaire, autant qu’il est dans mon pouvoir, sans vous faire du tort, et je vais essayer de vous développer en peu de mots le sujet qui vous intéresse.

Déjà vous savez, par une évidence plus certaine que celle que pourraient vous donner tous les discours, que la Nature Éternelle est en vous, qu’elle n’est pas Dieu, mais ce qui a besoin de Dieu, qui est ce bien unique qui peut seul lui donner la félicité ; qu’elle n’est par conséquent que vide, besoin et désir angoisseux, jusqu’à ce que Dieu soit manifesté en elle. Voulez-vous savoir pourquoi la nature n’est que besoin, inquiétude, et pourquoi encore elle ne peut se suffire à elle-même ? C’est parce que c’est la lumière éternelle incréée, incompréhensible, dans laquelle aucune créature ne peut pénétrer, qui a donné naissance à cette Nature Éternelle, et que conséquemment elle a éternellement faim et soif de cette lumière dont elle émane éternellement. Or la nature n’existe que parce que la lumière éternelle incompréhensible a désiré être manifestée en une vie extérieure de nature et de créatures, et en une gloire visible. C’est de ce désir même de la lumière que fut produite la nature ; ainsi elle ne peut être, en elle-même, qu’une faim et qu’un besoin auquel la lumière a donné seule la naissance, et qu’elle peut seule satisfaire.

De la conjonction éternelle de ce double désir, de celui de la nature qui appète Dieu, et de celui par lequel Dieu veut se manifester dans la nature, provient ce feu éternel, ou cette quatrième forme de la nature qui ne cesse de brûler au même degré et qui remplit constamment la même fonction, celle de surmonter et de tenir enfermées les trois premières formes de la nature, pour faire sortir d’elles, comme de la racine ou du centre caché de la nature, les trois autres propriétés de lumière, d’amour et de vie triomphante, de joie et de délices ; en un mot, changer la nature en Royaume Céleste.

C’est avec raison que l’on appelle feu ce qui opère ce changement dans les propriétés de la nature, puisque tout ce à quoi nous donnons dans cet ordre extérieur physique le nom de feu tient son existence, sa nature, toutes ses forces et toutes ses qualités de cette même propriété. Non seulement le feu de vie animale, celui de la vie végétale, mais encore celui de nos cheminées, de nos lumières, ne sont tous allumés et n’opèrent chacun selon le mode qui lui est propre que par la vertu de la quatrième propriété, ou du feu éternel de la nature. Le feu qui consume la substance dense et opaque du bois et de la bougie, la lumière qui sort de ce feu, ne sont pas allumés par une loi différente que ne l’est la quatrième propriété, ou le feu qui consume éternellement la substance dense et opaque de la Nature Éternelle, lequel est allumé par la lumière de Dieu qui entre en union avec lui. Si le bois ou la bougie ne contenait ni eau ni huile, ils ne pourraient ni brûler ni donner de la lumière, parce que l’eau et l’huile ont en eux le principe de la lumière. Aussi, lorsque les propriétés de la nature commencent à entrer en combat dans le bois ou dans la bougie, et à manifester leur travail par la couleur noire (qui est le signe qui précède l’allumement de tout feu), elles ouvrent, par leur combat, une entrée à la propriété de la lumière qui se trouve dans l’eau et dans l’huile, et qui vient se mêler et s’unir à elles ; et c’est par cette conjonction des ténèbres et de la lumière qu’est allumé ce feu qui change la densité opaque du bois et de la bougie en lumière éclairante. C’est ainsi que tout feu allumé dans ce monde rend témoignage à la nature et à la vertu de ce feu éternel, lequel, éternellement allumé par l’huile de la lumière divine, change les trois propriétés ténébreuses de la nature en lumière et en majesté céleste.

En un mot, il doit être suffisant pour vous de savoir que ce feu n’est et ne peut être allumé dans vous que par la lumière de Dieu, entrant dans les trois premières propriétés de la nature dans votre âme, qu’autant, dis-je, qu’elle les pénètre et qu’elle s’unit à elles. Abandonnez donc cette activité raisonneuse qui ne veut se repaître que d’idées spéculatives ; videz votre cœur de toutes les affections vaines aux choses terrestres dont il est rempli, afin que les premières propriétés de la nature en votre âme, venant à sentir leur misère, le vide et le besoin de Dieu, vous ne soyez plus, en tout votre être, que désir, que faim et que soif de ce Dieu en qui vous espérez par une foi au-dessus de tout. C’est alors que le feu s’allumera sans que rien puisse l’empêcher, et que Dieu viendra infailliblement dans votre âme, comme feu et lumière, changer la vacuité désireuse, toutes les propriétés angoisseuses de votre vie naturelle, en la douceur délicieuse et en la réalité substantielle de cette nouvelle vie qui n’est que paix et repos en Dieu.

C’est le désir qui est la base de toute opération, soit dans l’ordre divin, soit dans le naturel et le créaturel. Dieu n’a créé les Anges et les hommes que par le désir de manifester en eux sa bonté et sa félicité ; ainsi ni l’Ange ni l’homme ne peuvent trouver et sentir Dieu en eux, comme vie de félicité et de bien, qu’autant que la nature de l’un et de l’autre est devenue une faim et une soif de Dieu. C’est ce désir famélique qui a été le commencement de toutes choses, c’est lui qui les conduit toutes au terme du bonheur et de la perfection.

 

LE DOCTEUR.

 

Je suis satisfait Théophile, je comprends clairement quel est l’unique moyen de lire les écrits de Jacob Boehme avec profit, et je vous remercie de tout mon cœur. Dites-moi quand paraîtra la nouvelle édition, je l’attends avec d’autant plus d’impatience qu’il y a plusieurs traités que je n’ai pas pu me procurer encore.

 

THÉOPHILE.

 

Deux ou trois traités peuvent vous suffire, Docteur, car chacun contient en particulier tout ce qu’il vous est important de savoir et révèle suffisamment la base de tout le MYSTÈRE de la Rédemption Chrétienne. Il pensait lui-même que ses ouvrages étaient trop nombreux, et il désira de les fondre tous en un. Comme il écrivit sans art et sans méthode, qu’il était étranger à toutes les règles de la composition, à chaque nouveau sujet qu’il eut à traiter il retraça les mêmes principes fondamentaux, et répéta les mêmes développements sur la base et la manifestation du mystère de la nature comme étant la clef et le fondement de toute vérité. Ce sont ces répétitions qui ont rendu ses écrits si volumineux ; et l’on peut dire qu’il ne se trouve rien dans un traité qui ne soit dans les autres, quoique chacun développe un sujet en particulier, d’une manière plus complète que les autres. Ce qui vous importe donc le plus n’est pas de pouvoir parcourir tous ses ouvrages, mais de pénétrer et saisir véritablement la base sur laquelle est fondée toute sa doctrine : c’est cette base vraiment philosophique qui découvre et manifeste fondamentalement toutes les actions et toutes les vertus qui opèrent, soit dans l’ordre de la nature, soit dans celui de la grâce, et c’est cette connaissance qui vous apprendra à devenir un bon ouvrier vous-même, et la manière dont vous devez vous unir, concourir et coopérer avec toutes ces forces actives de la nature et de la grâce. Or, je le répète, cette base fondamentale de tout est exposée dans tous ses ouvrages aussi clairement que la connaissance qu’il avait du langage humain pouvait le permettre, et elle vous a déjà été suffisamment développée par ce que nous avons dit pour vous faire comprendre la naissance de la nature, ce quelle est en elle-même, la manière dont elle opère, comment elle est distincte de Dieu et a un besoin absolu de lui ; comment Dieu est manifesté dans elle, et comment c’est elle qui a été la matrice d’où tout est sorti ensuite ; comment enfin, tous les êtres étant ce qu’ils sont et possédant ce qu’ils ont uniquement d’elle et par elle, ils doivent nécessairement être heureux ou malheureux, selon qu’ils opèrent volontairement en opposition ou conformément aux lois de cette Nature Éternelle.

Par le développement de ces bases fondamentales, vous avez vu comment les Anges purent perdre la nature glorieuse pour laquelle ils avaient été créés ; et comment encore ils en ont été déchus. Vous avez vu, de plus, comment les ruines mêmes de leur royaume sont devenues les matériaux d’un nouvel édifice, d’une nouvelle création, telle que pouvait l’admettre l’état de la nature tombée ; et dans quel ordre et pour quel but elle fut effectuée par la parole créatrice, miséricordieuse de Dieu. L’on vous a de plus montré comment cette nouvelle création, par la prévarication de l’homme, qui avait été destiné à être son souverain, ayant été de nouveau exposée à l’action destructive de la puissance ténébreuse, en fut préservée par cette parole réparatrice ; comment la puissance ennemie fut contenue, et par quelle dispensation miséricordieuse la créature fut remise sur la voie de la restauration par l’opération du VERBE réparateur, par ce Jésus, qui lui rapporta et lui communiqua de nouveau la lumière et la vie Divine, selon les lois mêmes de la nature et par l’action de ses propres forces, rendues à leur activité primitive. Vous devez donc concevoir maintenant que rien n’est l’effet d’une volonté arbitraire ; mais tout est le résultat nécessaire des lois opérantes immuables de la nature, dirigées, aidées et soutenues par la miséricorde du VERBE réparateur, dans la proportion de la capacité de cette même nature.

Telles sont les bases fondamentales de toute la doctrine de Jacob Boehme, et, une fois que vous les avez saisies, vous êtes établi, dès lors, dans ce centre de vérité d’où procède la lumière qui vous montre graduellement, d’une manière aussi certaine et aussi évidente que le sont pour vous les diverses opérations de votre propre vie, tout ce qu’il vous est essentiel de connaître de Dieu, de la nature, du ciel, de l’enfer, des chutes des Anges et de l’homme, et enfin de la nature de cette Rédemption, préparée par le VERBE ou le fils de Dieu fait homme. C’est elle qui vous montre encore que la misère ou la félicité, la vie ou la mort, ne peuvent être que le produit d’une naissance dans la nature, suivant les lois de cette même nature, par la foi, ou le pouvoir magique de la volonté de l’homme, suivant qu’il opère, ou en conformité, ou en opposition avec la parole réparatrice de Dieu.

La manière la plus sage et la plus profitable de lire ses écrits serait donc de se contenter pendant un certain temps de la partie de ses ouvrages où se trouvent principalement posées et développées ces bases fondamentales de tout, jusqu’à ce qu’elles soient devenues suffisamment évidentes et sensibles pour nous, et que notre cœur en ait été tellement pénétré qu’il ne sente et n’agisse plus que par elles. Aussi Jacob Boehme vous assure-t-il qu’il n’a écrit que pour aider l’homme à se chercher et à se trouver lui-même ; pour l’aider, dis-je, à connaître quelle est sa véritable origine, la place qu’il occupe dans la nature, ce que sont son corps, son âme et son esprit, de quels mondes est parvenu ce triple lui-même et comment il est parvenu à être ce qu’il est, quelle est la nature de sa chute et comment il doit s’en relever. Or, pour atteindre ce but, il conviendrait de se borner à lire jusqu’au dixième ou douzième chapitre des trois principes ; ou jusqu’au sixième ou huitième de la triple vie, jusqu’à ce que ces bases devenant évidentes pour nous, tous les sentiments de notre cœur y soit rendus conformes, et que notre volonté n’opère plus que par elles : alors nous pourrions avec avantage poursuivre la lecture de tous ses autres ouvrages, soit la voie à Christ, soit le traité de l’incarnation, etc.

Mais sur toutes choses gardez-vous d’être un raisonneur sur ce MYSTÈRE SACRÉ ; n’allez pas chercher des commentaires ou des explications rationnelles pour parvenir à le comprendre ; je vous en préviens, quelque vrai, quelque bon qu’il soit en lui-même, il ne serait plus pour vous que cette vaine Science, faussement décorée du nom de philosophie, et que l’Apôtre a expressément condamnée ; il serait, dis-je, pour vous tout autant un piège et une illusion que le sont pour les autres leur érudition et leur prétendue philosophie. Car s’il ne peut y avoir rien de bon et de divin en vous que la foi, l’espérance, l’amour et ce désir vif du cœur tourné vers Dieu et soupirant après lui ; si Dieu seul peut être le bien réel, la félicité et la bénédiction véritable de cette foi, de cette espérance, de cet amour et de ce désir ; si, dis-je, rien ne peut vous communiquer Dieu que Dieu lui-même ; et si Dieu, enfin, ne peut se communiquer à vous comme une idée ou une opinion de raison, mais uniquement comme un degré de vie, de bien, de félicité qui, naissant en votre âme, y devient vivant et opérant, il est donc évident que vous livrer aux raisonnements et aux conceptions idéales, c’est vous détourner de Dieu en réalité, et vous écarter complètement de la ligne directe de sa communication réelle.

 

LE DOCTEUR.

 

Mais alors, Théophile, n’eût-il pas mieux valu que ces sujets si profonds n’eussent pas été communiqués au monde, puisqu’il est vrai que, d’après la disposition naturelle de la plus grande partie des hommes, il est presque impossible qu’ils n’en abusent ?

 

THÉOPHILE.

 

Vous pourriez faire la même objection contre les Saintes Écritures elles-mêmes : en effet, si vous exceptez les sept mille qui n’ont point fléchi le genou devant Baal, lesquels existent toujours, quoiqu’inconnus, comme ils existaient dans le temps d’Élie, et quelques Pères de l’Église, quelques auteurs spirituels qui ont dans tous les temps rendu témoignage à la vérité et aux Mystères de la religion, il faut avouer que l’érudition humaine, dirigée par la raison de ce monde, n’a pas cessé jusqu’à nos jours d’induire en erreur la généralité sur le but réel et le véritable usage des Écritures, et d’occasionner par là une foule de maux et de calamités. C’est au cœur et à la conscience de l’homme que les Saintes Écritures parlent, non pour le remplir d’opinions et d’idées communiquées par la lettre extérieure, mais pour lui faire adorer l’Être et la vertu de Dieu, dans la proportion qu’ils lui sont manifestés ; pour réveiller, dis-je, en lui, le sentiment vif du besoin qu’il a de Dieu, et pour le porter à se tourner de toutes ses forces, de toutes ses facultés, de tout son cœur et de toute sa volonté vers Dieu, pour en recevoir dans le centre réel de son être la lumière, la vie et la paix.

Mais, pour répondre plus directement à votre objection, je vous dirai que celui qui a la foi et la simplicité des premiers Chrétiens, qui est indépendant de toute opinion humaine, dégagé de tout esprit de parti, et par conséquent hors du cercle des doctrines erronées qu’ont produit, par leurs disputes, les diverses sectes et dont elles sont alimentées ; celui qui, mort dans tous les désirs de son âme à ce qui appartient à la terre et à tous les éléments de ce monde, ne cherche plus que la lumière, la vie et le salut de Dieu Père, Fils et Saint-Esprit, afin que devenant vivant et habitant dans lui, ils le rachètent et le sanctifient dans son corps, son âme et son esprit ; celui-là, dis-je, n’a pas besoin de s’occuper de l’intelligence du MYSTÈRE SACRÉ, puisqu’il vit déjà en réalité en lui, et que, sans se manifester aux yeux de son entendement par des formes extérieures, il opère véritablement au-dedans de lui en le préservant ou le tirant du dédale des religions fausses idéales, pour le fixer dans la simplicité primitive de foi et de vie évangélique.

Au milieu de la confusion où nous a jetés l’achèvement de cet édifice de spiritualité mondaine, prévu par l’Écriture et représenté par cette paillarde qui est montée sur la bête ; au milieu de la division qu’il a enfantée dans toutes les parties du monde Chrétien, lesquelles ont toutes maintenant leur Babel particulière, fondée sur quelque interprétation rationnelle de la lettre des Écritures, dont elles ne savent plus faire usage que pour s’accabler réciproquement de reproches et de condamnations, et appuyer chacune son édifice particulier, et depuis qu’en dehors du cercle Chrétien la raison humaine trouve plus facile de condamner toute Révélation que d’attaquer simplement les diverses Babels qui se sont bâties dessus, et qu’enfin est arrivée cette consommation de confusion par la raison et la sagesse charnelles de ceux qui défendent l’Évangile aussi bien que de ceux qui l’attaquent ; au milieu, dis-je, de toute cette confusion, que d’actions de grâce n’avons-nous pas à rendre à la bonté Divine, qui a voulu venir à notre secours, dans ces derniers temps, en nous révélant la base profonde et mystérieuse de toutes choses, d’une manière appropriée à l’état de désordre et de détresse dans lequel se trouve la Religion dans ce monde ! Et n’aperçoit-on pas pourquoi cette dispensation miséricordieuse n’a pas eu lieu plus tôt ? Car la véritable foi n’en avait pas besoin : et quant à la raison érudite, tant qu’elle était satisfaite et qu’elle se suffisait à elle-même, elle n’était pas propre à la recevoir. Il était donc de la bonté et de la sagesse de Dieu de ne point révéler ce MYSTÈRE jusqu’au moment où la raison et la sagesse charnelles de ce monde, ayant coulé à fond toute foi et comblé ainsi la mesure de leur folie, se trouvassent enfin arrivées au dernier terme de la détresse, de la perplexité et de la confusion. L’expérience nous apprend que ce n’est que lorsque la maladie s’est fait sentir réellement et vivement que l’on est disposé à prendre volontiers le remède qui nous est offert.

Que le véritable Chrétien qui a le bonheur d’être dans la simplicité de la foi évangélique ne s’offense pas de la révélation de ce MYSTÈRE, parce qu’il n’en a pas besoin ; mais qu’il considère qu’elle est une dispensation de miséricorde et de bonté Divine envers l’Église déchue de la vie et de la puissance de la foi évangélique, pour la délivrer de l’esclavage des ténèbres et de la perplexité dans lesquels l’ont entraînée et la retiennent captive la raison humaine et toutes ses conceptions idéales.

Que le Théologien orthodoxe, qui tient fortement aux phrases et aux sentiments des anciens, ne rejette pas ce MYSTÈRE, en le taxant d’hérésie, parce qu’il révèle des bases et des mystères que les écrivains des temps plus reculés n’ont point connus et dont ils n’ont point parlé ! Ils doivent au contraire remercier Dieu de cette manifestation et la recevoir à bras ouverts comme une dispensation absolument nécessaire, depuis que l’Église déchue de sa simplicité primitive de foi est tombée dans cet état d’aveuglement, de détresse et de division où nous la voyons. Tant qu’une foi vivante fut le rempart des MYSTÈRES de la Religion, le développement de leurs bases philosophiques était inutile : mais lorsque l’orthodoxie se fut livrée à la raison incertaine, qu’elle ne s’appuya plus que sur la lettre des Écritures, dès lors il ne resta d’autres moyens de défense que ceux employés par les différentes sectes qui divisent le monde chrétien. Or, dès que quelqu’un entreprend de défendre, par la raison, les Mystères de la Rédemption, plus il est zélé et savant, plus il entasse d’erreurs ; car plus les moyens agissant en dehors de la lumière sont grands, plus ils doivent nécessairement produire d’extravagances, et les controverses qui ont déchiré le sein de l’Église nous en ont laissé des témoignages trop réels. Et comment la raison érudite, qui préside toutes les écoles de Théologie, aurait-elle pu parvenir à la connaissance de ces bases et de ces MYSTÈRES de la Religion, puisque jusqu’à nos jours c’est une opinion généralement reçue et enseignée par elle que toutes choses ont été créées de rien ? Cette assertion, qui passe pour un axiome, exclut complètement toute possibilité de donner les bases et les raisons de rien, soit pour ce qui regarde l’homme en lui-même, soit pour ce qui concerne la Religion : car le Rien ne saurait avoir ni raison ni base positive. Si donc ce qui est en être est provenu du Rien, il a dès lors nécessairement la nature du fond d’où il est sorti ; conséquemment, il est aussi impossible d’en raisonner ni de dire pourquoi il est ce qu’il est, qu’il l’est de dire quelque chose de ce même Rien dont il est provenu. Et si le MYSTÈRE ou la vie de la nature humaine est sortie du Rien, qu’elle n’ait pas en elle la réalité d’un principe antérieur par qui elle est ce qu’elle est et possède ce qu’elle a, il en résulte nécessairement que tous les MYSTÈRES de la Religion de l’homme ont le même Rien pour base, qu’ils n’appartiennent non plus à aucun principe réel antérieur constituant leur nature. Dès que l’homme est créé de Rien, sa Religion doit aussi provenir de Rien, car pour qu’elle soit homogène à sa nature et qu’elle puisse lui être de quelque avantage, elle doit avoir la même origine que lui. Ainsi une Religion qui a sa base dans l’Éternité n’est point homogène avec la nature de l’homme, s’il est vrai qu’il ait été produit dans le temps et qu’il soit provenu de Rien. Ainsi donc, ceux qui prétendent que l’homme est venu du Rien doivent, s’ils sont conséquents, maintenir que tous les MYSTÈRES de la religion ont également le Rien pour principe, qu’il n’est pas plus possible de rendre compte de sa base que de celle de l’homme, ni de différencier les causes qui peuvent altérer l’un et l’autre soit en bien, soit en mal.

De là vient que, dans toutes les controverses qui ont agité l’Église, à commencer par celle d’Augustin et de Pélage sur le libre arbitre, la vérité a toujours été plus ou moins martyrisée. Car du moment que vous savez que l’opinion de tous deux était que la volonté humaine avait été créée de Rien, vous n’êtes plus étonné de la foule de volumes et d’erreurs que cette dispute a enfantés !...... Certes, qui peut dire ce qu’est ou n’est pas la volonté, quelle doit être sa nature et sa force essentielle, si elle est créée de Rien ? Mais si ces deux adversaires eussent été instruits par un principe fondamental de la nature de la volonté de l’homme, qu’ils eussent connu qu’elle ne peut être une chose faite, et encore moins une chose faite de Rien, que la volonté de l’ange et de l’homme est la volonté éternelle, incréée, devenue créaturelle, qu’elle provient de la volonté Divine, par un engendrement direct, et que c’est d’elle qu’elle est née et descendue, que c’est par elle qu’elle a été constituée créaturelle, dès lors ils eussent reconnu que la volonté de l’homme et de l’Ange doit nécessairement avoir la nature et la liberté de la volonté éternelle, que la liberté ne consiste pas seulement en sa spontanéité de mouvement, mais encore et par-dessus tout en ce qu’elle ne peut rien posséder, ni rien être, ni rien recevoir, soit pour son bonheur, soit pour son malheur, que suivant qu’elle opère ; et l’Église eût été préservée de tant de vaines disputes sur la prédestination qui n’ont cessé de déchirer son sein depuis le temps d’Augustin.

Voyez, d’un autre côté, les Sociniens et leurs adversaires, disputant dans le champ de la raison sur la chute, la prévarication originelle, la colère vengeresse de Dieu ; sur la nécessité de satisfaire à la justice Divine ; sur celle de l’incarnation, des souffrances, de la mort et de la satisfaction de Christ...... Les uns et les autres croient aveuglément que l’âme humaine, de même que tout ce qui existe, a été créée de Rien ; et comment pourraient-ils seulement aborder la vraie base de tous ces points de doctrine ? Il est donc absolument impossible de rien affirmer de réel sur le principe fondamental de la Rédemption Chrétienne en soutenant que l’âme est créée de Rien ; car il est aussi raisonnable d’établir que l’âme peut être rachetée par le Rien que de maintenir qu’elle a été créée de Rien.

Pourquoi les disputes interminables des Chrétiens et des Déistes ont-elles produit des résultats également vains ? C’est parce que les uns et les autres, n’admettant qu’une création du Rien, ne pouvaient rien avancer d’après une base réelle, soit pour, soit contre les MYSTÈRES de l’Évangile : et alors il est arrivé que ces disputes, par leur vanité et leur obscurité, ont contribué à accroître le nombre des incrédules, en faisant naître peu à peu dans le cœur des hommes une tendance naturelle à l’indifférence et au doute.

En Dieu nous vivons et nous avons notre être. Cette proposition, bien approfondie, peut seule nous servir de mesure et de base pour décider, pour ou contre, la vérité du MYSTÈRE de la Rédemption Chrétienne. Celui donc qui veut défendre la doctrine évangélique doit pouvoir prouver la réalité, la nécessité et l’efficacité des moyens de rédemption proposés par l’Évangile, en démontrant la manière dont nous sommes en Dieu, comment nous vivons en lui et de lui, et nous nous mouvons en lui.

De l’autre côté, le Déiste ne peut rien avancer de raisonnable dans son sens qu’en montrant que, par la manière dont nous sommes en Dieu et dont nous vivons en lui et de lui, nous n’avons nullement besoin et ne sommes nullement capables des moyens de Rédemption proposés par l’Évangile. Mais cette mesure, qui est l’unique véritable, n’est ni à la portée de l’un, ni à la portée de l’autre, car croyant tous deux que l’âme a été créée de Rien, il leur est également impossible de chercher à connaître ce qu’il y a de Dieu en elle, comment elle vit et a sa racine en lui ; ils ne saurait non plus pénétrer jusqu’à la base, à la loi fondamentale, d’où proviennent son mal et son bien, son bonheur ou son malheur : et certes si la vie intelligente elle-même a été créée de Rien, n’est-il pas positif que son bien et son mal, sa félicité et sa misère, etc., ne peuvent avoir non plus de bases réelles, et qu’ils sont également créés de Rien, et peuvent entrer dans le Rien, suivant le bon plaisir du Créateur.

Vous voyez combien étaient vaines toutes les controverses qui ont eu lieu soit au-dedans, soit au dehors du cercle de l’Église chrétienne ; puisqu’il est clair que cette raison, qui était appelée soit à défendre soit à attaquer les dogmes et les mystères, n’avait pas la plus légère connaissance de leur base fondamentale. Ne vous étonnez pas non plus si dans ces derniers siècles, où l’érudition littéraire a joué un si grand rôle, la confusion n’a fait qu’augmenter et l’erreur lever une tête plus triomphante. Car, ignorant complètement la base fondamentale de toute vérité, et ne cherchant d’autorité que dans les phrases extérieures et la lettre de l’Écriture, plus les adversaires ont été savants et habiles dans l’art du raisonnement et de la critique, plus ils ont entassé d’absurdités de tous côtés ! Pourquoi le Catholique Romain put-il consentir à interpréter le comment de la sainte Cène par une transsubstantiation, et pourquoi les Réformateurs ne furent-ils pas révoltés à l’idée seule de leur prédestination et de leur réprobation ? C’est parce que la raison et l’art de la critique fournirent, aux uns et aux autres, les moyens de tirer, chacun de son côté, l’autorité de la lettre de l’Écriture pour en appuyer son système particulier : et soyez assuré que ni la raison ni l’érudition littéraire ne sont pas plus capables de voir clair dans tous les autres points de doctrine religieuse que dans les deux ci-dessus mentionnés. Et comment en serait-il autrement lorsque le déiste et le chrétien croient également à une création de Rien ? Car, ne pouvant dès lors reconnaître qu’un Dieu arbitraire et qu’une Religion arbitraire, fondée par conséquent sans aucune base réelle antérieure, ils sont réduits à l’appuyer par des preuves et des raisonnements également arbitraires.

Que d’actions de grâces ne devons-nous donc pas rendre à Dieu de la bonté qu’il a eue de nous manifester par son serviteur ce GRAND MYSTÈRE et de nous donner par là un moyen sûr de démêler, de la manière la plus évidente, le vrai et le faux de toutes les Religions ! Que personne ne se scandalise de la révélation de ce MYSTÈRE, comme s’il introduisait des nouveautés dans la Religion ; non, il n’annonce rien de nouveau, il n’altère en rien la doctrine de l’Évangile, et n’y ajoute rien ; il ne fait qu’établir tous les points de la foi chrétienne primitive sur leurs vraies bases, et les montrer sous un jour si lumineux, qu’il est impossible de leur refuser son assentiment. Il ne saurait non plus troubler quiconque est en possession de la vérité, puisque son but unique est la manifestation de la vie céleste dans l’âme. Il ne tourmente personne purement à cause de sa forme extérieure de religion, mais il se contente de montrer évidemment que toute forme extérieure ne peut être bonne qu’autant qu’elle a pour but l’établissement de la vie nouvelle céleste dans l’âme, et qu’elle est un moyen et une aide pour y arriver. Un chrétien, dit Jacob Boehme, n’est d’aucune secte, et pourtant appartient à toutes : cette vérité, je le sais, déplaira à toute secte, comme secte, mais cela même prouve qu’elles ont toutes besoin de cette vérité, et qu’il est avantageux à toutes de l’entendre répéter. Le mal de toute secte consiste, principalement, en ce qu’elle se croit essentielle à la vérité, tandis que celui-là seul est dans la vérité qui reconnaît qu’elle est indépendante de toute secte, qu’elle est aussi libre et aussi universelle que la bonté de Dieu, et qu’elle n’a pas plus d’égard aux noms et aux différences de nations, dans sa communication, que n’en ont l’air et la lumière de ce monde.

Mais, avant de nous séparer, souffrez que je vous conjure de nouveau de ne point recevoir le développement de ce MYSTÈRE SACRÉ comme un système d’opinions rationnelles, et de n’en pas faire un usage semblable à celui qu’a fait de la Bible le monde chrétien, en n’en recueillant que les idées spéculatives. Souvenez-vous que, dans tout ce qu’il révèle des profondeurs de la nature et de la grâce, il n’a d’autre but que de vous amener à être de cœur et d’esprit cet enfant prodigue qui retourne à la maison paternelle, qu’il ne tend qu’à vous démontrer l’aveuglement et la vanité de la raison et des opinions humaines, et à vous convaincre que la vérité ne pourra jamais entrer en vous que dans la proportion que vous mourrez à votre nature aveugle, terrestre. Or l’Évangile vous dit tout cela dans les termes les plus clairs et les plus simples, et le MYSTÈRE dont il est question ne fait que vous montrer, de plus, que tout le système de l’Univers vous tient aussi le même langage. Pour être un véritable adepte de ce MYSTÈRE, il faut être un véritable disciple de Christ. Car, en nous faisant parcourir les profondeurs et les hauteurs de la nature, en nous découvrant les lois fondamentales par lesquelles tout est venu en être et tout existe, il ne fait que nous confirmer la vérité de ces paroles de Christ : Celui qui me suit ne marche point dans les ténèbres. Si un homme ne se renonce pas lui-même et ne consent pas à abandonner tout ce qu’il possède, il ne peut être mon disciple. Voilà le sommaire de la philosophie enseignée dans ce MYSTÈRE : ainsi, ce n’est pas comme système particulier d’opinions que vous devez l’embrasser ; il vous presse au contraire, par la démonstration de toutes les vérités fondamentales de la nature, de vous tourner vers Christ comme étant l’unique voie, l’unique vérité, l’unique vie et l’unique salut de votre âme : et il vous répète, sous mille formes différentes, que pour entrer dans le Royaume des Cieux, il faut que le VERBE Jésus-Christ, la lumière de la vie éternelle, devienne véritablement vivant, parlant et opérant en vous. Lisez tant que vous voudrez, vous ne ferez que consumer vainement votre temps, si vous n’avez pour but de mourir à ce monde afin de vivre à Dieu par Jésus-Christ dans la puissance de la foi et dans l’esprit de prière. Puissent ces paroles rester gravées en caractères ineffaçables dans le fond de vos cœurs ! Il est temps, mes chers amis, de terminer notre entretien. Adieu.

 

 

F   I   N.

 

du Troisième et dernier Dialogue.

 

 

 

 



1 Apocal. IV, v. 2 à 11.

 

 

 

 

 

 

 

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