Études sur la Chine

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Adolphe LÈBRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Les succès des Anglais en Chine ont produit une profonde impression. On y a vu un grand évènement, et l’on ne s’est pas trompé. Un empire immense qui se tenait jalousement isolé, s’ouvre enfin à l’influence européenne. C’est une glorieuse conquête de cet esprit nouveau qui souffle aujourd’hui sur le monde et appelle tous les peuples à s’unir, à vivre de concert, à ne former comme aux premiers jours qu’une grande et paisible famille. Cette conquête en annonce et prépare une autre : le christianisme ne tardera pas à commencer une sainte croisade, et sera infatigable à se soumettre ces vastes contrées.

La fertilité du sol, la soie, le thé, des fabriques célèbres, l’invention fort ancienne de l’imprimerie, de la poudre à canon et de la boussole, une langue bizarre, des mœurs singulières, une civilisation originale, ont dès longtemps attiré l’attention sur le céleste empire. Le peuple chinois vient de prendre dans l’histoire contemporaine une importance toute nouvelle : il ne sera peut-être pas sans intérêt de connaître sa physionomie et son caractère, ses croyances et ses mœurs.

La nature a séparé la Chine du monde civilisé par de puissantes barrières. Ce sont, à l’occident, les hautes Alpes du Thibet ; à l’orient une mer orageuse et des côtes inhospitalières qui repoussent les navigateurs ; au nord, des déserts ; au midi, des montagnes que défendent d’impénétrables forêts et d’affreux précipices. Un seul défilé traverse ces farouches solitudes ; une porte le ferme, et sur toute cette large frontière du sud il n’existe pas d’autre passage.

La différence des races ne sépare pas moins les Chinois des autres peuples. On compte trois races dans l’ancien monde. La plus héroïque et la plus religieuse, la plus intelligente et la plus active est la race caucasienne, que nous retrouvons partout où l’homme a fait les plus grandes choses, sur la terre enchantée de l’Inde, sur les hauteurs de la Perse, dans les prophétiques déserts de la Judée, dans la vallée du Nil, sur les rivages de la Grèce, à Rome, dans toute l’Europe. La race nègre, jusqu’ici vouée aux misères du fétichisme, de la barbarie et de la servitude, occupe les brûlantes étendues de l’Afrique et l’intérieur de quelques îles de l’Archipel malais. La race mongole habite le centre et l’orient de l’Asie. Elle a le front moins déprimé que les Nègres, le teint jaune, les pommettes saillantes, les yeux obliques, le nez épaté, les narines écartées, les lèvres épaisses, les cheveux noirs et luisants, l’ouïe très fine, la barbe rare, la taille ramassée. Les pays qu’elle a peuplés, la Chine, la Mandchourie, le grand plateau, sont tous compris dans les limites du céleste empire, qui est ainsi celui d’une race nombreuse : il forme à lui seul un monde à part, et presque une moitié de l’humanité, qui s’est isolée de l’autre moitié et vit d’une vie toute différente. Jetons un coup-d’œil sur ces contrées.

Un immense plateau s’élève au milieu de l’Asie et la domine majestueusement : il s’étend de la Sibérie à l’Inde, des plaines de la Chine aux steppes des Kirghizs. Il s’appuie au nord sur l’Altaï, au midi sur l’Himalaya. Le Tian shan et le Kunlun, parallèles à ces deux chaînes, le traversent et le divisent en trois terrasses, la Soungarie, la Mongolie et le Thibet ; et chaînes et terrasses s’élèvent toujours plus en avançant vers le midi. La Soungarie déroule ses steppes entre les arêtes neigeuses de l’Altaï et les cimes du Tian Shan. L’Altaï est le berceau des Turcs : il cache des mines d’or et les tombeaux d’un peuple inconnu qui n’a laissé de lui aucun autre vestige. On rencontre dans les vertes solitudes de la Soungarie de grands lacs, des rivières sans nom et des volcans à plus de 300 lieues de toute mer.

Cette large vallée est la seule porte ouverte entre le plateau et l’Asie occidentale. C’est par elle que passent chaque jour les caravanes marchandes, et qu’ont défilé autrefois les bandes d’Attila et de Gengis Khan, lorsqu’elles se mettaient en marche pour aller ravager le monde.

Les tristes steppes de la Mongolie se prolongent entre le Tian Shan et le Kunlun sous un ciel âpre et sévère. Elles sont traversées par le désert de Gobi, dont le sol, sur un espace de soixante journées, est couvert de cailloux transparents. On y rencontre peu d’oasis ; en hiver il y règne un froid rigoureux, en été une intolérable chaleur et toujours des vents terribles ; l’eau des citernes gèle une grande partie de l’année. Ce pays est la rude patrie d’innombrables tribus qui s’y promènent avec leurs troupeaux, pâtres cavaliers d’une sauvage bravoure et fiers de leurs glorieux souvenirs. Au midi enfin, les mille bras entrelacés des géants de l’Himalaya et du Kunlun forment un réseau de vallées. C’est le Thibet avec ses fleuves et ses lacs sacrés, ses monastères, ses lieux de pèlerinages, ses cités populeuses à la hauteur du Mont-Blanc, son peuple dévot et paisible. À l’orient de la Soungarie et au nord de la grande muraille, la Mandchourie offre quelques contrées fertiles à côté des plaines désertes et des épaisses forêts que traverse l’Amour.

La Chine descend des montagnes neigeuses du Thibet vers le grand Océan. Elle est divisée en trois bassins. Le plus méridional, accidenté et montueux, est coupé d’une multitude de rivières qui coulent vers le sud. Les deux autres sont des plaines immenses arrosées par deux fleuves puissants qui coulent de l’ouest à l’est, le Kiang, et plus au nord, le Houang-Ho. Le Kiang a 660 lieues de cours, et à 300 lieues de la mer il a déjà une demi-lieue de largeur. Le Houang-Ho ou fleuve Jaune, ainsi nommé de la couleur de ses eaux pendant l’inondation, fait payer ses bienfaits par d’affreux ravages.

L’empire chinois a 1250 lieues de Kachgar à l’embouchure de l’Amour, et l’on compte 750 lieues dans sa plus grande largeur. La race dispersée dans ces vastes étendues offre plus d’une variété. Le type farouche du nomade Mongol s’est singulièrement adouci en Chine. Tous ces peuples n’ont pas été appelés à la même œuvre. Le haut plateau est une contrée pleine de tristesse, de grandeur et de mystère : les neiges de l’Altaï et les glaces de l’Himalaya en forment la muraille crénelée. Il cache la source des fleuves qui vont porter la vie et la richesse aux plaines asiatiques ; mais il cache aussi dans ses froides steppes des peuples sans nombre qui ont reçu de Dieu une tragique et solennelle mission. Ils sont les exécuteurs de ses vengeances. Loin de tous les regards, ils se promènent paisibles, durant des siècles, dans leur pauvre patrie, au-dessus des empires qui les ignorent et qui seront punis par eux. Puis, soudain, quand le monde doit être châtié, comme s’ils entendaient un ordre suprême, leurs bandes dispersées se réunissent, ils descendent de leurs hauteurs, ils se précipitent imprévus et irrésistibles comme les justices de Dieu, ils parcourent la terre la lance à la main. Rien n’égale leur impétuosité et leurs ravages : ils passent les populations au fil de l’épée, ils rasent les villes, ils bâtissent des tours avec les têtes entassées des vaincus. Ils n’ont de génie et d’enthousiasme que pour la destruction ; mais quand elle les inspire, c’est un féroce courage, un délire de fureur, un esprit de ruine auquel rien ne résiste. L’épouvante les précède, et les empires consternés se résignent et sentent que l’heure fatale est venue. C’est le peuple d’Attila et de Gengis-Khan. Ces terribles héros répondaient, à qui les voulait fléchir, qu’ils avaient reçu de Dieu un ordre pour extirper les nations, et ils le croyaient ; ils se sentaient les envoyés de sa colère. Gengis-Khan est le plus grand des guerriers mongols. Il perdit à treize ans son père, qui était chef de treize hordes. Elles se révoltèrent et le jeune Gengis fut obligé de fuir avec quelques fidèles amis, qui scellèrent leur union en sacrifiant un cheval et goûtant de l’eau de la rivière qui coulait à leurs pieds. Gengis réussit à vaincre les rebelles et fit jeter leur chef dans une chaudière bouillante. Il soumit ensuite le prêtre Jean et but dans son crâne à un banquet. Le messie de la destruction prétendait être né d’une vierge immaculée et disait avoir reçu du ciel un droit divin pour conquérir la terre. Dans une diète des hordes mongoles, assis sur un feutre au milieu des peuples de la steppe, il fut proclamé leur khan. Il leur donna de nouvelles lois. L’adultère, le meurtre, le parjure, le vol d’un cheval ou d’un bœuf, furent punis de mort. Toute la nation mongole fut proclamée nation d’hommes libres faits pour la chasse, la guerre et l’oisiveté. Les travaux étaient laissés aux femmes et aux esclaves. On tuait sans pitié le lâche. À la tête de ses hordes, Gengis-Khan ravagea la Chine et conçut le projet de changer toutes les provinces septentrionales en une vaste steppe. Les habitants furent assemblés dans une plaine : tous ceux qui pouvaient porter les armes furent massacrés ou enrôlés dans l’armée mongole, les belles femmes et les artisans partagés entre les soldats, les pauvres renvoyés et condamnés à un gros tribut. À la moindre résistance qui l’irritait, Gengis-Khan détruisait les villes.

Gengis-Khan traversa ensuite tout le plateau pour attaquer le sultan de Kharismie. Il passa trois jours et trois nuits, avant la bataille, en jeûnes et en prières sur une montagne, et en appela à Dieu et à son glaive. Il détruisit toutes les villes sur son passage et poursuivit le sultan jusqu’à l’Indus. Il mourut bientôt après. En quelques années ses fils achèvent de soumettre l’Asie entière et la moitié de l’Europe, et commandent au monde depuis le grand Océan jusqu’à la Baltique, depuis la Sibérie jusqu’à l’île de Java. Il suffit d’un été aux Mongols, qui venaient de dévaster la Chine, pour franchir le Volga, le Don, la Vistule, le Danube, pour s’emparer de la Russie, pénétrer en Pologne et laisser à peine une ville debout en Hongrie.

Assurément les Chinois, pacifiques jusqu’à la pusillanimité, ressemblent peu à ces terribles destructeurs. Les peuples de race mongole ont cependant, tous, deux traits communs. Nomades ou sédentaires, barbares ou civilisés, ils sont demeurés fidèles, dans leurs mœurs et leur gouvernement, au principe patriarchal. Tous aussi ils ont peu d’imagination ; ils semblent avoir perdu la mémoire de l’infini ; ils n’ont ni l’instinct de la religion, ni celui de la poésie.

Le gouvernement patriarchal est celui des sociétés primitives : on le retrouve aux origines de l’Inde et de la Perse, chez les Hébreux, les Pélasges, les tribus slaves. Mais chez ces divers peuples il a bientôt fait place à d’autres gouvernements. Ce n’est qu’en Chine qu’il s’est perpétué à travers tous les siècles et maintenu avec une civilisation très raffinée. La Chine se distingue par là de tous les autres pays. Elle offre surtout un frappant contraste avec l’Inde. Le peuple de l’Inde est enthousiaste, poétique, religieux jusqu’à l’exaltation, altéré de l’infini. Les Chinois ont l’âme froide, l’esprit positif et préoccupé de l’utile ; tout entiers à la terre, ils sont insouciants de Dieu. La nature diffère dans les deux pays comme le caractère national. Elle déploie dans l’Inde le luxe éblouissant des tropiques : elle y a une enivrante beauté qui fascine et fait vivre de rêverie, de volupté et d’admiration. La nature est grande aussi en Chine, elle n’est pas sans y avoir l’éclat oriental. Des oiseaux au brillant plumage, des papillons aux riches couleurs, une profusion de fleurs splendides égaient la campagne. Cependant, malgré la majesté des montagnes, de l’Océan, de la plaine et des fleuves, la nature est bien moins imposante et bien plus sobre que dans l’Inde. Ce ne sont plus les ardeurs tropicales. La Chine est sous la zone tempérée. Le sol est fertile, mais il exige la culture. Les fleuves qui le fécondent le ravagent aussi, et forcent l’homme à lutter contre eux et à faire des ouvrages puissants pour les contenir. Ils ne se promènent pas librement dans de magnifiques solitudes, au milieu de forêts vierges, comme les flots sacrés du Gange : ils coulent entre des rizières, ils sont emprisonnés par des digues et saignés par mille canaux. Ici, partout l’homme commande à la nature et se l’asservit : dans l’Inde c’est la nature qui maîtrise l’homme. La Chine devait former son peuple au travail et à l’industrie, et non pas à l’oisive contemplation.

Après la culture du riz, celle du mûrier, du coton et du thé occupent le plus les Chinois. Leur habileté est merveilleuse dans les arts et métiers qui concernent les aisances de la vie. Ils ont toujours su préparer la soie. La fabrication de la porcelaine est portée chez eux au dernier degré de perfection. Le bambou leur sert à faire mille espèces d’ouvrages. Leurs toiles de coton sont renommées dans le monde entier. Ils excellent dans la broderie, la teinture et les vernis. On n’imite qu’imparfaitement en Europe leurs couleurs vives et inaltérables, leur papier solide et fin, leur encre et une infinité d’autres objets qui exigent de la patience, du soin et de la dextérité.

Les traits communs à la race mongole se trouvent partout dans la civilisation chinoise, dans les arts, la langue, la littérature, la religion, le gouvernement. L’architecture est en Chine, comme dans tout l’Orient, le seul des arts du dessin qui ait atteint un haut degré de perfection. Les Chinois ont fait de superbes ouvrages d’utilité, des digues, des canaux, des ponts, des constructions militaires. Les digues du fleuve Jaune sont colossales. Le canal impérial qui mène de Canton à Pékin a, indépendamment des rivières dont il opère la jonction, plus de cent soixante lieues marines de longueur. Il est la grande artère de la Chine, met toutes les provinces en communication et approvisionne la capitale. Les Anglais en étaient devenus les maîtres par leurs derniers succès ; ils pouvaient ainsi affamer Pékin et tout le nord de la Chine : c’est ce qui a forcé l’empereur à traiter sans retard avec eux. Un pont dans le Fou-Kien, jeté sur un bras de mer, a 2500 pieds de long et 126 doubles piles qui soutiennent des pierres énormes toutes égales et placées assez haut pour laisser passer de gros bâtiments. La grande muraille est la merveille de la Chine. Cet immense boulevard commence à l’est de Pékin par un massif élevé dans la mer ; bâtie de briques dans quelques provinces, elle est le plus souvent de terre. Elle a presque partout 20 ou 25 pieds d’élévation, même au-dessus de montagnes assez hautes. Elle est bien pavée et assez large pour que cinq à six cavaliers puissent y passer de front. La grande muraille a près de 600 lieues de long : elle a été achevée par le célèbre empereur Shi Huangdi, 244 ans avant Jésus-Christ, dans le but de garantir la Chine des attaques des Tartares ; mais elle n’a jamais arrêté ni Mongols ni Mandchous.

Dès que l’architecture chinoise n’a plus un but exclusivement utile, dès qu’elle doit exprimer de grandes pensées, elle devient mesquine, elle n’a ni simplicité ni noblesse. Les temples n’ont rien d’auguste, ni de vraiment religieux. Les palais occupent souvent un espace considérable ; mais ils n’ont rien de royal ; ils manquent de majesté et de sévérité ; ils ne sont guère qu’un labyrinthe d’élégants kiosques et de petits bâtiments. Les villes sont presque toutes sur le même plan : elles ont la forme d’un quadrilatère, et les hautes murailles qui les entourent ne laissent apparaître que les tours des pagodes et des monastères. Les rues sont tirées au cordeau et d’une extrême propreté. Les maisons n’ont jamais qu’un seul étage ; la plupart sont en bois et peintes et vernies à l’extérieur avec une pittoresque variété de couleurs. Les maisons des riches ont plusieurs cours et l’appartement des femmes est au fond sur les jardins arrangés et mignards, servile et fausse imitation qui, mieux que tout le reste, montre combien les Chinois ont peu le sentiment de la nature. Ces villes régulières et fortifiées, ces constructions fragiles qui semblent élevées pour un jour, les toits en forme de tentes, rappellent les campements des nomades. Les Chinois ont gardé dans la disposition de leurs villes une image des temps anciens où, avant de descendre dans la plaine, ils erraient avec leurs troupeaux sur les tristes hauteurs de la Mongolie.

La langue chinoise n’est formée que de monosyllabes qui tous commencent par une consonne et finissent par une voyelle. Nécessairement le nombre des mots est très restreint, car celui des syllabes ne peut être bien considérable : le même son change de signification d’après les intonations diverses qu’on lui donne. Il reçoit ainsi trois quatre et jusqu’à dix significations qui n’ont souvent point de rapports. La langue n’en demeure pas moins d’une extrême pauvreté et elle n’a presque pas de grammaire. Cette langue si indigente est des plus matérialiste. Les idées morales et religieuses ne s’expriment que difficilement par son moyen. Elle n’a pas de mot propre pour nommer Dieu, et les jésuites ont dû en faire un par périphrase, qui signifie seigneur du ciel. La langue chinoise est celle qui se prête le moins à l’expression des idées chrétiennes et qui offre aux missionnaires les plus grands obstacles.

L’écriture est toute différente : elle est aussi embarrassée de sa richesse que la langue l’est de sa pénurie. Elle ne compte pas moins de 80 000 caractères : c’est cent fois plus que les hiéroglyphes. L’écriture chinoise exprime les idées et non pas les sons, les choses et non pas les mots. On a su ramener cette multitude effrayante de caractères à 214 signes élémentaires qui donnent la clef des autres. Cette écriture témoigne également du matérialisme de l’esprit chinois. Les signes les plus anciens ne sont que les images des objets visibles qui entourent l’homme. Ils n’offrent aucune image de prêtre : on s’attendrait à trouver ce signe au plus bas degré de la civilisation. Les combinaisons de signes qui expriment des idées abstraites dérivent souvent des conceptions les plus vulgaires. L’idée de félicité est figurée par deux caractères dont l’un est une bouche ouverte et l’autre une main pleine de riz. Le signe de la femme redoublé signifie querelle ; répété trois fois, il exprime le désordre.

La littérature chinoise est prodigieusement riche. Elle se distingue de toutes les autres littératures de l’Orient, de celle de l’Inde surtout, par le sens rassis, la froide raison, la clarté et la précision. La politique remplace la théologie ; la morale, le mysticisme ; l’histoire, l’épopée. Aucun peuple n’a autant écrit sur les principes du gouvernement ; aucun n’a un corps d’annales aussi complet. Les Chinois ont à un haut degré l’ordre, la méthode, l’exactitude et l’esprit d’analyse : ils savent bien observer. Ils ont une multitude de dictionnaires et d’encyclopédies, et des ouvrages sans nombre sur les sciences naturelles, la géographie, la statistique, les mathématiques et l’astronomie.

Dans le dernier siècle on avait commencé l’impression d’un recueil d’ouvrages choisis, une sorte de bibliothèque Charpentier, en 180 000 volumes. Les Chinois ont aussi une foule de romans et de nouvelles où la vie réelle et les rapports sociaux sont peints avec un singulier bonheur. Les Chinois ont une vraie fureur des divertissements dramatiques : il n’y a pas de théâtre national et permanent, mais à certaines époques de l’année on élève avec une rapidité magique des théâtres provisoires en bambou, devant les temples ou sur les places. Les Chinois ne connaissent pas les décorations : l’on se rappelle un peu en voyant leurs pièces la lanterne qui représentait autrefois la lune dans les tragédies de Shakespeare ; mais les costumes sont appropriés aux circonstances et ont quelquefois une grande richesse. Les Chinois ont aussi des odes qui chantent d’anciens souvenirs ou qui célèbrent quelque vertu, une foule de poèmes didactiques et descriptifs. Leur littérature tourne donc à la prose, même dans la poésie. Elle est moins inspirée d’imagination que de raison : Dieu et la nature en sont absents, l’homme seul y occupe une place ; mais c’est l’homme dépouillé de l’infini, et ses douleurs et ses joies, ses espérances et ses tristesses, bornées à la terre, prennent je ne sais quoi de médiocre, qui est peu favorable à l’enthousiasme et aux grandes pensées.

 

 

 

II

 

 

On compte en Chine trois religions différentes : celles de Confucius, de Lao-Tseu et de Bouddha. La religion, ou mieux, la morale de Confucius, est la doctrine vraiment nationale, et l’État en a toujours suivi les principes. La Chine a offert un remarquable contraste avec le reste du monde : aussi longtemps qu’elle n’est pas tombée sous une influence étrangère. Dans l’Inde, la Perse, la Chaldée, la Phénicie, l’Égypte, la Grèce, l’Italie, les vagues contrées du nord encore barbares, des dieux sans nombre se succèdent et remplissent l’univers de leurs confuses multitudes. Partout une vaste adoration et l’homme plein de la mémoire de Dieu. Quand les tribus voyageuses, ancêtres des nations, cherchaient la patrie inconnue qui les attendait, elles marquaient d’une pierre sacrée les stations de leur pèlerinage. Avaient-elles enfin trouvé la terre promise, leur premier soin était de bâtir un autel et d’allumer le feu du sacrifice. Le temple du Dieu suprême, aussitôt élevé, devenait le sanctuaire de l’unité nationale. Toutes ces civilisations commencent par une prière : tout s’y rattache aux croyances religieuses, gouvernement, mœurs, arts, sciences, commerce, agriculture. L’homme est enveloppé de Dieu ; il le rencontre sur tous les chemins ; il vit dans sa société.

Spectacle aussi étrange qu’il est grand ! car ces dieux étaient ceux de la mythologie. Les jeunes peuples, sous l’empire d’une illusion toute puissante, peuplaient de fantômes le ciel et la terre, et marchaient comme des somnambules dans le pays des rêves.

En Chine, rien de pareil à cette habitude de l’infini et à cette mystérieuse hallucination. On dirait une autre humanité reléguée derrière de vastes solitudes dans un monde à part. Point de mythologie et presque rien de Dieu ; ni temples ni sacerdoces, mais des écoles et des lettrés. Au lieu de théologies et de cosmogonies, une morale qui s’arrête à l’homme, et ne dépasse ni la terre ni le temps : pour précepte souverain, la piété filiale.

La piété filiale est la vertu des Chinois ; c’est elle qui les distingue et fait leur nationalité. L’on peut voir ici combien un peuple donne toujours de grandeur à ses pensées. La piété filiale est, en Chine, un sentiment religieux et solennel, le plus auguste et le plus sacré de tous. Elle dépasse les bornes étroites du foyer domestique. Elle ne se restreint pas aux devoirs de la famille, à ceux des parents, des époux, des enfants : elle s’étend à tous ceux de l’homme. Elle est comme un arbre immense qui n’ombrage pas seulement la maison paternelle, mais couvre de ses feuillages la terre entière.

La piété filiale a appris aux Chinois à se regarder comme des frères, membres d’une même famille. Entre eux égalité parfaite ; point de castes comme dans le reste de l’Orient ; point d’aristocratie comme en Europe ; à chacun selon son mérite. Les écoles sont ouvertes à tous ; ceux qui réussissent au concours sont élevés aux charges publiques, sans distinction de fortune ou de naissance, et le fils du plus pauvre artisan peut monter aux premiers honneurs. Chose remarquable, nous retrouvons en Chine les idées humanitaires. Les principes d’égalité, de fraternité, de solidarité, y règnent depuis plus de quarante siècles. Ils y éclairent toute la morale et toute la politique. Il y a cependant une différence entre ces idées à la Chine et les nôtres. Elles dérivent en Chine du principe patriarcal ; en Europe, du christianisme : ici les hommes sont égaux parce qu’ils sont issus du même Dien ; là, parce qu’ils descendent du même ancêtre : ici l’idée de la fraternité conduit à la démocratie ; là, au régime paternel : ici à la liberté ; là, au pouvoir absolu.

La société chinoise s’est organisée d’après la famille. L’Empereur exerce sur la nation l’autorité paternelle. Ce pouvoir illimité n’est cependant pas arbitraire : il ne repose pas sur la force, mais sur une idée morale. L’Empereur doit avoir pour ses sujets l’amour d’un père et d’une mère pour leurs enfants, et le peuple y répond par une filiale obéissance. Cet idéal n’est point une vaine fiction, il protège l’empire. Plusieurs princes ont eu en effet un cœur paternel pour le peuple, et ont donné de magnifiques exemples de mansuétude et d’humanité. L’Empereur est le fils du Ciel : s’il enfreint les volontés divines par un gouvernement injuste, la voix du peuple contre lui devient la voix même du Ciel. Le mauvais prince est destitué : ce n’est plus une révolte, c’est l’exécution des vengeances divines ; et le peuple s’est plusieurs fois servi de ce droit, qui lui est expressément reconnu dans les livres sacrés.

La piété filiale comprend même les devoirs religieux. Les anciens Chinois croyaient en un principe suprême qu’ils appelaient le Ciel ; et de lui ils ne savaient guère rien sinon qu’il mérite honneur et gratitude. L’Empereur, comme son fils, offrait toutes les années, au nom du peuple, sur une sainte montagne, un sacrifice solennel. Mais le vrai culte, à la Chine, est celui des ancêtres. Chaque famille visite régulièrement les tombeaux de ses morts et y dépose, aux saisons prescrites, les offrandes funèbres. Ces coutumes relient ensemble toutes les générations ; et les ancêtres veillent invisiblement sur leur postérité la plus reculée, qui leur adresse à son tour un hommage assidu.

La piété filiale embrasse ainsi la vie entière. Tout dans le caractère chinois et les institutions de l’empire, le bien et le mal, s’explique par ce culte, je dirais plutôt cette idolâtrie de la famille. Elle a borné les pensées d’un grand peuple à cette vie terrestre, mais elle a fondé une société presque impérissable. Les Chinois ont toujours été gais, industrieux, sobres, doux, tranquilles, subordonnés, pleins de respect pour l’âge : on reconnaît là les vertus de la famille. Mais ils ont aussi tous les défauts que développe la discipline domestique quand elle est plus sévère que tendre ; et ils se montrent fourbes, menteurs, jaloux et timides. Un des traits les plus frappants de leurs mœurs est leur extrême civilité. Les Chinois sont assurément le seul peuple qui compte la politesse au nombre des cinq plus grands devoirs : elle est à leurs yeux une des colonnes de l’État ; les bons rapports ne sauraient subsister sans elle ; si l’on ne rend pas à chacun ce qui lui est dû, le trouble, la mésintelligence et le désordre de naître aussitôt. Ici encore nous retrouvons la vénération filiale : elle a sans aucun doute puissamment contribué à cette habitude de déférence qui soumet toute la vie jusque dans ses moindres détails à une respectueuse et rigide étiquette.

Cette doctrine de la piété filiale a de tout temps gouverné la Chine. Aujourd’hui encore elle est la loi de l’État. L’empire chinois dure cependant depuis plus de quarante siècles. Son histoire remonte à 2600 ans avant Jésus-Christ. C’est l’époque des origines. La plaine est alors occupée par de pauvres tribus aborigènes, ou plutôt par les grands fleuves qui se répandent impétueusement sur les campagnes incultes. Les Chinois descendent des steppes de la Mongolie : ils n’étaient que cent familles. Ils refoulent devant eux les barbares, et emprisonnent dans des digues puissantes les eaux débordées. Ces travaux occupent les premiers siècles, illustrés aussi par quelques grandes figures. Toute la plaine fut bientôt peuplée par les Chinois et leur empire ne cessa de croître.

L’an 1122 avant Jésus-Christ, Wu Wang, chef de la dynastie des Tchou, partagea le pays entre les chefs qui l’avaient aidé à gagner le trône, et n’en retint pour lui qu’une petite part. La monarchie se changea ainsi en une sorte de féodalité. Ce fut un coup fatal à la force et à la paix de l’empire. Dès le huitième siècle, la puissance impériale déchut au point de n’être plus respectée par les princes feudataires. Ils étaient toujours en querelle, et la Chine fut de longues années déchirée par les discordes intestines. C’était un de ces temps de décadence où tout menace ruine : ils affaissent la multitude, mais ils provoquent les nobles natures à une résistance énergique. Ce fut alors que Confucius parut, pour faire revivre l’ancienne doctrine et sauver par elle l’empire près de périr.

Âme vaste et profonde qui n’eut qu’une seule passion, celle du bien. Elle ne connut, après ce choix, ni partage, ni honteux repentir. Spectacle beau entre tous et qui pénètre d’un religieux respect ! Ce grand cœur fut le sanctuaire de toutes les vertus nationales. Confucius était appelé à les faire briller de tout leur éclat. Ce fut là sa mission.

La famille de Confucius est la plus ancienne maison qui existe. Elle compte presque autant de siècles que l’empire chinois. Elle remonte avec certitude jusqu’à Sié, ministre de Chun, vers l’an 2257 avant Jésus-Christ. Confucius naquit en 551 dans la province de Lou. Il perdit son père à trois ans, et fut élevé par sa mère avec le soin le plus attentif. Il se distingua dès son enfance par un précoce génie, par sa gravité et par sa vénération pour les anciennes coutumes. Il perdit sa mère à vingt-quatre ans. Après lui avoir fait de magnifiques funérailles d’après les rites anciens tombés en désuétude, il s’enferma durant trois années. C’est le temps fixé pour le deuil : on doit le passer loin des affaires et dans la réclusion. Mais cette longue retraite ne fut point oisive. Confucius se sentait appelé à restaurer l’ancienne doctrine. Un ordre intérieur lui disait que c’était là son œuvre. Il s’y prépara par l’étude et la méditation et prit une connaissance profonde de l’histoire de la Chine, des coutumes, des préceptes, des lois, du cérémonial des anciens.

Le terme du deuil expiré, Confucius rentra dans la vie publique. Il fut placé par le roi de Lou à la tête de la magistrature civile et criminelle. Confucius voulut commencer par un acte éclatant de courage et de justice. Il se trouvait à la cour un seigneur habile et puissant, coupable de crimes nombreux : personne n’avait osé élever la voix contre lui. Confucius le condamna à mort. Cette sévérité inattendue de celui qu’on regardait comme le plus doux des hommes fit une profonde impression. Les grands éprouvèrent une salutaire frayeur, et le peuple sentit qu’il avait un ami et un protecteur. Cependant Confucius ne fut pas approuvé de tous : ses disciples eux-mêmes étaient partagés, et on le chansonna dans des couplets satiriques qui coururent la ville. « Nous le voyons encore de loin, disait le poète ; sa robe nous paraît d’une très belle étoffe, mais elle est sans doublure et n’est point cousue encore. Attendons qu’il s’avance de quelques pas, la robe tombera d’elle-même et nous le verrons nu. » Confucius se borna à dire, quand on lui montra ces vers : « L’auteur a raison, il ne faut pas juger l’homme sur les apparences : on doit pénétrer jusqu’au fond de son cœur ; je tâcherai de gagner l’estime du poète. »

Confucius ne cessait de prêcher l’ancienne doctrine. Il compta bientôt de nombreux disciples. Il ne vivait point en communauté avec eux. Pour appartenir à son école, il suffisait de l’avoir vu quelquefois et de l’avoir reconnu pour maître. À l’exception de douze disciples qui s’étaient attachés plus fidèlement à lui et ne le quittaient presque pas, les autres vivaient chacun chez soi. Ils demeuraient cependant en rapport avec Confucius ; ils étaient soumis à sa surveillance, et n’entreprenaient rien d’important sans le consulter.

Confucius mêlait dans son enseignement le charme des paraboles orientales à l’aimable et libre causerie de Socrate. Il savait élever sans effort l’esprit des considérations les plus simples, des évènements les plus familiers aux pensées les plus hautes. La simplicité, la grandeur, le calme majestueux de la parole s’unissaient chez lui à l’onction du cœur et à une exquise urbanité. Avait-il à reprendre ses disciples, il le faisait avec une touchante bonté ; il ne manifeste pas de suite son blâme, il le déguise sous l’éloge, il loue tout ce qu’il y a de vrai et de noble dans une pensée avant d’en signaler l’erreur, il prépare et tempère sa critique ; et cependant il ne fait aucune concession, il sait maintenir la rigidité des principes ; il est plein de ménagements et ne montre point de faiblesse.

J’ai prononcé le nom de Socrate. On a souvent comparé Confucius au sage Athénien. Tous deux firent de la vertu leur première étude, et de la valeur morale la mesure de toutes choses. Ils ont eu l’âme éprise d’un même désir de bien vivre : ils ont tous deux, pour cela, souffert persécution. Confucius n’eut pas, comme Socrate, il est vrai, la gloire du martyre ; mais sa vie ne fut qu’un long et douloureux combat. Socrate attaquait les croyances de la Grèce, et sa philosophie fut repoussée. Confucius s’appuyait sur la tradition, et devint le législateur de son peuple. Socrate pressentit le Dieu, encore inconnu, qui avait un autel à Athènes : il fut son premier adorateur. Confucius ne fit que restaurer une doctrine mise en oubli. L’un regarde à l’avenir, l’autre au passé ; l’un appelle un âge nouveau, l’autre retourne et reconduit aux temps anciens.

Confucius ne se lassait pas d’exhorter les rois des divers États de la Chine à revenir aux vertus des ancêtres. Il avertissait, reprenait, censurait avec la plus courageuse liberté. Il savait être sévère sans rudesse, et donner à la franchise un langage beau de courtoisie, de noblesse et de révérence. L’amour du peuple respire dans toutes ses paroles, c’est le sentiment qui l’anime et il voudrait l’allumer dans le cœur des rois. Il réduit à l’humanité tout l’art du gouvernement et toutes les règles de la politique.

Confucius avait un beau génie. Il était poète et musicien : il aimait à se délasser de ses fatigues et de ses ennuis en jouant sur son kin les vieux airs nationaux, mélodies graves et simples des premiers âges. Confucius eut toute la science de son pays. On admire dans ses ouvrages une puissante pensée, l’expression à la fois vaste et concise, un style sévère, majestueux, monumental. Mais ce ne fut pas là ce qui fit sa force. Confucius fut un de ces hommes rares qui parlent avec autorité parce qu’ils se soumettent eux-mêmes tout entiers à la vérité qu’ils annoncent. Il ne la cherchait que pour lui obéir. La sagesse qui ne rendait pas meilleur n’avait point de prix à ses yeux. Confucius, malgré l’énergie de ses convictions, n’avait rien d’extrême : il gardait en toutes choses ce milieu qui est l’idéal des Chinois. Il avait un sentiment du bien profond plus qu’enthousiaste : son âme est élevée sans exaltation. Type du caractère national, il en a toutes les qualités sans les défauts qui le ternissent. Avec une morale souvent tournée à l’utile, il échappe à l’intérêt personnel ; il a l’esprit de rites sans le formalisme. La déférence n’est jamais servile chez lui : au lieu de la dissimulation chinoise, il montre une magnifique sincérité de cœur et de paroles : l’humilité et la mansuétude couronnent cette vertu.

On éprouve cependant quelquefois en étudiant la vie de Confucius je ne sais quelle secrète tristesse et quel étouffement. C’est que l’infini manque trop ; le ciel est voilé ; Dieu demeure souvent lointain s’il n’est pas absent. Confucius n’était point athée comme quelques-uns l’ont soupçonné. Il révérait Dieu sous le nom du Ciel, et aimait en lui l’auteur de tous les biens. Il savait que nous sommes étrangers et voyageurs ici-bas. Il avait aussi retrouvé dans les anciennes traditions la confuse mémoire d’une chute, et, s’il en faut croire la légende, il aurait annoncé la venue d’un grand saint dans les pays de l’Orient. Confucius fut éclairé plus qu’aucun de son peuple par cette lumière qui ne s’éteint jamais entièrement pour personne. Mais la sagesse antique des Chinois le préoccupe bien moins de Dieu que de la terre. Il y a dans les âmes exceptionnelles, comme Confucius, une vertu qui corrige l’erreur. Dieu, à leur insu peut-être, est dans leurs désirs. Mais la foule, sur la pensée d’une pareille sagesse, est fatalement entraînée au matérialisme.

Confucius fut infatigable à rétablir et propager l’ancienne doctrine. Dans les charges les plus humbles, au faîte des honneurs, dans la richesse, dans le dénuement, dans sa patrie ou dans ses lointains voyages, il n’eut jamais que ce seul et unique but. Sa vie ne fut qu’un long apostolat. Il allait de royaume en royaume, toujours à son œuvre, sans être rebuté par les traverses, par les dangers, par la malveillance, par les persécutions. Il vit ses efforts inutiles et le mal empirer. Ce fut une grande douleur ; mais il ne se laissa point abattre : il poursuivit son devoir, laissant au Ciel le soin de l’évènement.

Le jeune roi de Lou estimait Confucius, il cherchait ses conseils, et le royaume allait en prospérant. Le roi de Tsi, jaloux et inquiet, voulut ruiner la faveur de Confucius. Il envoya une ambassade avec des présents magnifiques : c’étaient des bijoux, des chevaux de prix, et surtout une troupe de belles jeunes filles, habiles dans la musique et la danse. Confucius pressait son roi de renvoyer les funestes présents, avant même de les avoir vus. Mais ses instances furent vaines ; son austérité fatiguait ; sa disgrâce fut bientôt complète, et il dut quitter un pays où il ne pouvait plus être utile.

Alors commença pour lui une vie errante, pleine de dégoûts et d’épreuves. Au lieu de zèle pour sa doctrine, il ne trouvait que malveillance ou une futile curiosité qui l’affligeait presque autant. Les courses infatigables de Confucius forment une des plus belles parties de son histoire ; elles sont pleines de traits qui révèlent sa grande âme.

Un jour il monte sur une montagne pour y sacrifier. Il n’avait avec lui que ses trois disciples préférés : Tseu-lou, guerrier d’une bouillante valeur, compatissant et bon pour les faibles, plein de loyauté et d’honneur, mais lent d’esprit et fort mince lettré ; Tseu-kong, subtil penseur armé d’une brillante parole, et Yen-hoei, modeste et sage, le plus semblable de tous à son maître. Confucius, après le sacrifice, s’arrêta à considérer le pays, et descendit la montagne, le visage tout défait de tristesse. Tseu-lou lui demanda la cause de ce chagrin. « En regardant les quatre parties du monde, répond Confucius, je me suis représenté les peuples occupés à se tendre des pièges et à s’entre-détruire. N’est-ce point assez pour être triste ? Voyons ensemble si nous ne trouverions pas quelque remède à ces maux. » Après avoir rêvé un moment, Tseu-lou dit : « Je pense que j’en viendrais aisément à bout au moyen d’une bonne armée. Je donnerais tête baissée contre tout ce que j’aurais en face. Il n’est pas douteux que je n’eusse ainsi la victoire ; puis je couperais les têtes des vaincus pour servir d’épouvantail aux méchants. » Confucius, sans approuver ni désapprouver ce qu’il venait d’entendre, ne répondit que par ces mots : « Vous êtes un brave. » – « Pour moi, dit Tseu-kong, je m’y prendrais tout autrement. J’attendrais que les armées fussent en présence ; alors, revêtu de mes habits de deuil, je m’avancerais entre elles, je supplierais les chefs de commander le silence, et dans un discours pathétique je développerais tous les avantages de la paix et tous les maux de la guerre. Il n’est pas douteux que, touchés de mes paroles, des deux côtés on ne mit bas les armes. » – « Vous êtes éloquent », répondit le maître. Yen-hoei gardait le silence, et n’osait, par modestie, dire ce qu’il pensait. Confucius lui dit de n’avoir point honte et de parler. « Je dirais au roi », répondit le disciple : « Écartons les flatteurs et les vicieux ; que des hommes vertueux et sincères instruisent le peuple et lui apprennent à remplir ses devoirs. Alors nous n’aurions plus besoin ni de fossés ni de soldats. La valeur de Tseu-lou devenant inutile, je lui conseillerais de penser aux vertus civiles. L’artifice des paroles ne serait plus nécessaire pour persuader le bien, puisque chacun s’y porterait de soi-même ; je conseillerais donc à Tseu-kong de quitter l’éloquence, et de se borner à persuader par son exemple ce qu’il voulait persuader par ses discours. Si j’ai mal dit, je prie notre maître de me redresser. » – « Vous » êtes un sage », répondit Confucius.

Après beaucoup de traverses, il fut appelé par le roi de Tchou, et il y allait avec quelque espérance. Mais les seigneurs des États voisins craignirent que le roi de Tchou ne devînt trop puissant s’il était aidé d’habiles conseils. Ils surprennent en route Confucius et le tiennent cerné. Confucius et ses compagnons, investis dans un lieu désert, furent sept jours sans avoir d’autre nourriture que quelques racines sauvages. Confucius ne perdit rien de sa tranquillité habituelle ; il garda un visage serein et riant ; il lisait et faisait des vers ; il chantait et jouait du kin, tandis que ceux de sa suite, exténués de faim, avaient à peine la force de se traîner. Tseu-lou, impatient, voulait s’ouvrir un passage le sabre à la main. Confucius empêcha cette folle témérité. « Soumettons-nous, dit-il, avec résignation aux décrets du Ciel ; et puisqu’il a résolu cette épreuve, subissons-la sans murmure. Elle va bientôt cesser : ou bien nous allons mourir avec la consolation d’avoir rempli jusqu’au bout notre tâche, ou bien nous allons être délivrés. » Puis il interroge ses disciples. « Je n’ai point nui aux hommes ; je leur ai fait tout le bien que j’ai pu ; et pourtant ils me persécutent. Quelle en est, croyez-vous, la raison ? » – « Maître », répond Tseu-kong, « votre doctrine est trop rude et trop élevée. Elle contrarie le penchant des hommes à suivre leurs passions déréglées. Ne pourriez-vous pas un peu l’adoucir ? vous seriez alors mieux écouté. » Confucius repoussa cette pensée : « La doctrine que j’annonce n’est pas de moi, dit-il ; elle vient du Ciel : elle est immuable, je n’y puis rien changer. Il nous faut la transmettre fidèlement et la pratiquer ; le reste n’est pas en notre pouvoir. »

Le roi de Tchou, averti du danger de Confucius, envoya des troupes qui le délivrèrent. Mais le sage devait bientôt avoir une nouvelle épreuve. Les ministres du roi craignirent que l’influence de Confucius ne nuisît à la leur et réussirent par leurs intrigues à le discréditer.

Confucius recommença ses courses. Arrivé au pied du Tay-chan, où l’on faisait autrefois des sacrifices, il descendit de son char et voulut visiter la sainte montagne ; mais les sentiers négligés étaient devenus impraticables. À ce signe de l’impiété du siècle, son cœur fut navré de tristesse ; il lui échappa cette plainte qu’il chanta sur son kin : « On ne saurait parvenir au sommet de la montagne sans passer par des chemins rudes et malaisés. On ne saurait sans efforts et sans peine atteindre à la vertu. Je voulais gravir le Tay-chan pour jouir encore une fois du magnifique spectacle qu’offrent les quatre parties du monde. Ni sa hauteur, ni les arbres touffus qui le couvrent, ni les précipices ne m’effrayaient. Je savais des sentiers dans les bois, des ponts sur les précipices, et je me rassurais. Mais, hélas ! tout a disparu. Les herbes sauvages, les ronces, les épines couvrent tous les chemins. Les passions ont étouffé toutes les semences de la vertu. J’ai fait de vains efforts pour mettre les hommes sur la voie de la sagesse ; je n’ai pas réussi ; je n’ai plus de ressource que dans les gémissements et les pleurs. »

Confucius avait alors soixante-six ans. Il se retira dans son pays, au royaume de Lou, pour ne le plus quitter. En trois années, il perdit sa femme, son fils, son bien-aimé Yen-hoi enlevé à la fleur de l’âge, et Tseu-lou qui s’étrangla de ses propres mains pour ne pas survivre à un affront. Rien n’était changé au royaume de Lou, et Confucius ne fut pas appelé aux emplois. Il profita de sa liberté pour mettre la dernière main à ses ouvrages, cultiver ses anciens disciples et en faire de nouveaux. Il y avait aux environs de la ville plusieurs tertres sur lesquels on faisait autrefois les sacrifices : ce n’étaient plus que des promenades, et Confucius avait fait son lycée des pavillons qu’on y avait élevés.

Il termina enfin les six King ou livres canoniques de la Chine, résumé magnifique de l’histoire, de la sagesse et des coutumes des siècles passés. Il sentit le besoin de remercier solennellement le Ciel de lui avoir donné vie et force pour l’achever. Il se prépara à cet acte pieux par la purification et le jeûne. Il alla ensuite, avec ses plus fidèles disciples, vers un tertre antique, fit dresser un autel, y déposa les six volumes, puis, se mettant à genoux, il adora le Ciel, le bénit avec effusion et lui consacra son œuvre.

Peu de temps après il réunit ses disciples, leur annonça qu’il sentait sa mort prochaine, assigna à chacun la mission qu’il devait remplir, et leur confia à tous le soin de transmettre la bonne doctrine. Depuis cette dernière leçon, il ne les admit plus que comme des amis.

Un jour, il était plus sérieux encore qu’à l’ordinaire, et il laissait échapper de profonds soupirs, comme s’il eût été en proie à quelque sourde douleur. L’alarme fut dans la famille. Son petit-fils Tseu-Sée, tout jeune qu’il était, s’approche du vieillard, se met à genoux devant lui, et lui demande la raison de son abattement. « Mon enfant », dit Confucius, « vous êtes encore trop jeune pour que je vous découvre ce qui se passe dans mon cœur. » – « Je crains de n’être point tel que vous le souhaiteriez », reprit Tseu-Sée, « et que ce ne soit là ce qui vous afflige. » – « Vous êtes tel que je le souhaite et je n’ai rien à vous reprocher. » – « Peut-être pensez-vous que la doctrine de Yao et de Chun disparaîtra bientôt de la face de la terre, et cette pensée vous rend triste. Je vous ai ouï dire que lorsque le père travaille à faire du bois, le fils ne doit pas rester les bras croisés : un tel fils n’aurait pas la piété filiale. En vous voyant triste, j’ai craint de ressembler à cet enfant paresseux, si, ne pouvant dissiper votre tristesse, je ne travaillais au moins à la partager avec vous. C’est ce qui m’a engagé à vous en demander le sujet. » Confucius sourit avec bonté, et dit en faisant couler quelques larmes de joie : « Ô mon fils ! vos paroles dissipent ma tristesse. Continuez à avoir de pareils sentiments, et vous viendrez peut-être à bout de ce que je n’ai pu faire. Soyez tranquille, vous avez la piété filiale. »

Les pressentiments de Confucius ne l’avaient pas trompé. Il mourut bientôt à l’âge de soixante-douze ans, 479 ans avant J.-C., et neuf ans avant la naissance de Socrate. Ses disciples portèrent son deuil trois ans, comme celui d’un père. Tseu-Houng le porta même six années qu’il passa dans une cabane, près du tombeau de son maître, à étudier ses écrits et à méditer son exemple.

Confucius crut avoir inutilement travaillé. Mais combien son œuvre fut grande ! Il reconquit pour de longs siècles un vaste empire aux principes oubliés de l’ancienne sagesse. Son souvenir est demeuré pour un peuple immense une exhortation à bien vivre. Le bouddhisme a pénétré en Chine ; les Mongols et les Mandchous l’ont envahie. La doctrine de Confucius ne s’en est pas moins maintenue. Elle s’est soumis les fils de Gengis-Khan et les empereurs mandchous ; elle a toujours été la doctrine de l’état et des lettrés, et elle s’est gravée en traits indélébiles dans les mœurs de la nation.

 

 

 

III

 

 

Lorsque Confucius vint restaurer l’ancienne doctrine nationale, une doctrine tout opposée, celle de Lao-Tseu, commençait à se répandre. Lao-Tseu naquit dans un hameau du royaume de Thsou, l’an 604 avant Jésus-Christ. Ses sectateurs le vénèrent comme un être divin qui ne cesse depuis l’origine du monde de s’incarner sous une forme humaine, pour éclairer la terre. Ils ont fait de sa vie un long miracle. Sa mère, d’après leurs légendes, devint enceinte par l’émotion que lui fit éprouver la vue d’une grande étoile filante. Dès sa naissance, il montra une sagesse divine. Les esprits du ciel le protégeaient ; il commandait aux Immortels, domptait les démons, et se faisait par la magie obéir de la nature. Lao-Tseu était calme, tranquille, exempt de désirs. Il voyagea jusqu’aux extrémités de l’Occident, et visita tous les peuples de l’Asie et de l’Europe. Il était resté longtemps dans la ville impériale sans communiquer sa doctrine à personne. Comme il voulait monter sur le Kunlun, il se mit en marche pour sortir de la Chine par le passage de l’ouest. In-hi, gardien de ce passage, savait tirer des présages du vent et de l’air : il prévit qu’un homme d’une nature divine allait infailliblement arriver, et il nettoya la route sur une étendue de quatre lieues. Il vit bientôt venir Lao-Tseu, et reconnut en lui le personnage qu’il attendait. Le philosophe exposa à In-hi sa doctrine en cinq mille mots. In-hi se retira à l’écart, les écrivit fidèlement, et en composa le Tao-te-King, ou Livre de la Voie et de la Vertu. Puis Lao-Tseu s’éloigna. On ignore ce qu’il devint. Lao-Tseu était un sage qui aimait l’obscurité.

Le Tao-te-King est le plus abstrait et le plus profond des livres chinois ; la concision énigmatique du style en rend l’intelligence plus difficile encore, et personne en Europe n’avait jusqu’ici la clef de ce monument vénérable et mystérieux de l’antique sagesse. Abel Rémusat lui-même a reculé devant les périls d’une traduction, et il s’est borné à publier sur Lao-Tseu un mémoire qui fit une grande sensation. Abel Rémusat trouva dans un passage de ce philosophe les trois syllabes J, Hi, Wei. Il ne leur connaissait pas de sens en chinois : il fut donc forcé d’y voir des mots étrangers. Or, dans ce passage, il s’agit du principe suprême, et Abel Rémusat vit dans les signes J, Hi, Wei, ou JHV, Jéhova, le nom sacré de Dieu dans la langue hébraïque. La conclusion était évidente. Lao-Tseu avait emprunté sa sagesse de l’Occident, et l’ancienne Chine avait été à l’école de la Judée. Ce commerce d’idées entre deux peuples si inconnus l’un à l’autre, ce lointain voyage des dogmes révélés, ce mot hébreu égaré dans une langue qui n’a pas le moindre rapport avec les autres langues de l’Orient, étaient choses fort inattendues, et ces paradoxes prirent faveur, grâce à l’autorité d’Abel Résumat. Mais ce système n’a pu se soutenir. Les syllabes I, Hi, Wei, ont un sens expressément indiqué dans un très ancien commentaire qu’Abel Rémusat ne possédait pas. Il n’est donc aucune raison de leur chercher une origine étrangère. Les traditions sur les lointains voyages de Lao-Tseu ne méritent pas, non plus, la confiance que leur a donnée le savant sinologue. Elles n’ont d’autre source que la légende fabuleuse de Lao-Tseu, postérieure de dix siècles à ce philosophe, et ces récits tardifs et merveilleux n’ont rien d’authentique. Il faut donc renoncer à voir le nom de Jéhovah et la trinité chrétienne dans Lao-Tseu : il n’y a chez lui rien de pareil ; et l’on ne doit pas davantage chercher à ses idées une origine occidentale.

Tout cela est fort bien établi par M. Stanislas Julien. Grâce à lui, on connaît enfin le philosophe et sa doctrine. M. Stanislas Julien a publié une traduction complète de Lao-Tseu, enrichie d’extraits des meilleurs commentaires 1. Il a réussi à se rendre maître de ce texte si difficile, que chacun peut maintenant lire et comprendre. M. Stanislas Julien mérite pour ce beau travail la reconnaissance de tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’esprit humain. Par malheur M. Pauthier avait autrefois essayé une traduction de Lao-Tseu. Il a cru avoir à se plaindre de M. Stanislas Julien et l’accuse à tort de fraudes savantes. L’ire des philologues est ardente. C’est depuis quelque temps entre M. Pauthier et M. Stanislas Julien une guerre furieuse de libelles érudits, où l’injure est partout, à chaque page, dans le texte et les notes, dans le titre et l’épigraphe. À défaut de politesse, un peu de dignité suffirait, semble-t-il, pour rendre cette querelle plus courtoise.

Lao-Tseu et Confucius furent contemporains : ils virent tous deux la décadence de l’empire ; mais les maux de leur pays firent sur eux un effet tout différent. On raconte que Confucius alla visiter un jour Lao-Tseu qui lui dit : « J’ai ouï parler de vous. On dit que vous ne parlez que des anciens et ne débitez que leurs maximes. À quoi bon vous tant inquiéter pour faire revivre des hommes dont il ne reste plus sur la terre aucun vestige ? Le sage ne doit s’occuper que du temps où il vit. Si le temps et les circonstances sont favorables, qu’il en profite ; sinon, il doit se retirer et se tenir tranquille sans s’embarrasser des autres. Celui qui possède un trésor n’a garde de le faire savoir à tout le monde ; il le conserve pour en faire usage au besoin. Vous en ferez de même si vous êtes sage. Renoncez à l’orgueil et à la multitude de vos désirs. Ce dont vous vous occupez ne repose que sur des exemples surannés, et vous ne faites autre chose que de vous traîner sur les traces du passé sans rien produire de nouveau. »

Ces paroles font comprendre toute la différence des deux sages. Ils sentirent l’un et l’autre la misère des temps. Mais Confucius se prit d’une sainte pitié pour le siècle : il était de ces justes qui affligent leur âme à la vue de la corruption publique, et sa seule joie fut de restaurer les antiques vertus. Lao-Tseu abandonna les hommes à leur train, et dans le commun naufrage il ne chercha qu’à se sauver lui-même. Tous deux se sont élevés bien au-dessus des vulgaires désirs ; ils n’ont point demandé le bonheur aux passagères félicités ; leur ambition était plus haute. L’un avait soif de la justice, l’autre aspirait à un éternel repos. Mais Confucius vécut pour ses frères ; Lao-Tseu les oublia pour ne songer qu’à soi.

Confucius se rattachait à la tradition ; Lao-Tseu la dédaignait. Confucius sobre, sensé dans toute sa manière, évite les spéculations abstruses, réduit la sagesse à la morale et la politique : sa philosophie est éminemment pratique et nationale. Lao-Tseu est mystique et contemplatif. Il quitte la société pour se retirer au désert et y méditer l’immuable et l’infini. Il semble ne pas être de son pays : on dirait l’âme d’un Hindou dans le corps d’un Chinois.

L’Inde est le berceau du mysticisme oriental. L’homme avait dans ce beau pays tout ce que la terre peut donner : les prestiges d’une nature enchanteresse fascinaient ses regards, et cependant il y eut des sages qui se détournèrent avec tristesse de tant de magnificences : elles étaient trop pauvres pour eux ; leur cœur demeurait mécontent ; ce n’était pas là encore cet infini dont le souvenir nous tourmente. Aussi laissaient-ils la foule se prendre aux séductions de ce qui passe : ils ne buvaient pas avec elle aux eaux troublées du torrent. Puis les perpétuelles vicissitudes de la nature, les incessantes agitations de l’homme, le labeur universel de ce qui existe, cette vanité dont toutes choses gémissent, tout cela leur donnait un grand déplaisir, l’ennui du monde, une ardente soif de repos et d’éternité. Cette vie leur était un exil ; leur âme ne trouvait nulle part de patrie ici-bas ; ils souffraient d’un céleste mal du pays ; ils cherchaient en Dieu ce que toutes les créatures ensemble ne pouvaient leur donner.

Ils voulurent briser tous les liens qui les attachent au monde. Les passions nous emprisonnent dans ce qui est visible et périssable. Ils commençaient par s’en affranchir. Ils vivaient chastes, tempérants, justes, résignés, patients ; ils renonçaient aux convoitises ; ils embrassaient dans leur charité tous les êtres, jusqu’au petit insecte et à la moindre fleur. Cette sagesse était magnifique d’austérité et de mansuétude. Mais ils la devaient dépasser. L’exercice du devoir les préoccupait encore du monde ; il leur restait à ne plus vivre qu’en Dieu seul. Ils avaient quitté les passions pour la vertu, ils quittaient la vertu pour la contemplation. Le sage abandonnait les hommes, se faisait ascète et se retirait dans quelque forêt sacrée, pour une vie étrange que nous avons peine à comprendre. Il achevait de vaincre ses sens par des austérités toujours plus rigoureuses ; il ne se nourrissait que de racines et de fruits, couchait sur la terre au pied d’un arbre, et vivait seul dans la société de son âme. Il finissait par se réduire à l’inaction la plus absolue ; son corps demeurait immobile dans la même posture et son regard fixe. Il retenait son souffle afin de mieux se recueillir dans son intérieur ; il s’abstenait de toute pensée et de tout désir ; son esprit et son âme persistaient dans l’apathie et la torpeur. Alors il se croyait élevé au-dessus de tout ce qui est fini et périssable, au-dessus de tout ce qui change et passe, au-dessus du monde et des dieux qui le régissent, identifié à l’être immuable, éternel, absolu. Nous voyons dans le drame de Sakuntala la peinture célèbre d’un de ces pénitents. On le représente les cheveux hérissés, immobile comme une pierre, les regards fixés sur le soleil ; les fourmis blanches ont élevé autour de son corps leur édifice d’argile. Un serpent enveloppe son cou, les oiseaux ont fait leur nid dans les mousses et les plantes qui couvrent sa tête.

Il y a là une victoire sur les sens, un triomphe du spiritualisme, un mépris de tout ce qui passe, une estime de l’infini, qu’on ne peut s’empêcher d’admirer. Puis, tout ensemble, quel sujet de risée ! l’idiotisme pris pour la perfection. Étonnant contraste ! quelle royale et quelle abjecte nature ! quelle élévation ! quel abaissement !

Les pensées se pressent à la vue d’un pareil spectacle. Cette folie détourne évidemment l’homme du bien : elle cache à coup sûr quelque vice. L’ascète oriental se cherche toujours lui-même ; il ne songe jamais qu’à son bonheur. Dans ses œuvres de charité les plus belles, il n’a voulu que préparer sa propre félicité ; quand il semble se dévouer à ses frères, il ne fait que s’aimer lui-même, comme le triste Dieu du panthéisme qui, pour se disperser dans la multitude infinie des êtres, n’en demeure pas moins éternellement solitaire dans l’immensité, sans avoir rien à aimer. Lorsque l’ascète quitte le monde pour le désert, son égoïsme devient encore plus manifeste. Il oublie ses frères et toutes les créatures, et dans son enivrement il s’égale à Dieu. Sur les cimes de la contemplation, les passions ne nous troublent plus : ces oiseaux de proie ne peuvent atteindre de telles hauteurs ; mais une suprême tentation nous y attend et nous menace. Perdu dans l’étendue, bien au- dessus de la terre, on peut s’abattre à genoux, sentir son néant et adorer. Mais il est facile de se saluer roi de ces vastes solitudes et de jeter dans leurs augustes silences le cri chétif de son orgueil. Les ascètes de l’Inde ont succombé. Comme toujours, l’humiliation suit de près l’orgueil. C’est à condition d’éteindre leur intelligence, de paralyser leur âme, de ne plus conserver de l’homme qu’un immobile cadavre, qu’ils ont cru égaler Dieu. On dirait d’abord l’amour, l’humilité, les pieux désirs, et sous ces saintes apparences, c’est l’égoïsme que l’on découvre. On croirait voir des eaux pures et calmes qui réfléchissent le ciel ; mais n’approchez pas vos lèvres : un serpent se cache au fond du lac limpide et le souille de ses poisons. Ces charités sont trompeuses ; ces pénitences sont les degrés de l’orgueil ; et l’ascète ne les gravit que pour usurper le trône de Dieu.

C’est là un des plus douloureux spectacles qu’offre notre misère. Il est triste de voir l’homme se divertir jusqu’à la fin, quand on connaît le sérieux de la vie : il est triste de le voir emporté par de honteuses passions : il est plus triste encore de voir de belles âmes égarées par une fallacieuse image de sainteté, se perdre à sa poursuite. La pitié saisit quand ces sages fuient toutes les joies du monde, méprisent tous les plaisirs, s’imposent une vie cruelle et cela en vain. Ils se trompent ; ils ignorent que la charité est toute la sagesse, et que sans l’amour, le sentiment même de l’infini ne conduit pas à Dieu et ne peut faire qu’agrandir notre égoïsme et le rendre plus superbe. Aussi, le dirai-je, malgré toutes leurs macérations ils ignorent le sacrifice qui coûte le plus. Ils ne viennent point de la grande tribulation, comme ces blanches multitudes que salua le vieillard de Patmos. Pour elle, il n’est besoin ni de cilice, ni de haire, ni de persécutions, ni de désert. Il n’est pas même toujours besoin des communes épreuves de la vie. Il suffit de vouloir mourir tout entier au mal et ne plus vivre que de charité. Ce saint désir apporte une paix céleste, mais quelle rude guerre aussi et quelles terribles agonies ! Il chasse de l’âme les plaintes égoïstes, mais avec le zèle de Dieu, l’amour des hommes, la pitié de leurs souffrances, il y fait entrer toutes les généreuses douleurs.

Le mysticisme n’a eu de longs siècles que l’Inde pour patrie. Durant l’antiquité, il fut inconnu dans l’Asie occidentale. Ce ne fut qu’après Mahomet qu’il pénétra en Perse des bords de l’Indus et du Gange. Il s’introduisit à la Chine avec Lao-Tseu : et ce ne fut qu’à la faveur du bouddhisme qu’il se répandit chez les peuples sauvages du plateau, dans le Tibet et la Mongolie. L’Inde n’en est pas moins toujours demeurée sa vraie patrie. Il y est le trait le mieux prononcé du génie national, comme la piété filiale en Chine. Le brahmane qui veut accomplir ses devoirs partage sa vie en quatre âges. Il est d’abord novice, et se choisit un père spirituel qui lui enseigne les Védas : il se marie ensuite et devient chef de maison : quand il a des enfants pour continuer après lui les sacrifices, il quitte sa famille et instruit à son tour les novices : enfin il se retire dans la forêt sacrée et se fait ascète. Cette vie de solitude, de pénitence et de jeûne termine ses fatigues, l’élève au-dessus du monde, l’identifie à l’Être suprême et lui donne l’éternel repos. Elle est l’idéal des Hindous. Quelle distance de cette exaltation au sens rassis, à la vie de famille sobrement réglée, à l’esprit positif des Chinois !

Lao-Tseu a pourtant aussi une doctrine d’anachorète : il se rapproche même surtout des philosophes de l’école de Sankhya, qui passent immédiatement de l’état de novice à celui d’ascète. Mais chez ses disciples, comme chez les Soufis de la Perse, les exercices stoïques ont baissé d’un ton : ce n’est que dans l’Inde que la pénitence a gardé tout son héroïsme.

Le Tao-te-King est un de ces précis majestueux où l’antique sagesse est résumée avec génie. Dans ces temps reculés, un penseur ne laissait souvent de lui que quelques sentences profondes comme son âme, paroles vénérables burinées pour tous les siècles. Il y a des chapitres dans le Tao-te-King qui semblent les tables d’airain du quiétisme. Lao-Tseu est remarquable par sa puissance spéculative. Il s’élève au-dessus de la logique vulgaire. Il a compris ces antithèses de la raison qu’il faut bien se garder de confondre avec les contradictions de la volonté. Les unes sont la législation divine de l’univers, les autres sont la misère et le supplice d’un être déchu. Lao-Tseu a reconnu que le contraire engendre son contraire, le néant l’être et l’être le néant, l’humilité l’élévation, l’orgueil l’abaissement, la faiblesse la force, la violence l’épuisement. Il s’est ainsi expliqué les vicissitudes de toutes choses : il a discerné les jeux de cette sagesse éternelle qui se plaît à simuler la folie dans toutes ses œuvres.

Le principe suprême, selon Lao-Tseu, est le non-être. « Toutes les choses du monde sont nées de l’être ; l’être est né du non-être. »

En effet, l’idée la plus élémentaire, celle que supposent les autres, qui les précède toutes, est l’idée, non pas de tel ou tel être, mais de l’être en soi, absolument général et indéterminé. Or, il n’existe rien d’absolument indéterminé. Donc cet être primitif est néant. C’est, dans l’ordre de la pensée, le primum cogitabile : il est l’origine de tout, il n’a encore rien produit. Lao-Tseu l’appelle Tao, c’est-à-dire voie : car c’est lui qui est le chemin universel de l’existence ; tout sort de lui, tout rentre en lui ; il est la porte de toutes choses. « Il » semble le patriarche de tous les êtres. Il n’a point de nom. On l’appelle une forme sans forme. Si vous allez au-devant de lui, vous ne voyez point sa face ; si vous le suivez, vous ne voyez point son dos. Vous le regardez, et vous ne le voyez pas. Vous l’écoutez et vous ne l’entendez pas. Vous voulez le toucher et vous ne l’atteignez pas. Il est vague, il est confus. Qu’il est confus, qu’il est vague ! Au dedans de lui, il y a des images ! Qu’il est vague ! qu’il est confus ! Au dedans de lui il y a des êtres. Qu’il est profond ! qu’il est obscur ! »

Le non-être est le principe suprême : le non-agir sera le précepte souverain. Nos désirs nous poussent vers tel ou tel objet qui nous éloignent ainsi du Tao ; ils nous le montrent métamorphosé en une forme finie ; ils nous voilent son essence. Ce non-agir qui assimile l’homme au principe universel s’appelle aussi Tao. « Celui qui se livre au Tao diminue chaque jour ses passions. Il les diminue, et les diminue sans cesse jusqu’à ce qu’il soit arrivé au non-agir. Dès qu’il pratique le non-agir, il n’y a rien qui lui soit impossible. L’absence de désirs procure la quiétude. » Il faut si bien perdre tout désir que Lao-Tseu ajoute : « Le Tao, il ne faut pas même le désirer. »

Lao-Tseu connaît une sévère et haute vérité. Il sait que nos désirs s’égarent vers un monde de tourment et de vanité, que nos passions nous livrent à ce qui trompe, que nos penchants sont devenus nos ennemis. Il s’écrie tristement à cette vue : « La seule chose que je craigne, c’est d’agir. » Cette frayeur est presque celle de suivre sa volonté, et bien près d’être ainsi l’abnégation et l’amour. Il était facile de se méprendre : mais quelle erreur ! L’inaction et l’apathie, au lieu du renoncement, c’est l’indifférence universelle à la place de la charité. Le quiétisme a toujours suivi cette pente.

L’inaction est bien plus aisée que le renoncement : elle évite la lutte et dispense du sacrifice. Aussi n’y a-t-il dans Lao-Tseu rien d’énergique et de viril. Il exalte la faiblesse. « Quand l’homme vient au monde, il est souple et faible ; quand il meurt, il est roide et fort. Quand les arbres et les plantes naissent, ils sont souples et tendres ; quand ils meurent, ils sont secs et arides. La roideur et la force sont les compagnes de la mort ; la souplesse et la faiblesse sont les compagnes de la vie. Ce qui est fort et grand occupe le rang inférieur ; ce qui est souple et faible occupe le rang supérieur. La faiblesse est la fonction du Tao. L’homme d’une vertu supérieure est comme l’eau : parmi toutes les choses du monde, il n’en est point de plus molle et de plus faible que l’eau, et cependant, pour briser ce qui est dur et fort, rien ne peut l’emporter sur elle. Pourquoi les fleuves et les mers peuvent-ils être les rois de toutes les eaux ? parce qu’ils savent se tenir au-dessous d’elles. »

Cette sagesse efféminée est inspirée de douceur à défaut d’amour. Un beau chapitre de Lao-Tseu est celui où il parle de la guerre. « Les armes les plus excellentes sont des instruments de malheur, ce ne sont point les instruments du sage. Il ne s’en sert que lorsqu’il ne peut s’en dispenser. S’il triomphe il ne s’en réjouit pas. S’en réjouir, c’est aimer à tuer les hommes. » À ce propos, le commentateur rappelle un usage de l’antiquité. Autrefois, quand un général avait remporté la victoire, il prenait le deuil. Il se mettait dans le temple à la place de celui qui préside aux rites funèbres, et, vêtu de vêtements unis, il pleurait sur les morts avec des larmes et des sanglots.

Lao-Tseu, dans tout son livre, ne recommande pas une seule fois la piété filiale. Il dit de l’urbanité : « Elle n’est que l’écorce de la droiture et de la sincérité : c’est la source du désordre. » On le voit, Lao-Tseu n’est guère de son pays. Il est impossible, sans doute, de savoir s’il a emprunté sa doctrine de l’Inde. L’étroite parenté des systèmes ne suffit pas à le prouver. Il se pourrait que le mysticisme de Lao-Tseu fût une réaction contre l’esprit positif et utilitaire des Chinois. On a remarqué que les villes industrielles, comme Lyon et les cités flamandes, ont été toujours des foyers de mysticisme. Un excès en appelle un autre, et l’on n’aurait pas de peine à s’expliquer ainsi l’école de Lao-Tseu.

Le Tao-te-King porte cependant des traces de l’esprit national de la Chine et des temps de désordres où il a été écrit. Lao-Tseu ne peut tout à fait oublier le monde pour la solitude. Il s’adresse à tout moment aux princes de l’empire, et leur prêche son quiétisme ; il y voit l’art de régner ; et il s’efforce de montrer que le non-agir est le grand principe du gouvernement, comme celui de la morale privée. Singulière politique assurément.

On trouve à la fin du Tao-te-King une gracieuse idylle que les malheurs du temps ont évidemment inspirée : « Si je gouvernais un petit royaume et un peuple peu nombreux, n’eût-il des armes que pour dix ou cent hommes, je l’empêcherais de s’en servir. J’apprendrais au peuple à craindre la mort et à ne pas émigrer au loin. Quand il aurait des bateaux et des chars, il n’y monterait pas. Quand il aurait des cuirasses et des lances, il ne les porterait pas. Il savourerait sa nourriture, il trouverait de l’élégance dans ses vêtements, il se plairait dans sa demeure, il aimerait ses simples usages. Si un autre royaume se trouvait en face du mien, et que les cris des coqs et des » chiens s’entendissent de l’un à l’autre, mon peuple » arriverait à la vieillesse et à la mort sans avoir visité » le peuple voisin. » Quel charmant tableau ! c’est l’humanité déjà lassée de sa fiévreuse inquiétude qui se prend à rêver, comme chacun l’a fait dans la fatigue de l’âge, le bonheur enfantin, les joies innocentes, et la paix du verger paternel. C’est un peu, qu’on me pardonne l’étrange rapprochement de Lao-Tseu et de Béranger, c’est un peu ce bon petit roi qui fut célébré sous l’Empire.

Les Tao-ssé, ou sectateurs de la voie, disciples de Lao-Tseu, sont très nombreux en Chine, et ont quelquefois balancé l’influence des lettrés fidèles à Confucius. Ils n’ont pas peu contribué à énerver l’esprit national ; ils s’adonnent à la magie et à mille superstitions. Un grand nombre professent ouvertement l’athéisme. Ils ont sûrement préparé les conquêtes du bouddhisme : il me reste à parler de cette dernière des trois religions de la Chine.

 

 

 

IV

 

 

Le bouddhisme 2 compte plus de sectateurs qu’aucune autre religion, et cependant il est presque inconnu. On n’en a eu longtemps qu’une idée fort imparfaite. On connaissait un peu le culte ; on ignorait la pensée que cachaient ces dehors, et l’on divaguait à plaisir. On ne commence que depuis peu à débrouiller ce chaos. Les progrès des études orientales permettront un jour de consulter les livres entassés par milliers dans les monastères de la Mongolie, du Tibet, du Népal. Jacob Schmidt a déjà commencé pour la Mongolie. Abel Rémusat a recueilli dans les livres chinois des détails curieux ; mais sur le bouddhisme, comme sur Lao-Tseu, il s’est étrangement mépris pour avoir voulu trop tôt conclure, et il a eu lieu plus tard de regretter sa précipitation. M. Turnour a édité et traduit un poème sacré de l’île de Ceylan. M. Burnouf, après avoir restitué avec génie la langue zend que personne ne comprenait plus, déchiffré le premier les livres de Zoroastre et interprété l’un des Purânas de l’Inde, explique aujourd’hui un des livres les plus importants du bouddhisme, et son travail jettera une vive lumière sur les obscurités de cette religion.

Le bouddhisme est un rameau détaché du brahmanisme. On le fait remonter à Sakyamuni, rajah qui vécut six siècles avant J.-C. Il renonça au monde, vécut au désert, et après une longue retraite prêcha la religion nouvelle.

Selon Sakyamuni, le néant est le principe suprême. Tout en sort, tout y rentre, tout n’en est qu’une forme fugitive et trompeuse. Le vide est seul infini, seul éternel. Il s’y agite des myriades d’atomes. Un grand vent souffle d’en haut, les disperse, les agence ; ils se combinent et produisent les êtres de l’univers ; mais ce monde est incessamment transformé ; rien de durable ni de réel : tout n’est qu’un vain songe, tout passe, et de tout il ne demeure rien. Bouddha, dans une de ses incarnations, fait apparaître au milieu d’un parc un château magique, assemblage de toutes les magnificences que peut rêver l’imagination. Mais ce palais enchanté n’existe point réellement : il semble être, il n’est qu’illusion. Celui qui n’est pas sous le charme traversera le jardin royal sans apercevoir dans les airs le merveilleux édifice. C’est l’image de l’univers. La belle architecture du monde n’est non plus qu’une féerie qui déploie ses prestiges et varie ses jeux dans les campagnes du vide.

L’homme est la dernière et la plus parfaite combinaison des atomes. Il est le vrai dieu du bouddhisme. Bouddha n’est, à le bien prendre, qu’un autre nom de l’humanité : aussi est-il constamment incarné. Il se manifeste sans cesse dans les saints personnages, et chaque homme indistinctement peut devenir Bouddha. L’existence n’est que travail et tourment. Tout ce qui naît, meurt ; tout ce qui apparaît, passe ; tout ce qui subsiste, incessamment détruit et renouvelé, renouvelé et détruit, est agitation, fatigue et vicissitudes sans fin. La métempsychose punit les méchants et récompense les bons. Mais la souffrance est attachée à l’existence : il n’y a donc de parfaite félicité que dans le néant. On arrive au non-être par le non-agir. La doctrine de Bouddha conclut au quiétisme comme celle de Lao-Tseu, et pour la même raison.

Le monde, après des milliards d’années, se dissout enfin. La volupté le fait périr par le feu ; la colère, par l’eau ; l’ignorance, par le vent. Puis quand les atomes dispersés flottent au hasard dans le vide, le vent primitif souffle de nouveau, l’univers renaît de ses ruines, le songe douloureux se reforme dans la nuit éternelle, et ainsi de suite, sans terme, à l’infini. Cette doctrine rappelle à plus d’un égard celle d’Épicure. Dans l’une et l’autre, point d’Être suprême, des atomes errants dans l’espace, le vent ou le hasard qui les combine, et pour morale le quiétisme ou l’ataraxie : on aurait à moins un air de famille. Mais Sakyamuni a dissimulé son athéisme sous mille idolâtries, et lui a donné je ne sais quelle haute mysticité et les proportions colossales d’une religion.

Les sages bouddhistes s’écrient comme l’Ecclésiaste : Vanité des vanités, tout est vanité ! Le monde ne garde plus pour eux de décevantes illusions. Sa tromperie leur est dévoilée. C’est là leur triste et auguste science. Chose étrange ! elle semble les avoir laissés sans douleur. Ils croient que tout, tout absolument est néant ; c’est croire en dernière fin qu’il n’y a ni Dieu, ni vérité, ni vertu : et cette conviction ne les désespère point. Ils ont senti l’universelle misère, et il n’y a en eux ni murmure, ni plainte, ni révolte. Serait-ce qu’ignorants de la chute, ils ne connaissent pas ce qui fait notre malheur si tragique ? Du moins demeurent-ils tranquilles et impassibles : ils assistent à toutes choses comme à un rêve. Ils appellent d’un calme sourire l’éternel néant ; ils n’espèrent et ne demandent pas d’autre repos. On sent dans cette sagesse le souffle glacé de la tombe. Ce n’est plus la passion brûlante, les entraînements impétueux des dieux de l’Inde. Bouddha, quand il s’incarne, ne se livre point aux voluptés comme Vichnou, ou comme Shiva à de cruelles fureurs. Il ne se mêle point au monde, ainsi que le dieu du panthéisme : il s’en retire. Il ne cherche point une épouse parmi les filles de la terre ou les Apsaras, nymphes du ciel. Il se fiance à la Sagesse éternelle : cette reine du monde paraît aux hommes grossiers une vieille mendiante toute ridée et contrefaite, mais les yeux éclairés la voient divinement belle.

Le bouddhisme a conservé la mythologie de l’Inde, en élevant Bouddha, l’Homme-Néant, au-dessus de tous les dieux. Il a rendu plus clémente encore la morale des Védas, empreinte déjà d’une singulière douceur. La mansuétude est la vertu de cette religion, et la beauté que le quiétisme mêle toujours à son erreur. Le bouddhisme est inspiré de compassion pour tout ce qui vit. Il ordonne d’épargner tout ce qui peut souffrir ; et pour que le sang ne rougisse pas les autels, il a aboli les sacrifices des Védas. Cette sollicitude n’est pourtant pas sans une exagération puérile qui trahit quelque faux principe. Ainsi quand il est dit : « Dans la flamme de la lampe ou de la chandelle, il y a de petits animaux qui se nourrissent de la lumière. Si vous la soufflez avec la bouche, ils suivent votre souffle et meurent à l’instant. N’éteignez donc point la lampe ou la chandelle avec le souffle de la bouche. » Dans une très-belle histoire qui respire par moments une pureté évangélique, le génie du foyer fait des reproches à un lettré chinois qui se croyait un homme juste : « Il est vrai que vous ne faites aucune action déshonnête ; mais quand vous apercevez une belle femme, un trouble subit vous agite ; dès ce moment vous avez commis un adultère dans votre cœur. Je ne vois en vous que des pensées d’avarice, des pensées d’envie, des pensées d’égoïsme, des pensées d’orgueil. Elles naissent, elles pullulent en si grand nombre qu’il serait impossible de les énumérer. » À ces belles paroles le génie ajoute : « La bonté n’a jamais ému votre cœur. Vous souffrez qu’on serve sur votre table des chevrettes et des écrevisses : ne sont-elles pas aussi douées du principe de vie ? »

Le grand principe du bouddhisme est l’amour des hommes. La contemplation qui annihile est seule une vertu supérieure. Il a plus d’humanité qu’aucune autre religion, le christianisme excepté. Le brahmanisme avait institué les castes. Le code de l’Inde, si indulgent du reste, est ici d’un impitoyable rigueur. On frémit de l’abjection des nombreuses classes de parias. C’est une pire misère que le plus dur esclavage. Jamais l’homme n’a été si cruel à l’homme. Des multitudes vivent dans les plus beaux pays de l’Inde, comme les bêtes des bois, sans autre asile que la forêt, sans prêtres, sans mariage, sans droits aucuns, séquestrés du commerce des dieux et des hommes, réduits à une dégradation et à une indigence affreuses. Le bouddhisme protesta contre cette barbarie. Il abolit les castes. Il reconnut tous les hommes égaux et frères. Il ne consacra plus aucune des différences qui les séparent en tribus hostiles. Il s’adressa aux pauvres, aux opprimés, et ils écoutèrent la voix libératrice. Le bouddhisme voulait accomplir une grande justice sociale. Mais les brahmanes et les guerriers, menacés dans leurs privilèges, opposèrent une vive résistance. La lutte fut violente et longue. Le bouddhisme, d’abord vainqueur, finit par avoir le dessous : il eut alors des milliers de martyrs. Il fut si radicalement extirpé de l’Inde, qu’il n’a pas même laissé de souvenirs dans la mémoire du peuple. Mais il avait déjà conquis le centre et l’orient de l’Asie, et il garda des domaines bien plus vastes que son rival.

Le bouddhisme se propagea rapidement dans la Perse orientale, dans le Kandahar, à Cachemire, à Ceylan, puis à Siam et chez les Birmans, en Chine, à la Corée, au Japon, dans le Tibet, enfin à la Mongolie et jusque dans la Sibérie. Il faisait la conquête d’une moitié du monde quand le christianisme s’emparait de l’autre. Ce fut au premier siècle de notre ère qu’il pénétra en Chine. Il était trop opposé à l’esprit national pour être facilement accueilli. D’un côté le quiétisme et le dégoût du monde, de l’autre une doctrine toute pratique. Ici le célibat et la réclusion religieuse, là au contraire la vie de famille. Les cloîtres bouddhistes devaient offrir en Chine un singulier contraste avec ces écoles où l’on apprenait de Confucius l’art du gouvernement et la piété filiale. Il fallait que le peuple dégénéré eût bien perdu ses vertus pour accepter une religion qui les détruisait. Lao-Tseu avait, du reste, préparé la Chine à ce culte étranger ; car sa doctrine a avec celle de Bouddha de frappantes analogies. Le bouddhisme, d’ailleurs, n’était pas entièrement opposé aux traditions nationales. Il reconnaît avec Confucius l’égalité et la fraternité des hommes. Aucune autre religion de l’Orient ancien n’aurait pu s’introduire en Chine sans bouleverser l’ordre social, car elles exigeaient toutes des castes. Le bouddhisme était mortel à la société chinoise ; il en tuait l’esprit, mais il en laissait subsister la forme, et n’exigeait point d’institutions nouvelles. L’État continua donc à suivre les préceptes de Confucius. La piété filiale demeura toujours la grande vertu publique et domestique, et tout à la fois le peuple adopta une religion monastique et contemplative.

Le bouddhisme eut une influence prodigieuse sur les peuples du plateau. Il a seul pu dompter ces tribus nomades et barbares qui lui doivent la civilisation. Il a inspiré sa douceur aux hordes sauvages des Mongols. Au lieu de farouches guerriers, on voit maintenant un peuple pacifique et dévot. On rencontre dans les froides steppes, au milieu des troupeaux, des imprimeries, des bibliothèques, des monastères, et les fils de Gengis-Khan sont perdus dans les oisives subtilités de la plus raffinée et la plus creuse des métaphysiques. Le monde y a gagné la sécurité : les soudaines irruptions de ces pâtres terribles ne sont plus à craindre. Mais ils ont perdu leur mâle courage, et le quiétisme les a énervés.

Le bouddhisme, à son tour, s’est modifié dans ces pays. Les peuples du plateau adorent, au lieu de Sakyamuni, l’apôtre du Tibet, Bodhisattva ou Arja-Palo. Dans une de ses existences antérieures, il avait été disciple de Sakyamuni ; et dès lors il s’incarne sans cesse comme roi ou prêtre, et depuis trois siècles dans la personne sacrée du Dalaï-Lama, pontife suprême et roi du Tibet. Le lamaïsme a les plus frappants rapports avec le catholicisme. Souverain ecclésiastique, collège de prêtres supérieurs, nombreux couvents de religieux et religieuses, processions, pèlerinages, reliques, chapelets, rien ne manque à la ressemblance. Les premiers missionnaires chrétiens qui pénétrèrent dans le Tibet n’éprouvèrent pas un faible étonnement à cette vue. Ils prirent le lamaïsme pour un catholicisme dégénéré. Déguignes et d’autres savants ont partagé cette opinion. Les philosophes du dix-huitième siècle ont, de leur côté, sérieusement prétendu que la théocratie du Tibet avait servi de modèle au christianisme. Au treizième siècle, lorsque la puissance de Gengis-Khan se fut élevée et que ses armées menacèrent à la fois le Japon et l’Égypte, la Silésie et l’Inde, le patriarche bouddhiste résidant à sa cour ne put manquer d’être mis au-dessus des autres ; et comme ce patriarche était un Tibétain, il reçut ses domaines dans le Tibet. Ce fut le petit-fils de Gengis-Khan qui lui donna le titre de Grand-Lama. Celui de Dalaï-Lama signifie « Lama comme l’Océan », et ne remonte pas au-delà du temps de François Ier. Sous les empereurs mongols, la Tartarie était pleine de communautés nestoriennes. Ils se montraient fort tolérants. Autour d’eux vivaient des chrétiens, des musulmans, des païens : il se peut très bien que les prêtres bouddhistes, séduits par les pompes catholiques, en aient emprunté quelques détails pour parer leur culte.

Cette vaste diffusion du bouddhisme est un fait remarquable. Seul parmi les religions anciennes, le bouddhisme a quitté sa patrie et s’est répandu au loin. Les dieux de l’Inde n’habitent que leur terre enchantée : Ormuzd règne sur les hauteurs de la Perse ; Osiris ne quitte pas le Nil ; Jupiter trône sur l’Olympe. Ces dieux ne voyagent pas au loin ; ils restent attachés aux lieux qui les ont vus naître. Le bouddhisme se répand chez les peuples les plus divers et sous tous les climats. Les Arabes ont aussi soumis à leur roi de vastes contrées, mais ils durent leur succès à la force. Le bouddhisme est, avec le christianisme, la seule religion qui ait pénétré partout sans recourir à la violence et malgré la persécution. Il dut sans doute cette force surprenante à ce qu’il a de vrai, à cette idée de la fraternité humaine, qu’il a généreusement opposée aux castes de l’Inde. Il n’y a pour lui ni castes, ni races, ni nations, mais seulement des hommes. Il ne se refuse à aucun, il s’offre à tous, il s’adresse à l’humanité entière. C’est là sûrement ce qui explique son prodigieux élan missionnaire. Mais on voit combien, même dans ce qu’il a de meilleur, il est encore égaré. Il a altéré le caractère de tous les peuples qui l’ont reçu. Il a refroidi l’ardente imagination des habitants de Ceylan, alangui la piété filiale des Chinois, efféminé les Mongols. Le christianisme est bien différent. Il conserve aux peuples comme aux individus leur physionomie ; il respecte leur caractère, il lui donne une nouvelle puissance, et ne lui fait perdre que l’égoïsme qui le dénature et l’affaiblit.

La Chine, depuis Lao-Tseu, depuis l’introduction du bouddhisme surtout, souffre d’une grande scission religieuse. Des principes contradictoires s’y disputent la société. Ce ne sont pas des sectes qui ont chacune leurs adeptes distincts et partagent le peuple en communions rivales : la division est plus profonde. La Chine est un vieil édifice qui n’est pas seulement lézardé du sol à la voûte et séparé par une large crevasse en deux ruines : la secousse a fendu chaque pierre. Le même homme suit dans sa vie publique et domestique la morale de Confucius, et en même temps il adore Bouddha. Ce fait étrange ne se retrouve nulle part ailleurs. Cette discorde intérieure des âmes, qui semble un intolérable supplice, laisse cependant les Chinois très calmes. En apparence elle n’a pas eu des suites fâcheuses, et le monument, dont toutes les pierres ont éclaté, demeure ainsi depuis des siècles debout et cimenté. Un pareil accommodement serait impossible avec des convictions profondes. Il témoigne d’une grande indifférence. Les lettrés et les riches ont de petites chapelles, où ils offrent à la fois leurs hommages à Confucius, à Lao-Tseu et à Fo (nom chinois de Bouddha). Les empereurs Mandchous ont adopté cet éclectisme.

Un livre fort curieux, le Livre des Récompenses et des Peines 3, fait bien connaître cet état des esprits. C’est un recueil de sentences commentées par des anecdotes, une sorte de morale en action. Abel Rémusat en avait traduit assez inexactement les maximes. M. Stanislas Julien a corrigé ses fautes et nous a donné les petits contes qui suivent les préceptes. Cet ouvrage, compilation de récits épars dans les livres des trois doctrines, offre un tableau varié des mœurs, des opinions et des coutumes de la Chine. Il a des millions de lecteurs et les Tao-ssé en mettent la propagation au nombre des œuvres les plus méritoires. Il est donc un des documents les plus importants de l’état religieux du pays. La morale en est quelquefois sévère, presque jamais élevée, habituellement terrestre, mesquine et ennuyeuse, si peu elle a d’élan. C’est le code du rationalisme, la sagesse de l’homme rangé. Le ciel est effacé, Dieu absent. Le suprême bonheur est d’obtenir un âge avancé, la richesse, des fils docteurs et mandarins. Le vice est puni, la vertu récompensée : il n’y a pas d’autre raison de fuir l’un et de pratiquer l’autre. Cet égoïsme est fort peu dissimulé, et quand on recommande d’être utile aux autres, on a soin d’ajouter que c’est être utile à soi-même. La conclusion est digne de tout le reste : « Si celui qui s’étudie à devenir un homme vertueux suit fidèlement les principes que nous venons d’exposer, il n’éprouvera aucune difficulté à renoncer au mal et à pratiquer le bien, et alors il sera heureux. »

On trouve toutefois dans ce livre une pensée que l’on est surpris de rencontrer en Orient. L’Asie entière est fataliste. Ici cependant la liberté de l’homme est hautement proclamée. Il est sans cesse répété que notre sort n’est point déterminé par le destin. La prospérité et l’infortune dépendent de notre conduite. Le seul bon présage est de bien faire. Cette pensée est remarquable à une époque de superstition ; elle ne semble pas naturelle alors. Il serait intéressant d’en découvrir l’origine. Ce qu’il y a de nécessaire, de fatal dans l’histoire, est même entièrement oublié dans le Livre des Récompenses. L’homme y est représenté comme le seul maître de sa destinée : la volonté divine ne semble plus la régir. L’athéisme général en Chine explique peut-être comment cette théorie exclusive d’un libre arbitre sans contrepoids en Dieu s’est développée et répandue dans ce pays.

J’ai employé le mot d’athéisme ; il n’est pas trop fort. J’ai dit que les Chinois n’avaient guère l’instinct religieux. Confucius lui-même se tait presqu’entièrement sur Dieu. Sa sagesse se préoccupe trop de l’homme et de la terre. C’est une ombre qui l’obscurcit. Pour les âmes moins grandes que celle du réformateur chinois, cette erreur devait être funeste, et l’athéisme est fréquent chez les disciples de Confucius. Ceux de Lao-Tseu le professent généralement. Le Tao-ssé veut vivre sans douleur ni chagrin. Lao-Tseu conseille, pour cela, de bannir tous les désirs, toutes les pensées capables d’altérer la tranquillité de l’âme. Ce mysticisme a bientôt dégénéré. Le repos auquel aspirent les Tao-ssé est surtout troublé par la crainte de la mort. Ils se mirent donc à chercher un breuvage d’immortalité, et attirèrent ainsi une foule de partisans à leur secte. Les grands, les riches, les femmes surtout, facilement crédules, embrassèrent cette doctrine. La magie, l’invocation des esprits, l’art de prédire l’avenir, firent des progrès rapides dans toutes les provinces. Les empereurs eux-mêmes accréditèrent cette secte. La Chine a eu une velléité de mysticisme ; mais elle est retombée aussitôt, et s’est rattachée avec une nouvelle âpreté à cette terre qu’elle semblait un instant prendre en déplaisir. Paracelse et bien d’autres ont cherché la pierre philosophale et l’élixir de longue vie, l’or et l’immortalité terrestre. C’était le grand œuvre des alchimistes. Ils rêvaient un moyen d’assurer richesses et plaisirs. Cette folie n’est devenue qu’en Chine celle d’un peuple entier : c’est là seulement que l’homme en a fait une religion.

Les Bouddhistes adorent le Néant. Ont-ils vraiment une religion ? Ils répondent eux-mêmes. On trouve dans leurs livres sacrés ces paroles étranges : « La religion a son siège dans le cœur humain ; or, le cœur humain n’est rien, car tout n’est rien : donc la religion n’est rien. » Triste spectacle ! Voici des peuples immenses qui n’ont aucune espérance au-delà de la terre : ils savent pourtant que ce monde n’est que vanité, et ils n’en souffrent pas même, il le semble du moins. Mais si nous avions, comme Dieu, l’oreille attentive au moindre soupir, nous entendrions dans ces âmes une sourde rumeur, une plainte mal étouffée, le gémissement de tout ce qu’il y a dans l’homme de céleste et d’éternel : la douleur est partout où Dieu n’est pas.

La vie s’est retirée de ce vaste empire. Les institutions prématurées subsistent ; elles demeurent depuis quarante siècles ; leur forme est toujours vénérée, l’esprit a disparu. Les canaux creusés avec tant d’art sillonnent encore la campagne, mais la source vivifiante n’y coule plus. Les peuples ressemblent à cet enfant délaissé dans une cabane avec sa mère malade : elle mourut ; il la croyait toujours en vie ; il s’étonnait pourtant de ce long sommeil et de sentir si froide la main qu’il baisait. Il faut longtemps aussi aux peuples pour s’apercevoir qu’en veillant auprès de leurs anciennes croyances, assoupies seulement, semble-t-il, ils font la veillée des morts. La richesse, l’industrie, la civilisation qui restent à la Chine ne sont qu’un brillant linceul ; l’âme a quitté le corps qu’il recouvre.

Si l’on songe à l’étendue de ces pays, à leurs populations pressées, on serait pour désespérer d’entamer une masse aussi compacte. Elle semble, par son inertie seule, offrir une résistance à briser tous les efforts. Mais ces empires d’Orient, en général, s’affaissent d’un coup, lorsque l’heure fatale est venue ; et l’on peut croire qu’elle est prochaine pour la Chine. Du moins les derniers évènements, peu considérables en eux-mêmes, reçoivent, du temps où ils arrivent, une haute signification. On en a été frappé comme d’une grande nouvelle : c’est qu’ils sont en harmonie avec ce qui se passe dans le reste du monde, et qu’ils concourent au vaste évènement qui se prépare aujourd’hui pour tous les peuples ensemble. Tous, en effet, ils sentent un trouble prophétique, ils sont pris d’étonnement et d’attente. Pour la première fois ils se ressouviennent qu’ils sont d’un même sang, ils reconnaissent leur solidarité, ils comprennent qu’ils doivent s’unir un jour en une même confédération. Une force suprême, plus puissante que leurs égoïsmes et leurs rivalités, les entraîne à de nouvelles et communes destinées. C’est alors qu’un colossal empire, qui touche à deux autres géants, à la Russie par les steppes asiatiques, à l’Angleterre par l’Inde, après s’être longtemps fermé, se voit contraint d’ouvrir ses portes. Quand tous les peuples, du reste, se rapprochaient, seule, et avec elle la troisième partie du genre humain, la Chine voulait demeurer isolée. Elle ne le peut plus. Elle est enfin forcée d’entrer dans le concert des nations. Que leur apportera-t-elle ? Viendra-t-elle, comme on l’a dit, ralentir et régulariser le mouvement fiévreux qui précipite au progrès les peuples européens ? Ou bien, alors que pour le culte de l’humanité, trop oublié jusqu’ici, on risque d’être moins religieux à celui de la famille, viendra-t-elle restaurer la piété filiale et se faire la gardienne des vertus domestiques ? Qui peut le prévoir ? Gardons-nous de rétrécir les pensées providentielles à nos chétives conceptions.

Avant tout, nous avons un grand devoir à remplir envers ces multitudes plongées dans la plus triste des nuits. L’âme se remplit de douleur quand on pense à ce long égarement, à l’éternité, aux générations précipitées. Qu’à cette vue une puissante et active compassion nous émeuve et nous fasse redoubler de prières ; alors il se fera des miracles. Il en est qui prennent en pitié les inquiétudes et les désirs qui dépassent la terre : ils n’en sont pas plus sages ; car les charités éternelles sont la source vive de toutes les autres. Les humbles messagers qui annoncent Dieu à ceux qui l’ignorent sont aussi les grands ouvriers de cet avenir terrestre auquel d’autres bornent leurs vœux. La fraternité des peuples sera le bienfait du christianisme. Le rendez-vous qui leur est donné est la colline du pardon, la sainte colline de la croix. Le monde en souffrance réclame aujourd’hui une grande œuvre de justice et d’amour. C’est là seulement qu’elle s’accomplira.

 

 

 

Adolphe LÈBRE, Œuvres recueillies et publiées

par Marc Debrit, Georges Bridel éditeur, 1856.

 

 

 

 

 



1  LAO TSEU TAO TE KING. – Le livre de la voie et de la vertu, composé dans le sixième siècle avant l’ère chrétienne par le philosophe Lao-Tseu ; traduit et publié avec le texte chinois par STANISLAS JULIEN. 1 vol. in-18. Paris, 1842 ; imprimerie royale. Chez Benjamin Duprat.

2  Il n’est peut-être pas inutile de rappeler ici que cet article est antérieur au grand ouvrage de M. Burnouf sur le bouddhisme. Grâce aux études du savant orientaliste la connaissance de ce grand schisme philosophique et religieux est aujourd’hui beaucoup plus parfaite qu’elle ne pouvait l’être à l’époque où ces pages ont été écrites. Elles n’en présentent pas moins un très grand intérêt, et, malgré l’absence de documents importants, on n’y remarque guère de lacune regrettable. Les recherches les plus récentes sur le bouddhisme sont dues à M. Barthélemy Saint-Hilaire. Un vol. in-8o. Paris 1855. E. D.

3  Le livre des récompenses et des peines en chinois et en français accompagné de 400 légendes, anecdotes et histoires, qui font connaître les doctrines, les croyances et les mœurs de la secte des Tao-ssé. – Traduit du chinois par STANISLAS JULIEN, membre de l’Institut. – Printed for the oriental translation fund of Great-Britain and Ireland. London, 1835.

 

 

 

 

 

 

 

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