Esther

 

 

 

Auprès de Judith, forte et courageuse, capable de concevoir de Fermes desseins puis d’en poursuivre sans hésiter l’exécution, et qu’il me plaît d’imaginer vêtue de violet sombre dans la chambre haute du veuvage et de la pénitence, de satin blanc broché d’or quand elle se présente au triomphateur déjà détruit par sa beauté et d’avance foudroyé, Esther, qui devait pourtant inspirer Racine, un Racine il est vrai assagi et que n’eussent plus troublé ces nuits d’Uzès qu’autrefois il avait si noblement chantées, dans le temps même où sur la terrasse qui porte aujourd’hui son nom s’éveillait sa passion, Esther n’est qu’une vierge obéissante et timide. Sa cruauté même semble de procuration. Sans doute Assuérus a-t-il un soir dénoué sa ceinture, mais la nuit ne fut d’amour que pour Assuérus. Et les flamboyants souvenirs ! Depuis trois mois, il ne l’a pas revue... De ce long abandon, dont à peine elle s’aperçoit, que convient-il d’incriminer ?... Les soucis d’un immense empire et peut-être aussi le goût du changement, car celui qui, des Indes à l’Éthiopie, règne sur cent vingt-sept provinces, demeura longtemps, nous confie la légende, un homme de désir. Mais lorsqu’avant qu’il l’eût appelée, crime de mort entre tous punissable, l’Épouse d’un soir lointain apparaît, tremblante dans son cœur et résolue dans sa soumission, instrument de la volonté du vieil oncle Mardochée, juif obscur aux marches du palais, le potentat ne ressent au-dedans de lui que l’impétueuse fougue de l’homme qui n’a pas oublié un triomphe cependant unique.

 

L’histoire d’Esther, la reine qui vient sans être appelée, s’ouvre par la répudiation fastueuse de l’altière Vasthi, la reine qui refusa d’accourir quand, par ses eunuques, Assuérus l’eût mandée. Esther, qui se nommait d’abord Édisse, était parfaitement belle et avait tout à fait bonne grâce. Le narrateur, suspect de partialité en sa faveur, veut qu’elle ait été parmi les plus belles d’entre les jeunes filles du royaume qui sont vierges et que l’eunuque Égée réunit dans le palais des femmes pour être présentées au choix du souverain dans l’espoir que l’une d’elles, par la grâce de son élection, chassât jusqu’au souvenir de cette Vasthi qu’il avait aimée et dont parfois il rêvait encore. La vérité est qu’Égée, parmi tant de beautés assemblées, fut sensible au charme mystérieux de l’étrangère qui avait oublié son nom et son pays. Il désigna un eunuque pour veiller sur elle, décorer ses appartements, prendre soin de sa parure et de tout ce qui contribuerait à l’embellir. Sept filles de la maison du roi jour et nuit la servaient. Au bout d’une année, Esther serait admise à paraître devant Assuérus. Pendant les six premiers mois, la plus experte suivante oignait chaque jour d’huile de myrrhe le corps harmonieux qui oserait prétendre à la faveur du prince ; les six autres mois, aromates exquis et parfums divers remplaçaient la myrrhe. Les parfums jouent un grand rôle dans la Bible et dans la vie orientale. Ils n’adoucissent pas seulement la peau ; sans doute préparent-ils à la volupté, et quelques-unes des suivantes d’Esther, toutes avaient subi l’épreuve du feu, durent, par de judicieux conseils, achever l’initiation. Que nous voilà donc loin du cilice de Judith dans sa chambre haute ! Et des disciplines à ce point opposées préparaient bien mal à une mission analogue. Toutes deux étaient parfaitement belles, toutes deux aimaient leur patrie et leur race dont, aux longues heures de loisir, elles se faisaient relire les fastes glorieux. Mais, compte tenu de cette double similitude, Esther et Judith symbolisent deux familles d’esprit bien différentes : Esther est une conformiste honnête. Il y en a toujours eu : ceux qui savent prudemment choisir leurs maîtres et leur orthodoxie. Judith appartient au groupe plus restreint de ceux qui n’obéissent qu’à la loi par eux-mêmes forgée. Ces derniers sont parfois violents, les autres souvent mous et d’esprit paresseux. Ici, le drame n’est plus entre Esther et Assuérus. Malgré la puissance presque illimitée du roi, ils ne sont que des comparses. La lutte sans merci est d’Aman à Mardochée, rivaux par qui s’affrontent deux intérêts qu’ils n’ont même pas pris la peine de masquer sous des idéologies.

 

 

Frédéric LEFÈVRE, Mes amis et mes livres, 1947.

 

 

 

 

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