Une héroïne de l’amour conjugal

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

G. LENÔTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La Fayette ! Une escapade de génie fit populaire ce nom, la veille inconnu. C’est au printemps de 1777 : le marquis de La Fayette a vingt-deux ans ; il a épousé, alors qu’il avait seize ans, Mlle de Noailles d’Ayen qui n’en comptait pas quinze ; officier, comme tous les gentilshommes de ce temps-là, il vit, lorsqu’il n’est pas au régiment, – et il y est rarement, – à son château de Chavaniac, non loin de Brioude, en Auvergne, lourde construction seigneuriale, flanquée de quatre tours et coiffée d’un campanile. Il va peu à la Cour où, en dépit de son exquise politesse et de son affabilité à toute épreuve, la liberté de son langage et l’indocilité de ses idées ne plaisent guère. Quoiqu’il adore sa jeune femme et le fils qu’elle lui a donné, ces affections ne suffisent pas à meubler sa vie : quelle sera-t-elle ? Celle de tant d’autres, sans doute, dénuée de surprises, d’évènements, d’aventures. L’impatience et la fierté de son caractère se révoltent à l’aspect de la route toute droite et si facile que l’avenir ouvre devant lui et qui se prolonge, à perte de vue, sans un obstacle à vaincre, jusqu’aux lointains de la vieillesse. Son ardente imagination rêve d’un chemin plus accidenté et moins direct, qui le promènera dans l’existence et lui en montrera des aspects imprévus ; mais où le trouver, et quel hasard prendre pour guide ?

On parlait alors, de temps à autre, dans les gazettes, d’évènements survenus à l’extrémité du monde en Amérique, terre de songe qu’avaient encore explorée bien peu de Français. Les populations du nouveau continent luttaient pour conquérir leur indépendance ; mais cela se passait si loin de Versailles et de l’Opéra que les Parisiens ne s’en occupaient guère. Il semblait pourtant que tout à coup, d’une porte ouverte à l’horizon du vieux monde, soufflaient des bouffées de liberté et de nouveauté, et ceux qui étouffaient dans la vieille société, déjà atteinte de « la maladie du bonheur », aspiraient cet air vivifiant qui les enivra. Le jeune marquis de La Fayette, à qui pesait l’oisiveté de Chavaniac, vit là l’emploi de son exubérance et de son besoin d’action, et il décida d’aller combattre pour la cause de la fédération américaine.

Il équipe à ses frais, en grand mystère, un bâtiment destiné à transporter, sous sa conduite, des officiers instruits, capables de former et de discipliner les troupes fédérales ; après six mois d’attente et de préparatifs, il s’embarque à Bordeaux, le 26 avril 1777. Il emmène avec lui cinquante gentilshommes, fuyant à son exemple le trop heureux et trop placide vieux monde, pour chercher sous un ciel nouveau des aventures qui ne leur manqueront point. Beaucoup des beaux noms de France étaient là : le marquis de Chastelluz, le chevalier de Caraman, le comte de Custine, le baron de Vioménil, le comte de Rochambeau, le duc de Lauzun, le comte Charles de Damas, Charles de Lameth, Alexandre Berthier le futur confident de Napoléon... La traversée fut heureuse : après sept semaines de navigation, le vaisseau qui portait La Fayette et ses enthousiastes compagnons mouilla devant Georgetown, dans la Caroline, et tout de suite le marquis partit pour Philadelphie, où le Congrès de l’Union se trouvait réuni. Il sollicita deux grâces, celle de servir comme simple volontaire, et celle de ne recevoir aucune solde. Il fut nommé major général de l’armée américaine ; Washington lui offrit l’hospitalité rustique de sa maison, et, d’un bout à l’autre du pays, une grande clameur de joie salua ce jeune homme qui apportait aux insurgés l’appui de son épée et le salut fraternel de la France.

Aussitôt en campagne, La Fayette est blessé à Brandywine ; il se rétablit et retourne aux combats sous les ordres du général Greene. En novembre, à la tête de trois cents hommes, il attaque le camp de Gloucester en face de Philadelphie et le force à se replier.

Dans ses correspondances avec Paris il s’applique à y populariser les efforts de l’insurrection. Il n’est pas douteux qu’il parvint à émouvoir en faveur des Américains les ministres du pacifique et prudent Louis XVI, Maurepas d’abord, et plus tard Vergennes, et à décider le gouvernement de Versailles à faire enfin sienne, par l’envoi de troupes de secours et de flottes puissantes, la cause des insurgés.

 

 

DANS UN CHÂTEAU D’AUVERGNE.      

 

Mais à s’engager ainsi dans le récit des prouesses de celui qu’on a appelé « le héros des deux mondes », on risquerait de remuer toute l’histoire de la fin du XVIIIe siècle et de la moitié du suivant. Mieux vaut retourner à Chavaniac pour y retrouver Mme de La Fayette et pour suivre sur cette admirable figure de Française le reflet de l’éclatante destinée de son mari.

Marie-Adrienne-Françoise de Noailles d’Ayen, marquise de La Fayette, avait docilement accepté l’exode d’Amérique ; restée à son château d’Auvergne, elle s’y occupait de l’éducation de son fils Georges et de sa fille Anastasie. De même que les épouses antiques, qui s’instituaient les gardiennes patientes et fidèles du logis tandis que les hommes étaient à la guerre, la jeune marquise se résignait saintement à la solitude et attendait, confiante, que les évènements lui rendissent celui qu’elle aimait. Les nouvelles d’Amérique étaient rares et lentes à venir : un long temps s’écoulait sans une lettre et celle qui, par bonheur, parvenait, était déjà ancienne de bien des semaines. Les jours, les mois, les années passèrent : La Fayette reparut enfin, au début de 1779, mais pour repartir bientôt ; il venait chercher des renforts et plaider en France la cause des insurgés. Durant son trop court séjour, que d’affaires ! À peine a-t-il le temps d’embrasser sa femme et ses enfants ! Il repart bientôt, traverse encore l’Océan, est accueilli à Boston par des transports enthousiastes, gagne trois batailles, enlève les redoutes de Yorktown, victoire qui décide l’Angleterre à conclure la paix. Rentré de nouveau en France, le jeune vainqueur est reçu à Paris en héros : le roi le nomme maréchal de camp, – à vingt-six ans ! – les poissardes de la halle lui offrent un bouquet de lauriers, suprême consécration de la gloire, et la reine Marie-Antoinette veut conduire, à travers Paris, dans sa propre voiture, la marquise de La Fayette jusqu’à l’hôtel de Noailles, faveur à peu près sans exemple.

Celle-ci, habituée dès l’enfance par la sage duchesse d’Ayen, sa mère, à se « défier des illusions », prévoyait déjà les revers inéluctables de cette formidable popularité : elle eût préféré à tout ce bruit la tranquille vie de famille, loin du tumulte et des acclamations de la foule ; elle avait l’instinctive méfiance de ces engouements populaires ; mais elle s’y résignait, puisque cela plaisait à son mari. Quand il mit à la voile, gagnant la lointaine Amérique pour la troisième fois, elle eût souhaité de toutes les forces de son cœur le retenir, le garder pour elle, l’entraîner à Chavaniac ; mais le moyen ? Cette fois l’apothéose attendait, là-bas, le libérateur. Washington s’empressa à sa rencontre, et lui offrit l’hospitalité de sa retraite de Mount-Vernon : le Congrès de la jeune république lui conféra, pour lui et ses descendants à perpétuité, le titre de citoyen des États-Unis ; son nom fut donné à plusieurs villes de l’Union, l’État de Virginie fit présent aux habitants de Paris du buste en marbre du héros, et la province de Nantucket le pria de vouloir bien accepter un fromage gigantesque, formé du lait de toutes les vaches de la contrée.

Il rentrait enfin en France, dans l’été de 1784 : son œuvre d’outre-Océan était terminée et il se revoyait dans notre vieux monde, un peu étonné des préjugés séculaires qu’il y rencontrait et fort suspect, il faut le dire, à tous les partisans des vieilles traditions, qui considéraient comme un dangereux trouble-fête ce remuant fondateur de républiques et cet émancipateur de peuples. En France, où l’on est poli, on ne lui témoignait que par d’aimables réticences cette inquiétude justifiée ; mais en Prusse, on pratiquait moins les belles manières. Comme La Fayette, voyageant en Allemagne, traversait Berlin, le vieux Frédéric II voulut le voir ; ayant longuement contemplé les traits de cet aventureux Français, il lui dit d’un ton goguenard : « J’ai connu un jeune homme qui, après avoir visité des contrées où régnaient la liberté et l’égalité, voulut établir tout cela dans son pays. Savez-vous ce qui lui arriva ? – Non, Sire. – Monsieur, il fut pendu ! »

Pendu ! Quelle vraisemblance que la prédiction du butor philosophique se réalisât quelque jour ! La Fayette en rit. Il ignorait encore que l’engouement des foules a des reflux et des remous plus perfides que ceux de l’Océan. Il ne devait point tarder à en faire l’expérience.

 

 

LENDEMAIN DE POPULARITÉ.    

 

Sept ans ont passé. Mme de La Fayette est seule, toujours, à son château auvergnat. Depuis ces sept années, la renommée de son mari n’a fait que grandir : le peuple de France, à son tour, a rêvé d’indépendance, et l’homme qui brisa les chaînes des citoyens d’Amérique lui est apparu comme étant destiné à lui assurer sa liberté. Le châtelain de Chavaniac est devenu, dès le premier jour de la révolution, l’idole des foules. Plus adoré que ne l’a jamais été le roi, c’est de lui que rêvent, comme du Messie libérateur, tous ceux qui espèrent, des grands changements qui se préparent, le retour assuré de l’âge d’or. Il tient Paris dans sa main ; il ne peut sortir par les rues sans qu’une cohue délirante se presse autour de son cheval blanc. La Cour, méfiante, le ménage et le cajole. Il est commandant général des gardes nationales et se trouve, de ce fait, le chef d’une puissante armée, prête à marcher sur son premier signe. Son portrait est dans toutes les chaumières, son nom dans toutes les bouches, son culte dans tous les cœurs. C’est lui qui dote la France d’un nouveau drapeau bleu, blanc et rouge : en le présentant aux électeurs parisiens, il a prédit que ces trois couleurs feront le tour du monde… Et puis, tout à coup, le vent tourne ; la tempête souffle ; en octobre 1791 il est obligé de renoncer au commandement de la milice bourgeoise, on l’envoie à l’armée du Nord ; mais la monarchie tombe : le voilà devenu suspect parce que noble ; sur le point d’être arrêté « comme rebelle », il gagne la frontière avec vingt officiers, est pris par un détachement allemand, et conduit à Namur sous bonne escorte. Aristocrate aux yeux des révolutionnaires français, il est traité en révolutionnaire par les souverains ennemis, qui se félicitent de pouvoir enfin châtier cet homme qui a bouleversé les deux mondes.

Le 10 septembre 1702, le château de Chavaniac est investi par la force armée ; une bande de sans-culottes l’envahit ; la ci-devant marquise de La Fayette est mise en arrestation comme femme d’émigré, conduite au Puy, gardée en otage. Elle fait bon accueil à la catastrophe qu’elle prévoit depuis longtemps ; elle demeure souriante et calme parmi les insulteurs, elle se montre fière, insolente même, envers les autorités de qui dépend sa liberté ; et tel est le prestige du courage qu’il lui est permis de rentrer à Chavaniac, où elle sera prisonnière sur parole.

Elle apprit là que La Fayette, arrêté par les avant-gardes ennemies, avait été conduit à Bruxelles où commandait le prince de Saxe-Teschen. Cet Allemand l’ayant invité à lui remettre le trésor de l’armée, dont il supposait le général détenteur, celui-ci répondit qu’il avait quitté la France sans un écu vaillant et n’avait point songé à voler la caisse qui assurait la paie de ses soldats : « Sans doute, dit-il, Votre Altesse, à ma place, n’eût pas manqué de l’emporter ! » Sur quoi il fut expédié à la forteresse de Wesel et mis au cachot. Ses geôliers l’engagèrent, par intérêt pour lui-même, à donner au roi de Prusse quelques renseignements, que ce monarque lui demandait, sur la force et les positions de l’armée française ; La Fayette répliqua froidement : « Le roi de Prusse est bien impertinent ! » On l’expédia sur Magdebourg, on l’enfouit dans une cellule souterraine où le jour pénétrait à peine ; on le priva de papier, d’encre et de plumes : il eut recours à des lambeaux de son linge, à un cure-dent trempé dans de la suie délayée pour correspondre secrètement avec quelques amis. Il avait pu sauver, de la fouille de sa valise, deux livres : le Sens commun et l’Esprit, qui lui furent bientôt confisqués, ce qui l’amena à constater gaiement, en présence du bas-officier qui le gardait, que l’esprit et le bon sens étaient donc en Prusse objets de contrebande, et on lui prouva qu’il avait raison en le châtiant de cette plaisanterie : il fut transféré à Neiss, en Silésie, endroit marécageux, à deux cents lieues de Magdebourg, et écroué à la forteresse. C’est de là qu’il réussit à faire parvenir à sa femme, par l’intermédiaire de l’ambassadeur américain, non point un récit, même succinct, de ses tribulations, mais quelques mots, presque illisibles, tracés sur un morceau de linge : « Je vis encore ! » écrivait-il. Il décrivait sa cellule : Large de trois pas et longue de cinq, – les murs moisis, glacés, – quatre portes garnies de cadenas, – point d’air ni de lumière, – point de livres ni de journaux, – la surveillance nuit et jour : il était là, malade, toussant, grelottant de fièvre, n’ayant plus de souci que « du sort de ce qui lui était cher ».

 

 

POUR REJOINDRE SON MARI.     

 

La marquise pensa aussitôt à partir pour rejoindre son cher captif. Mais comment quitter Chavaniac où sa parole d’honneur la retenait ? Elle était, d’ailleurs, sans ressources suffisantes pour entreprendre un si long et hasardeux parcours, ne touchant plus aucun revenu et réduite à emprunter. C’est à ce manque d’argent qu’elle se précautionna de parer d’abord. Elle s’adressa à Gouverneur Morris, représentant des États-Unis qui, généreusement, lui répondit par l’envoi de cent mille livres. La marquise solda ses dettes les plus impérieuses, et mit le reste de la somme en réserve dans l’attente d’une occasion qui lui permettrait d’aller retrouver celui qu’elle aimait « saintement, tendrement, passionnément », avouant que, malgré les catastrophes, il lui suffisait, pour s’estimer pleinement heureuse, d’être sa femme, rappelant qu’« elle était si violemment attirée vers lui que, lors du retour d’Amérique, elle était prête à s’évanouir de plaisir chaque fois qu’il entrait dans la pièce où elle se trouvait ». De sentir cet être adoré muré vivant dans un tombeau dont elle ne pouvait partager la fosse, mettait son cœur « en un état si déchirant qu’aucune expression ne pouvait le peindre ».

L’occasion tant attendue se présente enfin. La terreur a été « mise à l’ordre du jour » le 5 septembre 1793 : le 17, la Convention a décrété la terrible loi des suspects. Le 12 novembre, la ci-devant marquise de La Fayette est arrêtée de nouveau, mise en prison à Brioude : elle y reste six mois ; puis l’ordre vient de la transférer à Paris. Elle sera là tout près de l’échafaud sur lequel tombent chaque jour les têtes de ceux qui furent les amis de son mari. Une autre s’effrayerait de ce voisinage ; elle s’en réjouit : c’est un pas fait sur la route qui doit la réunir à celui qui « veut bien qu’elle persiste à l’aimer ». Avant de quitter – pour toujours, très probablement – ses enfants, son fils Georges, ses filles Anastasie et Virginie, – cette dernière, née depuis la guerre d’Amérique, porte le nom d’une province des États Unis, – elle leur recommande, si elle meurt, de tout tenter pour rejoindre leur père. Les gendarmes l’entourent déjà ; la voiture est prête ; il faut se séparer : on part.

Elle parvint à Paris, après neuf jours de route, la veille de la fête de l’Être suprême, et fut d’abord écrouée à la prison de la Force. Séjour affreux ; les détenues y sont installées à peu près comme les fauves dans les cages d’une ménagerie ; les gros chiens du concierge aboient sans répit ; le tapage ne cesse jamais ; des guichetiers, armés de barres de fer, frappent sur les grilles des croisées ; mais là, on vit, du moins ; il lui faut connaître le lieu où l’on agonise, et, au bout de quelques jours, elle est conduite au Plessis, la boutique à Fouquier-Tinville, le réservoir où l’accusateur public puise, presque sans choix, les malheureux destinés à nourrir ses sinistres listes. Tous les soirs, des charrettes pleines entrent dans la cour de la prison, amenant au geôlier de nouveaux « pensionnaires », et tous les matins, d’autres charrettes pénètrent sous le porche, venant chercher « le butin » de la journée. Les huissiers du tribunal parcourent les couloirs, jettent une vingtaine de noms ; les appelés ont un quart d’heure pour se préparer. On les entoure, on les exhorte à la résignation, on se range en haie pour les voir passer, pour leur serrer une dernière fois la main, pour recevoir leur suprême recommandation…

Dans ce vestibule de la mort, Mme de La Fayette vécut durant de longues semaines. Elle savait son nom détesté autant qu’il avait été adulé, et s’attendait chaque jour à l’entendre résonner à l’heure de l’appel. Son historien, M. Raoul Arnaud, consacrant une belle étude à cette héroïne de la piété conjugale, a intitulé son livre : Sous la rafale. C’est bien dans l’ouragan qu’elle vécut, en effet ; on sait, d’ailleurs, par le touchant et simple récit de sa sœur, Mme de Montagu, quels furent son courage et sa résignation. Le repas – une jattée de soupe et une potée de haricots mal cuits – se prenait à la table commune : une table sans nappe, jamais lavée, dans une gamelle et avec des cuillers de bois. Comme convives, toutes les classes de la société. Mme de Richelieu est assise à côté de Mlle Dervieux, de l’Opéra ; Mme de Pons voisine avec la femme Moreau, une géante à cheveux blancs qui, dans une rixe, a tué sa rivale d’un coup de poing. Il y a des filles des rues, des marquises, des « poissardes » et des bourgeoises, – quelques-unes soignées et coquettes ; la plupart grouillant de vermine.

Dans ce pêle-mêle, Mme de La Fayette retrouva sa cousine, la duchesse de Duras ; les deux parentes que la vie mondaine, naguère, avait séparées, se vouèrent, recluses, une amitié qui ne devait jamais se démentir. Quelques jours après cette rencontre, elles eurent déjà à s’en donner des preuves. Mme de La Fayette fut chargée d’annoncer à sa compagne la déchirante nouvelle que le père et la mère de celle-ci, le maréchal et la maréchale de Mouchy, venaient de périr sur l’échafaud. Peu après c’était au tour de Mme de Duras de remplir auprès de son amie la même et cruelle mission : la guillotine avait pris à Mme de La Fayette son aïeule, sa mère et sa sœur !

Quatre jours plus tard, la Terreur finissait tout à coup. On s’embrassait de joie dans les couloirs du Plessis ; à chaque instant la porte s’ouvrait, et l’on entendait la foule joyeuse, massée dans la rue Saint-Jacques, crier : Liberté ! Plus de mille détenus furent élargis sans jugement dans les premiers jours de fructidor : Mme de La Fayette n’était pas au nombre de ces heureux : son nom, ce nom dont elle était si glorieuse, la rendait suspecte encore ; sur l’instance de l’ambassadeur des États-Unis, elle obtint par faveur de « continuer sa détention » dans une maison de santé où elle passa l’automne de 1794, – rude temps de famine et de privations dont elle se consolait dans l’espoir de pouvoir bientôt poursuivre sa route vers l’Allemagne, afin de rejoindre son mari que la Prusse, lasse de le torturer, avait cédé à l’Autriche et qui était maintenant détenu au secret dans la citadelle d’Olmutz.

 

 

L’EMPEREUR D’AUTRICHE GOGUENARDE.     

 

Ce qui, peut-être, doit paraître le plus touchant en cette dramatique histoire, c’est que la république américaine n’abandonnait pas la femme de son libérateur : le ministre des États-Unis s’occupait d’elle avec persévérance ; c’est à la reconnaissance de ce noble peuple autant qu’aux efforts de Mme de Duras qu’elle dut sa mise en liberté définitive. Elle se réfugia, d’abord, chez sa tante, Mme de Ségur, à Châtenay ; la détresse était si complète que la noble famille vivait du produit des vaudevilles qu’écrivait le comte de Ségur et que jouaient avec succès les petits théâtres de Paris ; les enfants cultivaient des légumes et ramassaient du bois mort.

Mme de La Fayette se hâta d’abord de mettre son fils Georges à l’abri des bouleversements que son âme inquiète pressentait encore : elle ne crut mieux faire qu’en le confiant à l’Amérique, où elle comptait bien se rendre un jour, quand son mari serait délivré. Le jeune homme s’embarqua à Bordeaux, sous un faux nom, en compagnie d’un précepteur chargé de le présenter à Washington et de ne pas le quitter jusqu’au moment où toute la famille pourrait, selon le vœu de la marquise, se trouver réunie sur « la terre de liberté ».

Ainsi rassurée sur le sort de son premier-né, elle courut à ses filles, demeurées à Chavaniac ; mais elle n’y resta que huit jours : il y avait là, autour de la table familiale, une place vide, dont son cœur saignait : celle de l’absent, dont on était sans nouvelles depuis près d’un an. Avait-il succombé aux mauvais traitements, vivait-il encore ? Nul ne le savait. La marquise quitta l’Auvergne, emmenant ses filles : en passant à Paris, elle prit un passeport pour Philadelphie, poursuivit sa route et s’embarqua ostensiblement à Dunkerque sur un navire américain, qui mit à la voile aussitôt... et se dirigea vers Hambourg où la marquise et ses filles débarquaient quelques jours plus tard. Enfin, elle allait pouvoir réaliser le pieux désir qui, depuis trois ans, plus que les catastrophes et les périls personnels, avait occupé toutes ses pensées et guidé toutes ses actions.

Elle ne séjourne à Hambourg, où cependant elle retrouve sa sœur Mme de Montagu et sa tante Mme de Tessé, que le temps de voir le consul des États-Unis et de recevoir de lui un passeport pour Vienne. Admirable et trop rare exemple de gratitude politique ; partout où la république américaine compte un agent, la femme de La Fayette n’a qu’à se présenter pour être assistée. Le passeport lui est remis au nom de Mme Motier, citoyenne américaine ; sous ce nom roturier, elle traverse toute l’Europe, arrive à Vienne, obtient une audience de l’empereur d’Autriche qui la reçoit avec courtoisie et aux pieds duquel elle se jette, implorant la liberté de son mari. François II, ledit empereur, était, il faut le croire, doué d’une singulière propension à la goguenardise, car il rusa avec cette mère et ces enfants en larmes : il gardait une féroce rancune à l’homme que les souverains de l’Europe accusaient d’avoir déchaîné sur leurs têtes l’ouragan révolutionnaire en semant follement à travers le monde des idées d’indépendance. Il s’excusa de ne pouvoir accorder à l’épouse de ce téméraire la grande faveur qu’elle sollicitait, alléguant que « cela ne dépendait pas de lui », – que « l’affaire était compliquée »... Mais pour donner à la marquise une marque de son intérêt et lui montrer combien il appréciait son dévouement conjugal, il consentait à ordonner qu’elle fût mise en prison avec celui qu’elle réclamait et qu’elle partageât désormais sa captivité. « Vous le trouverez, d’ailleurs, bien nourri, bien traité, dit-il ; votre présence sera un agrément de plus. »

 

 

RÉUNIS À OLMUTZ.    

 

Et voilà la pauvre femme « dans l’ivresse de la joie ». Elle a pris aussitôt, toujours avec ses filles, le chemin d’Olmutz. Quand, le 24 octobre 1795, elle aperçoit à l’horizon les murs et les tours de la vieille ville morave, « la tête lui tourne » et elle s’inquiète de savoir « si elle aura la force de supporter l’immense bonheur qu’elle va éprouver ». Voici les ponts-levis passés, les fossés franchis, la cour de la citadelle. Un officier reçoit les voyageuses et les livre aussitôt au geôlier : ce sont, en effet, non point des visiteuses, mais – l’ordre de l’empereur est formel – des prisonnières qui arrivent. On les fouille, on leur confisque ce qu’elles ont d’argent et leurs nécessaires de voyage ; on les pousse dans un couloir obscur ; puis voici une cour où veillent trente hommes en armes ; une sorte de cloître l’encadre sous lequel s’alignent les portes des cachots. Le guichetier s’attarde à trouver la clef qui convient : la serrure grince, une porte s’ouvre, puis une autre. Quelle émotion !

« Bien nourri, bien traité », a dit Sa Majesté l’Empereur – gouailleur ou mal renseigné. Sous une voûte basse, un homme maigre est assis ; il est pâle, son dos est courbé, il a la barbe longue, il est vêtu de toile grise ; son regard est vague ; il regarde, sans comprendre, ces inconnues qui entrent. Qui est celle-ci dont les cheveux sont gris ? Et ces deux grandes jeunes filles, presque des femmes ?... Les embrassements fous, les larmes de joie et de pitié, les étreintes, les embrassements encore, les longs regards humides qui interrogent, telles sont les premières heures, sans une question posée, presque sans une phrase échangée. Ce n’est que vers le soir, quand le guichetier eut apporté le maigre souper, qu’il fallut manger avec les doigts ; quand les deux jeunes filles eurent été emmenées par les geôliers, en passant sous les sabres croisés de deux haies de sentinelles, jusqu’à la cellule voisine meublée d’un seul matelas, c’est seulement alors que Mme de La Fayette put instruire son mari des péripéties de sa vie passée. Il ignorait tout de ce qu’avait vu le monde depuis trois ans : il ignorait les dangers courus par les siens, les persécutions éprouvées, et aussi les deuils causés dans sa famille par la hache révolutionnaire ; et encore les évènements politiques, les revirements, les guerres, les horreurs de la Terreur et la gloire de nos soldats. Il fallut lui apprendre tout cela, d’un coup, sans ordre, au hasard des souvenirs. Elle dit aussi sa misérable vie au Plessis, son agonie de plusieurs semaines, alors qu’elle s’attendait, chaque matin, à ne point voir se coucher le soleil dont elle saluait l’aurore par une ardente prière. Elle voulut qu’il lui contât aussi ses aventures, les raffinements de cruauté des geôliers prussiens, et encore une tentative d’évasion combinée par un jeune Américain, Huger, qui, pour ce fait, fut condamné aux travaux forcés. Car voilà bien ce qu’il y a d’admirable dans l’épopée des deux époux, il faut y insister une fois de plus : l’Amérique reconnaissante ne cesse de veiller, autant que, sans le compromettre manifestement, la chose est possible, sur ce couple qui s’est dévoué pour elle ; qui sait même si ce n’est pas cette protection occulte, mais cependant soupçonnée, qui a sauvé la femme de l’échafaud ? N’est-ce point cette assistance lointaine qui interdit à l’Allemagne de faire disparaître le mari, comme ont disparu, dans les casemates de Prusse et d’Autriche, tant d’autres détenus gênants ?

 

 

LE BONHEUR AU FOND D’UN CACHOT.    

 

Les « agréments » promis par l’empereur François se réduisent, du reste, à peu de chose. Aucune communication avec l’extérieur, aucun secours religieux, et pas même la messe, quoiqu’elle se célèbre, pour les soldats, dans une chapelle attenante au bâtiment ; aucun serviteur, homme ou femme ; obligation de se servir soi-même en toute chose ; une seule cuiller d’étain pour manger, sans fourchette ni couteau ; pas de plume, ni de papier, ni d’encre ; c’est sur les marges d’un volume de Buffon, soigneusement dissimulé aux fouilles des guichetiers, que Mme de La Fayette écrit, au moyen d’un cure-dent et d’un peu d’encre de Chine, la vie de sa mère. Un jour le gouverneur de la prison l’invite à demander par écrit des fourchettes : on lui fournit ce qu’il faut pour rédiger une lettre à « l’autorité supérieure » ; la lettre part, et jamais n’arrive la réponse : les détenues continuent à partager leur viande avec les doigts. Anastasie taille des souliers à son père dans l’étoffe d’un vieux vêtement ; Virginie ravaude ; Mme de La Fayette s’essaie aussi au raccommodage. Mais la rude détention de l’humide cachot, dont le salpêtre couvre les murs, a usé sa santé : durant onze mois elle est malade, sans même la commodité d’un fauteuil pour se délasser du grabat sur lequel elle passe ses jours et ses nuits, livrée aux soins d’un médecin qui ne s’exprime qu’en latin et ne pénètre dans la prison que sous la surveillance de l’officier de garde. La prisonnière s’adresse à l’Empereur, sollicitant l’autorisation d’aller jusqu’à Vienne, afin de consulter un médecin dont elle comprendra le langage : la réponse est qu’elle ne peut sortir d’Olmutz qu’à la condition de n’y plus rentrer. Et elle reste.

Il paraîtra presque invraisemblable qu’aux prises avec un pareil régime, les détenus fussent heureux et gais : ils l’étaient pourtant ; ils avaient été si longtemps séparés, ils avaient tant souffert de l’éloignement forcé, que l’emprisonnement dans un commun cachot leur donnait l’illusion du bonheur. L’ex-commandant général des gardes nationales parisiennes, bien instruit maintenant des malheurs de la France, n’en était pas troublé : son heureux caractère s’interdisait le pessimisme et, même au fond des plus sombres cachots, il avait tout vu « couleur de rose ». Point de rancune, point de haine, ni contre les personnes, ni contre les partis. Il ne se reprochait ni ne regrettait aucun de ses actes, aucune de ses paroles, aucune de ses pensées. On en était toujours avec lui au beau temps de la déclaration des droits de l’homme et à l’aube prometteuse de la révolution. La Terreur ? Soit ! Le plus clair été n’est-il pas troublé par quelque orage ? C’était un accident déplorable, à la vérité, mais pas plus décourageant qu’un récit de naufrage ne l’est pour les marins. Il avait la foi naïve et la confiance inébranlable dans l’esprit, la conscience et le bon sens des Français ; en quoi il jugeait sainement, encore que cette optimiste obstination semblât un peu hasardeuse à sa femme échappée au sanglant Paris de l’an II. Mais elle ne le contredisait en rien, et il lui semblait rajeunir en l’écoutant parler.

Le matin, tandis que la marquise passait dans la cellule de ses filles, le général apprenait l’allemand ; toute la famille se réunissait à l’heure du dîner et la rusticité du service, les mains trempées dans les ragoûts, les découpages à force de doigts, étaient prétextes à rires et à plaisanteries. Ensuite le père racontait quelque vieille histoire, le plus souvent un conte naïf, que chacun entendait avec ravissement. Anastasie dessinait sur son ongle la caricature du caporal de garde, Virginie cousait sans lever la tête, et les heures ainsi passaient délicieuses jusqu’au moment où les geôliers, le soir venu, venaient pour mettre les jeunes filles « en cage ». La Fayette « se laisse aimer » ; il en a le loisir pour la première fois de sa vie.

 

 

L’HEURE DE LA DÉLIVRANCE.    

 

Au delà de l’Océan, les citoyens de la libre Amérique s’indignaient cependant de savoir dans les fers celui auquel ils devaient leur indépendance : Washington, président des États-Unis, donnait l’ordre à tous ses représentants accrédités auprès des différentes cours d’Europe de ne point laisser ignoré le vœu du peuple américain en faveur de La Fayette. Il écrivait même une lettre confidentielle à l’empereur François, « le suppliant d’accorder au prisonnier la permission de venir en Amérique sous quelque condition ou restriction que ce fût ». Le souverain autrichien demeurait implacable. Mme de La Fayette ne restait pas inactive : on a dit de cette femme énergique que, du fond du tombeau où elle s’était volontairement ensevelie, « elle parvenait à diriger toute une diplomatie pour lutter contre celle de la cour de Vienne ». Netteté de pensée, limpide rapidité de la forme, logique tenace, prudence, ingéniosité à suggérer des plans et des arguments, tout cela était dans les lettres pathétiques et fermes « qu’elle réussissait à écrire, à la barbe de ses gardiens, et à faire tenir aux chancelleries étrangères ».

Tant d’efforts aboutissaient enfin. Sous la pression de l’opinion unanime, l’ex-général et sa famille étaient rendus à la liberté. Ils sortaient d’Olmutz le 19 septembre 1797 ; le père amaigri, affaibli et toussant, la mère traînant les jambes rongées par des plaies, les jeunes filles en proie à la fièvre et presque paralysées. Le voyage dura quinze jours : arrivés à Hambourg, ils y furent remis par le résident autrichien au ministre des États-Unis : il se trouva là des Américains pour fêter cette délivrance si désirée : ils présentèrent aux voyageurs une touchante adresse exprimant les inaltérables sentiments de la jeune république lointaine et ses vœux pour le bonheur de celui auquel elle se considérait comme toujours redevable. Après quarante-huit heures de repos, La Fayette et sa famille passèrent sur la terre danoise et se fixèrent à Witmold où les attendait la sœur de la marquise, Mme de Montagu.

 

 

LE CHAMP DE REPOS DE PICPUS.    

 

Ce roman d’aventures, de politique internationale et d’amour finirait là, à proprement parler, s’il ne restait à conter un épisode qui ne s’y rattache pas directement, mais qui éclaire certains évènements très actuels, dont il est, en quelque sorte, le prologue. Au début de 1800, l’ex-héros de l’indépendance américaine, l’ex-idole de Paris, obtenait l’autorisation de rentrer en France ; mais Bonaparte, redoutant toute popularité qui pouvait porter ombrage à la sienne, mettait à cette faveur une condition : l’ancien proscrit s’engageait à vivre dans la retraite, loin de Paris, et à ne point se mêler des affaires publiques. La famille de La Fayette s’établit donc au château de la Grange-Bleneau, près de Rosoy-en-Brie, propriété qu’elle tenait de l’héritage de la duchesse d’Ayen. Comme, de nouveau, on fut heureux là ! « Ce n’étaient que rires de la salle à manger du rez-de-chaussée à la bibliothèque et aux chambres du deuxième étage. On chassait dans la châtaigneraie, on pêchait dans les douves poissonneuses ; on recevait les amis d’ancienne date ; on s’efforçait de ne pas se trop compromettre tout en disant, bien bas, le plus de mal possible du gouvernement, et l’on riait aux larmes en lisant le Moniteur. » Quant à Mme de La Fayette, à l’activité de laquelle n’auraient point suffi ces amusements, elle assistait sa sœur, dans une grande et pieuse entreprise qui, durant plusieurs années, absorba celle-ci complètement.

Dès son premier séjour à Paris, au retour du Danemark, elle avait tenté, avec Mme de Montagu, de rechercher l’endroit où avaient été inhumées, en l’an II, leur mère, leur aïeule et leur sœur, victimes de l’échafaud révolutionnaire. Nul ne put les renseigner : si l’on savait que l’exécution avait eu lieu à la place du Trône, on ignorait en quel lieu avaient été clandestinement enfouis les restes des suppliciés. Les deux sœurs poursuivirent cependant leur enquête ; elles apprirent enfin qu’il existait quelque part, dans une mansarde des faubourgs, une pauvre fille qui pouvait les guider dans leurs recherches : elle se nommait Mlle Paris et gagnait paisiblement sa vie à raccommoder les dentelles.

Mme de Montagu se mit en marche sur ces faibles indices et, après maintes courses inutiles, elle arriva au quatrième étage de M Mlle Paris et lui exposa l’objet de sa visite. Celle-ci, en confiance dès les premiers mots, raconta comment son père, ancien domestique de la maison de Brissac, ayant été condamné à mort pendant l’été de 1794, elle avait eu le courage de le suivre jusqu’à l’échafaud : le sacrifice accompli, elle était restée sur la place, presque déserte, et avait accompagné les tombereaux qui emportaient vers la campagne les corps des victimes. Les voitures s’étaient arrêtées, à la nuit, en pleins champs ; la courageuse fille avait soigneusement repéré l’endroit : la fosse était une ancienne carrière de sable, toute voisine du couvent abandonné de Picpus. La Terreur finie, la dentellière n’avait cessé de venir prier sur cette tombe que ne signalait aucun monument, que ne protégeait aucune clôture et que rien, si ce n’est un gazon d’année en année plus dru, ne distinguait des terrains environnants.

Mme de La Fayette et Mme de Montagu, conduites par l’ouvrière, se rendirent à Picpus : elles ne pouvaient douter que toutes les victimes de l’échafaud de la place du Trône, et par conséquent leurs nobles parentes, ne reposassent là. Elles en eurent la certitude en apprenant que la princesse de Hohenzollern, sœur du prince de Salm-Kirburg, exécuté vers la même époque que la duchesse d’Ayen, s’était déjà occupée de sauvegarder cet Haceldama et s’en était assuré la propriété. C’est ainsi que fut fondée l’œuvre de Picpus ; il fallut, en grand mystère, car le gouvernement consulaire s’opposait à toute commémoration de nos discordes politiques, il fallut régulariser l’achat du terrain, relever le couvent détruit, établir là un ordre religieux chargé de veiller et de prier perpétuellement sur la grande tombe. On réserva, tout à côté de la fosse commune qu’on se promettait de conserver telle que l’avait laissée la révolution, un vaste terrain partagé en concessions perpétuelles où auraient le droit d’être inhumés les descendants des condamnés et leurs collatéraux jusqu’au cinquième degré. C’est pourquoi l’on voit aujourd’hui à Picpus, servant d’avenue à la petite grille qui ferme le sinistre enclos, une triple allée de tombeaux, pour la plupart fort simples, portant les plus nobles noms de France que les pluies et les années ont à demi effacés, et qui évoquent au passant l’armorial d’antan.

 

 

LES DERNIERS JOURS D’UNE GRANDE FRANÇAISE.    

 

La création de cette œuvre de piété et l’institution d’autres établissements charitables dont elle dotait les villages environnant La Grange occupèrent Mme de La Fayette durant les sept années qu’elle passa au vieux château de la Brie. Depuis Olmutz, sa santé ne s’était jamais rétablie ; la noble femme restait languissante ; mais elle montrait, malgré sa faiblesse, tant d’activité et de courage, qu’on était loin de s’attendre à sa fin prochaine ; elle seule la pressentait, mais sans en parler. À l’automne de 1807 elle dut s’aliter et son entourage aperçut enfin le danger proche. Les dernières journées de cette grande Française furent admirables, comme sa vie. Très pieuse, elle s’était souvent attristée de l’indifférence religieuse de son mari, mais elle n’avait jamais manifesté ces inquiétudes de conscience. Pourtant, mettant à profit la sorte de liberté que lui offrait l’agonie, elle osa lui dire : « Êtes-vous chrétien ? De quelle secte ? Ah ! je le sais, vous êtes Fayettiste. – Vous l’étiez aussi, je crois, répondit le général avec un triste sourire. – Oui, répliqua-t-elle avec fermeté, et j’aurais donné ma vie pour cette religion-là, comme pour l’autre. » La mort vint, le 24 décembre de cette année 1807. Jusqu’au dernier soupir, elle réclamait, dans les intervalles de son délire, la présence de son mari : elle le regardait longuement. « Que vous êtes bon, et comme je vous ai aimé », soupira-t-elle. Enfin elle lui prit la main, murmura : « Je suis toute à vous », et expira sur ces dernières paroles. On porta son corps à Picpus ; il repose sous une grande dalle nue, où n’est inscrit que son nom. Après les obsèques, La Fayette fit murer la porte de la chambre où elle était décédée ; parlant d’elle, il écrivait, quelques mois plus tard, à un ami : « Pendant les trente-quatre ans d’une vie où la tendresse, la bonté, l’élévation, la délicatesse, la générosité de son âme, charmaient, embellissaient, honoraient ma vie, je me sentais si habitué à tout ce qu’elle était pour moi que je ne le distinguais pas de ma propre existence. Elle avait quatorze ans et moi seize lorsque son cœur s’amalgama à tout ce qui pouvait m’intéresser… »

Privé d’elle, il fut longtemps désemparé ; jusqu’à la fin de l’Empire, il vécut dans la retraite. Les grands évènements de 1814 et 1815 le réveillèrent de cet assoupissement, mais il reconnut bientôt qu’il n’y avait pas de place pour lui dans le nouvel ordre de choses. En 1824, il mit à profit son inaction forcée pour revoir l’Amérique, théâtre de sa gloire la plus pure. Le Congrès mit à sa disposition un navire de l’État qui, le 16 août 1824, entrait dans la baie de New-York ; une escadre de neuf vaisseaux pavoisés, montés par les survivants des guerres de l’Indépendance, lui firent escorte jusqu’au port. La réception présenta un caractère de grandeur « inouï peut-être chez aucun peuple ». Le séjour de La Fayette en Amérique se prolongea durant quatorze mois qui ne furent qu’une marche triomphale dans les vingt-quatre États de l’Union.

 

 

L’AMÉRIQUE RECONNAISSANTE.    

 

Il rentrait en France, en octobre 1825, pour y revoir bientôt une révolution : on sait quel fut son rôle en 1830, et quel fut le subit regain de sa prodigieuse popularité d’antan. Mais ce revenant de 1789 était démodé dans la France nouvelle : le peuple s’en rendit compte bientôt ; lui-même eut plus de peine à le comprendre. Quand il mourut, à soixante-dix-sept ans, le 20 mai 1834, la foule parisienne se montra plus curieuse qu’attristée ; elle se pressa néanmoins sur le passage du convoi en tête duquel marchait une délégation des États-Unis : des Américains portaient les coins du drap mortuaire, et c’est ainsi que le cortège traversa tout Paris, jusqu’au cimetière de Picpus où, suivant son désir, le général fut inhumé à côté de sa femme. La terre de France retomba sur sa bière, mêlée à la terre d’Amérique « spécialement envoyée pour cet usage », note un écrit du temps. Et là-bas, de l’autre côté de l’Océan, fut célébrée une grandiose manifestation funèbre : le Congrès décerna à la mémoire du libérateur les mêmes honneurs qu’à celle de l’illustre Washington.

Cette pérennité de la reconnaissance de tout un peuple pour un étranger est unique dans les annales du monde, et c’est encore cela qui rend si beau le mot célèbre, prononcé naguère par le représentant des États-Unis, sur la tombe de Picpus. Quand, au début de juillet 1917, arrivèrent à Paris les détachements de troupes américaines venues pour aider la France à triompher de la barbarie, leur premier pèlerinage fut pour le cimetière lointain et presque inconnu des Parisiens, où dort le vainqueur de Yorktown, sous une pierre que des mains américaines n’ont jamais laissée sans fleurs et sans drapeaux étoilés ; et là, le chef de nos vaillants alliés, semblant répondre à un appel, jeta ce cri sublime, ce cri de fidélité et de reconnaissance : « Nous voici, La Fayette ! »

 

 

G. LENÔTRE, De la prison à l’échafaud,

Flammarion, 1932.

 

 

 

 

 

 

 

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