Qu’est-ce que le romantisme ?

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Henri LICHTENBERGER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si nous essayions de nous faire une idée générale de ce que représente le « romantisme » dans l’histoire de la pensée et de la culture allemande, il importe d’abord de souligner une différence fondamentale qui le sépare du romantisme français. Chez nous les romantiques se sont insurgés contre les classiques et leur idéal poétique. Rien de tel en Allemagne. Au début, romantiques et classiques sont alliés : ils s’accordent pour cribler de leurs sarcasmes le grand parti de la médiocrité satisfaite et outrecuidante, les derniers champions de l’Aufklärung, de l’ère des lumières qui penche vers son déclin. Les romantiques se réclament hautement de Kant en philosophie, de Goethe en littérature. Ils n’aspirent tout d’abord qu’à continuer l’œuvre de devanciers qu’ils respectent et honorent. Si donc, pour arriver à définir le romantisme, nous cherchons, pour commencer, à préciser ce qu’a été son principe antagoniste, c’est non pas le classicisme mais bien le rationalisme allemand que nous devrons caractériser dans ses traits généraux.

Qu’est-ce donc, dans son essence, nous demanderons-nous d’abord, que le rationalisme ? À cette question, peut-être pourrions-nous répondre comme suit :

Au moyen-âge et dans une certaine mesure jusqu’au XVIIe siècle, la mentalité qui prévaut en Allemagne est religieuse et chrétienne. L’homme est pénétré du sentiment profond de sa dépendance vis-à-vis de forces qui le dépassent infiniment. Sa connaissance du monde extérieur est encore de faible étendue ; il ne dispose pas comme le moderne d’une somme énorme d’expériences systématiquement classées et organisées. Son intelligence n’exige pas impérieusement, en présence de chaque fait, une explication causale.  Pour s’orienter et se débrouiller dans le chaos des phénomènes, il se contente de raisonner d’après des analogies plus ou moins fortuites et superficielles et non par rigoureuse induction. Quoi d’étonnant si, dans ces conditions, il statue volontiers l’existence d’un monde du miracle beaucoup plus vaste, soustrait aux fois naturelles, tout proche de nous, et dont l’action peut à tout instant interrompre l’enchaînement normal des phénomènes ? Quoi d’étonnant si, d’autre part, en l’absence d’une science constituée et vu la faible somme d’expérience que peut acquérir l’individu, la sagesse traditionnelle léguée par le passé exerce sur lui une autorité considérable ? Quoi d’étonnant si une religion fondée sur la foi au miracle et basée sur l’autorité d’une tradition séculaire domine les esprits et s’impose avec une puissance irrésistible aux intelligences comme aux volontés ?

Au début de l’ère moderne la « raison » se développe de façon prodigieuse, d’une part comme instrument de connaissance, d’autre part comme instrument de puissance.

D’abord elle affirme de façon toujours pilus décidée son autonomie en rejetant avec une croissante résolution l’autorité de la tradition, la foi au miracle, l’influence occulte ou mystérieuse de puissances supérieures dans le monde des phénomènes. L’horizon intellectuel de l’humanité s’étend de façon prodigieuse. La somme de ses expériences codifiées devient toujours plus énorme. La croyance au déterminisme rigoureux se substitue à la croyance au surnaturel. Le raisonnement inductif remplace le raisonnement par analogie. En même temps on voit s’organiser une connaissance rationnelle et expérimentale toujours plus étendue de l’univers. Par les grandes découvertes de Simon Stevin, de Galilée, de Newton, de Descartes et de Leibniz, d’Euler, d’Alembert et Laplace, les mathématiques et la mécanique se constituent au cours du XVIIe et du XVIIIe siècle. Vers la fin du XVIIIe siècle les sciences expérimentales sortent à leur tour de la période de tâtonnements. Avec Lavoisier commence l’histoire de la chimie moderne, avec Galvani et Volta celle de la science de l’électricité. Progressivement on voit s’élaborer une vaste conception mécaniste du monde. L’intelligence humaine apprend à se représenter les uns après les autres tous les agents physiques de la nature, travail mécanique, chaleur, lumière, son, électricité, comme autant d’expressions diverses d’une seule et même énergie qui se manifeste, identique à elle-même, dans tous les phénomènes physiques. Elle démontre l’unité des forces de la nature et établit la loi de la conservation de l’énergie. Elle tente enfin d’étendre ces lois à la nature organique elle-même : avec la théorie de l’évolution, prophétiquement entrevue par Goethe à la fin du XVIIIe siècle et scientifiquement formulée par Darwin en 1859, elle étend à la biologie l’hypothèse mécaniste et proclame que le monde pris dans sa totalité n’est autre chose qu’une éternelle évolution de la substance. Et en même temps que la raison crée une vision du monde plus précise, plus détaillée, elle augmente aussi de façon impressionnante le pouvoir de l’homme sur la nature. Par les progrès merveilleux qu’elle fait faire à la technique rationnelle, elle confère à l’homme une puissance toute nouvelle sur l’univers et accroît ses forces et son bien-être dans des proportions extraordinaires. Au total : les triomphes éclatants remportés par la raison dans le domaine de la connaissance et de la technique amènent l’homme moderne à s’émanciper de ce sentiment de dépendance qui prévalait naguère en lui ; le moderne a de plus en plus le sentiment qu’il peut et doit non plus obéir mais commander et organiser. Il se pose résolument en face du problème de l’exploitation rationnelle de l’univers ; il travaille à l’organisation « scientifique » de la vie sous tous ses aspects au point de vue moral, économique, social, politique. Finalement il en vient avec Nietzsche à proclamer « la mort de Dieu » et l’avènement du surhomme. Le contraste avec la mentalité du moyen âge est devenu complet : d’un côté le croyant qui se sent environné de mystère et de miracle et se soumet docilement à la tradition religieuse, morale et politique ; d’autre part le dur titan qui ne connaît plus de maître ni de loi au-dessus de lui et voit dans l’effort inlassable vers la puissance le lot éternel de l’homme, de l’humanité, du monde entier.

Cette orgueilleuse affirmation de l’autonomie humaine et de la souveraineté de la Raison devait forcément susciter une réaction qu’on a souvent appelée « humaniste » et dont le romantisme apparaît comme la phase décisive. En effet, dans le moment même où le Rationalisme développe ses conséquences, l’homme découvre, inversement, qu’il n’est pas uniquement une créature de raison, mais que l’Humain pris dans sa totalité dépasse infiniment la sphère du Conscient et du Rationnel. Bien plus : il en vient peu à peu à se demander si l’Inconscient et l’Irrationnel n’auraient pas une importance immense, voire même prépondérante dans l’ensemble de notre existence. On peut trouver dans le piétisme qui apparaît au XVIIe siècle déjà une première manifestation de cette disposition ; le piétiste, dans son opposition avec l’orthodoxe, aspire à substituer à une religion fondée sur le dogme une piété affective basée sur le sentiment de la communion vivante du fidèle avec son Sauveur. Puis surgit le sentimentalisme qui, avec Rousseau ou Klopstock, met l’accent sur l’élément émotif de l’âme humaine. Un peu plus tard encore, avec Hamann et Herder, avec le jeune Goethe et son cercle, enfin avec le jeune Schiller, c’est le Sturm und Drang qui fait front résolument, souvent même avec fanatisme, contre le rationalisme vieillissant de l’Aufklärung, proclame la souveraineté de la passion, le culte de la Vie, l’adoration du Génie. Le classicisme de Goethe et Schiller n’est qu’un bref entracte auquel succède immédiatement, dans les dernières années du XVIIIe siècle, le romantisme proprement dit, qui reprend et continue le Sturm und Drang d’une part, le classicisme de l’autre, et qui, sous les aspects les plus divers, évolue à travers fout le XIXe siècle et le début du XXe. Sous sa forme extrême, il en vient à glorifier avec Nietzsche, derrière le petit moi conscient, ce « grand Sage », le Soi qui est notre corps, ou statue avec Klages une opposition fondamentale entre l’Esprit (Geist) et l’Âme (Seele) et se demande si un développement excessif de l’Esprit conscient ne mettrait pas en péril l’existence même de l’espèce humaine.

Si maintenant nous voulons essayer de nous rendre compte d’un peu plus près de ce qu’a été dans le concret le romantisme allemand, une première remarque s’impose, c’est que les catégories que nous avons essayé d’établir sont purement idéales. Dans la réalité, l’évolution spirituelle allemande est parfaitement continue. Impossible d’imaginer que l’Allemagne aurait été d’abord « chrétienne », puis « rationaliste », puis « classique », puis « romantique ». Chez presque tous les Allemands, ces divers états d’âme, loin de s’exclure, se superposent au contraire les uns aux autres dans des proportions infiniment variables. Les Stürmer n’ont pas songé à renier les conquêtes du rationalisme : leur prétention a été, au contraire, de continuer de façon plus radicale encore le mouvement d’émancipation amorcé par les rationalistes. Le classicisme goethéen est une tentative grandiose pour réaliser un « humanisme » où se fondraient harmonieusement tous les éléments constitutifs de l’âme humaine. Les romantiques sont, à l’origine, des novateurs en révolte déclarée contre l’intellectualisme vieillot, la sagesse trop prudente, le bon sens terre à terre d’un rationalisme sénile qui, inconscient de sa nullité, affichait d’insoutenables prétentions à l’infaillibilité. Lorsqu’on présente le romantisme comme un mouvement de réaction religieuse ou politique, on lui fait tort. Ses adeptes ne sont pas le moins du monde des timides que les excès d’une Raison devenue trop audacieuse effrayent et qui veulent retourner en arrière chercher un refuge dans la foi du passé et dans la tradition historique. Ce sont au contraire des esprits hardis jusqu’à la témérité, affranchis de préjugés presque jusqu’au nihilisme, imprégnés de la plus haute culture de leur temps. Ce sont des explorateurs intrépides qui prétendent pénétrer dans des régions de l’âme humaine où leurs médiocres devanciers n’avaient pas accès. Eux non plus ne renient pas les conquêtes de la science ; ils prétendent simplement que la raison théorique n’est pas le seul instrument dont l’homme dispose pour saisir la réalité. – Dans ces conditions, je crois aussi qu’il est très vain de prétendre délimiter avec précision le cadre du romantisme. À l’intérieur même du premier groupe romantique, qui pourtant s’est presque constitué en école, il est difficile de trouver des individualités plus foncièrement dissemblables qu’étaient par exemple Frédéric Schlegel et Novalis. Pour beaucoup des individualités qui ont été décrites dans le présent recueil, on a pu se demander dans quelle mesure elles étaient romantiques ; c’est le cas notamment pour Jean Paul, pour Hölderlin, pour Kleist, pour Tieck, qui présentent certes, avec le romantisme des affinités incontestables, mais s’en distinguent néanmoins par bien des traits et que les historiens de la littérature hésitent souvent, aujourd’hui encore, à ranger sous la rubrique « romantique ». Pour certaines personnalités, la difficulté de les situer exactement dans l’évolution spirituelle de l’Allemagne est patente : qui pourra dire avec quelque certitude si Beethoven par exemple est plutôt classique ou plutôt romantique ? Et le même problème se pose pour un Nietzsche ou pour un Thomas Mann.

On remarquera en second lieu que l’action du rationalisme et du romantisme s’est fait sentir de manière très inégale selon que l’on considère tel ou tel secteur de la vie spirituelle allemande.

Si nous envisageons d’abord le domaine de la science, nous constatons que les romantiques opposent à l’empirisme prudent et à la méthode analytique l’intuition et la spéculation idéaliste ; ils prétendent connaître le Cosmos dans son unité grandiose et construisent une philosophie de la nature indépendante de l’expérience, qui voit partout dans la nature l’esprit inconscient, qui conçoit les forces naturelles comme des organes de volontés obscures et s’efforce de montrer partout les rapports enchevêtrés et mystérieux du Conscient et de l’Inconscient. Il semble bien que, dans ce domaine, l’effort rationaliste ait été plus fécond. La Naturphilosophie romantique n’a jamais rencontré que des adhésions assez restreintes ; elle est aujourd’hui quelque peu démodée ; et l’on comprend les sévérités de M. Roger Caillois pour les dilettantes et les insoumis qui ne savent pas se plier aux « renoncements » rendus nécessaires par l’impérieuse sollicitation qu’exerce sur ses adeptes la stricte discipline scientifique.

Dans le secteur politique et historique, les romantiques opposent avec Fichte au cosmopolitisme du XVIIIe siècle l’enthousiasme patriotique. À la conception individualiste qui fait de l’État une simple entreprise de sécurité publique garantissant les citoyens contre les invasions du dehors et les usurpations de leurs concitoyens, ils substituent une conception « sociale » d’après laquelle l’homme, incapable d’atteindre à la liberté en tant qu’individu, ne la réalise que dans la société par l’intermédiaire de l’État. Rendus sceptiques par l’exemple de la France révolutionnaire sur les capacités organisatrices de la Raison, ils insistent sur l’importance et les droits de l’Histoire et de la tradition. Ils professent le plus grand respect pour les institutions qui se sont lentement développées au cours des siècles, comme la constitution anglaise : elles auraient, à les en croire, une valeur intrinsèque de par leur antiquité même et surpasseraient infiniment les institutions sorties du cerveau d’un législateur ou des débats d’une Constituante. Ils réhabilitent dès lors le moyen-âge décrié par les rationalistes comme l’ère de l’obscurantisme et de la barbarie. Ils vantent ses institutions, sa civilisation, sa littérature, ses arts. Ils présentent avec Hugo et Savigny le droit non point comme le résultat d’un acte de volonté consciente, d’un contrat social, mais comme un acte inconscient et nécessaire de l’âme nationale, du Volksgeist, qui vit et palpite dans tous les individus faisant partie d’une même collectivité. Sur ce terrain aussi l’opposition subsiste entre rationalistes et romantiques, entre les esprits qui croient davantage à l’efficacité de la volonté libre et consciente de l’homme et ceux qui inclinent à le soumettre davantage au destin, aux puissances traditionnelles, aux fatalités collectives.

C’est par contre dans la région de l’Art que le romantisme a remporté ses plus éclatants succès. Là les thèses du rationalisme, qui inclinait à tenir l’œuvre d’art pour un produit de 1’industrie réfléchie et consciente de l’homme, ont rencontré de bonne heure une opposition décidée et en grande partie justifiée. À cette conception, les romantiques répondent tout de suite en proclamant que l’œuvre d’art n’est pas la création d’une intelligence consciente mais qu’elle naît, à la façon d’un être vivant, en vertu d’un processus organique. Ils considèrent dans la poésie moins ce qui est en elle technique apprise, imitation de modèles consacrés, virtuosité acquise, que ce qui est imagination créatrice ou libre inspiration, sentiment ou passion, rêverie ou ironie, intuition pure ou spontanéité ingénue. Et tandis que la science romantique était vite menacée d’un discrédit croissant, la poésie romantique, au contraire, s’épanouissait largement de Novalis ou Brentano jusqu’ à Richard Wagner, éclipsant sans peine les productions sans saveur d’un rationalisme dégénéré ou d’un classicisme attardé, et enrichissait la littérature allemande de quelques-uns de ses trésors les plus précieux. La musique, saluée d’emblée comme « le plus romantique des arts », comme celui qui nous enseigne le mieux à « sentir le sentiment », se pare d’un prestige nouveau. Le début du XIXe siècle apparaît à cet égard comme un moment de merveilleux épanouissement. C’est l’avènement de Beethoven, la résurrection de Bach dont, après une longue éclipse, on commence à comprendre l’immense valeur. C’est l’épanouissement du lied avec Schubert, c’est la floraison de l’opéra romantique avec Weber. Avec Beethoven en particulier, la musique devient consciente de l’étendue de son domaine et de la grandeur de sa tâche. Elle sent qu’elle est en état d’exprimer autrement, mais aussi bien que la poésie, les aspirations les plus profondes, les émotions les plus hautes de l’âme humaine. Et pendant tout le XIXe siècle la musique, avec Schumann, Liszt, Brahms, Richard Wagner, ou Richard Strauss, poursuit une évolution véritablement triomphale.

Et chez les poètes romantiques se développe la conscience croissante des affinités profondes qui unissent la musique et la poésie. Certains d’entre eux, comme Hoffmann, sont en même temps poètes et musiciens. D’autres, comme Tieck, proclament avec insistance la primauté de la musique sur les autres arts, déclarent qu’une symphonie est supérieure au drame le plus riche, s’efforcent de rivaliser avec la musique à l’aide du vers ou du mot, s’amusent à écrire des « symphonies » poétiques, recherchent dans leurs strophes lyriques des effets purement musicaux. Beaucoup, sans tomber dans cette imitation un peu extérieure et factice des procédés de la musique, sont des natures profondément lyriques, préoccupées avaient tout d’exprimer des états d’âme, des émotions pures, d’épancher au dehors en flots de lyrisme, cette Sehnsucht, cette nostalgie imprécise, à la fois douce et douloureuse, faite de regrets, d’attente, de vagues aspirations, de désespoir ou d’enthousiasme qui vibre dans les cœurs romantiques. Et c’est, je crois, dans ce lyrisme tout imprégné de musique que le romantisme, depuis les Hymnes à la Nuit de Novalis jusqu’à Intermezzo de Heine ou au Zarathoustra de Nietzsche, a trouvé ses plus heureuses inspirations et produit ses chefs-d’œuvre les plus parfaits.

C’est cet aspect du romantisme qui a été mis en lumière dans le présent recueil. Il met en valeur ce qu’il y a de charme, de beauté rêveuse, de fraîcheur et de jeunesse dans cette poésie qui s’épanouit au cours, du premier tiers du XIXe siècle. Il fait voir quelques-uns de ses aspects caractéristiques ; il évoque l’image de certains de ses représentants les plus typiques. Il ressuscite à nos yeux une époque séduisante entre toutes du passé allemand et qui reste aujourd’hui encore infiniment captivante pour beaucoup de modernes. Et le romantisme, sans doute, a vu pâlir son étoile dès avant le milieu du XIXe siècle. Il contenait en effet en lui des germes de dissolution évidents. Lorsque, de révolutionnaire qu’il était à l’origine, il devint réactionnaire, lorsqu’il se fit l’allié de l’absolutisme féodal et du cléricalisme, lorsque son subjectivisme dégénéra chez certains exaltés en une sorte de folie mystique et aboutit à des cas nettement pathologiques, lorsque son antirationalisme tourna en étrangeté voulue ou en puérilité affectée, il perdit peu à peu son action sur les esprits. Au lendemain de 1830, Henri Heine, à demi romantique encore lui-même, dénonce avec une cruelle ironie les faiblesses et les tares de ses anciens maîtres et les ridiculise copieusement. Il est d’ailleurs évident que le régime de l’entreprise capitaliste qui se développe à ce moment n’était guère compatible avec les tendances essentielles des romantiques. Comment des générations qui s’efforçaient vers la puissance impérialiste et la richesse matérielle, qui travaillaient de toutes leurs forces à l’avancement des sciences naturelles et à la rationalisation progressive de la technique, eussent-elles pu continuer leur approbation à des hommes qui rabaissaient la raison au profit de l’imagination et de la sensibilité, qui honnissaient l’activité utile, se livraient à l’apologie de l’« art divin de la paresse », trouvaient leur plaisir dans les excentricités du mysticisme et du spiritisme, professaient une philosophie de la nature aventureuse, ou réduisaient l’art à n’être qu’un divertissement vide de sens comme les lignes capricieuses de l’arabesque ! Comment la bourgeoisie et le peuple allemands, qui marchaient à la conquête de la liberté politique et de l’émancipation sociale eussent-ils pu ne pas protester contre les apologistes du moyen-âge, les champions de la Sainte Alliance, du cléricalisme catholique ou du piétisme orthodoxe, comme les ennemis jurés de la Révolution ct de la démocratie ! Il est évident que la table des valeurs des représentants de l’entreprise n’est pas la même que celle du romantisme. La raison théorique et pratique prime à leurs yeux la fantaisie poétique ou la piété pour le passé ; l’observation exacte et patiente de la réalité objective a pour eux plus de prix que les constructions brillantes et inconsistantes de l’imagination artiste. Après le romantisme on a donc vu surgir le réalisme, puis l’impressionnisme, le symbolisme, l’expressionnisme, etc. Mais de même que le romantisme s’est superposé au rationalisme de l’Aufklärung sans le remplacer, ainsi le romantisme, à son tour n’a pas été supplanté par les tendances nouvelles ; elles se sont mélangées en proportions variables sans s’exclure les unes les autres. Si bien que l’on est en droit de dire, au total, que le romantisme n’a pas seulement été la « dominante » d’une époque particulière : on peut aussi, je crois, le considérer comme un élément éternel de l’âme humaine, qui ne cesse de chercher sa voie entre le « je veux » du titan et le « j’obéis » du croyant, tantôt par la voie prométhéenne de la libre volonté consciente, tantôt par l’adhésion respectueuse à la loi de l’Ordre et par la soumission aux puissances qui nous dépassent et nous guident.

 

 

Henri LICHTENBERGER.

 

Paru dans les Cahiers du Sud en 1937.

 

 

 

 

 

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