Les petites hantises

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Henri LOUATRON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

TAPISSERIES ANIMÉES

 

 

Comme il montait suant et piqué par les glaives

Une femme eut pitié, le voyant prêt à choir.

Et l’essuya, posant sur son front un mouchoir ;

Et, quand elle rentra chez elle, cette femme,

Vit sur le mouchoir sombre une face de flamme.

(V. HUGO, La Fin de Satan, Le Gibet, III.)

 

 

Rien de plus divers que les procédés par lesquels peut s’obtenir, volontairement ou non, l’espèce d’extase favorable aux visions, aux prémonitions, et aux transmissions de pensée. Un sommet de montagne, une pierre dressée, un bois sauvage, un arbre même, le tournoiement de l’eau courante, les exhalaisons du sol, le sang fumant, une mélopée, une coupe brillante, la vue ou le cri subit d’un oiseau, bien d’autres phénomènes ou objets inspiraient les anciens. Aujourd’hui les moyens diffèrent : c’est, par exemple, le maniement des cartes, la contemplation d’une boule de cristal ou du marc de café, la concentration du regard sur un point éclairé, etc. Un peintre anglais, Kenlemans, se contentait de dessiner un œil d’oiseau. L’essentiel, en définitive, est que l’imagination soit follement frappée et surtout fixée d’une manière quelconque, d’où il suit que chaque époque a pu et dû subir sur ce point des influences spéciales.

Ainsi, avant la Révolution, lorsque l’usage des tapisseries était plus répandu qu’aujourd’hui, surtout dans les châteaux, cette fantasmagorie toujours présente, cette vie factice, immobile et muette des vastes tentures à personnages devait agir à la longue comme une obsession sur la pensée. C’étaient des visions toutes faites dont il suffisait de se souvenir, et plus d’une tapisserie eut de la sorte un caractère particulièrement suggestif. Marie-Antoinette, à son arrivée en France, ne fut-elle pas violemment impressionnée par une tapisserie, en quelque sorte prophétique, qui représentait le Massacre des Innocents ?

Les frères de Goncourt rapportent, dans leur Histoire de la Société française pendant la Révolution, qu’« au mois de juillet 1790, on arrêtait deux inspirés qui prétendaient avoir vu la conjuration du duc d’Orléans sur les tapisseries de Saint-Cloud » (p. 141). Eusèbe Salverte dit de son côté : « Voyez dans les Souvenirs d’un homme de cour, t. I, p. 324-329, le récit d’une apparition fantasmagorique qui doit dater du milieu du XVIIIe siècle. Elle consistait spécialement à donner l’apparence de la vie et du mouvement à des personnages de tapisseries. » (Des Sciences occultes, 2e édition, p. 214.)

Ce procédé ou quelque chose d’analogue est décrit par Edgar Poe, qui a donné un rôle aux vieilles tentures féodales toutes les fois qu’il en a trouvé l’occasion, par exemple dans le Masque de la Mort Rouge. Dans Ligeia, le héros du conte avait décoré d’une manière fantastique l’ancienne abbaye anglaise où il résidait. « C’était dans la tenture de l’appartement, hélas ! qu’éclatait la fantaisie principale. Cette matière (celle de la tenture) était un tissu d’or des plus riches, tacheté, par intervalles irréguliers, de figures arabesques, d’un pied de diamètre environ, qui enlevaient sur le fond leurs dessins d’un noir de jais. Mais ces figures ne participaient du caractère arabesque que quand on les examinait à un seul point de vue. Par un procédé aujourd’hui fort commun, et dont on retrouve la trace dans la plus haute antiquité, elles étaient faites de manière à changer d’aspect. Pour une personne qui entrait dans la chambre, elles avaient l’air de simples monstruosités ; mais à mesure qu’on avançait, ce caractère disparaissait graduellement, et, pas à pas, le visiteur changeant de place, se voyait entouré d’une procession continue de formes affreuses, comme celles qui sont nées de la superstition du Nord, ou celles qui se dressent dans les sommeils coupables des moines. L’effet fantasmagorique était grandement accru par l’introduction artificielle d’un fort courant d’air continu derrière la tenture, qui donnait au tout une hideuse et inquiétante animation. »

Mais le poète de l’opium et de l’hypnose, le prince du mystère, comme l’appelle son traducteur, avait subi trop profondément la fascination des grandes tapisseries décoratives pour s’en tenir là. La forme de sa Ligeia émerge des tentures qu’il a si complaisamment décrites : il se produisait « des bruits, – de légers bruits – et des mouvements insolites dans les rideaux », et aucun des personnages du conte ne parvenait à croire « que ces soupirs à peine articulés et ces changements presque insensibles n’étaient que les effets naturels du courant d’air habituel ». De même, dans Ombre, le spectre collectif des amis morts qui reviennent hanter les survivants, sort des draperies encadrant la salle : « Et voilà, que du fond de ces draperies noires où allait mourir le bruit de la chanson, s’éleva une ombre, sombre, indéfinie, – une ombre semblable à celle que la lune, quand elle est basse dans le ciel, peut dessiner d’après le corps d’un homme : mais ce n’était l’ombre ni d’un homme, ni d’un Dieu, ni d’aucun être connu. Et frissonnant un instant parmi les draperies, elle resta enfin, visible et droite, sur la surface de la porte d’airain. »

Dans Metzengerstein, Poe représente une tapisserie animée d’une vie non plus apparente ou spectrale, mais matérielle. Comme les familles hongroises Metzengerstein et Berlifitzing étaient en rivalité, le dernier des Metzengerstein n’avait pas craint de mettre le feu aux écuries de ses ennemis : il contemplait l’incendie, quand, dans la chambre de son palais où il se trouvait alors, « ses yeux se tournèrent machinalement vers l’image d’un cheval énorme, d’une couleur hors nature, et représenté dans la tapisserie comme appartenant à un ancêtre sarrazin de la famille de son rival. Le cheval se tenait sur le premier plan du tableau, – immobile comme une statue, – pendant qu’un peu plus loin, derrière lui, son cavalier déconfit mourait sous le poignard d’un Metzengerstein. » La rumeur de l’incendie attira un moment l’attention du jeune homme, puis « son regard retourna machinalement au mur. À son grand étonnement, la tête du gigantesque coursier, – chose horrible ! – avait pendant ce temps changé de position. Le cou de l’animal, d’abord incliné comme par la compassion vers le corps terrassé de son seigneur, était maintenant étendu, roide et dans toute sa longueur, dans la direction du baron. Les yeux, tout à l’heure invisibles, contenaient maintenant une expression énergique et humaine, et ils brillaient d’un rouge ardent et extraordinaire. » Le cheval devenu vivant se détache de là tapisserie ; une sorte d’entente ou de rapport magnétique s’établit entre lui et le baron, ils ne se quittent plus, et l’animal vengeur conduit son cavalier à la mort dans un nouvel incendie, celui du château de Metzengerstein, cette fois.

La fin du conte est invraisemblable, puisque c’est un conte, mais jusqu’au moment où le cheval quitte complètement la tapisserie, Edgar Poe n’a pas dépassé les limites du surnaturel possible. On en jugera par le fait suivant, qui peut être considéré comme typique relativement au genre de hantise dont il s’agit. Il est emprunté aux Mémoires de Mme de Genlis, laquelle présente d’abord à ses lecteurs le héros de l’aventure.

 

« Le chevalier de Jaucour avait une figure très agréable, un visage rond, plein et pâle, des yeux noirs, de jolis traits, des cheveux bruns négligés et dépoudrés, il ressemblait en effet à un clair de lune. Sa taille était noble, il avait bonne grâce. Son caractère était excellent, plein de droiture et de loyauté. Il avait fait plusieurs campagnes de guerre : étant entré au service à douze ans, il avait montré autant d’intelligence militaire que de bravoure. Son esprit était comme son caractère, sage et raisonnable. À l’un de ces soupers, ma tante dit que j’avais peur des revenants. Alors Mme de Gourgues proposa au chevalier de Jaucour de me conter sa belle histoire de la tapisserie. J’en avais entendu parler comme d’une chose parfaitement vraie, car le chevalier de Jaucour donnait sa parole d’honneur qu’il n’ajoutait rien, et il était incapable de faire un mensonge, qui d’ailleurs n’aurait eu alors aucun sel. Cette histoire est devenue prophétique à l’époque de la Révolution. Je puis la rapporter avec une scrupuleuse exactitude parce qu’ayant beaucoup vu le chevalier de Jaucour, je la lui ai fait conter cinq ou six fois en ma présence ; la voici :

« Le chevalier, né en Bourgogne, fut élevé dans un collège à Autun. Il avait douze ans lorsque son père, qui voulait l’envoyer à l’armée sous la conduite d’un de ses oncles, le fit venir dans son château. Le soir même, après souper, on le conduisit dans une grande chambre où il devait coucher ; on établit sur une sorte de trépied au milieu de la chambre une lampe allumée, et on le laissa seul. Il se déshabilla et se mit au lit sur-le-champ, en laissant brûler sa lampe. Il n’avait nulle envie de dormir, et, comme il avait à peine regardé sa chambre en y entrant, il se mit à la considérer. Ses yeux se portèrent sur la vieille tenture de tapisserie à personnages qui se trouvait vis-à-vis de lui. Le sujet en était bizarre ; elle représentait un temple dont les portes étaient fermées. Sur le haut de l’escalier de cet édifice était debout une espèce de pontife ou de grand-prêtre vêtu d’une longue robe blanche. Il tenait d’une main une poignée de verges et de l’autre une clef ; – c’était peut-être l’Onias du second livre des Machabées. – Tout à coup le chevalier, qui regardait fixement cette figure, se frotte les yeux croyant avoir un éblouissement ; ensuite il regarde de nouveau, et la surprise et le saisissement le glacent et le rendent immobile !... Il voyait cette figure se mouvoir et descendre gravement les marches de l’escalier !... Enfin la voilà hors de la tapisserie et dans la chambre, qu’elle traverse ; elle arrive tout près du lit, et, s’adressant à ce pauvre enfant, pétrifié par la terreur, elle lui dit bien distinctement ces paroles : Ces verges fustigeront un grand nombre ; quand tu les verras s’agiter, n’hésite pas à prendre la clef des champs que voilà... À ces mots la figure tourne le dos, s’éloigne, se rapproche de la tapisserie, remonte l’escalier et se remet à sa place. Le chevalier, baigné d’une sueur froide, fut pendant un quart d’heure tellement privé de force qu’il était hors d’état d’appeler ; enfin on vint. N’osant confier cette aventure à un domestique, il dit seulement qu’il se trouvait mal, et l’on resta auprès de lui tout le reste de la nuit. Le lendemain, le comte de Jaucour, son père, l’interrogeant sur ce qu’il avait eu la nuit, il conta sa vision. Au lieu de se moquer de lui, comme le chevalier s’y attendait, le conte l’écouta fort sérieusement, ensuite il lui dit : « Rien n’est plus extraordinaire, car mon père, dans sa première jeunesse, eut aussi dans cette même chambre, avec le même personnage représenté dans cette antique tapisserie, une scène fort étrange. » Le chevalier aurait bien voulu savoir le détail de cette vision de son grand-père, mais le comte n’en voulut pas dire davantage ; il ordonna même à son fils de ne plus lui en parler, et le jour même le comte fit détendre toute cette tapisserie, qu’il fit brûler en sa présence dans la cour du château. Voilà cette fameuse histoire dans toute sa naïveté. Mme Radcliffe eut été bien heureuse de la savoir et je crois que le chevalier de Jaucour, à l’époque de la Révolution, se la rappela ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’il prit la clef des champs, lorsqu’il vit les verges s’agiter. Il n’hésita pas à quitter la France. »

 

Le moyen employé par le comte pour empêcher la hantise était assurément radical : son équivalent atténué a réussi dans un autre cas, celui de l’Enfant Brillant, the Radiant Boy, célèbre pour s’être montré trois fois à Lord Castlereagh. L’enfant brillant hantait une chambre à tapisseries, dans un vieux château fréquenté par sept ou huit spectres qui n’ont pas tous dit leur dernier mot : il a suffi de changer en fumoir la chambre tapissée de l’Enfant Brillant pour le faire disparaître. (A. Lang, Dreams and Ghosts, p. 202.)

 

La suppression du Radiant Boy a son intérêt, car elle donne jusqu’à un certain point la clef du mystère.

Si une image quelconque peut, par la fixité de ses yeux ou autrement, susciter l’espèce de somnambulisme qu’on appelle aujourd’hui la transe, il devra logiquement s’établir entre l’objet fascinateur et le voyant une sorte de lien plus ou moins durable, comme le rapport qui unit un magnétiseur et son sujet. L’homme laissera ainsi quelque effluve, capable même de lui survivre, dans la représentation qui l’a si puissamment attiré. Pourquoi pas ? Est-ce qu’on ne photographie pas aujourd’hui l’irradiation de la pensée ? Et, d’autre part, est-ce que notre personnalité ne se perpétue pas dans une mèche de cheveux, dans un habit ?

C’est un fait assez connu que, pour les sensitifs en particulier, notre image persiste pendant quelque temps dans les endroits que nous avons occupés. À propos de Mlle Sagée, jeune institutrice qui avait la propriété de se dédoubler d’une manière visible pour tout le monde, Aksakof parle de la photographie d’un médium obtenue dans une attitude et une place que le sujet avait quittées douze ou quinze minutes auparavant ; « le médium a laissé son influence à la place qu’il avait occupée, et si une personne douée de clairvoyance s’était trouvée dans la pièce, elle l’y aurait vue à cet endroit » (Animisme et Spiritisme, p. 79 et 504). On peut citer dans le même ordre d’idées, comme exemples remarquables de clairvoyance, celui d’un enfant vu en double parce qu’il avait un frère jumeau, et celui d’un autre enfant vu sur tous les sièges d’une chambre, parce qu’en effet il s’était amusé à s’y asseoir successivement. Catherine II, l’impératrice de Russie, apparut une fois à toute sa cour comme à elle-même, sur son trône ; en maîtresse femme qu’elle était, elle fit tirer sur ce double, qui disparut.

Si un meuble reçoit l’image d’une personne, il peut en prendre aussi la sensibilité, dans une certaine mesure. M. de Rochas ayant caressé un fauteuil sensibilisé par Mme Lux : « Elle a rougi en souriant. » Il s’y assied : « Elle a paru oppressée et m’a prié de me lever parce que j’étais trop lourd. » (L’Extériorisation de la Sensibilité, p. 226.)

La matière du siège qui conserve ainsi l’influence n’est sans doute pas indifférente. M. de Rochas cite, parmi les objets les plus propres à emmagasiner la sensibilité, « les corps visqueux, surtout ceux d’origine animale, comme la gélatine, la cire, l’ouate, les étoffes à structure lâche ou pelucheuse comme le velours de laine » (Id., p. 69). Le même auteur rappelle la curieuse histoire de la chemise d’Anne de Clèves, que le duc d’Anjou toucha par hasard, ce qui suffit pour le rendre amoureux de la jeune princesse (p. 247-8). En ce qui concerne les tapisseries, il est clair que la laine dont elles sont faites se prête on ne peut mieux à la captation des effluves.

Tapis ou tapisserie, c’est tout un, et aujourd’hui que les tapisseries se font rares, la hantise peut fort bien se loger dans un tapis, malgré l’incommodité de la chose. Une sorte de pendant au Radiant Boy aurait été obtenu de la sorte par photographie « spirite » d’après M. Stead (du Borderland). C’est un petit enfant de couleur ayant un collier de perles, et prenant à chaque épreuve une pose différente. « Dans certaines il rit, dans d’autres il roule des yeux effrayés. Le double collier est tantôt autour du cou, tantôt autour de la tête. Toutes les fois que cet enfant se manifeste, le photographe ôte toujours le tapis de la table, qui ordinairement se trouve à côté de la personne qui pose et, invariablement, le tapis se reproduit dans le portrait de l’enfant qui paraît s’en faire un manteau. » (Annales des Sciences psychiques, 1896, p. 186.) On voit que dans ce cas particulier, le tapis est nécessaire à la production de l’image enfantine.

 

 

II

 

TABLEAUX HANTÉS

 

Nos aïeux avaient des tapisseries hantées. Aujourd’hui que la tapisserie n’est plus de mode, le tableau la remplace généralement au point de vue des hantises : il la remplace d’autant mieux qu’il contient plus de vie et de suggestion qu’elle, grâce à la netteté de dessin et à la vivacité de couleur par lesquelles une toile l’emporte infiniment sur une broderie.

« Une jeune dame de ma connaissance, rapporte Herbert Spencer, avoue qu’elle ne peut dormir dans une chambre où il y a des portraits suspendus aux murs, et rien n’égale la répugnance qu’elle éprouve alors. C’est en vain qu’elle sait à merveille que les portraits ne se composent que de peinture et de toile : cette connaissance ne parvient pas à mettre en fuite l’idée qu’il y a dans le portrait autre chose encore. » (Principes de Sociologie, I, p. 423.) La même répugnance existait au plus haut point chez un romancier oublié aujourd’hui, Paul Deltuf, qui mourut fou ; il décapitait des portraits avec un rasoir, dans sa folie, probablement pour se venger de leur obsession. (Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires, II, p. 130-131.)

C’est que dans un portrait, par l’insistance de son attention qu’aide peut-être la matière grasse des couleurs, le peintre transporte et fixe véritablement sur la toile quelque influx du modèle comme de lui-même, quelque chose d’inquiétant et de suggestif, par conséquent. Aussi Edgar Poe ne fait-il qu’exagérer la réalité quand il dit d’un peintre dans le Portrait ovale : « Les couleurs qu’il étalait sur la toile étaient tirées des joues de celle qui était assise près de lui. » L’ouvrage achevé, l’artiste resta un moment en extase devant son œuvre, « mais une minute après, comme il contemplait encore, il trembla et il devint très pâle et il fut frappé d’effroi, et criant d’une voix éclatante. – En vérité c’est la Vie elle-même ! – il se retourna brusquement pour regarder sa bien-aimée ; – elle était morte ! »

« Si l’on peint sur un mur une image à la ressemblance d’un homme », dit Paracelse appréciant la peinture comme Balzac le daguerréotype, « votre esprit a fixé l’esprit de cet homme dans cette figure. » (De l’Être spirituel, ch. IX.) Sans pousser l’envoûtement jusque-là, M. de Rochas n’en a pas moins transporté sur une plaque photographique assez de la sensibilité de Mme Lux (probablement Polaire de la Scala), pour blesser la personne en égratignant le portrait.

Transfert ou non, l’influence d’un tableau ou d’un portrait n’est certainement pas restreinte à la durée de vie de l’artiste ou du modèle. Le médium de Mac Nab avait été si bien halluciné par un vieux dessin datant de plusieurs siècles, qu’il en donna la ressemblance à la matérialisation connue sous le nom de Clorinde. (Dr Fugairon, Essai sur les phénomènes électriques des êtres vivants, p. 160.) Un cas analogue s’est présenté depuis, avec cette nuance que l’original était plus récent (Annales des Sciences Psychiques, 1896, p. 179-182). Voici un autre fait. En 1895, lady Burton, désirant avoir des communications de son mari défunt, consulta miss X., une voyante dans le cristal. Celle-ci se plaça un soir devant le portrait, peint par Leighton, de sir Richard Burton, qui devait servir, au même titre que le cristal, d’intermédiaire aux messages : il apparut en effet des conseils écrits sur le portrait, qui relataient des détails complètement inconnus de la voyante (Borderland, 1896, et Journal de la Society for Psychical Research, Janvier 1897).

S’il en est ainsi, on peut s’attendre à voir des tableaux hantés comme il y avait jadis des tapisseries hantées. Dans l’ouvrage intitulé Illusions, le psychologue anglais James Sully raconte qu’une dame se trouvant chez des hôtes, il lui arriva ce qui suit : « Durant la nuit et juste en s’éveillant, elle eut la vision d’un homme étrange, en costume moyen-âge, figure qui ne lui était nullement agréable, et qui lui semblait tout à fait inconnue. Le matin en se levant, elle reconnut l’original de son image hallucinatoire dans un portrait suspendu au mur de sa chambre à coucher, portrait qui avait impressionné son cerveau avant le fait de l’apparition, bien qu’elle n’y eût pas pris garde. » (C’est ainsi que dans Tapestried Chamber de Walter Scott, un spectre est reconnu à un portrait, d’après un récit que fit à l’auteur miss Anna Seward. « Une chose curieuse est qu’elle apprit ensuite pour la première fois que la maison dans laquelle elle se trouvait avait la réputation d’être hantée, et cela par le même désagréable personnage moyenâgeux qui avait troublé son demi-sommeil. Le cas me semble typique relativement à la genèse des esprits et aux histoires de maisons hantées. » (Illusions, 1881, p. 184-5.) Que la dame ait ou non jeté les yeux sur le tableau avant sa vision, il n’en était pas moins hanté, puisque d’autres personnes avaient reçu de lui la même impression.

Quelques histoires de tableaux momentanément hantés se trouvent compliquées de télépathie, ou de prémonition, comme il advint avec la tapisserie du chevalier de Jaucour.

Le 17 mai 1885, un jeune homme partit de Londres pour Calcutta sur un bateau de la Compagnie des Indes, le Shannon ; il avait laissé chez ses parents, dans la chambre de sa grand-mère maternelle, une peinture du bateau. Un jour, raconte son père, que ma belle-mère « se tenait dans sa chambre avec une de mes filles, âgée de dix-sept ans, soudain la peinture fut enveloppée d’un nuage brillant et pendant un moment le bateau devint invisible. Ma fille, alarmée, s’élança hors de la chambre et m’appela. Malheureusement, j’étais alors sorti. Quand je revins et entrai dans la chambre, on ne voyait plus rien d’extraordinaire. Ma belle-mère, qui mourut environ trois ans après, à l’âge respectable de quatre-vingt-huit ans, était une femme d’un sang-froid remarquable. Après m’avoir raconté ce qui était arrivé, elle dit : « Si le bateau de Jack a fait naufrage, il a fait naufrage aujourd’hui », et elle fit écrire par une de mes filles sur un bout de papier : « Lumière sur le bateau, 2 mai 1885, samedi soir, entre six et sept heures, vue par Grannie et Kattie. » Elle mit le papier dans son livre de prières, et il y est toujours resté depuis. » Le Shannon ne devait être à Calcutta que deux ou trois semaines plus tard, mais en réalité il n’y arriva pas, il se perdit corps et biens, et on n’eut jamais de ses nouvelles. (Stead, Real Ghosts, 1887, p. 208-9.)

Autre incident du même genre. Un jeune capitaine français, Edmond Escourrou, fut tué d’une balle dans l’œil au siège de Puébla, en 1863. Quelques heures avant l’évènement, sa mère qui habitait Sèvres dit à un ami de la famille : « Ah ! mon cher enfant, j’ai de cruels pressentiments, je dois perdre mon fils. Ce matin en entrant dans la chambre où se trouve son portrait (ce portrait avait été peint par un de ses camarades, M. Thiénot, pendant son dernier congé) pour le saluer comme chaque jour, j’ai vu, bien vu, un de ses yeux crevé et le sang coulant sur le visage. Ils ont tué mon fils. » La même dame s’expliqua dans la suite avec plus de détails : « C’était le dimanche des Rameaux : nous habitions à Sèvres ; le matin j’étais allée à la messe, mais je n’avais pu suivre l’office, je me sentais en proie à une certaine agitation, j’éprouvais une inquiétude vague, indéfinissable ; j’étais triste. Après le déjeuner (je ne puis préciser l’heure), j’entrai dans une grande pièce qui formait le salon de notre appartement ; le portrait de mon fils était accroché au-dessus du piano. L’ayant regardé machinalement, je faillis tomber à la renverse : ce portrait, fort ressemblant à la vérité, me paraissait animé et bien vivant ; il me semblait que les yeux clignotaient, que les lèvres s’agitaient comme s’il eût voulu me parler. Je fus surtout frappée à la vue d’un œil qui proéminait, et semblait vouloir sortir de son orbite. Cette impression me fit beaucoup souffrir : elle fut tellement vive que les jours suivants quand je rentrais dans cette pièce et regardais le portrait, je croyais voir le visage de mon fils avec la même expression. Pour m’éviter ces pénibles impressions, on couvrit le tableau d’un crêpe. » (Annales des Sciences Psychiques, 1891, p. 148-151.)

Dans une œuvre de sa vingtième année, le Tableau d’église, Musset a merveilleusement vu comment ce qu’un artiste met de lui-même sur sa toile peut impressionner un spectateur disposé à l’hypnose. Un jeune officier s’endort en regardant un tableau qui représente le Christ : « Rien ne se fit sentir pendant les premiers moments : mais peu à peu (probablement le sommeil devenant plus profond) je crus voir de nouveau la lumière éclairer la surface polie de la toile. Alors je pus plonger avidement jusque dans l’âme des personnages : de grandes beautés se révélèrent à moi, et un certain regard que l’artiste avait su donner à son Christ me ravit par-dessus tout... Il me sembla tout à coup que les traits de son visage s’éclairaient bien plus que tout le reste du tableau, qui demeurait dans les ténèbres ; et bientôt toute sa personne devint si lumineuse que je crus qu’elle était sortie de sa prison de bois. Poussé par une force invisible, je m’avançai vers lui et je touchai sa main ; elle saisit doucement la mienne, et aussitôt une mélancolie profonde, semblable à celle qu’il éprouvait, me pénétra jusqu’au cœur. Quel sentiment de pitié et de douleur m’inspiraient les blessures terribles dont son corps était diapré ! Il me les fit toucher avec un sourire, et le sang vermeil qui en dégouttait sur ses membres plus blancs que l’ivoire, commença à rougir la terre. Alors une partie de mon propre sang voulut s’élancer de mon cœur et se mêler au sien ; un second mouvement me rapprocha de lui... Une étincelle électrique qui s’échappa de sa main me traversa rapidement. » La communication ne cesse pas avec le sommeil, car une voix qui murmure Maria-Magdalena révèle ainsi au jeune homme éveillé le suprême secret du Christ, qui serait l’amour : « Je suis l’Universel Baiser », lui a fait dire Verlaine.

Comme le sang est la partie la plus fluide et la plus volatile du corps, Musset a bien senti que les communions du genre de celle qu’il décrit ont surtout lieu par le sang, lorsqu’elles deviennent véritablement matérielles : il est curieux qu’il ait ainsi expliqué d’avance le célèbre prodige de Rose Tamisier faisant saigner le flanc du Christ sur un tableau. (Gaston Mery, la Voyante, p. 289.)

Les dires de Musset sont paroles de poète, sans doute, mais tout poète est un sensitif ou un voyant, et d’ailleurs il y a des hommes de science qui disent la même chose en d’autres termes. M. Lodge, par exemple, dans un travail sur la transmission de pensée : « Voici une chambre où une tragédie s’est passée, où un cœur humain a été étreint par la plus poignante angoisse. Reste-t-il encore à présent une trace de cette agonie susceptible d’être appréciée par un esprit dans l’état d’harmonie ou de sensibilité nécessaire ? Je n’affirme rien, je dis seulement que la chose n’est pas inconcevable : si elle arrive, elle peut prendre plusieurs formes ; une vague inquiétude peut-être, ou des bruits imaginaires, ou de vagues visions, ou peut-être un rêve, une représentation de l’évènement tel qu’il s’est passé... Et les reliques ? Faut-il croire qu’une boucle de cheveux, un vieux vêtement, garde des traces d’une personne morte, conserve quelque chose de sa personnalité ? N’en est-il pas ainsi d’une vieille lettre, d’un tableau ? Nous disons d’un tableau : Un vieux maître. Est-ce qu’il n’y a pas là beaucoup de la personnalité du vieux maître conservée ainsi ? L’émotion ressentie en regardant le tableau n’est-elle pas une espèce de transmission de la pensée d’un mort ? Un tableau diffère d’un morceau de musique en ce qu’il y a en lui une véritable incarnation, si je puis ainsi dire. (Borderland, 1894, traduction Marcel Mangin.)

Dans l’Extériorisation de la sensibilité, M. de Rochas explique avec une netteté parfaite la fixation des effluves. « Si on place, pendant un certain temps, près d’un sujet extériorisé une substance propre à absorber cet agent, la substance se chargera, jusqu’à la limite de sa capacité propre, de l’agent proportionnellement à ce temps et à l’intensité du rayonnement du sujet au point où elle est placée, de telle sorte qu’elle deviendra elle-même le centre d’un champ plus ou moins étendu » (p. 68).

Le sujet extériorisé, c’est celui qui impressionne pour la première fois l’objet dans lequel se conserve indéfiniment, comme en un phonographe ou un cinématographe, une sorte de mirage ou d’écho de la vibration humaine : vienne un autre sensitif, et l’essence vitale ou mentale immobilisée là va s’unir à la sienne, en l’exaltant parfois jusqu’à l’état de transe.

 

 

Henri LOUATRON.

 

Paru dans L’Écho du merveilleux

en mai et juin 1898.

 

 

 

 

 

 

 

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