Le mal et le bien

 

LA RELIGION

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Eugène LOUDUN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

TRADITIONS CONSERVÉES

 

 

 

SOMMAIRE. – Traditions de l’ordre physique. – Le Ciel. – La terre. – Premiers temps du monde. – Traditions religieuses. – Traditions morales. – Sentiment religieux de l’Antiquité. – La Religion, première loi de l’Antiquité.

 

 

L’homme n’a pas été jeté sur la terre comme un enfant déshérité ; le grand Dieu qui l’a créé lui avait, dès l’origine, donné toutes les forces, révélé toutes les connaissances qui lui étaient nécessaires. Afin de satisfaire ses passions, l’homme s’éloigna de Dieu, et, en s’en éloignant, perdit la claire intuition du vrai ; mais telle est la splendeur de la vérité éternelle, qu’il en recevait encore des lueurs : même en s’enfonçant dans la nuit, il entrevoyait quelques points distincts, il gardait le souvenir de certains autres. C’est ce qu’on appelle les traditions, reliques informes de la science originelle, médailles à demi effacées, qui témoignent de l’existence du souverain, ombre de la révélation, obscures comme l’ombre, mal définies, mais, comme l’ombre, prouvant le soleil.

Ces traditions ont laissé leurs traces dans toute l’Antiquité païenne ; chez ses poètes, ses philosophes, ses historiens, on retrouve à chaque pas, altérées, mais reconnaissables, les marques des vérités religieuses, morales, même de l’ordre physique ; ces vérités premières, l’homme les a toujours possédées ; il n’a rien découvert au delà ; le détail seul a été livré à ses investigations.

 

 

 

I

 

 

Si l’on voulait résumer en peu de mots le système astronomique et la description de la terre, ne dirait-on pas : l’espace indéfini est peuplé d’astres sans nombre, dont plusieurs sont plus grands que la terre, et qui gravitent autour d’un centre commun ; la terre est un globe, elle tourne autour du soleil et sur elle-même ; elle a deux pôles, deux hémisphères, des antipodes, cinq zones, etc. ? Ce sont là les premières lignes ; le reste s’en déduit comme conséquence.

Eh bien, aucune de ces notions n’était ignorée de l’Antiquité.

Le Ciel, d’après les anciens hymnes connus sous le nom d’Orphée, enveloppe la terre et l’entraîne dans son mouvement ; Pythagore se représente le monde formé de planètes qui tournent autour du soleil ; pour Aristote, le ciel est une sphère qui accomplit autour de son centre immobile un mouvement de révolution ; il ne faut pas se figurer les astres comme attachés au ciel, dit Cicéron, l’immensité du ciel est semée d’astres, les uns errants, les autres fixes ; plusieurs surpassent la terre en étendue, ont une grandeur qui étonne l’imagination ; tous sont rapidement emportés dans une course circulaire. L’Antiquité savait même, Cicéron en parle, ce qu’est la révolution céleste de la grande année ; bien plus, elle admettait plusieurs cieux. Il n’y a pas qu’un seul système, le système solaire : « Les mathématiciens, dit Plutarque, nous enseignent que le soleil n’a pas le même mouvement que le ciel, qu’il suit un cours oblique, et décrit dans son inclinaison une spirale », c’est-à-dire le soleil n’est pas immobile par rapport au ciel, et le système solaire n’est qu’une partie de l’univers ; ce qui est vrai.

D’autres vont bien plus loin : des philosophes, Anaxagoras entre autres, affirmaient : 1° que les astres n’avaient plus de son temps la même place que primitivement ; 2° que les astres ne brillent que par réflexion ; 3° qu’ils sont retenus à leur place par la révolution rapide du ciel qui les empêche de s’écarter des régions élevées où ils roulent ; 4° que les corps qui tombent du ciel sont des fragments d’astres détachés par quelque secousse ou une autre cause extraordinaire. N’est-ce pas là les principes de l’astronomie moderne, le système de l’attraction qui a illustré Newton, et l’explication de la chute des aérolithes donnée par Biot ? Tout ce qui est nécessaire est exprimé ; il n’y a presque rien à ajouter ; ce que l’on a fait de plus, c’est de le démontrer.

 

La situation et la forme de la terre ne sont pas moins connues : sans parler de Job (il était inspiré) s’écriant : « Le Seigneur a suspendu la terre dans l’espace », cent textes païens nous la montrent comme un globe rond ; c’était l’opinion d’Aristote, des pythagoriciens au temps de Numa, nous dit Plutarque. Renflée à l’équateur et aplatie aux pôles, suivant les plus anciens livres des Chinois ; suspendue en équilibre, roulant dans l’immense éther ; elle tourne autour de l’axe du monde, et sur elle-même, ajoute Pythagore, « ce qui produit les saisons, le jour et la nuit ». Et ils ne s’abusent pas sur l’importance de la terre par rapport au reste du monde : Platon a déjà dit qu’elle est beaucoup plus petite que le soleil ; ils la jugent à sa juste mesure. Qu’est-ce que la terre ? Un point dans l’univers ; c’est le mot même qu’on emploie, mundi punctus, ne que est enim aliud terra in universo, dit Pline, et ce n’est pas une opinion isolée : ut plures tradidere, ajoute-t-il, beaucoup de gens la nomment ainsi.

Voilà la place et le rôle de la terre dans le monde ; voici sa division et ses parties : elle est partagée en cinq zones, dit Virgile. Pline les décrit exactement : une torride, deux tempérées et deux glaciales ; il peint surtout en traits énergiques la zone glaciale, qui borne notre globe à ses pôles, dit-il après Hérodote, « que le froid rend inhabitable, ajoute-t-il après Cicéron, parce qu’elle est presque toujours enveloppée d’une nuit profonde, et couverte de glaces et de neiges ».

 

        ... Quinque in partes toto disponitur orbe,

        Atque duo gelido vastantur frigore semper,

 

dit Tibulle. Et cette nuit on en connaît la durée. « Là, une longue nuit et un long jour partagent l’année en deux portions égales. »

La terre est ronde, donc elle a des antipodes : Pythagore et Cicéron l’affirment. Quelques-uns ne pouvaient s’imaginer des hommes qui « voient le soleil, pendant que nous sommes dans l’obscurité ».

 

        Illi quum videant solem, nos sidera noctis

        Cernere,

 

disait Lucrèce ; ce doute du vulgaire, qu’on retrouverait encore dans le peuple, prouve ce que pensaient les hommes éclairés. Sénèque en parle simplement, comme d’une idée reçue : « Tels ces peuples que la nature a placés, selon l’expression de Virgile, sur un point de la terre diamétralement opposée à nos pieds. »

La terre ronde a des antipodes, elle est, par conséquent, formée de deux hémisphères, et, en effet, c’était une opinion répandue qu’il y avait quatre continents, et Cratès avait fondé sur cette opinion son système que nous a transmis Strabon. Quel était le quatrième continent ? Selon les uns, la fameuse Atlantide disparue, dont parle Platon ; selon d’autres, « une vaste terre qu’on découvrirait un jour au milieu de l’Océan : »

 

        Venient annis sæcula seris

        Quibus Oceanus vincula rerum

        Laxet et ingens pateat tellus,

        Tethysque novos detegat orbes,

 

dit Sénèque. Non-seulement une terre qu’on découvrirait, mais qui existait, que l’ancien monde connaissait, et dont on parlait comme d’une réalité. Quand Tibulle célèbre le triomphe futur de Messala, que lui promet-il ? Que sa gloire s’étendra jusque dans cette partie du monde située de l’autre côté du globe, qu’on l’appellera grand dans les deux mondes :

 

        Te manet invictus Romano marte Britannus

        Teque interjecto mundi pars altera sole

        .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   

        Solus utroque idem diceris magnus in orbe.

 

Cet autre hémisphère, ce nouveau monde, que nous avons retrouvé en 1492, l’Antiquité y croyait, et peut-être n’avait-il été jamais perdu.

L’Antiquité avait exploré la terre, habitation de l’homme, plus loin qu’on ne se l’est longtemps imaginé : à mesure qu’on a pénétré dans les contrées lointaines, on s’est convaincu de l’exactitude des descriptions d’Hérodote. Tout ce qu’il dit de l’Inde, du nord de l’Europe, de la Scythie, « où il y a des mines d’or », s’est trouvé conforme à ce que nous voyons. Les Phéniciens avaient fait le tour de l’Afrique ; les Carthaginois abordèrent probablement aux rivages du nouveau monde ; les monuments que l’on rencontre en Afrique et à l’extrémité du Jutland, qui n’est séparé que par un étroit bras de mer de la presqu’île scandinave, attestent que les Romains avaient poussé fort avant au nord et au sud, en Suède, en Norvège, jusqu’au milieu du Sahara. Ils avaient même pénétré plus loin, puisque Pausanias parle de deux grands lacs dans l’Afrique centrale, d’où sortait le Nil, ce que les voyages récents ont confirmé. Mais ce n’est pas tout : comment parlent-ils des régions qu’ils n’ont pas vues ? Que signifie cette expression d’Hyperboréens, « entendue de l’Antiquité, dit Sénac de Meilhan, comme s’appliquant aux pays qui sont tellement au delà du vent du nord qu’ils ne sont jamais incommodés de son souffle ? » Ils n’étaient pas allés au pôle, et ils savaient que par delà l’Océan glacial il est un climat tiède ; ils avaient un mot pour exprimer ce que nous n’avons appris qu’hier, pour nommer cette région tempérée qui touche le pôle, cette mer libre découverte seulement en 1858 ! S’ils y étaient allés, leurs sciences, leur navigation, étaient donc plus avancées que de notre temps, ce qui est une réponse aussi inexplicable humainement que la révélation traditionnelle !

Quant à la création, aux premiers temps du monde, à ses révolutions, même connaissance de la vérité : ici, Hésiode, qui suit la tradition générale, et dont la cosmogonie sert de base à celles de Lucrèce et d’Ovide, nous montre le feu dévorant la terre à l’origine : « le globe liquéfié par la flamme découle dans le Tartare » ; là, Platon, et les poètes avec lui, racontent la création des germes et des êtres, se produisant à plusieurs époques, les plantes d’abord, puis les animaux, etc., et l’homme créé le dernier. Dans l’histoire des Titans est conservée la tradition du Combat des Anges ; Lucrèce annonce la fin du monde ; la terre entière se souvient du déluge, Platon le rappelle, les poètes en font de saisissants tableaux. C’est même par le déluge que l’on expliquait des faits qui, depuis, n’ont plus été compris, et dont la démonstration nouvelle a fait honneur aux savants de nos jours : cet amas de coquilles, par exemple, répandues dans toute la terre et jusque sur les plus hautes montagnes, et dont Voltaire se moquait, l’Antiquité savait comme nous qu’elles avaient été déposées par les eaux de la mer, quand, ainsi que le disaient Aristote et Pythagore traduit par Ovide, « ce qui est mer aujourd’hui était terre, et ce qui est la terre était la mer : »

 

        Vidi ego quod fuerat quondam solidissima tellus

        Esse fretum.....

        Et procul a pelago conchæ jacuere marinæ.

 

La géologie moderne ne parlerait pas autrement : les poètes n’ont rien imaginé, ils ont été la voix de leur temps. Partout les mêmes souvenirs que ceux de la Genèse ; les noms seuls sont changés.

Ainsi, étendue du ciel, proportion des corps célestes, marche des astres, action du soleil dans le monde ; forme de la terre, sa division, ses diverses parties ; sa formation, ses révolutions, sa destinée, l’Antiquité connaissait toutes ces choses et s’en faisait une juste idée. Ces vérités, qui donc les avait enseignées à Hésiode, à Platon, à Lucrèce, à Cicéron ? Ils ne les avaient pas découvertes, et ils ne pouvaient en nommer l’inventeur. Aussi s’étonnaient-ils de les posséder ; les plus grands esprits entrevoyaient dans les traditions une révélation divine. « Il y a, disait Cicéron d’après les Grecs, dans l’âme humaine une avant‑connaissance, une image des choses, avec laquelle nous naissons, et sans laquelle nous ne pouvons rien comprendre, rien chercher et rien dire. » Ils disaient vrai, et cette première vérité ne leur était pas cachée : toutes ces connaissances, croyance universelle du genre humain, qui avaient cours partout sous forme de fables, de mythes, de traditions, l’homme en avait besoin : Dieu les lui avait révélées.

 

 

 

II

 

 

Avec les traditions relatives au monde physique, l’Antiquité païenne avait gardé les principales traditions religieuses et morales.

La multitude adorait les idoles, était dupe de ces noms de dieux attribués aux éléments, aux saisons, aux passions, etc. ; mais tous ceux qui réfléchissaient savaient ce qu’il fallait penser des inventions des poëtes. Lorsque Achille appelle Zéphyre et Borée pour allumer le bûcher de Patrocle, on comprend aisément qu’il personnifie les vents du nord et du midi. Quand Homère annonce que la muraille des Grecs sera un jour détruite par Apollon et Neptune : « Les fleuves accourront, les ondes mugissantes battront la muraille ennemie ; Jupiter épanchera l’urne céleste et formera une mer nouvelle ; Neptune arrachera de leurs fondements les pierres et les rochers, et recouvrira ces remparts de ses sables », il est clair qu’il s’agit d’une inondation, des tempêtes de la mer, des orages de la terre, et qu’Apollon, Jupiter et Neptune sont le soleil, l’air et l’océan. De même, dans les imprécations à Vénus, Vénus est l’image personnifiée de la passion, etc. Il n’était pas besoin d’une science profonde pour expliquer la plupart des mythes, et, sans posséder l’érudition des Allemands, les païens éclairés savaient, avant M. Max Muller, que la fable de Céphale et Procris (Céphale aime Procris, Eos aime Céphale, Céphale tue Procris) signifie : le soleil baise la rosée, l’aurore aime le soleil, le soleil boit la rosée. Platon fait bon marché de la mythologie d’Hésiode et des autres anciens poètes : « Qu’on en dise ce qu’il plaira aux dieux ! » s’écrie-t-il. Cicéron n’en parle pas autrement. Quand saint Augustin et Clément d’Alexandrie ont exposé l’origine des divinités du paganisme, ils ne faisaient que résumer l’opinion des hommes instruits sur l’inanité de ces dieux.

Au fond de la conscience universelle était demeuré un sentiment confus, que les philosophes spiritualistes affirmaient parfois et auquel les sensualistes mêmes rendaient hommage : l’unité de Dieu. Lucrèce a beau se débattre, il conclut comme le sens commun : passant en revue les privilèges de l’homme, il arrive à l’origine de la parole, et sa raison se révolte à cette prétention que la parole ait été inventée par l’homme : « C’est être insensé que de le croire, desipere est ! dit-il. Et qui donc enseigna la parole ? – La nature, répond-il, et le besoin. » Laissons de côté le besoin, qui ici ne signifie rien, puisque le sourd-muet sans doute a aussi besoin de parler, et ce besoin ne le lui enseigne pas ; mais la nature, qu’est-ce à dire, sinon la révélation ? Au lieu de la nature, nous nommons Dieu ; la différence des mots ne change rien à la vérité ; il dit autrement, mais il dit la même chose ; la tradition est sous sa poésie trompeuse comme le canevas sous la broderie.

Mais cette tradition est bien plus claire pour les philosophes spiritualistes, et Dieu leur a accordé de la voir plus nettement, parce qu’ils l’ont mérité par une vie plus pure 1. À certains moments, ils aperçoivent, par lueurs, le véritable ensemble du monde : Dieu unique dans les cieux, tout-puissant et éternel ; l’homme, être d’un jour, passager sur la terre ; des esprits supérieurs, immortels, intermédiaires entre Dieu et l’homme. « On ne peut concevoir Dieu, dit Cicéron, autrement que comme un esprit pur, dégagé de toute matière, qui connaît tout, qui meut tout et qui est doué lui-même d’un mouvement éternel » ; et les stoïciens : « Les dieux, sans yeux, sans oreilles, sans langue, connaissent les pensées de chacun, et, sans que les hommes parlent, entendent leurs souhaits et leurs vœux. »

Qu’est-ce que l’homme ? se demandent les poètes : une ombre, un songe, le rêve d’une ombre. C’est presque le même regard profond, jeté sur la vie, que Job. Et ces demi-dieux, ces héros, qui peuplent le ciel, la terre, les eaux, les airs, ici, les poètes les invoquent comme des personnages sanctifiés, élevés près des dieux : ainsi Orphée invoque Junon, Diane, le soleil, etc. ; là, ce sont des anges gardiens : « Êtres supérieurs à nous, dit Platon, ils nous gouvernent, ils font régner sur la terre la paix, la pudeur, la liberté » ; ailleurs, les âmes des justes, qu’on supplie, qui intercèdent en faveur des vivants : « Leurs ombres, dit Hésiode, voltigent sur la surface de la terre, auteurs de tous biens, génies tutélaires des mortels. » Ô mon maître, s’écrie le chœur, dans les Choéphores, en s’adressant à Agamemnon assassiné par Clytemnestre, « écoute-moi du fond des ténèbres !... aide-nous contre tes ennemis ! » N’est-ce pas là ce monde incorporel qui lie la terre au ciel, que nous ne voyons pas, mais auquel l’humanité croit autant qu’au monde visible, tant il se manifeste par une action réelle, continue, et surhumaine ?

 

Après les rapports de l’homme avec Dieu sur la terre, l’avenir de l’homme dans la vie éternelle. Ils ont l’idée des trois états de l’âme après la mort, non-seulement du paradis et de l’enfer, mais une intuition (erronée il est vrai) du purgatoire et de la puissance des prières expiatoires : « Les âmes sont délivrées du purgatoire en fléchissant par les prières ceux qu’elles ont offensés 2. » L’enfer, Platon peint ses flammes et ses démons de feu : « Aussitôt des hommes cruels, et qui paraissent tout de feu, saisissent Aridée, le lient, etc. » ; Virgile indique même les limbes, où sont placés les enfants morts au berceau, région incertaine au seuil de l’enfer, dans l’ombre. L’Antiquité possédait ces justes notions de la récompense du bien et du mal avec des degrés divers, croyances de tous les peuples, qui satisfont la raison, et au delà desquelles l’homme n’a pu aller ; car la raison n’est qu’une vue de la vérité qui ne lui vient pas de lui-même, mais de Dieu.

Les grandes lois morales, sur lesquelles repose la société humaine, apparaissent comme des éclairs dans les ténèbres de l’idolâtrie. Le principe par excellence d’abord : « Ce qu’il y a de plus important pour l’homme, dit Platon, c’est d’avoir sur la Divinité des idées justes, d’où dépend sa bonne ou sa mauvaise conduite... Dieu est bon, et il veut que toutes choses soient, autant que possible, semblables à lui-même... », c’est-à-dire, imitation de Dieu, et tendance à Dieu : « Nous sommes une plante du ciel, non de la terre. » Ce sont de tels mots qui lui ont valu le nom de Divin. L’imitation de Dieu ; par suite, la recherche du bien, la vertu préférée à toute chose : « Le premier des biens est la vertu, la gloire est la seconde... L’homme qui cède au plaisir est inférieur à lui-même plus honteusement que celui qui cède à la douleur. » Et le principe de la morale universelle ne leur est pas seul révélé, mais aussi la connaissance de vérités plus profondes : les conséquences des actions humaines récompensées ou punies souvent dès cette vie. « Dieu fait affluer les biens dans la maison de l’homme vertueux », dit Hésiode ; et Ovide, expliquant comme la Bible le déluge : « Dieu dit : Que tous subissent tout de suite les peines qu’ils ont méritées ; c’est ma sentence ! » La loi capitale de la solidarité, les suites de la faute qui frappent d’autres que le coupable, même loi que celle du péché originel ; qui la continue, l’explique et la consacre ; loi terrible, capable d’ébranler l’homme prêt à devenir coupable, tradition que le monde oublie à mesure qu’il se corrompt, mais qui se trouve fréquemment et surtout dans les anciens poètes : « Le crime enfante le crime, le fils pâtit de la faute du père. » (Eschyle.) « Souvent une cité entière porte la peine des forfaits d’un seul ! Jupiter fait pleuvoir sur cette cité la famine et la contagion, leurs femmes sont stériles, leurs maisons désertes, leurs armées vaincues, leurs murailles tombent, leurs vaisseaux sont engloutis. » (Hésiode.) « Le peuple est puni des crimes de ses rois. » (Homère.)

Aucun des principes qui le doivent guider n’est caché à l’homme : en vain des philosophes admirent et louent le suicide ; un sentiment confus de morale lui enseigne l’obligation de s’acquitter du devoir de la vie et le crime qu’il commet en s’en déchargeant. Virgile n’introduit pas dans l’Élysée Didon qui s’est tuée. « Il l’a placée dans les régions douloureuses, dit un excellent critique, M. Mazure, dans les champs des pleurs, lugentes campi, où errent les âmes faibles et désolées qui n’ont pas résisté à l’entraînement des passions ; il a senti que le suicide est un crime, et qu’il est horrible de perdre une vie coupable par un crime nouveau. »

Toute l’Antiquité a gardé la conscience de la domination suprême de Dieu sur tous les hommes, quelque grands qu’ils soient, et sait qu’il frappe de préférence les têtes des rois. Lorsque les Athéniens veulent décider les Locriens à s’armer avec eux contre le roi des Perses, que leur disent-ils ? « Ce n’est pas un Dieu qui vient attaquer la Grèce, mais un homme ; et il n’y a jamais eu d’homme, il n’y en aura jamais qui n’éprouve quelques revers pendant sa vie ; les plus affreux malheurs sont réservés aux hommes les plus élevés. » Grande raison que n’apprend pas la science politique, mais qui est soufflée à l’homme de plus haut ; ne semble-t-il pas entendre l’Ecclésiaste ou Bossuet ?

Les peuples se souviennent enfin, sans l’expliquer ni la comprendre, de la mystérieuse puissance du sacrifice, du sacrifice sanglant. Les Scythes trempaient, quand ils concluaient un traité, leurs armes dans un vase de vin mêlé à leur sang ; les Mèdes se faisaient des incisions et buvaient réciproquement le sang qui en découlait. « Tout homicide, dit la loi, doit rester muet, jusqu’à ce qu’il se soit purifié par le sang d’une jeune victime. » (Eschyle, les Euménides.) Le sang, les hommes, dans le monde entier, le regardent comme le signe de l’alliance et de l’expiation ; celui des animaux ou le leur, ils le versent pour s’unir entre eux ou se réconcilier avec les dieux.

De même que Cicéron a résumé les traditions de l’ordre physique, c’est Platon qui rapporte et transmet les vérités religieuses et morales conservées dans le monde. Car il y a deux Platons : l’un, l’homme simple, qui parle selon la croyance universelle, et alors il ne tergiverse pas, il n’hésite pas, il affirme ; l’autre, le philosophe, qui examine et pèse les motifs de croire, et alors, il discute, il doute, il se perd dans les distinctions et les phrases : preuve nouvelle combien peu sait par lui-même l’homme de l’esprit le plus vigoureux, et que les vérités qu’il possède, il les tient de révélation et d’hérédité.

Platon, le premier Platon, enseigne : l’existence d’un Dieu unique, « réunissant toute la perfection de la Divinité, exempt de tout sentiment de joie ou de tristesse ; son partage est la sagesse et l’intelligence » ; la providence de Dieu, la vraie nature de l’homme : « L’homme est ce qui a le corps ; l’âme seule nous constitue ce que nous sommes ; notre corps est une image qui nous accompagne ; notre être individuel est une substance immortelle de sa nature, qu’on appelle âme » ; la destinée suprême de l’homme (juste) : « Après la mort, l’homme n’aura pas plusieurs sens ; il deviendra un, de multiple qu’il était, au comble de la félicité. » Quand il proclame ces principes immortels, ce n’est pas le philosophe qu’on entend, c’est la voix de l’humanité même ; ce ne sont pas ses idées qu’il donne ; il dit, poète inspiré, les souvenirs, les intuitions et les aspirations des hommes vers la vérité qui leur fut connue, qu’ils ont perdue et dont ils suivent péniblement les traces.

 

 

 

III

 

 

Mais il y a plus encore : il est, dans toute l’Antiquité, un sentiment qui domine tous les autres, non-seulement qui les domine, mais qui pénètre la société, les institutions, les mœurs et en fait le fond : le sentiment religieux. Quand on lit les historiens anciens, Hérodote particulièrement, on s’étonne du vif intérêt que l’on éprouve. Dans nos récits, il y a toujours une quantité de pages qui fatiguent ou qui sont vides, et pourtant ce sont des récits modernes. Cet ancien, avec ses descriptions de peuples disparus et dont il ne reste presque rien, nous attache plus que les voyageurs du temps présent qui racontent les actions des peuples vivants.

Cet intérêt si vif qu’il inspire ne tient pas seulement au mérite de l’historien, qui a l’éminent talent de savoir choisir parmi les faits, et non de tout dire. Il y a une cause plus générale : c’est que ces faits, ces usages, ces mœurs, ces institutions, se rapportent tous, plus ou moins, à la religion ; il s’agit toujours, au fond, des relations de l’homme avec Dieu. Soit qu’il entrevoie le vrai Dieu, soit qu’il le confonde avec les révolutions du ciel, les phénomènes de la terre et les actions humaines, partout on sent la préoccupation de découvrir l’origine de l’homme et le but de sa vie, une intuition de la destinée de l’humanité, qui lui fait reconnaître ou supposer ces rapports divins. Voilà la véritable cause de la supériorité des Anciens dans l’histoire et la poésie : ils avaient toujours en vue la patrie et la religion ; les drames grecs ont tant d’attrait parce qu’ils mettent sous les yeux les chroniques nationales, dont les héros se confondent avec les dieux ; et l’histoire, parce qu’elle remonte jusqu’à l’origine même de l’humanité en Dieu.

On lit dans Hérodote : « Pendant que Crésus était occupé des noces de son fils, arriva à Sardes un malheureux dont les mains étaient impures (il avait tué son frère par accident) ; cet homme était Phrygien et issu de sang royal ; dès qu’il fut entré dans le palais, il pria Crésus de le purifier. »

Remarquez-vous la construction de cette phrase ? Il arrive un malheureux impur, Phrygien, et issu de sang royal. Un écrivain moderne, non chrétien, se garderait bien de s’exprimer ainsi ; il dirait : Il arriva un prince, Phrygien, et dont les mains étaient impures, etc. Sentez-vous la différence ? Cet ancien, qui voit-il d’abord dans l’étranger ? un impur ; ce qui le préoccupe le plus, c’est qu’il est souillé ; secondement, il s’informe de quel pays il est, il est Phrygien ; et, en dernier lieu, quel est son rang, c’est un prince : la religion d’abord, puis la patrie, enfin la dignité. Ce que le moderne sceptique ferait voir, au contraire, ce serait premièrement son rang, il est prince ; prince de quel pays ensuite ; enfin, il ajouterait avec quelque peine, et non probablement sans atténuer la faute, qu’il a eu le malheur de, etc. Ce qui était le principal, pour l’ancien, serait l’accessoire ; ce qui était l’accessoire, le principal. Le principal, pour ce moderne, est ce qui se rapporte à un état particulier de la société, une dignité, une chose vaine, qui ne touche point l’âme, le fond de l’homme ; le principal, pour l’historien ancien, est ce qui touche la religion, ce que la religion défend à tous les hommes, ce qui intéresse par conséquent tous les hommes ; tandis que l’un ne jette sur les actions qu’un regard superficiel, l’autre porte un jugement grave et qui nous émeut, car il a pour règle le premier de tous les principes : la religion.

 

Les Latins ne possédaient pas ce sentiment à un moindre degré que les Grecs : le nom dont ils désignaient leur dieu suprême a un sens profond, Jupiter jus pater, le père du droit 3. On voit dans Plutarque quelle sollicitude les Romains, dès l’origine de leur histoire, apportaient aux pratiques religieuses. Ils ne laissent échapper aucune occasion d’instituer, d’introduire des fêtes : tout évènement, heureux ou malheureux, triomphe, mort, construction de ville, jeux publics, est un prétexte de fêtes, de cérémonies, où l’on porte des signes symboliques et qui consacrent l’évènement en y faisant participer les dieux. Ces peuples ne sont pas seulement religieux, ils sont superstitieux, mais superstitieux dans le sens élevé de ce mot, qui signifie l’excès de la religion, super, qui va au delà ; pour aller au delà, il faut avoir passé par la religion.

La religion est la première loi de l’Antiquité, le principe de ses arts, l’intérêt de son histoire : « N’être pas capable de religion, a dit Joubert, c’était chez les Anciens une des marques caractéristiques d’irrationalité. » Et c’est ce qui explique les règlements sévères de Platon contre les sacrilèges : il n’est pas besoin qu’un homme se soit rendu coupable en action, il suffit qu’il ait, en paroles, nié les dieux. Quelque sincère et convaincu qu’il soit, il est enfermé pendant cinq ans dans le Sophronistère, sorte de prison cellulaire, où il ne communique avec personne, si ce n’est avec les magistrats qui le viennent entretenir pour son instruction et le bien de son âme. Ce sentiment religieux, les païens ne le devaient pas à la sagesse de leurs philosophes ou de leurs prêtres, il leur venait de plus haut : la révélation le leur avait enseigné, la tradition l’avait conservé. C’est cette force seule qui tenait debout les sociétés antiques ; sans ce sentiment, elles eussent été immédiatement dissoutes, et si, malgré ses vices, ses impuretés, ses crimes et ses abominations de toutes sortes, l’Antiquité a produit de belles actions et de grands hommes, c’est qu’elle a suivi de loin et instinctivement cette colonne lumineuse de vérité que Dieu, dès le premier jour du monde, fit briller et marcher en avant de l’Humanité.

 

 

 

Eugène LOUDUN, Le mal et le bien, 1876.

 

 

 

 

 

 

 

 



1 Les mœurs font les opinions : ce n’est pas le lieu de développer cette proposition, mais elle est aussi vraie que la proposition contraire : les opinions font les mœurs.

2 Le mot même de purgatoire se trouve dans Macrobe, Somn. Scip. II. Anima nocentium tandem, impetrata PURGATIONE, ad cælum remeare.

3 Voyez ce que dit, à ce sujet, M. Coquille, dans son livre excellent à tous les points de vue, les Légistes.

 

 

 

 

 

 

 

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