Introduction aux idées de Herder

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Heinrich LUDEN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les Idées de Herder sur la philosophie de l’histoire de l’humanité sont un monument remarquable de l’époque la plus brillante de la littérature allemande ; et M. Quinet a fait un beau présent à la France, lorsqu’il lui a donné son éloquente traduction de cet admirable ouvrage. L’introduction dont il l’a fait précéder introduit dignement parmi nous l’Hérodote 1 de la philosophie de l’histoire. Cependant, depuis Herder, la science a fait de grands progrès, non-seulement par les travaux immenses de l’érudition, mais encore par les graves leçons des évènements contemporains. Voilà pourquoi l’éditeur d’une des nombreuses réimpressions des Idées, que nos voisins accueillent avec un empressement toujours nouveau, a voulu qu’il y eût en tête de son édition un avant-propos où l’œuvre impérissable de Herder fût appréciée selon les besoins permanents de l’humanité, et jugée selon l’état actuel de la science. M. Luden, professeur d’histoire à l’université de Leipzig, et l’un des prosateurs les plus purs et les plus élégants dont l’Allemagne puisse aujourd’hui s’enorgueillir, s’est chargé de cette tâche difficile ; et il s’en est acquitté avec le talent littéraire, la supériorité de vues et le patriotisme qu’on lui connaît. Nous désirons que nos lecteurs trouvent autant de plaisir à lire et à méditer ce morceau que nous en avons eu à le reproduire dans notre langage.

 

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Quid non miraculo est, cum primum in notitiam venit ? Quam multa fieri non posse, priusquam sint facta, judicantur ? Naturae vero rerum vis atque majestas in omnibus momentis fide caret, si quis modo partes ejus ac non totam complectatur animo.

PLIN.

 

« C’est un aspect désolant de ne voir dans les révolutions de ce monde que ruines sur ruines, d’éternels commencements sans fin, de longs bouleversements sans dessein durable. La chaîne de la civilisation peut seule faire de ces ruines un ensemble, d’où disparaissent par milliers des figures humaines, mais où l’âme de l’humanité vit immortelle et progressive. »

Ces belles paroles de Herder, expression à la fois simple et nette de la cause comme du résultat de toutes ses recherches, semblent révéler le besoin le plus profond de son être, et comment il a cherché à le satisfaire. Il n’est pas le premier à qui cet aspect désolant ait paru insupportable ; mais personne, jusqu’à ce jour, n’a trouvé au grand problème une meilleure solution que celle qu’il a indiquée, et il est douteux qu’on en trouve jamais de meilleure.

Beaucoup d’hommes sans doute ne veulent connaître que pour connaître ; tous leurs efforts ne tendent qu’à enregistrer toujours plus de faits et à les retenir laborieusement. Cette masse sans vie leur semble un trésor, parce qu’elle charge leur mémoire, et qu’ils sentent ce qu’il leur en coûte pour ne rien perdre de l’acquis en amassant encore. Mais celui pour qui la science n’a de prix qu’autant qu’il se l’approprie, qu’elle vit en lui, qu’elle peut éclairer son esprit, former son caractère, consoler son cœur ; qu’autant qu’elle est capable de l’élever au-dessus de son propre sort, de l’enflammer pour des résolutions généreuses, pour des actions utiles à ses concitoyens, à son pays et à l’humanité : celui-là se dégoûtera bientôt de ce qui n’est qu’affaire de mémoire. Il s’en dégoûtera dans l’histoire comme en toutes choses, et plus encore, tant y sont vivantes les manifestations des facultés de l’homme, énergiques les révélations de la liberté, imposantes dans leur marche les destinées humaines, Pour peu qu’il réfléchisse, il voudra reconnaître de l’unité dans la multiplicité des faits, un ordre, un enchaînement dans leur confusion apparente. Il réclamera quelque chose de stable au milieu des changements, d’indestructible au milieu des ruines ; une substance aux accidents, un sens aux phénomènes, un principe éternel de tout ce qui arrive, de ce qui naît, subsiste et périt.

Il est des temps prospères, des peuples heureux, où de grandes actions se font pour la conservation de la liberté commune et de la culture nationale qui en dépend. Lorsque de tels exploits remplissent d’allégresse toutes les âmes, ceux qui y ont pris part, ceux qui y ont assisté ou ceux qui en recueillent immédiatement les fruits, se contentent aisément du simple récit des évènements. Le souvenir à lui seul élève merveilleusement l’âme et entretient le sentiment des grandes choses. Brûlant de transmettre ce souvenir après soi, autour de soi, l’on porte ses regards vers le passé et vers les nations étrangères. On veut savoir ce qui s’est fait, quels résultats ont été obtenus avant ou ailleurs : on ne veut pas autre chose. La comparaison qui accompagne involontairement le récit lui sert d’interprète ; elle nourrit l’esprit, soutient l’attention, vivifie et satisfait toutes les facultés de l’homme. L’enthousiasme du succès et de la gloire, la joie d’une existence fraîche et régénérée, font que personne ne remarque ces ruines sur ruines que le torrent des âges entraîne dans son cours. On a le pied ferme ; qu’est-il besoin d’appui ? Dans une pareille situation, l’historien n’aura peut-être qu’à recueillir les traditions du passé et à les exposer simplement pour répondre à tout ce qu’on attend de lui.

Mais les temps peuvent changer. Voyez ce peuple que la décadence presse ou du moins menace de toutes parts ! Sans réflexion, il s’oublie lui-même dans un lâche repos ; le souvenir de sa grandeur passée ne l’émeut plus. Peut-être même, engagé dans la lutte criminelle des discordes intestines, use-t-il ses forces, s’épuise-t-il peu à peu, pour devenir, par sa propre faute et sans résistance, la proie de l’étranger. Alors qu’on voit bien encore des individus, des partis, mais plus de nation, plus de lien commun, plus de patrie, est-il étonnant que les cœurs s’éloignent la plupart de leur pays ? Les uns se renferment en eux-mêmes, s’imaginant trouver le bonheur dans une insouciante apathie, la vertu dans je ne sais quelle indifférence uniforme. D’autres tendront à élever leurs regards vers l’infini, vers le général, vers l’humanité tout entière, pour oublier dans une philanthropie universelle, dans un décevant cosmopolitisme, le triste sort de leur nation.

Mais pour ceux qui auront conservé quelque énergie et quelque perspicacité, il n’y a de vertu que dans l’action, de bonheur possible que dans la vertu. L’homme isolé n’est rien, ne peut rien : ils le savent. Iront-ils pour cela se perdre en un vain jeu avec des généralités qui leur échappent ? Car, si l’humanité est infinie, l’homme est fini et borné dans sa sphère ; il peut diriger ses vœux vers l’infini : son action directe n’y saurait atteindre. Le plus sûr leur semblera donc de faire le bien chacun au poste où ils se trouvent placés, d’embrasser avec amour leurs entours les plus proches, de les diriger par leurs lumières, de les seconder de tous leurs moyens, s’en remettant, pour le soin de l’humanité, à l’humanité elle-même. Une facile expérience les convaincra qu’ils ne sont pas faits pour comprendre également bien tous leurs semblables, et que tous ne les comprennent pas au même degré : c’est qu’ils ont en eux quelque chose d’essentiellement propre, un caractère indélébile, qui ne leur est commun qu’avec la nation dont ils font partie. C’est pourquoi ils reconnaîtront le prix des individualités nationales, et ne sauront employer utilement leur existence que dans leur patrie, parmi leurs concitoyens.

Nous n’avons pas besoin de dire que de tels hommes, et c’est probablement le plus petit nombre, seront en opposition avec leur siècle, parce qu’ils voudraient sauver un peuple qui s’est abandonné lui-même. On les verra se lever pour conjurer l’orage, pour réveiller dans tous, par de sévères avertissements, la noble ardeur qui les anime. Ils chercheront à élever les uns au-dessus de l’étroite sphère de leur égoïsme, à les sortir de leur honteux repos ; les autres, ils voudront les ramener de l’idéal à la réalité ; d’une vague philanthropie à des actions positives ; du cosmopolitisme au saint amour de la patrie et de la nation.

Il est évident que si les trois classes d’hommes que nous venons de caractériser entreprennent d’étudier et d’écrire l’histoire, non superficiellement, mais d’une manière profonde et animée, la tendance de chacune sera nécessairement une autre. L’essentiel pour la première, c’est l’avantage personnel, le bonheur des individus. Dans ce point de vue restreint, des faits détachés peuvent suffire. On recherchera au plus les mobiles des actions pour en apprécier la moralité et les conséquences, lorsqu’elles retombent sur leur auteur. Au reste, peu importe que ces mobiles s’accordent bien ou mal avec le salut ou la dignité de l’État, l’indépendance et la culture nationales, la sécurité ou les libertés publiques. L’homme, l’individu étant tout, la marche générale des évènements peu de chose, c’est la manière d’agir qu’on considère, et non la force de l’impulsion communiquée par l’action. Ainsi l’on vantera comme les plus heureux les temps qui ont joui du plus profond repos ; comme les meilleurs, les princes qui ont procuré ce repos aux peuples : et cela quand bien même, par une conséquence inévitable, ce repos tant vanté n’aurait préparé aux générations suivantes que trouble, que misère et que ruine.

Cette manière incohérente, décousue, d’envisager l’histoire, ne convient point aux deux autres classes d’hommes que nous avons été amené à distinguer. Toutes deux sont poussées irrésistiblement à reconnaître, dans les choses humaines, une liaison intime, une unité et un principe qui leur fait la loi. Les uns, en effet, ne cherchent que le général, ne voient que l’humanité dans son ensemble : les individualités s’effacent à leurs yeux ; ils n’ont que faire des hommes, des peuples, des États particuliers ; s’ils s’y arrêtent un instant, ce sera pour les dissoudre, les briser et les ramener à cette unité à laquelle ils ont dévoué leur existence.

Les autres, dont se compose la dernière classe, pleins d’esprit public et d’amour de la patrie, ne peuvent se proposer que deux fins dans l’étude de l’histoire. Premièrement ils l’interrogeront sur ce qui, dans d’autres temps, a été utile ou funeste à la conservation et au développement les peuples : qu’est-ce qui a fait leur grandeur ? occasionné leur décadence ? entraîné leur perte ? comment ont-ils souffert ou vaincu l’infortune ? comment ont-ils mérité, en succombant, la compassion et l’estime de leurs contemporains et de la postérité ? ou se sont-ils attiré l’indifférence des uns, le mépris de l’autre ? En second lieu, ils demanderont à l’histoire, pour fortifier leur propre cœur, des exemples d’hommes qui, comme eux, ont lutté contre la dépravation imminente, se sont immolés à la patrie et, invariables lorsque tout changeait autour d’eux, ont su conserver, dans toutes les situations, l’honneur et la vertu.

Avec ce double but il est impossible de ne pas s’intéresser vivement à toutes les individualités qui apparaissent sur la scène historique ; saisir les traits distinctifs du caractère des hommes marquants et des nations doit être une étude favorite. De plus, dans le récit des évènements il ne s’agit pas d’amuser, mais d’instruire. L’histoire devient une source de sagesse pour la conduite de la vie ; non qu’on s’arrête à disserter longuement sur ce qui a eu lieu, mais par une habile ordonnance les destinées des peuples se montrent dans une corrélation manifeste avec leurs actions et leur vouloir. Partout l’argumentation des faits vient confirmer cette vérité : point de civilisation, point d’humanité sans l’entier développement de toutes les facultés d’un peuple ; point de développement légitime et franc sans indépendance ; point d’indépendance sans l’union et les efforts combinés de tous les citoyens. En même temps on se persuade que ces grands résultats de l’existence sociale ne sauraient être atteints qu’en accordant à tous une égale protection, en favorisant dans chacun le déploiement de tous ses pouvoirs et le perfectionnement de la nature humaine. Enfin, en célébrant tout ce qui rend un peuple grand et respectable, l’historien cherchera à entretenir dans la nation des sentiments élevés, une noble fierté ; par la louange des actions sublimes il voudra en inspirer l’imitation et faire comprendre le prix d’une gloire méritée. L’exemple des hommes généreux qui, dans tous les temps, se sont illustrés par la modération, par le dévouement, par le sacrifice d’eux-mêmes, raffermira les âmes, et empêchera que de telles pensées ne leur semblent trop hautes et trop ardues, ou que le courage ne s’abatte devant les obstacles, que les forces ne défaillent dans les épreuves.

Vous craignez que cette tendance toute pratique, avec tant de prédilection pour le spécial, l’individuel, n’exclue entièrement les vues d’ensemble, l’unité dans le chaos des phénomènes ? Loin de là, elle suppose nécessairement un ordre invariable des affaires humaines. Quiconque veut faire du passé la règle de l’avenir n’avouera-t-il pas une certaine régularité dans la succession des faits ? S’il espère façonner les évènements futurs sur des exemples légués par un autre âge, n’est-ce pas qu’il se confie dans une marche constante des évènements, dans un principe fixe suivant lequel l’antécédent se lie au conséquent, la veille au lendemain ? Essayez de mettre les actions humaines hors de tout rapport avec les lois immuables de l’univers ! Tant que vous ne voudrez voir dans les évènements que les résultats fortuits de volontés arbitraires, sans nécessité, sans connexion intime, jamais vous ne rencontrerez dans la vie l’absolu et le divin ; jamais aussi vous ne pourrez tirer de l’histoire aucun enseignement solide. Car est-il deux circonstances possibles qui soient identiquement les mêmes ? Chacune, au contraire, n’a-t-elle pas quelque chose de distinctif qui n’appartient qu’à elle ? Admettez donc (comme tout vous y oblige) que les mêmes causes produisent les mêmes effets : l’expérience des siècles n’en sera pas moins perdue pour vous. Car ce sont précisément les mêmes causes qui ont agi autrefois qui ne sauraient se reproduire. N’y eût-il d’autres différences, celle-ci à elle seule changerait tout : que l’homme veut profiter aujourd’hui de l’expérience de ceux qui l’ont précédé dans la carrière, qu’il se détermine en conséquence, et s’efforce de conquérir ou d’éviter une destinée semblable.

Ce n’est pas tout. Les peuples, comme les familles, peuvent voir éclater sur leurs têtes des calamités soudaines qui surprennent la prévoyance la plus vigilante, et que la prudence humaine ne saurait détourner. Un peuple (l’histoire prouve que ce n’est pas une supposition gratuite), un peuple auquel on ne peut reprocher ni d’avoir négligé le développement de ses forces, ni d’en avoir fait un emploi frivole ou pernicieux, tombe dans des maux inouïs, d’où les efforts les plus persévérants, la patience la plus soutenue ne peuvent le retirer. Si les membres d’une telle nation ont la conscience de ne s’être attiré aucun châtiment mérité, ou sont résignés à réparer, à expier leur faute par les sacrifices les plus pénibles, et que néanmoins tous leurs efforts se brisent contre un destin inexorable, et qu’ils soient réduits à demeurer spectateurs oisifs de la ruine de toute vie publique, de l’anéantissement de toute culture nationale : 4tuelles consolations l’historien pourra-t-il leur offrir, tant qu’il s’arrêtera à des individualités contingentes et passagères ? Par l’exemple éclatant des grands hommes du passé, il les élèvera au-dessus de leur destinée personnelle, je le veux ; mais les élèvera-t-il de même au-dessus des malheurs de leur nation, s’il ne leur présente l’image consolante de la marche progressive de l’humanité tout entière ? À coup sûr, ils désespéreraient de l’existence à la vue de tant d’horreurs, de crimes, de désolation ; et rien ne pourrait les soutenir dans leur désespoir, s’ils ne trouvaient un recours dans une loi plus haute, dans un principe éternel et divin, que la destruction ne saurait atteindre, parce qu’il fait l’essence même du monde moral.

Avec cela, n’est-il pas surprenant que, particulièrement en Allemagne, tant d’hommes de mérite, pleins de sens et d’instruction, se déclarent contre toute considération plus haute de l’histoire ? Vous les voyez dédaigner avec une superbe indifférence ou combattre avec une amertume méprisante tout effort qui tendrait à réunir les faits épars en un ensemble, à trouver dans la multiplicité des phénomènes l’unité dont ils dérivent, et à reconnaître aux évènements une marche constante et réglée. On ne saurait nier qu’une fois engagé dans des tentatives de ce genre, l’esprit humain ne puisse s’égarer dans de fausses routes ou se laisser entraîner à des erreurs pernicieuses. Mais faut-il pour cela refuser tout prix à ces tentatives en elles-mêmes, qui, sinon dans leurs formes, du moins dans leur essence et leurs esprits sont un besoin pour l’intelligence comme pour le cœur de l’homme ?

Hérodote écrivit son histoire dans les années où l’esprit a le plus de fraîcheur et d’énergie ; il n’y a que le fini de l’expression et du plan qui soit peut- être le fruit de la maturité de l’âge. C’étaient d’ailleurs les temps les plus fortunés de la Grèce ; après les glorieuses victoires qui avaient sauvé sa civilisation et celle de l’Europe à son aurore : le génie grec venait d’acquérir la conscience de ses forces. Ivre de ce sentiment vif et profond, il s’essayait à tout ce qui est beau et sublime, et commençait à produire avec une facilité prodigieuse ce que l’antiquité a connu de plus délicat, comme de plus élevé, dans le domaine des sciences et des beaux-arts. Alors le père de l’histoire s’arrêtait volontiers à la pensée de ne raconter ce qu’il avait vu et ouï dire qu’afin d’assurer aux actions des Hellènes et des Barbares l’illustration qu’elle paraissaient mériter. Néanmoins, a-t-il pu rester fidèle au dessein de se contenter d’une simple narration ? Partout se présente à lui, d’une manière plus manifeste ou plus cachée, mais toujours mystérieuse, l’action souveraine de la divinité, qui favorise ou anéantit les actions des hommes, selon que la raison et les passions les portent à la vertu ou à la perversité : puissance intime, identique, immuable en elle-même, contre laquelle tous les pouvoirs humains viennent se briser dès qu’ils cessent d’agir d’accord avec elle. Et qu’est-ce qui donne à l’histoire d’Hérodote cette grandeur et ce charme inexprimable que nul qui s’y connaît ne contestera ? Est-ce le plan facile d’après lequel tout y est disposé et qu’on a si rarement su comprendre ? Ou bien l’harmonie ionique de son style, qui pourtant n’a pas suffi pour insinuer irrésistiblement ses récits à toutes les oreilles ? Ou les renseignements curieux que son esprit vraiment observateur lui a fait recueillir sur les pays et les peuples étrangers, et qui lui ont valu plus d’une fois d’être relégué parmi les conteurs de fables ? Ou, enfin, la douceur de son âme, qui se répand sur tout ce qui est de l’homme, et cette naïveté avec laquelle il raconte les plus petites choses comme les plus grandes, les plus touchantes comme les plus terribles ? Ne serait-ce pas plutôt ce vieil esprit providentiel qui se cache sons l’enveloppe des évènements, n’enchaînant pas la liberté des volontés et des actions humaines, mais perçant ensuite le voile et manifestant sa présence par des effets qui frappent d’étonnement ? Assurément c’est là l’esprit qui anime tout l’ouvrage, parce qu’il en animait l’auteur.

Après le commencement de la décadence, lorsqu’il fallut, au contraire, décrire l’époque déplorable de la guerre impie que les Grecs se faisaient les uns aux autres pour leur propre perte, Thucydide dut se proposer un but tout différent. La vertu et le courage de quelques-uns, les lumières et la prudence de quelques autres méritaient bien de grands éloges. Mais cette vertu, cette prudence, qu’étaient-elles au prix des atrocités révoltantes que mille passions effrénées faisaient naître, et des vices qui s’enracinaient parmi toutes ces horreurs ? Qu’était-ce, en un mot, que le salut de quelques individus dans les déchirements de la chose publique, dans la dissolution de tous les principes conservateurs et régulateurs de la vie, dans la confusion des cités, dans les maux infinis de la Grèce entière ? Au milieu de ces convulsions et de ce trouble, impossible à Thucydide de se borner au simple exposé des faits : un pareil récit aurait-il élevé l’âme ou souri à l’imagination ? Mais il dut vouloir, comme il l’a fait, parer, autant qu’il était en lui, à de telles calamités, et partout mettre en garde contre les funestes égarements de la passion. De là la nécessité de faire les hommes eux-mêmes artisans de leur destinée ; de là encore les dieux qui s’éclipsent et le libre arbitre qui brille de tout son éclat. Il fallait renoncer... à plaire à ces lecteurs qui ne cherchent qu’un entretien friv9le, un vain amusement, pour s’adresser uniquement à ceux que les malheurs de leurs temps disposent à réfléchir sur les malheurs des temps passés, et à méditer sur l’expérience des autres. Il fallait concevoir un ouvrage qui méritât d’être à jamais entre les mains de lecteurs qui chercheraient à le comprendre pour l’appliquer. Aussi Thucydide montre-t-il l’expérience du politique partout où Hérodote s’abandonne à la sympathie de l’homme ; il s’efforce d’instruire, tandis qu’Hérodote n’aspire qu’à plaire ; il rapporte tout au principe actif dans l’homme, au lieu qu’Hérodote s’incline avec respect devant la toute-puissance des dieux. Eh bien ! Thucydide à son tour n’a pu éviter de mettre, par une sorte d’inconséquence, les actions et la volonté des hommes aux prises avec cette force mystérieuse qui agit au sein de la nature, et d’indiquer par quelle liaison intime les manifestations de cette dernière s’accordent avec la liberté morale. Pareillement, pour pouvoir influer sur la conduite de la vie, il a dû admettre une marche uniforme des destinées humaines, capable de ramener, avec des circonstances analogues, l’application des leçons de l’expérience (1).

Ce qui se voit dans Hérodote et dans Thucydide, ces deux types des deux seuls genres légitimes de l’art d’écrire l’histoire, se voit aussi dans tous leurs successeurs vraiment dignes du nom d’historiens. N’en doutons pas ; ceux-mêmes qui, parmi nous, insistent avec le plus de force sur la connaissance des faits pour l’amour des faits en eux-mêmes, lorsqu’ils veulent embrasser d’un regard toute l’immensité des détails dont se compose leur savoir, se prennent parfois à s’effrayer de cette masse incohérente qui leur pèse : alors, pour se soulager la mémoire, il leur arrive de ne plus faire de ce qui leur semblait jusque-là un élément principal et indépendant qu’un rouage d’une machine, un membre secondaire du tout. Qu’en conclure, si ce n’est qu’une méprise est seule cause de l’opiniâtreté avec laquelle des hommes sensés et instruits résistent à toute tentative qui ramènerait les individualités dans l’histoire à une même vie organique dont elles font partie, et pénétrerait ainsi l’enchaînement et la génération des évènements. En avouant un procédé qu’eux-mêmes pourtant ne peuvent se défendre d’employer, ils craignent d’autoriser une certaine tournure d’esprit, à la faveur de laquelle maint ignorant non-seulement cache sa misère, mais pense même, dans son dénuement, pouvoir défier la science que des hommes distingués n’ont acquise qu’à force de peines et de persévérance. Pour apprendre l’histoire, le jeune homme, se disent-ils, ne se croira plus obligé à un travail véritable, à des recherches consciencieuses, à un mûr examen entrepris avec mesure, circonspection et bonne foi ; il s’imaginera pouvoir, avec moins de peine, déduire toute l’histoire de je ne sais quel principe qu’il se sera posé à lui-même. Au lieu d’une représentation fidèle du passé, fruit d’une étude infatigable et d’une critique sévère, on ne verra plus que des tableaux inventés à plaisir, d’après l’idée que chacun, suivant la portée de son intelligence, se sera faite d’avance de la marche des choses : tableaux dépourvus de tout intérêt, parce qu’ils ne réfléchiront que l’imagination souvent maladive du peintre. Au lieu de cette noble émulation qui devrait animer les historiens dans l’étude approfondie des sources et dans l’art d’en exposer les résultats, ce ne sera plus qu’une folle prétention à l’originalité ; on ne cherchera qu’à se surpasser l’un l’autre par la sublimité de son point de vue ; et de la aorte s’introduira dans l’histoire l’extravagant désordre qui règne malheureusement déjà dans d’autres sciences, au point d’en produire chez nous le dégoût, et chez l’étranger la risée de tous les gens raisonnables.

Ces craintes, nous n’en saurions disconvenir, ne sont pas dépourvues de tout fondement. Bien plus, elles se vérifient sur une foule de têtes faibles, d’esprits superficiels, qui, manquant d’une énergie durable, incapables d’un essor soutenu, voudraient s’élever d’abord au plus haut des airs : privés de cette vue perçante qui fixe et pénètre un objet, ils s’en consolent en jetant, du point élevé où ils se placent, quelques regards fugitifs et confus sur un horizon d’autant plus étendu. Est-ce à dire qu’aspirer à une science profonde ce soit renoncer à une connaissance riche et variée des détails, et qu’une érudition vaste et solide ne se puisse allier à une considération plus haute de l’histoire ? Mais ce point de vue supérieur ne méritera quelque attention, qu’autant qu’il sera le résultat de l’exacte investigation des faits. Abandonnez donc à eux-mêmes ces esprits superficiels ; quoi que vous puissiez faire, il leur faudra toujours quelque jouet. Car ceux qui ont assez de vivacité dans l’esprit pour s’intéresser à une idée, mais trop peu de vigueur pour s’en rendre maîtres, seront, dans tous les temps, entraînés à un enthousiasme ridicule ; et il y aura des enthousiastes aussi longtemps que l’esprit humain acquerra des idées nouvelles ou s’élèvera à des aperçus nouveaux. Mais frivolité ni importance, présomption ni mysticité, rien ne fera dévier du sentier de la sagesse celui à la naissance duquel aura présidé la Muse de l’histoire.

Que si ces considérations ont quelque justesse, nous n’aurons pas à faire un reproche à Herder d’avoir souhaité de découvrir dans les révolutions du destin le destin lui-même, c’est-à-dire un principe immuable, bon et rationnel en soi. S’il n’a pu s’arrêter au spectacle de ces contingences éphémères, de ces ruines sur ruines qui encombrent le théâtre du monde ; s’il a voulu une philosophie de l’histoire, il faut lui savoir gré d’avoir clairement exprimé ce que pressentaient vaguement, ce que poursuivaient tant d’autres. Quand il aurait contribué, comme on l’en a accusé, à provoquer le désordre qui a gagné l’histoire, par cette tendance à l’unité, objet de son étude, en serait-il plus responsable qu’un grand prince de l’incapacité de son successeur, lorsque celui-ci ne sait pas faire revivre son esprit et continuer ses plans, lorsqu’il abandonne ou qu’il gâte ce que son devancier a largement conçu et noblement ébauché ? Or l’œuvre de Herder est sans contredit largement conçue, noblement ébauchée. Trop peu de travaux préparatoires avaient été faits pour qu’il pût donner un livre accompli ; il eut lui-même assez de modestie pour ne vouloir écrire que des Idées, des pensées détachées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité. Mais il est entré, ce nous semble, dans la route véritable, la seule qui conduise sûrement au but ; et par là il lui a été possible d’entrevoir et d’indiquer le vrai mot de la grande énigme. Voilà ce qui fait le mérite solide de son ouvrage, et assure à sa mémoire une gloire impérissable 2.

 

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Trois conditions nous semblent requises pour arriver à une considération large, complète et solide du cours des destinées humaines. Avant tout, il faut avoir reconnu l’essence même de l’humanité, son principe spirituel, la raison ; il faut avoir porté dans les profondeurs de son être le flambeau de la philosophie, et conçu d’une manière claire et précise le mode de son apparition nécessaire dans le temps. En second lieu, il ne suffit pas de se rappeler que l’humanité se compose d’individus vivant simultanément ou successivement sur cette terre ; il faut de plus observer comment ces individus sont placés les uns à côté des autres ; quelle est la nature du séjour qu’ils habitent et qu’il ne tient pas à eux de ne pas habiter ; dans quelle dépendance ils sont du climat et de ses accidents, du sol et de ses productions ; en un mot, de la terre entière, et par la terre, du reste de l’univers. Troisièmement, il n’est pas moins indispensable de constater, par une étude attentive de l’histoire, quelle a été, de fait, la marche de chaque peuple pris individuellement, et celle du genre humain dans tous les peuples. Telle est, selon nous, la triple source où devra puiser, avec un égal empressement, quiconque aspire à comprendre la destination de notre espèce et le dessein qui préside aux choses humaines. Et la diversité des opinions émises sur ce sujet, soit de nos jours, soit avant, ne s’explique-t-elle pas naturellement par l’oubli total ou l’emploi incomplet de quelqu’une de ces sources ?

En effet, la raison est le principe de toute vie dans l’homme. Commune à tout le genre, c’est par elle qu’il est réuni ou, pour mieux dire, qu’il fait un. Elle se développe dans les individus ; elle arrive en eux à la conscience d’elle-même ; et, à mesure que ce développement s’opère, à mesure que le temps naît de sa succession (car il n’est que cette succession même), l’humanité s’épanouit dans les hommes. Si la liberté qui les distingue contraste avec l’inflexible nécessité dans le monde matériel, c’est que cette dernière ne se comprend, ne se fait pas elle-même, ou, ce qui revient au même, qu’elle ne se manifeste pas comme raison. Mais liberté et nécessité, toutes deux se tiennent par une étroite parenté : ce sont deux tiges d’une même souche ; et les forces qui se meuvent en elles, diverses dans leur expression, conduisent à l’idée d’une force unique dont elles dérivent, à la croyance en Dieu. Voilà ce que l’historien n’ignore pas impunément ; autrement il ne peut voir dans la nature qu’une masse immense de molécules inertes, retenues par rien que par leur propre poids. Les hommes ne sont plus pour lui qu’une troupe innombrable d’existences isolées qui, à la vérité, se savent exister, mais qu’unit seulement l’obligation fortuite de vivre ensemble sur la même terre et de s’entendre de leur mieux pour son partage. Quoi qu’ils fassent ou qu’ils souffrent, il semble qu’aucun but élevé ne soit atteint par leurs actions et leurs réactions, par leurs plaisirs et leurs peines ; ils ne vivent que pour quitter, malgré eux, une existence où ils sont entrés involontairement, et qu’ils ont volontairement prolongée. Tout ce qu’on peut espérer de la culture des esprits, de la diffusion des lumières, c’est une régularité extérieure des relations sociales assez commode pour qu’on se fasse une agréable habitude de cette courte vie, et qu’on n’aime plus à en sortir, parce qu’on s’est une fois familiarisé avec elle.

Vainement alors l’historien appellera à son secours toutes les études psychologiques et physiologiques de l’homme, toutes les recherches géographiques sur la nature et la configuration du sol, sur les climats et les productions diverses, sur les rapports de l’homme avec la terre et de la terre avec les corps célestes ; enfin, les annales de toutes les nations, des plus reculées comme des plus proches. Loin de rectifier sa manière étroite de juger et l’homme et la nature, elles sembleront la confirmer. Tantôt la croyance à la perfectibilité et aux progrès de notre espèce reculera devant les glaces des deux pôles, devant la Sibérie et la Terre de Feu, devant les steppes arides de l’Asie et les déserts de sable de l’Afrique. Tantôt elle paraîtra réfutée par le livre de l’histoire, lorsqu’on y lira le lent accroissement des peuples, leur grandeur, leur décadence, leur décrépitude, et l’irruption de nouveaux barbares ; ceux-ci anéantissant toute la splendeur précédente, et se faisant parmi ses débris un champ libre à leur propre expansion, jusqu’à ce que d’autres à leur tour les supplantent, pour parcourir la même carrière et passer par des vicissitudes toutes semblables. La vie n’est plus qu’un chaos, les rapports des hommes vacillent et chancellent, la civilisation s’élève et retombe dans une fluctuation perpétuelle. Mais la conviction désespérante de cette incohérence et de cette instabilité ne repose-t-elle pas sur une base purement négative, l’absence de connaissances philosophiques ? Et les arguments dont on l’appuie ne tomberaient-ils pas d’eux-mêmes si l’on avait saisi l’essence de l’humanité, la raison ; si l’on avait aperçu la possibilité de son existence ?

Il nom paraît hors de doute que dans aucune science, et particulièrement dans l’histoire, on ne peut obtenir de résultats solides qu’avec le secours de la philosophie. On peut, il est vrai, sans elle, être un homme fort utile et rendre à la science des services considérables. Il n’y a pas une branche du savoir humain où il ne soit de la plus grande importance de constater des faits spéciaux, de les réunir quand ils sont épars, de les rétablir quand ils sont incomplets, de les rappeler quand ils sont tombés en oubli, de rechercher et d’éclaircir ceux qui sont peu connus encore. Dans l’histoire surtout, la patiente investigation des détails mérite d’être soutenue par l’estime et la considération. Mais cela vous donne-t-il le droit de réduire toute l’histoire à la recherche des faits, et de me frapper de réprobation, si je prétends établir votre frêle édifice sur une base plus ferme ? Parce que, dans l’intérêt même de la science, la moitié, ou seulement une petite fraction, vaut souvent plus que tout le reste, renoncerai-je au désir d’acquérir le tout, content de posséder la partie ? Où est l’historien à qui de la philosophie ait été préjudiciable ? Au contraire, les plus grands historiens de l’antiquité, ces modèles à plusieurs égards toujours encore inimitables, avaient été formés aux écoles des philosophes de leur temps. Parmi les modernes, ceux qui ont voué à la philosophie une étude profonde avant d’entreprendre d’écrire l’histoire ne se sont pas non plus placés les derniers.

Mais, d’un autre c6té, plus d’un philosophe est tombé dans d’étranges erreurs pour avoir négligé les leçons de l’histoire et des sciences physiques ; soit que, absorbé dans la contemplation des cieux, il ait oublié la terre ; soit que, épuisé à sonder l’infini, à comprendre l’incompréhensible, il ait désespéré de l’étude du spécial et de l’individuel. Lui qui a pénétré l’essence de l’esprit humain, qui sait les lois de son développement nécessaire dans le temps, il esquisse à grands traits, et d’une main assurée, toute la chaîne de ce développement ; il ne pense pas avoir besoin d’en chercher péniblement les éléments dans une longue suite de siècles et dans la constitution du globe où le genre humain fait sa demeure. Mais aussi, voyez s’il n’arrive pas à des résultats qui ne sauraient subsister en présence des faits les plus irrécusables de la géographie et de l’histoire ?

La raison, se dit-il, est l’essence de l’humanité ; l’humanité se compose de tous les hommes qui ont existé, qui existent et qui existeront encore : la vie des hommes dans le temps ne peut avoir d’autre fin que le développement, l’éducation, la culture du principe essentiel de l’humanité. Ces propositions une fois admises (et elles ne sont guère susceptibles de contestation), ne semble-t-il pas naturel d’imaginer, dans un lointain avenir, une époque où tout ce développement sera terminé, où tous les rapports sociaux seront ordonnés avec justice et fondés sur l’éternelle raison, où chaque homme trouvera l’occasion de jouir et d’exercer son activité dans la proportion des capacités qui lui sont départies ? Période de bonheur et de gloire ; toutes les nations y vivent tranquilles les unes à côté des autres, oubliant, dans une union fraternelle, toutes leurs vieilles haines, leurs funestes inimitiés. Rien qu’amour et que paix ; vertu et beauté sans tache ; civilisation partout égale et partout accomplie ; en un mot, la perfection absolue. Que cette pensée consolante plaît à l’imagination ! Et moins la réalité satisfait l’homme vertueux, plus elle le lasse par ses exigences, lui pèse par sa tyrannie, l’attriste par son imperfection, plus il se flatte qu’un si bel avenir n’est pas une chimère. Il lui semble voir l’humanité entière s’avancer, comme un vaste fleuve, vers ce but sublime. Chaque génération vient apporter son tribut afin d’en hâter l’accomplissement. Et pour l’individu, il n’est pas de plus saint devoir que d’augmenter, selon ses forces, le contingent de ses contemporains, trouvant dans la pensée du bonheur de l’avenir la récompense que lui refuse l’heure présente.

Il y aurait bien quelque chose de merveilleux à ce qu’une génération d’hommes, mortels comme nous, éclairés par ce même soleil qui nous éclaire, foulant ce même sol où nous marchons, recueillît à elle seule tout le fruit des labeurs des générations antérieures. Quoi ! tout ce qui peut rendre la vie douce et attrayante serait rejeté après la vie, pour ne laisser à la vie elle-même que la misère et les souffrances qui l’affligent ! On isolerait la jouissance de l’action ; on les distribuerait séparément à l’homme, qui, pourtant, n’est susceptible de jouir que par l’exercice de son activité ! On dépouillerait tous les siècles pour enrichir de ce qu’ils ont de plus précieux une période privilégiée que personne n’espère atteindre ! Ainsi l’enfant, le jeune homme et l’homme mûr ne seraient et ne vivraient que pour qu’il pût y avoir quelque jour un vieillard ! Et le vieillard se réjouirait uniquement d’une vie qui n’est pas la sienne, mais celle des âges précédents ; comme si chaque jour n’avait pas son plaisir et sa peine, sa mesure d’action et de repos, de travaux et de jouissances ! L’homme n’accomplit-il donc pas sa destinée, le but de son existence, à chaque instant qu’il est homme, qu’il agit et sent humainement ? Et l’humanité, qui n’a d’existence que dans les hommes, ne doit-elle pas par cela même atteindre constamment en eux sa destination ?

Mais il y a aussi quelque semblant de grandeur et de générosité à braver ces invraisemblances. Rien, en effet, n’avilit, ne dégrade tant l’homme que l’égoïsme. Ce vil penchant à n’agir que pour soi, à vouloir jouir soi-même et pour soi seul du fruit de ses actions, étouffe toute élévation de sentiment, toute affection bienveillante. Au contraire, il est d’un caractère noble et désintéressé de faire le bien pour le bien lui-même, de sacrifier son avantage personnel à l’avantage d’autrui et aux injonctions du devoir. De là, les partisans de l’acheminement de l’humanité vers un état parfait veulent bien encore se résigner à cette triste vie, dénuée de jouissances et de joies, afin de rendre possible un si heureux avenir. Ils consentent à supporter la confusion présente, persuadés que leur patience préparera l’ordre futur. Ils considèrent avec calme l’injustice et la déraison qui s’agitent autour d’eux, dans l’espoir qu’un jour leurs descendants verront triompher partout la sagesse et le bon droit. Ils se font un mérite de ce renoncement, de cette abnégation d’eux-mêmes, de ce dévouement pour autrui ; ils y voient une certaine grandeur d’âme, une disposition noble et généreuse ; et cette pensée les excite à embrasser d’autant plus fortement la conviction qui lui sert de base. Par malheur, le mérite qu’ils s’attribuent à eux-mêmes et la jouissance qu’ils trouvent à se représenter le tableau séduisant de ce siècle fortuné, diminuent de beaucoup la grandeur du sacrifice. L’égoïsme n’est jamais un poison plus dangereux que lorsqu’on n’imagine pas même qu’on puisse être en proie à ses ravages.

Quoi qu’il en soit d’ailleurs, il est par trop évident qu’en plaçant l’homme dans la voie d’une perfectibilité indéfinie, et le faisant néanmoins arriver à la perfection, l’on tombe dans une contradiction grossière. Vivre, c’est marcher vers un but ; mais y parvenir ne se peut qu’au terme de la vie. Les hommes, tels que nous sommes faits et tels qu’ils l’ont été avant nous, n’ont jamais connu de bonheur hors de la vertu. Dérobez aux dieux la béatitude pour l’apporter aux hommes, vous ravissez à ceux-ci la vertu. C’est par l’action, la production, la lutte, les combats, les résistances, que l’homme se déploie et sent son pouvoir, et c’est la conscience de ses forces qui lui procure bonheur et joie. Privé de leur exercice, en vain l’entourez-vous de tout ce que l’imagination peut concevoir de plus parfait ; il languira dans un morne état de silence, d’ennui et de mort.

Une issue s’offre toutefois encore pour échapper à ces inconséquences, difficile à trouver, mais n’autant plus sûre que ceux qui s’y hasardent s’endorment dans une foi tranquillisante, contre laquelle la saine raison n’a plus de prise. Cette génération d’hommes, parvenue au point de ne pouvoir plus avancer ni reculer d’aucune manière, ouvrez-lui, sur le sol antique de notre globe, les portes de l’éternité, pour la soustraire à des questions importunes. Abaissez sur la terre le vieil Olympe, qu’il est devenu trop pénible d’escalader ; et puisque l’humanité a accompli sa carrière terrestre, il n’y a qu’à l’introduire dès ici-bas dans la vie céleste, pour se tirer d’embarras avec elle 3. La contradiction ainsi éludée, vous pouvez, sans attendre les données de l’histoire et d’une lente expérience, assigner à l’espèce humaine la route qu’elle doit nécessairement parcourir. Vous pouvez même partager avec assurance les temps en sections précises, où l’œil, en en remontant ou en descendant l’échelle, s’arrête complaisamment, comme à autant de points de repos. Dès-lors tout s’arrange à merveille.

Vienne pourtant l’historien, et que, plein de confiance dans les résultats de ses travaux, il se montre incrédule au système du philosophe. Qu’il demande la preuve qu’à chaque instant postérieur des temps passés, les hommes ont été plus moraux, plus raisonnables et plus policés qu’à tous les instants antérieurs, et que le moment actuel l’emporte sur tout ce qui a jamais été autrefois ; notre belle perspective commence déjà à se rembrunir. Que fera le philosophe, forcé qu’il est de convenir que l’avancement de l’humanité vers son terme doit se reconnaître dans l’histoire ? Il ne pourra prouver que toutes les sciences et chacune d’elles ont été plus avancées à chaque époque donnée qu’à toutes celles qui ont précédé ; mais il fera voir sans peine que, dans un grand nombre de sciences, nous avons surpassé tous nos devanciers. Puis, il lui sera facile de mettre en parallèle un certain nombre de traits de mœurs antiques et modernes : si l’on n’y reconnaît pas une amélioration continue des rapports des hommes entre eux ; si l’on ne peut en conclure que les anciens, dans leur conduire, restaient plus loin au-dessous de leur idéal de clémence et d’humanité que notre conduite n’approche de notre idée des devoirs de l’homme envers l’homme ; au moins notre philosophe établira-t-il qu’il règne aujourd’hui moins de rudesse dans les relations sociales, plus de douceur et de ménagements dans les traitements que l’homme fait subir à son semblable 4. Enfin, il se prévaudra surtout de ce que la civilisation s’est toujours répandue davantage ; de ce que la terre a été peu à peu mieux connue ; de ce que les communications des hommes vivant simultanément à sa surface sont devenues plus fréquentes et plus intimes. Il affirmera qu’avant tout cette propagation de la culture et cette fusion de tous les hommes étaient indispensables, et qu’en cela consiste précisément le progrès de l’humanité.

Supposons ces raisons suffisantes pour imposer silence à l’historien, comment résister au géographe ? Niera-t-on que les hommes soient sous l’influence de la terre, et celle-ci sous l’influence des corps célestes ? Niera-t-on qu’il y ait sur notre globe des contrées qui excluent toute autre manière de vivre, et partant toute autre civilisation que celles qu’ont conservées, de temps immémorial, les peuples qui les habitent ? Pour mettre la croyance à une culture universelle et partout égale à l’abri de cette objection accablante, il n’y a de choix qu’entre deux hypothèses également hasardées. Il faudrait que ces régions fussent dépeuplées, ou qu’une révolution physique en changeât la nature. Or, à ces suppositions quelle vraisemblance ? D’une part, la terre n’a-t-elle pas été donnée aux hommes, suivant l’expression du plus saint livre, pour qu’ils s’y répandent et la remplissent tout entière ? Les lois de la nature ne veulent-elles pas que des hommes, vivent partout où un être humain peut subsister ? Et ces contrées si mal partagées ne fournissent-elles pas à la subsistance de leurs habitants actuels ? D’autre part, un bouleversement total du globe ne suffirait pas même pour modifier le climat de ces pays ; et ce qu’on ne peut espérer d’une révolution physique, la main de l’homme l’opérera-t-elle ? Dût-elle réussir, à force de soins et d’efforts, à arroser tel désert aride, à rendre productif ce sol ingrat, qui fondra les glaces polaires ? qui tempérera le soleil brûlant de l’équateur ?

Nous nous résumons. L’essence de l’humanité, sa nature intime et véritable, suppose nécessairement un développement progressif. Une fois qu’on a reconnu cette nature de l’esprit humain, il n’est plus possible de mettre en doute le progrès réel de l’humanité. Mais la connaissance des faits historiques et des rapports de l’homme avec la nature qui l’environne, ne permet pas de transformer ce progrès en un travail de tous les siècles, à préparer quelque âge à venir, où tous les hommes alors existants auront atteint le comble de la civilisation ; ne faisant plus ainsi de la vie présente qu’un moyen pour parvenir à cette perfection future. Si donc l’histoire a une voix qu’on ne peut refuser d’entendre ; si la terre conserve des droits auxquels rien ne peut la faire renoncer, cette manière aventureuse d’envisager les destinées humaines ne sera point la véritable, pas plus que cette autre qui isole et ébranle toutes choses, qui ne voit qu’un flux et un reflux continuel de vie et de mort, d’existence éphémère et de retour au néant, tel qu’au premier abord on croirait en effet l’apercevoir autour de soi. Il n’y a qu’une seule manière de considérer le cours des affaires humaines qui puisse se soutenir, également satisfaisante pour le philosophe comme pour l’historien et le géographe, parce qu’elle repose sur l’étude combinée de la philosophie, de l’histoire et de la nature.

Nous nous trompons fort, ou telles sont les considérations qui se présentaient à l’esprit de Herder, et le dirigeaient dans tous ses travaux. C’est à cette triple source qu’il voulait puiser la philosophie de l’histoire. Aussi n’a-t-il pas pu partager, sur la marche progressive de l’humanité, l’opinion que nous venons de combattre, et qui fut celle d’un si grand nombre de ses contemporains. Mais a-t-il connu assez exactement la correspondance et la hiérarchie des trois sources entre elles ? A-t-il puisé à chacune à proportion de leur importance respective ? Voilà ce que nous sommes obligé de révoquer en doute. Peut-être ne s’était-il pas assez appliqué à la philosophie ; et par philosophie nous entendons ici la profonde intelligence de l’esprit humain. Car le principe spirituel ne ressort pas aussitôt, mais se traîne, en quelque sorte, à la suite de l’organisme et de la matière. La raison n’occupe pas le centre de l’existence, l’animant, la vivifiant tout entière, sans s’épuiser jamais ; au contraire, on la dirait presque le produit tardif d’une vie qui vient alors on ne sait d’où, et qui ne tient à rien, flottant au hasard dans les airs, sans support et sans appui. Ce n’est pas le développement nécessaire de l’esprit en face du monde sensible qui motive l’attitude droite et toute l’organisation du corps humain ; l’ordre est si bien renversé que l’homme ne possède plus qu’en vertu de l’attitude droite un esprit intelligent. Au lieu que l’entité rationnelle, en se révélant dans tous les hommes, les unisse, les rassemble en société, et rende par là le langage inévitable, c’est de l’organisation que dérive le langage, et le langage seul réveille l’intelligence et lui communique une activité qu’on croirait étrangère à sa nature. De même encore, c’est bien la raison, acquérant conscience d’elle-même dans des individus coordonnés dans l’espace, qui réclame un monde sensible analogue à sa nature, tel que celui où nous vivons. Invariable dans son essence, mais nécessairement variée dans les formes de son développement successif, si la variété des climats favorise la diversité des esprits, c’est que l’univers est un et harmonique avec lui-même ; c’est que l’homme est fait pour le monde sensible, comme le monde sensible est fait pour lui. Mais dans notre auteur, l’esprit est constamment retenu dans une sorte de subordination et d’infériorité. C’est uniquement la différence des climats qui fait la différence des hommes ; la multiplicité des langues et des caractères nationaux n’a pas d’autre fondement : il semble que l’homme ne devienne ce qu’il est que par un effet de la nature extérieure, et qu’il le devienne irrévocablement. En un mot, Herder ne paraît pas avoir pris pour base l’idée d’une vie intime qui se répand dans tout l’organisme et en détermine les moindres accidents ; c’est plutôt l’âme qu’il fait naître du corps, la vie qu’il fait surgir des organes. Il faut croire qu’il lui a manqué une notion assez précise des rapports de l’homme avec le monde, de l’esprit avec la matière ; du moins n’a-t-il pas exprimé assez nettement ce rapport. Parti de la contemplation des faits particuliers pour s’élever ensuite à un principe qui en fit un ensemble et leur communiquât le mouvement et la vie, la nature véritable et profonde de ce principe n’apparut jamais que confusément à son esprit. Aussi se flatta-t-il de le trouver en dehors des existences, en dehors de l’homme et de la nature, au lieu de le chercher en eux.

Nous faisons, comme l’on voit, une large part à la critique. Nous convenons que Herder, trop fortement possédé par son sujet, trop vivement ému de la grandeur de son entreprise, n’a pu conserver cet esprit impassible, nécessaire pour voir les choses avec une netteté parfaite et pour arriver à des résultats bien positifs. Ce manque de clarté influe sur toutes ses recherches ; elles ne se suivent pas toujours dans un enchaînement rigoureux, mais elles sont plus d’une fois interrompues et puis reprises. Ici, elles manquent d’une base solide ; là, l’auteur a caché son embarras sous la richesse et l’harmonie de son style, ou sous de sublimes apostrophes à l’auteur de la nature, dont il eût mieux valu montrer l’action créatrice. Nous ne nous dissimulons pas ces défauts ; nous accordons qu’on en peut encore relever beaucoup d’autres, soit de l’ensemble, soit des détails. Mais cet aveu n’ôtera sûrement pas à l’ouvrage de Herder le rang que lui assigne son éminent mérite. Il n’est pas besoin de rappeler, pour son excuse, l’imperfection qui s’attache à toutes les choses humaines, l’impossibilité où se trouve le plus grand génie de tout embrasser à lui seul, ni même tous les matériaux accumulés depuis que Herder a écrit, les progrès récents des sciences en philosophie, en physique et en géographie, et ces grands phénomènes historiques dont nous avons été spectateurs, et qui ont dû nécessairement rendre nos vues plus larges, plus profondes et plus lucides. Monument précieux d’une belle et noble tendance, les Idées sont toujours encore une source d’instruction variée et le digne objet de notre étude.

En effet, Herder a deviné, par un instinct puissant et vrai, l’harmonie éternelle, l’unité intime de tout ce qui a existence et vie dans l’univers, de l’humanité et de la nature, et d’un même esprit qui anime ce corps immense. Il a su que nous ne pouvons rien apprendre des lois de notre espèce et de son développement que par la combinaison de notre besoin d’unité, d’ordre et de bonheur, avec les données de l’histoire et la connaissance de cette terre, de ses propriétés, de sa configuration et des rapports qui nous lient à elle. Il lui a été donné de reconnaître ce que toutes nos recherches intérieures ne feront jamais que confirmer : que la civilisation seule unit les générations qui se succèdent, comme les individus qui vivent un même jour ; que dans la civilisation consiste l’identité de l’humanité, parce qu’en elle viennent se réunir et se confondre les efforts d’ailleurs si divergents de tous les hommes. Nous n’osons décider s’il avait une idée bien claire de la continuation nécessaire de cette chaîne de la civilisation. Pouvait-il même s’en faire une idée quelconque, indécis qu’il était, ce semble, sur un point essentiel, sur le but vers lequel tend toute cette progression ? Mais il pressentait et cherchait l’unité. De là tant d’admirables aperçus, tant de remarques intéressantes qu’on rencontre presque à chaque page de son livre. Tantôt ils mettent l’esprit sur la voie d’investigations et de découvertes nouvelles ; tantôt, résultats durables des recherches d’un esprit brillant et fécond, ils sont destinés à exercer une haute et constante influence, lorsqu’on aura reconnu leurs fondements inébranlables.

Herder n’excelle pas seulement par ce qu’il dit, mais aussi, et peut-être plus encore, par la manière dont il a su le dire : et cette qualité accessoire contribue à rendre son ouvrage cher à tout homme qui pense. On a fait quelque part la remarque qu’il avait de la poésie plutôt qu’il n’était poète ; on pourrait dire de même qu’il avait de la philosophie plutôt qu’il n’était philosophe. Son esprit était d’une richesse inépuisable, d’une profondeur étonnante : l’univers entier se réfléchissait en lui. La richesse l’empêchait d’être entièrement maître de ses trésors ; il débordait, mais c’était comme un beau fleuve. Comment rendre la suavité de son style enchanteur, qui s’insinue dans l’oreille et dans l’âme de tous ceux qui le lisent ? Comme il est pénétré d’un sentiment vrai et profondément religieux pour toutes les révélations de la Divinité ! Comme il traite avec une attention délicate, avec de touchants égards les moindres manifestations, et jusqu’aux égarements de l’activité humaine ! Comme il sait apprécier et respecter toutes choses, parce qu’il reconnaît dans tout la volonté suprême qui fait mouvoir l’univers, et devant les effets de laquelle il se prosterne et adore !

Assurément, il n’y a qu’un esprit vulgaire qui puisse lire ou entendre les paroles de vie de Herder sans qu’elles le saisissent et l’émeuvent, l’élèvent et l’améliorent. Non, personne ne suivra ses indications mystérieuses, ne pénétrera le sens profond de ses enseignements sans se trouver éclairé sur la destination de notre espèce et le secret de sa propre vie. Personne ne déposera son livre sans vénération pour le souvenir d’un homme à qui fut réservé le sort digne d’envie de recevoir les inspirations d’un si beau génie. Et quelque jour, quand ils seront depuis longtemps ensevelis dans l’oubli, ceux qui s’imaginent déjà l’avoir laissé bien loin derrière eux, Herder comptera toujours parmi les fils de la Germanie qui ont cherché à conserver l’antique vigueur de leur nation lorsqu’elle était éteinte dans le plus grand nombre. Alors, alors encore, les jeunes Allemands voudront cultiver leur esprit et former leur cœur par la lecture de ses IDÉES SUR LA PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE DE L’HUMANITÉ.

 

H. K.

 

 

 



1 Voyez l’Étude sur le caractère et les écrits de Herder à la suite du troisième volume de la traduction des Idées, p. 541.

2 La troisième édition de cette introduction a paru l’année dernière. Nous devons à la vérité de dire que nous n’avons sous les yeux que la seconde, qui est de 1822.

H. K.

3 Voyez Fichte, De la Destination de l’homme.

4 On demande souvent, par exemple, ce que sont tous les mauvais traitements que des vainqueurs modernes ont fait souffrir aux peuples conquis, comparés à la conduite des Spartiates et des Thébains envers Platée, ou des Romains dans toutes les parties de l’ancien monde ? Comme si c’était là une question décisive. On ne saurait disconvenir que les plus beaux temps de la Grèce et de Rome n’aient vu, surtout à la guerre, des atrocités qui nous font frémir ; et la manière dont Ica Grecs et les Romains les ont exercées, révolte tout notre être, et nous oblige de détourner la vue de ces scènes d’horreur. Mais ces scènes, il ne faut pas les juger d’après nos idées chrétiennes et germaniques, il faut les juger d’après les idées païennes de la Grèce et de Rome, si l’on veut les apprécier équitablement. Pour être juste, il convient d’examiner, non pas où il y a le plus d’humanité, dans les actions des anciens ou dans celles des modernes, mais bien lesquels ont réalisé le moins imparfaitement leur idée d’humanité, c’est-à-dire l’idée qu’ils se faisaient de ce que l’homme se doit à lui-même et de ce qu’il doit à autrui, à l’État, à la patrie, à la Divinité. Et alors nous ne voyons plus que les modernes aient lieu de s’enorgueillir beaucoup aux dépens des anciens. Bien plus, nous penchons à croire qu’on trouverait, dans les relations des guerres modernes, des scènes qui paraîtront plus exécrables que tout ce qu’on reproche aux anciens, pourvu qu’on ne veuille flétrir comme immoral et comme exécrable que ce que l’homme se permet, dans une intention coupable ou dans l’entraînement de la passion, malgré sa conviction meilleure. On répliquera qu’au moins nos idées d’humanité se sont épurées et ennoblies, et que c’est là un grand progrès ; mais les anciens ne seraient-ils pas en droit de contester cette conséquence ?

 

 

 

 

 

 

 

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