Les hommes de bonne volonté

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jacques MADAULE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Que l’on s’en félicite ou qu’on le trouve mauvais, il faut bien convenir que le roman de Jules Romains est une des œuvres les plus importantes de notre temps. Quand ce ne serait que par ses dimensions. Dix volumes déjà parus sont loin d’avoir épuisé la matière qui, à vrai dire, est indéfinie. Il s’agit, on le sait, d’une histoire de la société contemporaine, dont l’ampleur n’est comparable qu’à celle des Rougon-Maquart ou de La comédie humaine. D’ailleurs, c’est fort différent, ainsi qu’il sied. Bien que, chez Balzac, on retrouve, d’un roman à l’autre, certains personnages dont la destinée se poursuit, chaque livre forme un tout autonome, qui peut être sans dommage détaché de l’ensemble. Quant à Zola, il a raconté l’histoire d’une famille. En outre, l’un et l’autre s’étaient donné un certain recul. La société dont ils écrivaient la chronique était celle d’hier ou d’avant-hier. Le roman de Jules Romains, au contraire, s’il commence en 1908 et ne va pas, pour l’instant, au-delà de 1911, doit logiquement s’étendre jusqu’à l’actualité la plus immédiate. D’autre part, s’il forme une suite, comme les Rougon, et s’il est discontinu, comme La Comédie humaine, il ne se limite pas à la chronique d’une famille, pour étendue et variée qu’elle soit, et les divers volumes ne se laissent pas facilement détacher l’un de l’autre. Le procédé consiste à ébaucher quantité d’histoires, dans les milieux les plus différents, histoires qui se recoupent ou pas, selon l’occasion, mais qui ont toujours entre elles ce lien d’appartenir à la même époque, au même moment de la durée.

L’idée est assez belle et je crois qu’elle forme ce qui, de l’unanimisme, demeure valable. Tous les hommes qui, à une minute donnée, dans le vaste univers, pensent, prient, aiment, travaillent ou ne font rien, coopèrent sans le savoir à une œuvre commune. Ils constituent la figure passante de l’humanité, et c’est cela qu’il s’agit de rendre sensible au lecteur par une série de prises de vues habilement imaginées. Ce sont eux tous, les hommes de bonne volonté, qui acheminent notre espèce vers son destin. Les uns se figurent qu’ils tirent les ficelles : députés ou ministres du côté des « pouvoirs », conspirateurs qui croient à l’efficacité des attentats terroristes, membres de sociétés secrètes. Les autres se contentent de vivre, et d’user leurs journées à la recherche de l’intérêt ou du plaisir. La vie privée et la vie publique se côtoient et s’entremêlent. La fugue d’un ministre avec une jolie femme n’est pas loin de mettre, par une rigoureuse série de conséquences, le feu à l’Europe. Les deux séries demeurent néanmoins indépendantes, et Jules Romains a bien montré que les plus graves évènements historiques n’empêchent pas que se poursuivent, sur un autre plan, des activités presque analogues à ce qu’elles eussent été si l’histoire n’avait pas, ce jour-là, marqué une de ses grandes dates. Un dimanche de printemps la foule ouvrière et petite bourgeoise se porte au moulin de Sannois, sans se laisser troubler par les menaces de guerre. Tout ceci est parfaitement exact et, bien que nous en fassions tous les jours l’expérience, il fallait le dire, ou plutôt le montrer. Jules Romains y excelle.

Mais enfin, une autre question se pose, à laquelle je n’aperçois pas ici de réponse. Ce qui fait la force et la vigueur d’une histoire inventée, qu’elle soit drame ou roman, c’est le sentiment toujours présent de cette puissance, en nous et autour de nous, que les païens nomment le destin, et les chrétiens la Providence. Ce n’est pas vrai seulement de la communauté humaine, mais encore de chaque personne. Or, bien que l’évènement qui s’approche dans Les hommes de bonne volonté, ce soit la guerre elle-même, nous n’avons jamais l’impression que ce formidable drame soit éprouvé pour ce qu’il est vraiment. Je ne veux pas dire que certains personnages n’en aient le pressentiment. Mais ils sont trop engagés dans la minutie quotidienne pour en prendre une très exacte conscience. J’entends bien qu’ainsi faisant, Jules Romains a respecté la vérité la plus commune. C’est une question de savoir si le romancier et le dramaturge, qui sont, après tout, à la place de Dieu, ne nous doivent pas davantage. Cette chronique est fort intéressante et fort instructive. Mais que nous apprend-elle, au juste, que nous ne sachions déjà ?

je pense à ces chromos, ou à ces portraits trop ressemblants, d’une ressemblance si immédiate qu’elle en devient inutile. Autre, il me semble, est la fonction de l’art. Quand le lecteur moyen lit Jules Romains, je suppose qu’il doit s’écrier, presque à chaque page : « Tout de même, comme c’est ça ! » Et il est satisfait, parce que rien de ce qu’on lui montre n’est de nature à le troubler profondément. Alors, cela ne sert à rien, et c’était inutile de déployer tant d’efforts, car la réalité, quoi que vous fassiez, est encore plus riche et encore plus vraie que les « vues » exactes que vous prenez sur elle. Il n’y a pas de danger que se produise, entre Jules Romains et son public, un de ces malentendus inévitables qui signalent toujours les grands artistes. Ce n’est pas que son couvre manque de qualités artistiques. Toutes les fois, par exemple, qu’il lui arrive d’évoquer un paysage parisien, cette banlieue Nord, qui a poussé monstrueusement contre la ville, ou même les montagnes de son Velay natal, il est excellent. Ce sont de parfaits morceaux de bravoure, et l’on n’attendait pas moins du poète de La Vie unanime. Mais ce sont les hommes eux-mêmes qui me déçoivent. Ils sont si vraisemblables qu’ils en deviennent faux.

Il se peut, Romains, que l’humanité soit ainsi, et on ne vous demandait pas précisément de la faire meilleure. Mais il y a pourtant en elle autre chose que cette raison, ce cœur et ce corps à quoi vous la réduisez. Tout héroïsme et toute sainteté ne naissent pas d’un malentendu. Et c’est un symptôme grave que, parmi les réalités contemporaines, celle que vous avez le plus mal comprise soit justement le catholicisme. Je sais que vous ne l’avez pas fait exprès, et beaucoup de chrétiens se souviennent avec reconnaissance de votre abbé Jeanne, qui paraissait dans le sixième volume. Pourtant, l’abbé Jeanne lui-même ne me satisfait pas, et je le définirais volontiers un saint laïque qui porte une soutane. À tort ou à raison, nous croyons à une surnature, profondément racinée, d’ailleurs, dans la nature. Il se peut qu’une pareille foi vous semble puérile et périmée. Du moins fallait-il en tenir compte, sous peine de ne rien comprendre. On ne peut parler de l’Église sans se placer, pour la juger, au point de vue où elle se place elle-même. Qui ne la voit que de l’extérieur aperçoit en elle un gouvernement comme un autre, plus habile, plus sage, plus discret peut-être, mais substantiellement de même nature. Elle suscite des dévouements, tels que celui de l’abbé Jeanne ; mais ce sont dévouements un peu naïfs d’hommes qui ne veulent pas aller regarder de trop près comment les choses se passent en haut lieu. Ils se contentent de faire humblement leur devoir. Dans les sphères plus élevées évoluent les abbés Mionnet. C’est un prêtre d’état-major, que Jules Romains n’a pas voulu rendre spécialement antipathique. Il fait son métier avec conscience, comme il ferait celui de préfet ou de chef de cabinet. Il a des ambitions honorables et légitimes. Le reste ne regarde personne. Commet-il une faute grave contre la chasteté, il envisage quels ennuis de carrière peuvent en résulter, et il veut bien reconnaître l’excellence pratique des prescriptions de l’Église. De la même façon, de bons esprits trouvent hygiénique l’interdiction par Moïse et par Mahomet de la viande de porc. Mais la pensée de son honneur sacerdotal ne le trouble pas une minute. Hé bien ! n’en déplaise à Jules Romains, une religion, quelle qu’elle soit, et pas seulement le christianisme, ce n’est pas du tout cela. Sans doute prétendrait-il qu’il n’a pas voulu généraliser le cas de l’abbé Mionnet. Et de nous renvoyer à l’abbé Jeanne. Mais le terrible, c’est que je ne trouve pas plus chez l’abbé Jeanne que chez l’abbé Mionnet trace de cette mystique du sacerdoce sans laquelle il n’y a pas de prêtres, même pas de mauvais prêtres. Nous touchons ici à ce que Jules Romains paraît incapable de comprendre, à ce qui renverserait tout son univers, si jamais il en prenait conscience. Il faudra qu’il aille se documenter un jour, pour quelque prochain volume, dans un monastère contemplatif.

Chose curieuse, le personnage qui, dans son livre, parle du christianisme de la façon la plus juste est un pontife de la Maçonnerie, Lengnaud. Et l’on s’étonne que Jules Romains n’ait pas mieux retenu sa leçon. Cette conversation entre Jerphanion et Lengnaud, dans La recherche d’une Église, est, à mon avis, un des sommets de l’ouvrage. Je ne comprends même pas très bien qu’après cela le jeune normalien n’adhère pas tout de suite à la Maçonnerie. Mais je crois qu’ici la pensée de Romains est allée beaucoup plus loin qu’il ne le soupçonne lui-même. Ce dont manquent cruellement les « hommes de bonne volonté », c’est de ce ferment mystique, dont la Maçonnerie leur offre la pitoyable contrefaçon, mais que l’Église est toujours ouverte pour leur distribuer. Hors de cela, il n’y a pas de communauté véritable, et tous les gestes sont vains, parce que trop humains.

Voici enfin le vide essentiel de cette œuvre considérable, documentée avec une conscience à laquelle il me plaît de rendre hommage. Aucun de ces hommes et de ces femmes n’aspire au dépassement de lui-même. C’est pourquoi même les aspirations les plus généreuses se mélangent toujours d’impuretés. Prenez-les tous, l’un après l’autre : Jerphanion n’est pas un mauvais garçon, et je ne sais si je m’abuse en lui trouvant quelques traits de ressemblance avec Romains lui-même. Mais on ne sait jusqu’à quel point le souci de sa sécurité personnelle et un vieil atavisme paysan n’agissent pas sur lui autant que les motifs les plus élevés, auxquels il n’est, d’ailleurs, pas insensible. N’est-ce pas ainsi que les choses se passent, la plupart du temps, me direz-vous ? Eh ! sans doute. Je crois pourtant que le chrétien le plus médiocre, et je veux dire le plus triste des pécheurs, s’il a conservé le sentiment de sa dignité spirituelle, n’oublie jamais qu’il faut se déterminer sur d’autres motifs. Cela ne l’empêche pas d’être égoïste, lâche et méchant. Mais il en éprouve une douloureuse brûlure. Et de même Dallez, l’ami de Jerphanion, si fin, si intelligent, si élégant, si dégoûté, parce qu’il n’y a rien pour lui au-delà de la vie, comme il nous semble mol et falot, auprès du moindre personnage de Mauriac !

Aucun de ceux-là ne paraît s’être posé la tragique question : Pourquoi vivre ? et leur univers ne vaut pas davantage, pour raffiné qu’il semble, que celui d’Eugène Maillecottin. C’est que l’intelligence, ni même le cœur ne suffisent à établir entre les hommes de valables hiérarchies. Pour tous les héros de Jules Romains, une valeur comme celle de pureté, par exemple, est totalement dénuée de signification. L’amour physique tient une très grande place dans ces vies, et la pensée que, dans certains cas, il soit un péché leur est merveilleusement étrangère. Le ton même dont Romains parle de certains scrupules montre assez ce qu’il en pense. C’est pourquoi les peintures érotiques sont nombreuses et appliquées. En apparence, et sans doute dans l’intention de l’auteur, elles occupent seulement la juste place qui leur revient. Je ne suis pas sûr, néanmoins, qu’il n’y mette quelque complaisance, et, si l’on voulait être méchant, on trouverait dans sa façon de parler de ces choses la satisfaction du potache qui lit un ouvrage licencieux sous la table. Il n’est pas jusqu’à un certain ton de détachement qui ne soit, à cet égard, suspect. L’impartialité poussée à ce point est une gageure.

Et pourtant, malgré tout ce que je viens de dire, et ce que je pourrais y ajouter encore, le livre de Romains n’est pas un livre négligeable, ni franchement un mauvais livre. On le consultera plus tard comme un document. Tout n’y est pas d’égale valeur. J’ai déjà dit ce qu’il faut penser de son attitude à l’égard du catholicisme. Les quelques renseignements qu’il nous donne sur l’aristocratie me paraissent tout aussi faux et artificiels. Par contre, si vous souhaitez savoir ce que fut l’École Normale Supérieure entre 1908 et 1911, vous pouvez vous fier à lui. De même sur les milieux d’instituteurs laïques. Un des personnages les mieux réussis est, par exemple, celui de Clanricard. Avec Sampeyre, vous apprendrez quelle sorte d’influence ont pu exercer sur leurs élèves les maîtres des écoles normales. Je pourrais allonger démesurément cette liste d’excellentes choses. D’une manière générale, tout ce qui, politiquement et socialement, se classe à gauche, a été compris par le dedans, c’est-à-dire bien compris. Aussi je souhaiterais que les lecteurs de Romains fussent des gens qui ont naturellement le réflexe de droite. Ils y apprendraient de quoi sont faits leurs adversaires ; ils sauraient de qui se compose, au juste, le « peuple républicain », dont ils se font, d’ordinaire, une monstrueuse idée. Et je suis sûr que la réconciliation nationale y gagnerait...

À moins que les lecteurs improbables que je souhaite à Romains ne s’indignent par trop d’avoir été eux-mêmes si mal compris. C’est que l’auteur des Hommes de bonne volonté demeure, quoi qu’il en ait, un partisan. Je ne mets nullement en cause son souci d’impartialité, qui est sincère et respectable. Mais il y a des hommes et des choses qu’il a vus de l’extérieur, tandis qu’il a senti les autres de l’intérieur. On peut regretter qu’un grand dessein, comme le sien, se trouve ainsi faussé. Encore faut-il l’expliquer. La charité seule est capable de sonder les cœurs et les reins. Il n’est pas naturel à l’homme d’aimer les autres hommes. Hors de la charité, on ne voit en eux que des compagnons de luttes et de souffrances, ou des complices de nos succès et de nos ambitions. Cela conduit à l’esprit de parti, ou bien ne demeure d’impartialité possible que celle de l’indifférence et du détachement. Romains n’est ni indifférent, ni détaché, et je l’en félicite, mais il ne pouvait être impartial.

Les Hommes de bonne volonté, c’est donc le livre sur la société actuelle qu’un homme de gauche intelligent, informé, d’esprit très large, pouvait concevoir et réaliser. Feu Paul Bourget nous a donné, il me semble, dans la série de ses romans, sur un état social sensiblement plus ancien, l’équivalent de ceci, au point de vue d’un homme de droite. La comparaison de ces œuvres si différentes éclairerait peut-être, mieux que tout débat théorique, ce qui sépare, au fond, la fibre de droite de la fibre de gauche. Mais surtout ce qui fait que les chrétiens ne peuvent s’accommoder ni de l’une ni de l’autre. Et comme la différence des procédés littéraires est elle-même instructive ! Toute la puissance de Bourget est dans la construction, dont la rigueur étonne et ne convainc pas. La grande force de Romains est cette vie foisonnante et inorganisée, qui s’efforce vers l’expression, sans toujours l’atteindre. Quand elle s’élève jusqu’à l’unanimité, nous éprouvons le frisson de l’authentique. Mais quand elle se détaille en personnages, chacun d’eux n’a guère plus d’existence que l’écume qui couronne la vague. Ce qui manque le plus à Romains, c’est le sens de la personne, de ce qu’elle a tout ensemble d’inaliénable et de donné. Elle est seule capable d’un véritable héroïsme et d’une véritable sainteté. Cet homme moyen, qu’il nous présente, à tous les étages de sa médiocrité, cet homme dans lequel ce qu’il y a en nous de lâche et de satisfait est toujours prêt à reconnaître « son semblable, son frère », c’est l’homme qui s’accepte lui-même sans dégoût, parce que, au fond, il est sans espérance. Je n’appelle espérance, en effet, que celle qui est tendue vers l’éternel.

C’est la notion même de l’éternité qui manque ici. On peut la repousser, comme fait Gide dans les Nouvelles Nourritures. Du moins n’ignore-t-il pas qu’elle existe, lui dont Charles Du Bos dit si justement qu’il est un spirituel né. La faiblesse de Jules Romains, c’est de n’avoir jamais eu affaire à l’éternité. Je ne vois en aucun de ses personnages cette aspiration pourtant si commune et qui peut, d’ailleurs, donner, quand elle est mal conduite, des résultats si décevants, à transcender le temps. Il me paraît le témoin le plus authentique d’une certaine irréligion devenue si profonde que, sans un coup d’état de la Grâce, toujours possible, il faudrait en désespérer. Et l’on voit comment l’ignorance de l’éternité fait échapper à nos prises le temps lui-même. En définitive, ce qu’a voulu faire Romains, c’est écrire, sous la forme romancée, une véritable histoire. L’histoire s’inscrit dans la durée, sans doute, mais elle ne trouve que hors du temps son principe et sa fin. Voilà pourquoi ces volumes, quand on a fini de s’intéresser à leur détail anecdotique, se révèlent enfin si décevants. Et, comme de l’eau, entre nos doigts ont fui les éléments épars de ce qui aurait pu faire un grand livre.

 

 

 

 

Jacques MADAULE.

 

Paru dans La Vie intellectuelle en février 1936.

 

 

 

 

 

 

 

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